Historiquement, l’Asie centrale et le Xinjiang se confondent avec le Turkestan, « pays des Turcs » (cf. Encadré), un ensemble géographique constitué de hautes montagnes (des Tian Shan au Xinjiang à l’Hindou Kouch au nord de l’Afghanistan, en passant par l’Alaï et le Pamir), de déserts à l’est (le Takla-Makan) et à l’ouest (le Kizil Koum au sud-est de la Mer d’Aral [1] et le Karakoum [2] entre Aral et Caspienne) et de steppes dites kazakhes s’étendant, au nord, sur plus de 2 200 km et 800 000 km² entre les monts Altaï à l’est et le massif de l’Oural à l’ouest. L’ensemble appartient au domaine encore plus vaste de la steppe eurasienne qui forme une large bande continue allant du delta du Danube et de la côte nord de la mer Noire jusqu’à l’Altaï et qui se poursuit, après les forêts et les alpages de ces montagnes et des monts Saïan, jusqu’en Extrême-Orient, en Mongolie et au nord de la Chine. Elle est bordée au nord par des forêts et au sud par des végétations semi-arides faisant transition avec les déserts d’Asie centrale et par les piémonts des massifs de l’Hindou Kouch, du Pamir et des Tian Shan. Cet environnement est propice aux migrations et au nomadisme de certains peuples qui, ne pouvant faire paître leurs animaux toujours au même endroit, sous peine d’épuiser les pâturages, effectuent un circuit annuel sur un même territoire.
Toute la région s’articule autour de deux fleuves majeurs : l’Amou-Daria (ou Oxus, 2 580 km) qui naît dans les montagnes du Pamir, traverse l’Hindou Kouch puis le désert du Karakoum et la « steppe de la faim », avant de former un delta qui se jette au sud de la mer d’Aral ; c’est également dans cette mer fermée, mais à l’est, que se jette le Syr-Daria (ou Iaxarte, un peu plus de 2 200 km) dont les sources se situent dans les Monts Tian Shan.
[1] Aujourd’hui partagé entre le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan, le Kizil Koum (« sables rouges ») couvre environ 298 000 km² entre les fleuves Syr Daria et Amou Daria, au nord de Boukhara.
[2] Occupant la moitié du Turkménistan, le Kara Koum (« sables noirs ») couvre 350 000 km² entre l’Amou Daria et la Mer Caspienne.
SOMMAIRE
- L’arrivée des Indo-Européens
- Au carrefour des grands empires
- De l’Empire kouchan aux khanats turcs
- Encadré : Sogdiane, Transoxiane, Turkestan
- Les débuts de l’islamisation
- L’avènement du « Turkestan »
- L’heure des Empires turco-mongols
- L’entrée dans la sphère russe
- « Tripatouillages » ethniques et développement économique
- Encadré : l’imbroglio ethnique du Ferghana
- Vers les indépendances
Au sixième millénaire AEC, des cultivateurs sédentaires construisent des villages, tels celui trouvé sur le site de Djeitun, au Turkménistan. Du sixième au quatrième millénaire, la plus grande partie du Turkestan occidental est couvert par la culture de Kelteminar, dont certains chercheurs assimilent les membres aux peuples finno-ougriens. Ils pratiquent essentiellement la chasse, la pêche et la cueillette, avant un début de sédentarisation au quatrième millénaire (site de Botaï, au nord du Kazakhstan). Une nouvelle culture, dite de Namazga, apparait au cinquième millénaire au sud du Turkménistan. Attribuée à des tribus originaires de l’Iran central, elle voit le développement de l’agriculture et de l’élevage, ainsi que du tissage et de la métallurgie du cuivre. Vers la fin du quatrième millénaire av. J.-C., ces communautés entrent en relation avec l’Iran et l’Inde du Nord et s’étendent vers l’est, jusqu’en Ouzbékistan. La culture de Namazga arrive à son apogée au milieu du troisième millénaire AEC, avec l’introduction de bronze et le développement d’un véritable urbanisme.
L’arrivée des Indo-Européens
Vers -3 500 des proto-Indo-Européens, venus des régions de la Volga et de l’Oural, s’installent au pied de l’Altaï. Ils y fondent la culture d’Afanasievo, qui subsiste durant tout le troisième millénaire. Elle est connue pour ses sépultures, faites de tumulus ronds (les kourganes), proches de celles de Yamna au nord de la mer Noire. Vers -2 000, certains de ces « Tokhariens » migrent vers le sud, en direction des oasis du Tarim. À la même époque (-2 100 / – 1 800) une culture, également issue de celle des kourganes, apparaît à l’est de l’Oural, au contact des populations de langues proto-ouraliennes : la culture de Sintashta. Elle se caractérise, notamment, par la fabrication d’armes en bronze et de chars de guerre légers à deux roues, tirés par deux chevaux, qui vont permettre à ses possesseurs d’effectuer une progression fulgurante. Durant le deuxième millénaire AEC, ils occupent une grande partie de l’Asie centrale, notamment la totalité du Kazakhstan et de la Sibérie méridionale, et pénètrent dans l’ouest du bassin du Tarim, où les Tokhariens subissent leur influence. Parlant probablement une langue proto-iranienne, ils sont sans doute à l’origine de la culture d’Andronovo des agriculteurs sédentaires du Tarim (-1 800 / -1 200), mais aussi de celle des nomades « scythiques ».
Entre 2 300 et 1 500 AEC, des Indo-Iraniens s’installent aussi au nord du fleuve Oxus (l’actuel Amou-Daria), voire au nord de l’Iaxarte (Syr-Daria) dans la région de Tachkent. Certains y fondent une civilisation dite bactro-margienne (ou de l’Oxus), reposant sur l’irrigation et sur le commerce à longue distance de matières premières et de biens. S’épanouissant autour de la ville de Bactres (près de l’actuelle Balkh), elle donne son nom à la Bactriane, région historique correspondant au nord-ouest de l’Afghanistan et au sud des Turkménistan et Tadjikistan actuels. En contact avec les civilisations de l’Indus et de Mésopotamie, mais moins brillante qu’elles, cette culture proto-urbaine de l’Asie centrale s’effondre peu après son apogée, vers 2 000-1 700 avant notre ère. A partir de -1 500, lui succède la culture Yaz I qui se met en place du Turkménistan à la Bactriane, sous la forme d’établissements ruraux protégés par des fortifications. Cette époque voit se développer l’usage du cheval et débuter celui du fer. Sa disparition (à partir de -500) est suivie d’une époque de renaissance urbaine.
Au nord de la Bactriane, d’autres Indo-Iraniens, les Sogdiens, se fixent dans une région qui va du coup prendre le nom de Sogdiane : les riches oasis et les vallées de l’Iaxarte et de l’Oxus, englobant la vallée fertile de la Zeravchan. Devenus agriculteurs, ils acquièrent la maîtrise des travaux d’irrigation et ne tardent pas à édifier des villes, dès le VIème siècle avant notre ère, voire plus tôt. L’une de ces cités, Samarcande (fondée entre -650 et -550 sur les rives du Zeravchan) va s’affirmer comme l’une des plus importantes d’Asie centrale : située dans une oasis, à la frange du désert du Kizil Koum, elle est sur le tracé des « routes de la soie » reliant la Chine au Moyen Orient et au monde indien (cf. Encadré dans Le monde sino-mongol). Les Sogdiens s’installent aussi dans la région de Kachgar, à l’ouest d’un bassin du Tarim qu’occupent également d’autres peuples indo-européens : les Khotanais (Indo-Iraniens) au sud-ouest et les Tokhariens au nord. Outre les Bactriens, qui vivent de la rive gauche de l’Oxus jusqu’à l’Hindou Kouch (et parlent une langue proche de celle des Sogdiens), un autre peuple Indo-Iranien habite à l’ouest de la région : les Chorasmiens (ou Kharezmiens), installés dans le delta que forme l’Oxus en se jetant dans la mer d’Aral, de l’autre côté du désert du Kizil Koum. Au nord, les steppes sont abandonnées à des tribus nomades, elles aussi iraniennes. Au Kazakhstan et au nord de l’Ouzbékistan actuels nomadisent d’excellents cavaliers et archers, inventeurs des cataphractaires, une cavalerie cuirassée : les Scythes orientaux (Saces ou Sakas) auxquels sont apparentés des peuples tels que les Massagètes – installés au sud de la mer d’Aral – et les Dahéens des bords sud-est de la Caspienne.
Au carrefour des grands empires
Au VIème siècle AEC, l’Empire des Perses Achéménides se lance à la conquête de l’Asie centrale et s’empare de la Sogdiane et de la Bactriane qui s’affirme comme un haut lieu de la religion zoroastrienne [1]. Mais il ne peut soumettre qu’une partie des peuples scythiques : le fondateur de l’empire, Cyrus, est d’ailleurs tué lors d’une campagne contre les Massagètes. La dynastie Achéménide s’effondre au IVème siècle, sous les coups d’Alexandre le Grand qui, en -329, atteint la Bactriane, après avoir franchi l’Hindou Kouch via le Panchir. Le Macédonien y amène la civilisation hellénistique et y fonde Alexandrie Eschaté (Khodjent, dans la région du Ferghana). Ayant signé un pacte de non-agression avec les Scythes indépendants, il signe également un compromis avec le satrape de Sogdiane qui lui résistait. Après la mort d’Alexandre (-323), un de ses généraux, Séleucos, récupère la partie orientale de ses possessions et incorpore la Sogdiane et la Bactriane à son Empire Séleucide. Mais il ne les conserve pas longtemps. Au milieu du IIIème siècle, une tribu de la confédération des Dahéens s’empare d’une satrapie, à partir de laquelle elle va former l’Empire parthe (cf. Iran).
A la même époque, le satrape séleucide de Bactriane fait sécession et forme un Royaume gréco-bactrien avec les provinces voisines de Sogdiane et de Margiane (Ouzbékistan et Turkménistan actuels). A la fin du même siècle, un de ses successeurs mène, depuis le Ferghana, des expéditions jusque dans le bassin du Tarim, ce qui conduit aux premières relations de la Chine avec l’Occident, ainsi qu’avec le bouddhisme : au contact immédiat du monde indien, où ils créent même des royaumes « Indo-Grecs », les souverains gréco-bactriens ont en effet adopté les préceptes de Bouddha et favorisé la naissance d’un art « gréco-bouddhique » qui va prospérer aux siècles suivants (cf. Monde indien). Mais la médiocrité de leurs successeurs est telle qu’ils s’avèrent incapables de faire face aux événements. Vers -200, la Sogdiane fait sécession. Trente ans plus tard, c’est le souverain du royaume que les Parthes ont fondé en Iran qui profite des discordes entre dynasties gréco-bactriennes pour s’emparer de la Bactriane.
A la même période, entre -176 et -165, une confédération de tribus essentiellement turques, les Xiongnu, s’installe dans les bassins de l’Ili et du Tarim, aux dépens des nomades indo-européens qui les habitaient jusqu’alors. Contraints de fuir à l’ouest, les Yuezhi profitent des querelles dynastiques qui déchirent l’Empire parthe pour s’installer sur la rive nord de l’Oxus et s’emparer de la Sogdiane et du nord de la Bactriane, entre -145 et -130. Les envahisseurs s’y imprègnent partiellement de la culture hellénistique, en matière agricole comme administrative. Quant aux Sakas, ils s’attaquent au reste de la Bactriane, avant de poursuivre leur route vers l’Afghanistan et la vallée de l’Indus. Les zones qui échappent à ces dominations sont contrôlées par les Grecs du royaume de Dayuan (son nom chinois) dans la vallée du Ferghana et par les Kangju, probablement des Sogdiens, du royaume de Kang, entre le Ferghana et le cours moyen du Syr Daria.
De leur côté, les armées impériales chinoises s’engagent dans une vaste contre-offensive contre les Xiongnu qui les conduit en -101 jusqu’au Ferghana, réputé pour ses chevaux, mais aussi pour ses cultures de céréales et ses vignes. A la faveur de la soumission du Dayuan, la vallée de Ferghana devient le théâtre de relations majeures entre la civilisation chinoise et une culture urbanisée de langue indo-européenne, ce qui aboutit au très fort développement de la « route de la soie ».
[1] Zoroastre lui-même serait mort à Bactres… entre -1000 et -400.
De l’Empire kouchan aux khanats turcs
Vers -80, les Yuezhi poursuivent leur expansion et mettent fin à ce qui restait du royaume gréco-bactrien (dans le nord de l’Afghanistan actuel), qu’ils découpent en cinq Principautés. De leur côté, aux alentours de -60, les Xiongnu se divisent en deux camps : tandis que les Orientaux font rapidement allégeance aux Chinois, les plus occidentaux s’enfuient vers l’Asie centrale ; alliés aux Kangju, ils soumettent les Wusun de l’Ili et fondent le royaume de Tsitki, sur les bords du Syr Daria. Ils sont finalement vaincus par les Han (-36) près de Talas, dans le Kirghizistan actuel. En revanche, le royaume de Kang conserve son indépendance : au 1er siècle EC, il s’étend même vers l’ouest[1], en repoussant les Sarmates qui y nomadisaient.
Aux environs de l’an 30 de notre ère, la plus puissante des principautés Yuezhi soumet les quatre autres et fonde l’Empire Kusana (ou Kouchan), de confession bouddhiste, qui progresse en direction de l’Inde : vers 80, il s’étend de la mer d’Aral et de la Bactriane jusqu’au Gange. Trait d’union entre la Chine et l’Empire romain, il favorise la propagation du bouddhisme en Asie centrale et en Chine, ainsi que le développement du commerce. C’est ainsi que la ville indépendante de Ferghana (« varié » en persan) va devenir une étape-clé de la « route de la soie ». S’étant recentrés sur leur domaine indien, les Yuezhi se désintéressent progressivement de la Bactriane qui se retrouve partagée entre les Parthes Arsacides à l’ouest et les Sakas (Royaume de Bactres) à l’est.
A partir de 225, les Kouchan sont repoussés au sud de l’Hindou Kouch par des envahisseurs venus d’Iran occidental : les Perses Sassanides envahissent la Sogdiane, puis le royaume de Bactres qui prend le nom de Tokharistan (en référence aux Tokhariens). Conquise vers 260, Samarcande devient un site important du manichéisme et facilite la diffusion de cette religion à travers l’Asie centrale. Exerçant bientôt une autorité théorique sur toute l’Asie centrale, les Sassanides y installent comme gouverneurs des princes de la maison royale, connus sous le nom de kouchano-sassanides. A partir du IVème, les Perses se replient sur la Margiane, abandonnant leurs autres possessions locales à de petites dynasties, souvent turques ou « hunniques« . Ces dernières sont issues de la confédération des Chionites [2], un conglomérat de tribus turco-mongoles, voire iraniennes, qui opèrent en Transoxiane et ont notamment soumis les Kangju vers 270. Certains auteurs y font figurer les Alchon, les Kindarites (ou Huns rouges, cf. Espace afghan) et les Huns blancs (ou Hephtalites). A partir des années 330, ces peuples dominent à tour de rôle la Sogdiane et la Bactriane. C’est ce que font les Hephtalites dans la première partie du Vème siècle, une fois franchi l’Iaxarte. Dans la seconde moitié, ils vont même plus loin : après avoir aidé les Sassanides à vaincre les Kindarites, puis s’être retournés contre leurs alliés, ils prennent le contrôle temporaire de la Margiane, du Khorasan et de l’Arachosie, avant de s’emparer d’oasis dans le Tarim et en Dzoungarie (au nord des Tian-Shan) à la fin du Vème siècle.
Les Perses prennent leur revanche en 560, alliés aux Göktürk (Turcs bleus) qui se sont rendus maîtres de la Mongolie et des principautés indo-européennes et turques du Tarim, de Bactriane et de Sogdiane. Lourdement défaits à Boukhara, les Hephtalites survivants se scindent en principautés payant tribut aux Perses ou aux Turcs (au Tadjikistan méridional et en Afghanistan), se fondent dans la population indienne ou bien rejoignent les résidus Huns et Avars d’Europe centrale. Les vainqueurs se partagent la Bactriane et la Sogdiane, de part et d’autre de l’Oxus , tandis que les Sogdiens – excellents commerçants, mais aussi guerriers – continuent à contribuer au rayonnement de la route de la soie ; ils favorisent aussi la diffusion, jusqu’en Chine, du christianisme nestorien et du manichéisme, persécuté en Iran ; du VIème au IXème siècle, la langue sogdienne joue le rôle de lingua franca en Asie centrale, sans que les Sogdiens soient pour autant désireux de fonder un Etat unique, trop jaloux de l’indépendance de leurs principautés[3]. Politiquement, la présence Sassanide dans ces contrées est plus nominale qu’effective, la réalité du pouvoir étant exercée par les Göktürk. Cette domination inquiète à ce point les Chinois que, en 582, ils parviennent à faire éclater le domaine des nomades turcs en deux parties : le kaghanat des Türük orientaux en Mandchourie et Mongolie et le kaghanat des Türük occidentaux entre l’Altaï et la mer d’Aral, Sogdiane comprise.
[1] Selon un rapport à l’Empereur chinois, vers 125 EC, le Kangju exerce son influence sur l’ancien Yancai (situé 800 km au nord-ouest, en direction de la mer Caspienne et rebaptisé Alanliao, d’où viendrait le nom du peuple Alain), ainsi que sur le Yan situé plus au nord et sur la ville stratégique de Wuyi du Nord (l’actuelle Khodjent).
[2] Ou Xionites, en référence à leur descendance supposée des Xiongnu. Mentionnés pour la première fois par les Chinois au sud de la Dzoungarie en 125, sous le nom de Hua, les Huns sont considérés comme des descendants des Xiongnu ou de la Confédération turcophone des Gaoche (« Grands chariots ») ayant assimilé des influences iraniennes (Saces…).
[3] Au début du VIIème siècle, un pèlerin bouddhique chinois compte vingt-sept royaumes en Sogdiane.
Sogdiane, Transoxiane, Turkestan… Avec l’effacement progressif de l’influence des Sogdiens, le nom de Sogdiane disparait pour une appellation géographique plus large : la Transoxiane (littéralement « au-delà de l’Oxus ») qui englobe la Sogdiane (avec Samarcande et Boukhara, la ville aux trois-cent soixante mosquées), le Tokharistan (Bactriane) sur le cours supérieur de l’Oxus au sud, ainsi que les terres situées plus à l’est, le long de l’Iaxarte (comme la vallée de Ferghana). Elle correspond approximativement, dans le monde actuel, à l'Ouzbékistan et au Tadjikistan, ainsi qu’au sud-ouest du Kazakhstan et au sud Kirghizistan. A l’ouest s'étend le Khârezm (la Chorasmie des Grecs), sur le cours inférieur de l’Oxus jusqu’à son embouchure à la mer d'Aral. Le nom de Turkestan apparaît plus tardivement, en référence aux divers peuples turcs qui dominent la région. A la fin du XIXème siècle, apparait la distinction entre le Turkestan occidental (l’Asie centrale russe) et le Turkestan oriental (composé des bassins du Tarim et de Dzoungarie, correspondant à l’actuel Xinjiang sous domination chinoise).
Les débuts de l’islamisation
En 657, après avoir défait les Türüks orientaux (cf. Monde sino-mongol), les Chinois infligent une sévère défaite à leurs homologues occidentaux. Des tribus turcophones, les Kangars, en profitent pour s’émanciper et exercer leur domination sur d’autres confédérations de langue turque : les Oghouz dans le sud de l’actuel Kazakhstan, les Kiptchak dans le nord et les Yemek plus à l’est, dans la vallée de la rivière Irtych. Quelques années plus tôt, en 650, de nouveaux envahisseurs ont atteint l’Oxus : les Arabes Omeyyades. Après avoir détruit l’empire Sassanide, ils mènent des raids victorieux en Transoxiane à partir de 705 et imposent tribut aux princes turcs, iraniens ou hephtalites qui avaient pris le relais du kaghanat türük. Parmi ces peuples soumis figurent les Turguechs, établis dans la région de Jetisou (région des sept fleuves ou Semiretchie, au sud-est du Kazakhstan) : unis aux Karkouks et aux Sogdiens des villes de la vallée de Ferghana, ils parviennent d’abord à battre les armées Omeyyades (732), mais celles-ci reprennent Boukhara, entrent à Samarcande et chassent le roi du Ferghana.
Face au nouveau péril que représentent les Arabes, les Chinois préfèrent conclure une paix avec les Türüks, qui sont parvenus à reconstituer un seul kaghanat à la fin du VIIème, mais seulement pour quelques décennies : en 744, l’Empire Türük cède sous les coups de plusieurs de ses vassaux également turcophones, tel que les Karlouks établis entre le lac Balkhach et l’Altaï et les Ouïghours, alors installés en Mongolie. Ces derniers étant sortis victorieux de la guerre de succession qui s’en suit, les Karlouks choisissent de migrer vers l’ouest, en direction du Jetisou. C’est de là que, après l’assassinat du roi turc de Tachkent par le gouverneur chinois du Turkestan oriental, ils interviennent aux côtés des Arabes de Sogdiane [1] et infligent une lourde défaite à l’armée des Tang à Talas (751). L’islamisation de l’Asie centrale peut alors commencer : comme les Perses, les différents peuples sédentaires de la région vont en effet se convertir progressivement à l’islam sunnite, y compris ceux qui, à l’époque, sont adeptes du zoroastrisme (en Bactriane) ou du manichéisme (comme les Sogdiens, qui y ont même converti le kaghan Ouïghour en 761[2]) ou bien qui pratiquent le bouddhisme (comme les Tokhariens). La forme la plus souvent adoptée est celle du soufisme, dont le caractère parfois mystique permet de pratiquer la religion musulmane, sans renoncer tout-à-fait aux croyances chamaniques traditionnelles[3].
Quelques années après leur victoire sur les Chinois, les Karlouks mettent fin au khanat des Turguech, puis s’emparent de la région de Kachgar. Leur Etat est devenu si vaste que leur yabgu (chef) prend le titre de kaghan. Celui des Oghouz en fait de même et installe son kaghanat dans le bassin du lac Issyk Koul (à l’est de l’actuel Kirghizstan). Alliées dans la seconde moitié du VIIIème siècle, ces deux confédérations mettent fin à l’union Kangar. Une partie des tribus qui en faisaient partie – ainsi que d’autres clans turcs – migrent alors, sous le nom collectif de Petchenègues, en direction des steppes kazakhes, avant d’en être chassés par les Oghouz qui ont étendu leur kaghanat jusqu’à l’embouchure du Syr-Daria et au désert du Karakoum, puis à l’Oural et à la Volga. Les Petchenègues sont contraints de s’enfuir vers l’ouest, en direction des steppes situées entre le Dniepr et le Don (cf. Russie historique). En 840, l’effondrement du khanat ouïghour, victime des Kirghizes de l’Ienisseï, entraîne une nouvelle dispersion de peuples turcs tels que les Yemek du nord de l’Altaï : ayant aggloméré un certain nombre de tribus, y compris des Samoyèdes et des Ougriens, ils fondent la confédération des Kimek dont le kaghanat s’étend au nord-est du Kazakhstan et exerce notamment son influence sur les Kiptchaks vivant entre le moyen Irtych et l’Oural.
[1] Il s’agit alors de troupes des Abbassides, la dynastie qui a succédé aux Omeyyades à la tête du Califat musulman.
[2] Les Ouïghours emprunteront aussi aux Sogdiens leur alphabet, lui-même inspiré de celui des Araméens.
[3] L’une des plus importantes confréries soufies au monde, la naqshbandiyya, a pour maître un « Tadjik » né au début du XIVème près de Boukhara. Elle s’est répandue de la Turquie et du Caucase jusqu’au monde indien.
L’avènement du « Turkestan »
Dans le dernier quart du IXème siècle, la souveraineté des califes arabes Abbassides sur la Transoxiane est battue en brèche par leurs gouverneurs persans : s’étant affranchis de leurs maîtres, ils s’emparent du Khorasan et de l’Iran oriental. Depuis sa capitale de Boukhara, leur dynastie Samanide favorise la diffusion de la culture musulmane, en arabe, mais plus encore en persan. La percée de la langue persane et des parlers turcs entraîne la disparition progressive des langues iraniennes « orientales » (sogdien[1], bactrien et chorasmien). C’est à cette époque que la région reçoit le nom de « Turkestan » dans la littérature arabe. L’armée des Samanides s’appuie d’ailleurs fortement sur des esclaves militaires d’origine oghouz ou kiptchak[2], les « goulam ».
Les Turcs ont d’ailleurs poursuivi leur expansion. Victimes, vers 940, d’une révolte de tribus de Kachgarie qui a provoqué la désintégration de leur Etat, les Karlouks renaissent une vingtaine d’années plus tard : un de leurs clans est au cœur du khanat, majoritairement musulman, des Karakhanides[3] qui apparaît dans l’ouest du Tarim. Juste avant l’an 1000, ils s’emparent de Boukhara et provoquent la chute de la dynastie Samanide, grâce à une alliance passée avec les Ghaznévides, dynastie fondée par un chef de l’armée des Samanides au Khorasan révolté contre ses maîtres. A l’issue de leur victoire, les Karakhanides contrôlent la Sogdiane qui passe définitivement du monde iranien au monde turc. En parallèle, les Karakhanides accélèrent l’islamisation du Tarim et fondent une madrasa (école religieuse) à Samarcande. C’est sur leur territoire, dans l’actuel Kirghizstan, que parait, à la même époque, la première œuvre musulmane écrite en langue turque.
Mais les Karakhanides, comme les Ghaznévides, vont être éclipsés par d’autres Turcs, des Oghouz qui ont été évincés des steppes situées entre le lac Balkhach et la Caspienne par les Kiptchak, eux-mêmes victimes de la poussée vers l’ouest des Kimek. Alors qu’une partie des tribus oghouz a pris la direction des plaines comprises entre la Volga et la Moldova (cf. Russie historique [4]), un chef de clan converti à l’islam choisit de s’installer dans la région de Boukhara, à la fin du Xème. Seldjouk (Selçuk) donne naissance à la dynastie des Seldjoukides, qui se lance dans une série de conquêtes : parties à l’assaut du Khorasan vers 1025, ses armées chassent ensuite les Ghaznévides d’Afghanistan et d’Iran oriental et conquièrent une large partie du Moyen-Orient entre 1030 et 1060 (cf. Iran). Malgré la présence de cette menace , l’Empire des Karakhanides se montre incapable de surmonter ses divisions féodales : en 1041, il se scinde entre une partie orientale (comprenant l’est de la vallée de Ferghana et la Kachgarie) et une partie occidentale, formée de l’ouest du Ferghana et de la Transoxiane, qui va devenir vassale des Seldjoukides à partir de 1089.
De son côté, le kaghanat kimek amorce sa décroissance au milieu du XIème, victime de la pression qu’exercent sur lui les confédérations mongoles des Naïman et des Khitan. Les Kimek partent alors nomadiser dans la région d’Astrakhan, au sein d’un ensemble désormais dominé par leurs anciens vassaux Kiptchak dont le domaine s’est accru vers l’ouest, au fur et à mesure qu’ils repoussaient les Petchenègues [5] : réparties en deux blocs, occidental et oriental, les tribus Kiptchak nomadisent dans un quadrilatère délimité par l’Oural et la Volga à l’ouest, l’Altaï et l’Irtych à l’est, les steppes de Sibérie occidentale au nord et le lac Balkhach au sud.
Au sud de ce lac s’est formé un nouvel Etat, à l’initiative des Mongols Khitan, chassés du nord de la Chine par les Djurtchet, dans le premier quart du XIIème siècle. Après avoir soumis les Ouïghours – qui s’étaient repliés dans le Tarim – leur Empire bouddhiste des Kara-Khitaï (Khitan noirs) vassalise les Karakhanides orientaux, qui les avaient appelés à l’aide pour mater des nomades révoltés (1128). Treize ans plus tard, ils font de même avec les Karakhanides Occidentaux et battent l’armée seldjoukide près de Samarcande. Ils imposent également le versement d’un tribut au Khârezm dont les shahs, des Turcs persanisés, s’étaient émancipés des Seldjoukides dans le dernier quart du XIème. Ces succès constituent les premiers revers subis par les musulmans dans leur politique d’expansion territoriale[6].
Immense – il s’étend du haut Ienisseï à l’Amou-Daria – l’Empire Kara-Khitaï ne résiste pas à la guerre qui l’oppose, à la fin du XIIème siècle, à ses vassaux du Khârezm qui recourent à des guerriers kiptchak, comme d’autres Etats l’ont déjà fait. Après avoir vassalisé la Transoxiane karakhanide (1180), le Khârezm met à profit la chute des Grands Seldjoukides d’Iran (1194) pour s’étendre vers l’est : au début des années 1210, il dépose les derniers souverains karakhanides, celui de Kachgarie, puis celui de Transoxiane. A son expansion maximale, le Khârezm règne – depuis sa capitale de Samarcande – sur l’Iran oriental, l’Afghanistan et le domaine des Kara-Khitaï. Mais toutes ces guerres intestines ont laissé des traces et vont favoriser l’ascension des Mongols gengiskhanides.
[1] Une survivance du sogdien, le yaghnabi, demeure dans une petite zone à l’est de Samarcande.
[2] Vendus par les commerçants arabes ou italiens de Crimée, ces esclaves accèderont même au pouvoir en Egypte, sous le nom de Mamelouks.
[3] En vieux turc, le terme « kara » signifie noir, mais aussi courageux.
[4] Au milieu du XIIème, des bandes oghouz s’établissent aussi dans l’actuel Turkménistan, jusqu’alors peuplé majoritairement d’Iraniens.
[5] Ayant franchi la Volga, les Kiptchak se retrouvent dans les plaines du Don, du Dniestr, du Dniepr et atteignent même le Danube. Ils deviennent connus sous le nom de Coumans dans le monde arabo-persan et de Polovtses chez les Slaves orientaux (cf. Russie).
[6] Les Seldjoukides s’étaient convertis à l’islam, tout en gardant une part de chamanisme.
L’heure des Empires turco-mongols
au tournant des XIIème et XIIIème siècles, une nouvelle puissance est née dans les steppes de haute Asie : un chef mongol y a fédéré ou soumis les tribus turques et mongoles de la région et s’est proclamé « souverain universel ». Après avoir rallié les Ouïghours du Tarim, ainsi que les tribus nomades Karlouk, Gengis khan soumet l’Empire des Kara-Khitaï en 1218 et lance ses hordes à la conquête de l’Asie centrale. Les dirigeants du Khârezm ayant fait exécuter des marchands mongols pour espionnage, puis mis à mort un émissaire de Gengis, celui-ci envahit la Transoxiane et détruit Samarcande. En 1221, il va jusqu’à faire détourner le cours de l’Amou Daria pour engloutir Ourgentch, la capitale des shahs du Khârezm, avant d’envoyer ses troupes ravager l’ex-Bactriane et le Khorasan. A sa mort, en 1227, son immense Empire est partagé en quatre « ulus » (apanages). L’un de ses fils, Djaghataï, règne du nord du Tarim jusqu’à la Transoxiane et à Kaboul. A la tête de sa « horde bleue », son petit-fils Batu occupe les steppes entre le fleuve Irtych (à l’ouest de l’Altaï) et l’Oural, avant d’étendre ses possessions aux plaines russes, au détriment notamment des Kiptchak dont la langue devient celle du khanat « de la Horde d’or » (cf. « Russie » historique).
A partir de 1256, sur ordre du grand khan Möngke régnant sur la Chine, son frère Hulagu fonde un cinquième « ulus » : l’Ilkhanat de Perse. De confession musulmane, il est situé à la frontière du khanat Djaghataï qui, en 1334, se fractionne en khanats rivaux : les émirs turcs et musulmans de Transoxiane se séparent de la partie orientale, majoritairement mongole et demeurée bouddhiste et chamaniste. C’est depuis ce khanat du Mogholistan (à cheval sur une partie de l’actuel Xinjiang) qu’un prince mongol, converti à l’islam, réunifie le khanat Djaghataï, en 1360. Mais, dès les années suivantes, un chef de guerre turc des djaghataïdes se pose en défenseur de ses coreligionnaires musulmans de Transoxiane contre les réunificateurs de l’est : né dans l’actuel Ouzbékistan, au sein d’une tribu lointainement apparentée à Gengis Khan, Timour « le boiteux » (francisé en Tamerlan) se fait proclamer « grand émir » à Balkh (la Bactres antique) en 1369. Ayant conquis la Transoxiane l’année suivante, il installe sa capitale à Samarcande et couvre la ville de monuments. Pour ne pas aller à l’encontre des traditions mongoles, il confie le titre, purement symbolique, de khan à un descendant de Gengis, dont il épouse la fille afin d’accroître sa propre légitimité. Ses trente-cinq ans de règne sont marqués par une suite incessante de campagnes militaires, sans la moindre défaite, jusqu’en Inde et au Moyen-Orient. En 1378, il annexe le Khârezm, dont les dirigeants avaient relevé l’Etat de ses cendres, puis part soumettre la Transcaucasie. Entre 1389 et 1395, il livre bataille au khan de la Horde d’or qui a osé se retourner contre lui et mettre le siège devant Boukhara. En revanche, malgré huit expéditions, il ne parvient pas à soumettre durablement le Mogholistan.
A sa disparition, en 1405, ses héritiers ne mettent pas longtemps à s’affronter. Très peu structuré, son Empire se divise en khanats rivaux, dont certains – notamment ceux de Samarcande et de Herat – se distinguent par une grande effervescence culturelle connue sous le nom de « Renaissance timouride ». Ces principautés ne vont pas résister à la pression d’autres prétendants gengiskhanides : les Chaybanides. Descendant de Chayban, l’un des petits-fils de Gengis, ils parviennent à fédérer les tribus turcophones qui nomadisaient dans les steppes au nord de la mer d’Aral : leur confédération prend le nom d’Ouzbeks, en référence à Özbeg, un des chefs de la Horde d’Or. En 1428, le jeune chef qui prend leur tête décide d’emmener ses troupes en direction du sud-est, sur la rive nord du Syr-Daria. Cette migration n’est pas du goût de quelque deux cent mille sujets qui, mécontents, émigrent au Mogholistan au milieu des années 1460. Installés au sud-ouest du lac Balkhach, entre les rivières Talas et Tchou, ces séparatistes vont être appelés Kazakhs (« libres » ou « vagabonds » en turc[1]), par opposition à la majorité des Ouzbeks, qui sont plutôt sédentaires et commercent sur la route de la soie. Tout au long du XVIème siècle, les dissidents consolident un khanat nomade qui s’étend des steppes situées à l’est de la Caspienne et au nord de la mer d’Aral, jusqu’au cours supérieur de la rivière Irtych et aux contreforts occidentaux de l’Altaï.
Affaiblis par cette scission, les Ouzbeks sont battus par les Dzoungars à la fin des années 1460, mais se ressaisissent dès la fin du siècle. A partir de 1500, leur chef Muhammad Chaybani triomphe des souverains Timourides locaux[2] et étend l’Empire ouzbek à la Transoxiane (Boukhara, Samarcande, Tachkent et le Ferghana), à Herat et au Khorasan (Merv et Mashhad). Lui et ses successeurs se font les hérauts du sunnisme hanéfite face au chiisme que la dynastie des Séfévides a instauré en Iran en 1502 : ils font construire des madrasas, développent des fondations pieuses et s’entourent d’intellectuels religieux. L’affrontement entre Chaybanides et Séfévides se déroule en 1510 à Merv et voit la victoire de l’armée perse. Son chef ayant été tué dans la bataille, le khanat ouzbek se divise alors en sous-khanats largement autonomes, voire indépendants. L’ensemble est réunifié en 1583 et s’avère même suffisamment fort pour s’emparer du Khorasan et du Séistan. Mais le shah séfévide met un terme à cette renaissance et le pouvoir chaybanide s’effondre en 1599, du moins dans sa forme centralisée. A Boukhara, le pouvoir est récupéré par les Djanides, eux-aussi descendants de Djötchi, fils aîné de Gengis khan. Etablis dans la région, après avoir été chassés par les Russes de leur fief d’Astrakhan, ils exercent leur domination jusque dans le nord de l’Afghanistan, avant son unification au début du XVIIIème. Ailleurs, des Chaybanides continuent à régner ici ou là : c’est le cas dans le Khârezm (avec le khanat de Khiva et des ramifications dans le nord du Khorasan) ou à partir de 1710 dans le Ferghana (khanat de Kokand).
L’affaiblissement du pouvoir politique des Ouzbeks n’empêche pas l’usage de leur langue de se propager au cours du XVIème siècle, du Khârezm jusqu’à la vallée de Ferghana, au détriment des parlers « tadjiks » : ce terme qui désignait au départ les Arabes de Perse, puis les musulmans du Khorasan et de la Transoxiane, finit par s’appliquer aux persanophones du Tadjikistan, de l’Ouzbékistan ou du nord de l’Afghanistan. La diffusion des langues turques coïncide avec la sédentarisation accrue des peuples nomades qui les parlent : concurrencée par la généralisation du commerce maritime, la « route de la soie » a perdu de son importance, ce qui a affaibli les Etats nomades des steppes. L’autre grand changement de l’époque est l’apparition des armes à feu : non seulement elles changent le rapport de force entre les nomades et les sédentaires, mais elles nécessitent d’être fabriquées dans des sociétés organisées. Les seuls à nomadiser encore dans la région sont les Mongols Dzoungars du Turkestan oriental (cf. Monde sino-mongol) et les Turkmènes (ou Turcomans), descendants des Oghouz qui sont restés entre la mer d’Aral et la mer Caspienne, contrairement à leurs « cousins » partis vers l’Iran, puis l’Azerbaïdjan et l’Anatolie. Ces tribus se livrent à des razzias régulières au Khorasan et dans les khanats ouzbeks, voire leur servent de supplétifs dans les guerres fratricides qu’ils se livrent.
[1] Appellation dont dérive aussi le mot russe « Cosaque ».
[2] Chassé du Ferghana par les Chaybanides, le Timouride Babur s’enfuit vers Kaboul, dont il s’empare, avant de fonder l’Empire des grands Moghols en Inde.
L’entrée dans la sphère russe
Le tournant des XVIIIème et XIXème siècles voit une renaissance des Etats ouzbeks. C’est le cas à Boukhara sous la houlette des Mankit, successeurs des Djanides en 1785. C’est aussi le cas à Khiva : au pouvoir à partir de 1804, les Kungrat soumettent les Karakalpaks – des Turcs, voisins des Kazakhs que ces derniers ont repoussés, au XVIIIème, du bas Syr-Daria au delta de l’Amou Daria – et entreprennent d’en faire de même avec les tribus turkmènes du sud et kazakhes du nord. Les nouvelles dynasties modernisent leurs Etats, en matière administrative et agricole. Elles développent aussi leurs échanges commerciaux avec la Russie, devenue un acteur régional majeur depuis que, au début du XVIIIème, certains chefs des Kazakhs – dispersés en hordes largement indépendantes depuis le milieu du XVIème – l’ont appelée à l’aide pour repousser une attaque des Dzoungars. Dans la foulée de cet appel, les armées tsaristes et leurs supplétifs Cosaques se lancent aussi à l’assaut des khanats ouzbeks, afin de stabiliser la frontière méridionale de la Russie, en particulier vis-à-vis de l’intérêt croissant que l’ennemi britannique porte à la région. Mais l’expédition tourne au fiasco : en 1717, six mille Russes sont massacrés dans le désert, sur ordre du khan de Khiva. Les opérations se déroulent mieux vis-à-vis des trois hordes kazakhes qui passent sous le protectorat des tsars dans les années 1720-1730.
La Russie reprend l’offensive dans les années 1860, en encerclant le Turkestan : ayant finalement annexé les territoires des Kazakhs entre 1822 et 1848, elle a également fortifié les rives du Syr Daria ; elle a par ailleurs obtenu que la Chine lui cède ses territoires situés au sud et à l’est du lac Balkhach, territoires sur lesquels les Kirghizes du haut Ienisseï (cf. Monde sino-mongol) se sont installés au fil des siècles. En 1865, les Russes s’emparent de Tachkent et en font la capitale de leur gouvernorat général. Trois ans plus tard, l’émirat de Boukhara et le khanat de Kokand deviennent des protectorats ; en 1873, c’est au tour de celui de Khiva qui doit, de surcroit, céder la rive droite de l’Amou Daria et renoncer à sa politique d’esclavage, notamment de prisonniers russes. Kokand est finalement annexé en 1876, à la suite d’une révolte antirusse dans le Ferghana[1].
La Russie ayant accepté que l’Afghanistan constitue un état tampon entre elle et l’Empire britannique des Indes, elle obtient en échange le droit d’agir à sa convenance à l’est de la Caspienne : c’est dans ce cadre qu’elle commence la construction du chemin de fer « transcaspien » en direction de l’est et que son armée écrase l’importante tribu turcomane des Tekke en 1881. Elle poursuit sa conquête du pays des Turkmènes, devenus largement sédentaires du fait de l’aridité croissante du Kara Koum, et annexe Merv. En 1885, elle s’empare de l’oasis de Pandjeh, ce qui conduit au tracé de la frontière russo-afghane dans la région. Afin de freiner l’expansion russe dans le Pamir, un second tracé est effectué en 1895 : l’Afghanistan obtient alors l’étroit corridor montagneux de Wakhan qui contribue à séparer physiquement le Turkestan russe de l’Empire des Indes ; inversement, l’émir de Boukhara, protégé de la Russie, obtient la région pamirie du Haut-Badakhchan[2] ; quant au Tadjiks situés au sud du Piandj (le cours supérieur de l’Amou-Daria), ils restent sous la suzeraineté afghane, amorcée dans les années 1880.
D’abord faible, l’impact de la conquête sur le mode de vie local devient réel, avec l’arrivée massive de paysans russes et ukrainiens en pays turkmène (devenu province transcaspienne) ainsi que dans la steppe kazakhe, dont les habitants ont été massivement convertis à l’islam par les Tatars de la Volga[3], à partir de la fin du XVIIIème. Les colons slaves viennent y développer la culture du coton, au détriment des cultures vivrières traditionnelles ; en 1912, ils représentent 40 % de la population, les locaux étant réduits à occuper des territoires de plus en plus exigus ou arides. En 1916, la décision de mobiliser 240 000 musulmans d’Asie centrale dans des « bataillons » du travail provoque une révolte ; sa répression fait des dizaines de milliers de victimes et provoque la fuite de Kazakhs au Xinjiang chinois. La révolte éclate aussi chez les Kirghizes dont les pâturages d’hiver sont accaparés par des paysans russes fuyant la servitude tsariste et la famine.
Dans les grandes villes du Turkestan, c’est un courant moderniste de l’islam qui se diffuse au sein de la bourgeoisie locale : né au Tatarstan, le jadidisme inspire en particulier le mouvement des « Jeunes Boukhares » qui, allié aux Tatars, envisage la création d’un Etat islamique tolérant, associé à un Etat démocratique russe. Mais la conquête de Tachkent par les bolcheviks dès octobre 1917 met fin à cet espoir, les élites musulmanes – même modérées – étant jugées trop peu prolétariennes par les révolutionnaires russes. En réaction, un Etat islamique du Turkestan est proclamé le mois suivant à Kokand, mais il est balayé en février 1918 : le soviet de Tachkent instaure une République soviétique du Turkestan et, grâce à des concessions à l’islam, rallie des dirigeants jadidistes. Pourtant, une nouvelle révolte musulmane éclate en 1919 au Ferghana : d’inspiration soufie, la guérilla des Basmatchis (« brigands ») gagne tout le sud du Turkestan, du haut Ferghana à la Turkménie, en passant par le sud du pays tadjik. En 1921, elle reçoit le soutien opérationnel d’Enver Pacha, un des fondateurs du mouvement des Jeunes Turcs (cf. Turquie) ; mais sa mort l’année suivante, ajoutée aux divisions entre insurgés, provoque la disparition de la rébellion.
En 1923, les communistes sont maîtres de toute l’Asie centrale, des républiques populaires ayant été proclamées en 1920 dans l’Emirat de Boukhara et le khanat de Khiva, après la déposition des souverains locaux par des musulmans réformateurs alliés aux communistes. La même année, l’Armée rouge s’est emparée de la principale ville turkmène, Achkhabad, dont les bolcheviks avaient été chassés en 1918 par un soulèvement soutenu par les Britanniques.
[1] Boukhara et Khiva demeurent protectorats russes jusqu’en 1917.
[2] Siège d’un khanat tadjik fondé en 1657, le Badakhchan, majoritairement ismaélien, avait été conquis par les Afghans en 1873.
[3] Jusqu’alors seules les élites étaient musulmanes. Les commerçants et religieux tatars font même de leur langue la lingua franca de la région.
« Tripatouillages » ethniques et développement économique
Dans l’immédiat, les territoires des républiques populaires du Turkestan, de Boukhara et du Khârezm, sont calés sur les frontières de l’époque tsariste. Mais, dès 1924, Staline entreprend une politique de « délimitation nationale » consistant à découper la région selon des bases ethniques et sociologiques, tout en évitant la formation d’un grand Turkestan : un distinguo est opéré entre les peuples nomades d’une part et les sédentaires (ou Sartes) de l’autre, en séparant au sein de ces derniers les turcophones (Ouzbeks) des persanophones (« Tadjiks »). C’est ainsi que la République soviétique populaire khârezmienne disparait à l’automne 1924, partagée entre les Républiques socialistes soviétiques (RSS) d’Ouzbékistan et de Turkménie et l’oblast (région) autonome de Karakalpakie. Au Tadjikistan, est instaurée une république autonome (RSSA) rattachée à l’Ouzbékistan, de même qu’au Kazakhstan (en incluant la région méridionale du Semiretchie où est située la capitale Alma-Ata). Le pays kirghize se voit pour sa part doter du statut de région autonome, de même que les parties tadjike et kirghize du Pamir sous le nom de « région autonome du Gorno-Badakhchan ».
Ce découpage est remanié en 1929, avec la création d’une RSS tadjike à part entière et même élargie : à la République autonome instituée en 1924 sont rattachées celle du Haut-Badakhchan (qui conserve son autonomie), ainsi que la région de Khodjent, à l’entrée de la vallée de Ferghana, séparée du reste du pays par une chaîne de montagnes. Reste la question de la capitale, Tadjiks et Ouzbeks se disputant la prestigieuse Samarcande. In fine, la ville demeure en Ouzbékistan mais sa capitale est établie à Tachkent, tandis qu’une ville nouvelle, Douchanbé (Stalinabad de 1929 à 1961), est construite pour le Tadjikistan. Un nouveau remaniement territorial intervient en 1936, avec l’accès du Kazakhstan et du Kirghizstan au statut de RSS. Cette série de découpages aboutit parfois à des tracés aberrants, compte tenu des imbrications existant de longue date entre les peuples, notamment nomades, de la région. Ainsi l’historique Ferghana (cf. article dédié) est partagé entre l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizstan. Ce dernier hérite notamment de la ville d’Och, pourtant peuplée en majorité d’Ouzbeks, afin d’être doté d’un centre urbain digne de ce nom ; c’est pour la même raison que lui est aussi rattachée l’oasis septentrionale de sa capitale, Bichkek[1], située quasiment à la frontière du Kazakhstan. L’Ouzbékistan se voit par ailleurs attribuer la république des Karakalpaks (ethniquement plus proches des Kazakhs), ainsi que la ville de Tachkent, pourtant située à seulement quelques dizaines de kilomètres de la frontière du Kazakhstan. En compensation, celui s’étend vers le nord majoritairement russophone : il se voit adjoindre l’oblast industriel et minier de Pavlodar, dépendant jusqu’alors de la Russie. De même, une partie du Khârezm est attribuée au Turkménistan.
La soviétisation de la région se traduit également, dès 1928, par la collectivisation intensive des terres, qui entraîne une émigration massive, de Kazakhs vers la Chine, de Turkmènes, Ouzbeks et Tadjiks vers l’Afghanistan. L’URSS y mettra fin en érigeant 10 000 km de barbelés entre la Caspienne et la Mongolie, dans la seconde partie des années 1940 ; dans la première moitié, Moscou a déporté en Asie centrales de minorités d’autres régions considérées comme traitres à la patrie, telles que les Kalmouks, les Allemands de la Volga, les Tatars de Crimée, les Turcs Meskhets de Géorgie et d’autres peuples du Caucase, en plus des Coréens déportés précédemment de Sibérie (cf. Monde coréo-mandchou). Les élites nationales sont quant à elles éliminées et remplacées majoritairement par des cadres russes. Quant à la place de l’islam, elle est considérablement réduite, notamment dans l’enseignement, où se développe l’apprentissage des langues nationales au sein d’une éducation primaire devenue obligatoire.
La répression en place s’accompagne, en sens inverse, d’une modernisation de l’éducation et du système de santé, ainsi que d’une politique de développement industriel et agricole. Au Turkménistan, le creusement du canal Lénine, en 1954, permet l’irrigation de centaines de milliers d’hectares, en détournant une partie des eaux de l’Amou Daria vers Merv et Achkhabad à l’ouest. A partir de la même année, le Kazakhstan – jusqu’alors « terre de goulag » – se retrouve au cœur du programme « Terres vierges et inoccupées », lancé par Nikita Khrouchtchev : de nombreux colons slaves s’installent dans les vastes pâturages du nord pour y cultiver du blé. La République prend une importance d’autant plus grande au sein de l’URSS qu’elle accueille le principal centre spatial soviétique, à Baïkonour, ainsi qu’une large part de son arsenal nucléaire et des sites d’expérimentation associés. L’inamovible Premier secrétaire du PC kazakh, Dinmoukhamed Kounaïev – en fonctions de 1959 à 1986 – est d’ailleurs le seul membre de ce peuple à accéder au Politburo soviétique.
[1] De 1925 à l’indépendance, Bichkek porte le nom d’un révolutionnaire bolchevik, Frounzé.
Vers les indépendances
L’effondrement politique et économique de l’URSS, au tournant des années 1990, conduit les républiques non russes à déclarer leur indépendance, parfois dans un climat d’exacerbation des tensions ethniques. En juin 1989, une bagarre sur un marché de la ville ouzbèke de Ferghana dégénère en pogrom contre les Meskhets, une minorité déportée de Géorgie par Staline, qui se retrouve transformée en bouc émissaire de la crise que traverse l’industrie cotonnière. Les affrontements, qui font une centaine de morts, entraînent l’évacuation de 50 000 personnes de cette communauté turcophone vers l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan. Au Kazakhstan, c’est la décision de révoquer Kounaïev et de le remplacer par un Russe, sans attache avec la République, qui met le feu aux poudres en 1986. Prise officiellement pour lutter contre la corruption, la décision du numéro un soviétique, Gorbatchev, provoque des manifestations d’étudiants nationalistes kazakhs à Almaty : deux cents manifestants trouvent la mort dans les rues de la capitale, suivis de huit cents autres exécutés les heures suivantes.
Au Kirghizstan, comme dans la plupart des autres Républiques soviétiques, la scène politique se scinde en trois groupes : des conservateurs brejnéviens, des réformateurs favorables à Gorbatchev et les nationalistes du mouvement Ashar, lié à la société civile et partisan de réformes de plus grande ampleur. En juin 1990, le gouvernement kirghize doit faire face à des heurts meurtriers dans la région d’Och entre Kirghizes et Ouzbeks, à propos de la possession de terrains. Ces affrontements, qui font quelque deux cents morts, précipitent l’accession au pouvoir d’un des leaders communistes réformateurs, Askar Akaïev, un ancien physicien réputé. Elu à la tête de la République soviétique kirghize en octobre, il s’efforce de concilier les aspirations nationalistes de ses congénères et les droits de la minorité slave.
En Ouzbékistan, le PC – dirigé depuis 1989 par Islam Karimov – soutient la tentative de putsch contre Gorbatchev en août 1991. Le coup d’Etat ayant échoué, les dirigeants communistes ouzbeks proclament l’indépendance de leur pays, ce que fait aussi le Kirghizstan. Celle du Tadjikistan intervient le mois suivant, avec moins de ferveur : la petite République montagneuse avait en effet profité de l’ère soviétique pour se développer et se moderniser, sous la longue direction du secrétaire du PC tadjik, Bobojon Gafourov (au pouvoir de 1926 à 1956). Le Turkménistan devient à son tour indépendant, en octobre, sous la poigne de fer de Saparmourad Niazov, Premier secrétaire du PC local depuis 1985. Le dernier à accéder formellement à une pleine souveraineté est le Kazakhstan, en décembre. L’ensemble de ces événements conduit à une montée des tensions ethniques dans certaines zones, comme la vallée du Ferghana. Il pose aussi des questions énergétiques, qu’il s’agisse du partage des eaux de la mer Caspienne (cf. Article à ce sujet) ou du tracé des oléoducs et gazoducs destinés à évacuer la production des hydrocarbures vers les marchés russe, européen ou chinois (cf. Géopolitique des tubes).