L’espace afghan se structure autour de l’imposante barrière montagneuse de l’Hindou Kouch (la montagne « tueuse d’Indiens »), prolongement occidental de la chaîne de l’Himalaya. Au sud et au sud-ouest du massif s’étendent des steppes et des plateaux, traversés de fleuves tels que le Helmand, qui courent jusqu’au Séistan iranien et au Baloutchistan irano-pakistanais. A l’ouest, à la frontière de l’Iran, se situent l’oasis d’Hérat et ses environs, anciennes composantes de la province historique du Khorasan (« d’où vient le soleil »), territoire qui englobait l’est de l’Iran, une partie de l’Afghanistan et du Pakistan (jusqu’à la vallée de l’Indus), ainsi que le sud des actuels Turkménistan, Ouzbékistan et Tadjikistan. Au nord de l’Hindou-Kouch, les vallées fertiles de l’ancienne Bactriane (du nom de la cité principale d’alors, Bactres) sont ouvertes sur l’Asie centrale : la zone est traversée par l’Oxus (l’actuel Amou-Daria). Au sud-est de l’Hindou Kouch se trouve le bassin de la rivière Kaboul, principal affluent de la rive droite de l’Indus : c’est un carrefour majeur, puisqu’il ouvre à la fois sur l’ex-Bactriane (via différentes passes), mais aussi sur le Gandhara (Peshawar) et sur la plaine pakistanaise de l’Indus, à travers les passes de Khyber. Le pays compte enfin quelques zones reculées au peuplement particulier : les montagnes centrales du Hazarajat (du nom des Hazaras, peuple chiite d’origine mongole), les montagnes voisines d’Herat peuplées de Aïmaq (des nomades proches des Tadjiks et censés descendre des armées de Tamerlan), le massif des Nouristanis au nord-est de Kaboul et la haute chaîne du Pamir[1], territoire de Tadjiks ismaéliens, à l’extrême nord-est.
[1] Les montagnes du Pamir (qui culminent à près de 7 500 m au Tadjikistan) forment un « nœud » à la jonction des monts Tian-Shan (nord), de la cordillère du Kunlun (est), du Karakorum au sud et de l’Hindou Kouch au sud-ouest.
SOMMAIRE
- Au carrefour des influences
- Des Kouchan aux Huns
- Des conquérants arabes aux dynasties iraniennes
- De la domination turco-mongole aux débuts d’unification pachtoune
Au carrefour des influences
L’archéologie laisse supposer l’existence d’une culture de l’Hilmand, au sud-ouest, de la seconde moitié du quatrième millénaire jusqu’à la première moitié du troisième, où elle atteint son apogée. Le nord de l’Hindou Kouch appartient, de son côté, au complexe archéologique bactro-margien, au carrefour des mondes indien, iranien et centrasiatique (cf. Asie centrale). La région est colonisée, dans la seconde moitié du troisième millénaire par la civilisation de l’Indus, alors en plein épanouissement. Après la disparition de celle-ci, la culture de la Margiane-Bactriane se replie largement sur elle-même, tout en conservant des contacts avec les vallées de l’Indus à l’est et du Ferghana au nord. C’est sans doute par l’Afghanistan que seraient passées les populations indo-aryennes parties de Bactriane, le sud de l’Ouzbékistan et le nord de l’Afghanistan actuels, pour peupler l’Inde, au milieu du deuxième millénaire.
La région connait ensuite le destin des territoires avoisinants : probablement intégrée en partie au Royaume des Mèdes, au premier millénaire, elle est conquise par les Perses achéménides au VIe siècle avant notre ère. Deux siècles plus tard, c’est le Macédonien Alexandre qui, après avoir sans doute fondé la cité d’Alexandrie d’Arachosie (l’actuelle Kandahar) franchit l’Hindou-Kouch par la vallée du Panchir et pénètre en Bactriane. A sa mort, son successeur Séleucos intègre à son Royaume Séleucide les satrapies de Bactriane et de Sogdiane, sur la rive nord de l’Oxus. En revanche, il se désintéresse de l’Arachosie – le Baloutchistan et le sud afghan actuels – qui passe, dans la seconde partie du IIIe siècle, aux mains de la dynastie Maurya, alors à la tête d’un Empire dominant tout le nord de l’Inde. A la même époque, le domaine Séleucide est affaibli par la sécession de trois provinces, au sein d’un Royaume « gréco-bactrien » : la Bactriane, la Margiane (Ouzbékistan et Turkménistan actuels) et la Sogdiane. Même si cette dernière s’en émancipe, vers -200, le nouvel État fait mieux que résister : au début du IIe siècle, il met à profit la déliquescence des Maurya pour se rendre maître du Gandhara (la région de l’actuelle Peshawar au Pendjab), puis de l’Afghanistan et du Sind (basse vallée de l’Indus). Cette domination est toutefois de courte durée puisque, vers -170, le roi Parthe Mithridate 1er profite des discordes entre dynasties gréco-bactriennes, ainsi que de l’affaiblissement séleucide, pour étendre son Empire Arsacide jusqu’à la Bactriane et à l’Arachosie.
Des Kouchan aux Huns
Ce jeu entre puissances moyen-orientales est bouleversé au milieu du IIe siècle par l’intrusion de peuplades indo-européennes de haute Asie : les Yuezhi. Chassés des bassins de l’Ili et du Tarim par les Xongniu, ces nomades Tokhariens s’implantent en Sogdiane et dans le nord de la Bactriane, entre -160 et -130. Ils en chassent les Sakas (ou Scythes d’Asie) qui se retrouvent contraints à migrer plus au sud, dans la partie orientale de l’Empire Arsacide, laquelle conserve une trace de leur passage : le nom de l’actuelle province du Séistan, située à cheval sur l’Afghanistan et l’Iran, vient de Sakastan, le « Pays des Sakas ». La domination de ce royaume « indo-scythe » est toutefois de courte durée puisque, à la demande de l’Empereur Arsacide, la puissance des Sakas est réduite par la famille parthe des Suren qui, dans la foulée, s’émancipe de ses suzerains et se taille un vaste domaine : après s’être emparée de la Drangiane (Sakastan), elle poursuit son expansion vers l’est, jusqu’en -10, en prenant l’Arachosie, la vallée de Kaboul, le Gandhara…
Plus au nord, les Yuezhi conquièrent, au début du premier siècle avant notre ère, ce qui restait de la Bactriane hellénistique. Ils y remplacent l’Etat gréco-bactrien par des Etats princiers. Connu sous le nom de Kouchan (ou Kusana), le clan qui dirige la plus puissante de ces principautés s’impose dans la première moitié du premier siècle de notre ère : après avoir soumis les autres Yuezhi, il vassalise les Suren et fonde un Empire qui s’étend depuis la mer d’Aral jusqu’au Gange, avec Purushapura (Peshawar) comme capitale principale et plusieurs capitales secondaires telles que Kapisa (l’actuelle Bagram). Convertis au bouddhisme, les Kouchan développent un art « gréco-bouddhique », dont les symboles les plus spectaculaires sont les bouddhas géants sculptés, entre 300 et 700, dans une falaise proche de Bamiyan, au cœur des montagnes centrales du pays.
Centrés sur le Gandhara, les Kouchan se désintéressent de la Bactriane qui se retrouve partagée entre un royaume Saka résiduel à Bactres et les Arsacides, dont la puissance s’effondre en 224/225, sous les coups des Perses Sassanides, tandis que le Kusana se fragmente en deux parties, orientale et occidentale. Les nouveaux maîtres perses de la région conquièrent ensuite la Sogdiane et le royaume de Bactres – qui prend le nom de Tokharistan, en référence aux Tokhariens – puis occupent la vallée de Kaboul et Peshawar dans les années 250. Au milieu du IVe siècle, l’affaiblissement des Kouchan provoque l’émancipation d’un vassal du nom de Kidara dans la région de Kaboul et du Gandhara. Parfois qualifiés de « Huns rouges », les Kidarites appartiennent à un conglomérat de tribus turco-mongoles et iraniennes issues du nord de l’Hindou Kouch, les Chionites ou Xionites[1], confédération qui comprend aussi les Alchon et les Hepthtalites (ou « Huns blancs »). A partir des années 330, ces différents peuples hunniques prennent à tour de rôle le contrôle de la Sogdiane, du Tokharistan et des abords de l’Hindou Kouch. Dans les années 380, les Alchon s’emparent de la Kapisa et de la région de Kaboul, ne laissant que le Gandhara aux Kindarites. A partir de 420, c’est au tour des Hephtalites de se répandre au nord de l’Hindou Kouch, jusqu’en Sogdiane et au Tarim (cf. Asie centrale) et de provoquer la disparition des résidus de l’Empire Kouchan. Affaibli par une première défaite face aux Gupta d’Inde, le royaume Kidarite succombe en 467 aux coups conjoints des Perses, des Alchon et des Hephtalites.
L’aventure hunnique prend fin au VIe siècle : d’abord battus par un prince indien, les Hephtalites sont anéantis au Pendjab, dans la décennie 557-565, par les Sassanides, alliés aux Türüks occidentaux. A l’issue de leur succès, les premiers récupèrent la Bactriane, tandis que les seconds occupent la Sogdiane. Les Huns survivants demeurent au sein de principautés vassales de leurs vainqueurs, se fondent dans la population indienne ou bien rejoignent les reliquats des troupes d’Attila et des Avars en Europe centrale. D’autres restent au sud de l’Hindou-Kouch : c’est le cas des Alchon qui, après avoir été évincés d’Inde (cf. Sous-continent indien), se réinstallent à la fin du VIe siècle dans la région de Kaboul, aux côtés des Huns Nezak qui y étaient établis depuis un siècle. Tous sont finalement soumis par les Turcs dans le courant du VIIe.
[1] En référence à leur descendance supposée des Xiongnu de haute Asie (cf. Monde sino-mongol).
Des conquérants arabes aux dynasties iraniennes
A partir de 652, l’islam fait son entrée en scène dans la région : depuis le Séistan, les Arabes Omeyyades mènent des raids qui les conduisent jusqu’à Kaboul une dizaine d’années plus tard. Au début du siècle suivant, ils imposent tribut aux princes perses et turcs (Türük) de Bactriane et de Transoxiane (l’ex-Sogdiane, au-delà de l’Oxus), puis s’installent dans le Pendjab et dans le Sind. En Afghanistan, deux pouvoirs parviennent à se maintenir en place : d’une part le royaume de Kaboul, incluant le Gandhara, qui est depuis le IIIème siècle aux mains des Shahiyas (ou Shahis), une dynastie descendant des Kouchan ou des Turcs ; d’autre part, le sud de l’Hindou-Kouch et l’Arachosie qui sont la possession des Zunbils, d’origine Hephtalite [2]. En s’alliant, les deux pouvoirs parviennent à conserver leur autonomie vis-à-vis des conquérants arabes, tout en devant leur verser tribut.
Avec l’arrivée des Arabes, la propagation de la culture islamo-persane s’accélère. Le dari, très proche du persan mais écrit en arabe, s’impose dans le pays [3]. Les conquérants diffusent aussi largement leur religion, même si le bouddhisme et l’hindouisme restent vivaces, du moins jusqu’à l’intrusion de la dynastie iranienne des Saffarides, dans le dernier quart du IXème : issue du Séistan, elle conquiert Balkh (l’ancienne Bactres) et Kaboul où elle impose l’islam, non sans avoir détruit au passage les temples bouddhistes de Bamiyan. Sa domination est toutefois de courte durée puisque, en 900, elle est vaincue par une autre dynastie irano-musulmane : les Samanides. Originaires de Transoxiane, ces vassaux du calife Abbasside de Bagdad affirment rapidement leur indépendance au Khorasan et dans toutes les régions comprises entre l’Iran oriental et les frontières de l’Inde.
Le pouvoir des Samanides est cependant fragile. Dans les années 960, le chef de leur armée au Khorasan, un mercenaire turc iranisé, se rebelle et s’installe à Ghazni, au sud de Kaboul, où il fonde la dynastie Ghaznévide. Composée de nombreux Afghans, l’armée du nouvel Emirat mène de multiples incursions dans le nord-ouest de l’Inde et propage l’islam dans la vallée de l’Indus. Son expansion atteint son apogée sous Mahmoud (997-1030), atteignant la Caspienne et le Golfe persique. Son fils pousse même jusqu’au Gange mais, en 1040, il est battu près de Merv (dans le sud de l’actuel Turkménistan) par d’autres Turcs, chassés des steppes situées entre la Caspienne et le lac Balkhach : les Oghouz Seldjoukides. Victorieux, ces derniers chassent les Ghaznévides vers l’Inde, où plusieurs Afghans se taillent des fiefs, jusqu’au Bengale. A Ghazni même, le pouvoir passe au XIIe aux mains de gouverneurs iraniens des Ghaznévides, les Ghourides, originaires de la région montagneuse de Ghour, entre Kaboul et Hérat. S’étant émancipés de leurs maîtres au milieu du siècle, ils bâtissent un Empire bicéphale allant du Khorasan jusqu’aux vallées de l’Indus et même du Gange. Mais, au début du XIIIème, ils sont éliminés par les shahs du Khârezm qui, profitant de la chute des Grands Seldjoukides d’Iran (en 1194), s’emparent de l’Afghanistan occidental. De son côté, la partie orientale est aux mains du nouveau Sultanat de Delhi fondé, dès la chute des Ghourides, par le général turc qu’ils avaient nommé vice-roi de la région[4].
[1] Les « indo-parthes » Suren ne conservent que le Séistan, jusqu’à sa conquête par les Sassanides en 224/225.
[2] La région devient alors connue sous le nom de Zabolistan, dont s’inspire l’actuelle province de Zabol.
[3] Le dari demeure lingua franca en Afghanistan, devant le pachto qui a été réintroduit en force dans l’administration au XXème siècle.
[4] Sa dynastie turque, dite des Esclaves, est remplacée en 1290 par la dynastie afghane des Khaldji, elle-même remplacée en 1320 par une nouvelle dynastie turque, celle des Tughluq.
De la domination turco-mongole aux débuts d’unification pachtoune
Le début du XIIIe est également marqué par l’irruption des Mongols qui imposent leur autorité à Kaboul et aux régions situées au nord de l’Hindou-Kouch, jusqu’à la première moitié du siècle suivant ; leur présence se perpétue à travers la communauté des Hazaras, installés dans les montagnes reculées du centre du pays, le Hazarajat[1]. La perte d’influence des khanats mongols favorise le règne du turco-mongol Tamerlan qui ravage le riche Séistan, mais épargne les régions orientales d’Afghanistan. Des Afghans participent même à l’expédition qu’il mène, en 1398, contre le sultanat de Delhi, où il installe un de ses généraux comme gouverneur. Mais celui-ci ne résiste pas longtemps à la disparition de son protecteur : au milieu du XVème, la gouvernance du sultanat de Delhi passe au clan afghan des Lodi.
Chassés d’Inde, les héritiers de Tamerlan – ou Timourides – se replient sur Hérat dont ils ont fait leur nouvelle capitale, au début du XVe : le rayonnement culturel de la ville est tel qu’on évoque à son sujet une « Renaissance timouride ». La dynastie n’a d’ailleurs pas dit son dernier mot. Au début du XVIème, un autre descendant de Tamerlan, mais aussi du Mongol Gengis Khan, s’illustre dans la région : chassé de son royaume du Ferghana, dans l’Ouzbékistan actuel, par les Ouzbeks Chaybanides (cf. Asie centrale), le jeune Babur (« Tigre ») s’empare de la royauté de Kaboul (1504), de la Bactriane et de Kandahar. En 1525, il attaque l’Inde du nord, met fin au sultanat de Delhi et fonde l’Empire du Grand Moghol, ouvert aux cultures indienne et persane. Dès lors, l’Afghanistan va se retrouver au cœur des conflits opposant les Empereurs moghols et perses, notamment pour le contrôle de Kandahar.
A la fin du XVIIème siècle, l’Afghanistan est écartelé : l’est, dont Kaboul, appartient aux Grands Moghols, le sud et l’ouest aux Perses Séfévides (qui ont définitivement pris Kandahar aux Moghols en 1649) et le nord au khanat ouzbek de Boukhara. La répartition ethnique est à l’unisson : les Perses chiites sont les plus nombreux dans la région d’Hérat, tandis les autres régions sont dominées par des sunnites, des Ouzbeks turcophones au nord et des Pachtouns au sud de l’Hindou Kouch. Les Tadjiks persanophones, adeptes des deux religions, sont présents dans le nord et à Kaboul. La révolte va être déclenchée, au début du XVIIIe, par le peuple le plus nombreux, les Pachtouns, que les conquérants arabes répertorient comme « Afghans » depuis la fin du Xe siècle et qui ont donné leur nom à la région (en persan, Afghanistan signifie « pays des Pachtouns »). Probablement issus d’Asie centrale, ces Indo-Européens sont organisés en clans (« qawm ») et tribus, souvent guerrières, régies par un code d’honneur[2]. Elles sont regroupées en grandes confédérations, comme celle des Ghilzai. C’est un de leurs chefs, Mir Wais, qui prend la tête du soulèvement dans la région de Kandahar, excédé par le chiisme militant des Séfévides. Pour mettre fin à la rébellion, le shah de Perse arme les Abdali, des tribus pachtounes rivales habitant la région d’Hérat. L’opération est un échec puisque, non content de battre ses adversaires, le fils de Mir Wais s’empare de la capitale persane en 1721 et oblige même le shah à abdiquer en sa faveur.
Mais son règne et celui de son successeur sont écourtés par un Turcoman du Khorasan qui a conquis la réalité du pouvoir perse en 1736. Allié aux Abdali, Nadir Khan chasse les Ghilzai et s’empare de Kandahar deux ans plus tard. Sur sa lancée, il mène en 1739 une expédition en Inde, avec le concours de nombreux supplétifs afghans : le sac de Delhi s’accompagne de terribles massacres, mais aussi de la récupération d’immenses trésors tels que le « trône du paon » (symbole de la puissance moghole) et le diamant Koh-i-Noor (« montagne de lumière », devenu depuis un des plus prestigieux joyaux de la Couronne anglaise). Nadir étant mort assassiné huit ans plus tard, les rênes du pouvoir sont prises par un Abdali : chargé de protéger le trésor perse, Ahmad s’en empare, prend la tête de la cavalerie pachtoune et marche sur Kandahar où il se proclame shah, avec le titre de Durr-i-Durrani, « Perles des perles ». A compter de cette date, les Abdali deviennent les Durrani. Ayant soumis les Ghilzai et les autres tribus pachtounes, Ahmad constitue un Empire qui, depuis sa capitale, englobe l’est du Khorasan, la rive sud de l’Amou Daria, le bassin de l’Indus, ainsi que le Baloutchistan, revenu à l’heure des rivalités tribales (cf. Le Baloutchistan). Les querelles entre clans pachtouns n’ont pas pour autant disparu et l’équilibre de l’Empire est fragile. Pour y remédier, le fils d’Ahmad transfère sa capitale loin de Kandahar, à Kaboul (1776), mais les rivalités tribales reprennent de plus belle à sa mort, en 1793. L’État afghan se désintègre : l’émir de Boukhara reprend la Bactriane, les Sikhs du Pendjab s’emparent de Peshawar et des princes pachtouns rivaux règnent à Kaboul et à Hérat.
[1] Le Hazarajat (environ 200 000 km²) regroupe les provinces actuelles de Bamiyan, Ghour et Daikondi.
Au cœur des rivalités anglo-russes
Les rivalités entre puissances régionales vont faire de l’Afghanistan l’un des terrains majeurs du « Grand jeu » que se livrent deux grandes puissances européennes au XIXe siècle : d’un côté la Grande-Bretagne, qui souhaite créer des États tampons pour protéger ses possessions indiennes et de l’autre la Russie, qui étend son territoire en Asie centrale, tout en entretenant des relations privilégiées avec les Perses et avec l’émir de Kaboul, Dost Muhammad. A l’instigation de leur allié russe, les Perses font le siège de Hérat, mais doivent le lever après le débarquement de troupes anglaises sur la côte persane du Golfe. En 1839, Londres envoie une expédition qui prend tour à tour Kandahar, Ghazni et Kaboul, puis réinstalle sur le trône kabouli un ancien souverain déchu. Cette présence étrangère n’est cependant pas du goût des locaux qui se révoltent deux ans plus tard et tuent les représentants de Londres. Les Britanniques décident de se retirer en 1842, non sans dégât : plus de 16 000 d’entre eux, y compris des femmes et des enfants, sont tués ou faits prisonniers lors de l’attaque de leur convoi par les Afghans entre Kaboul et Jalalabad. Après une expédition de représailles en 1843, Londres abandonne la gouvernance du pays à Dost Muhammad, à condition qu’il aligne sa politique extérieure sur celle du Royaume-Uni ; en échange, il est autorisé à reconstituer l’unité afghane. C’est dans ce cadre qu’il récupère Kandahar et la rive sud de l’Amou-Daria dans la seconde moitié des années 1850 ; une douzaine d’années plus tard, c’est au tour de Hérat, après une nouvelle tentative d’occupation des Perses stoppée par les Britanniques.
A sa mort, en 1863, les fils de Dost Muhammad s’affrontent et l’Afghanistan bascule dans six ans de guerre civile, tandis que les Perses menacent à nouveau Hérat. Comme prévu quelques années plus tôt au traité de Paris, le shah iranien sollicite l’arbitrage de Londres pour délimiter la frontière entre son pays et l’Afghanistan. C’est l’objet de « la ligne Goldsmid », tracée en 1871, qui découpe notamment le Baloutchistan en zones d’influence britannique et perse (cf. Baloutchistan). De leur côté, les Russes ont avancé au Turkestan (cf. Asie centrale) et y ont imposé un protectorat à l’émir de Boukhara. Sur leur lancée, ils commencent à renouer des contacts en Afghanistan, ce qui pousse Londres à intervenir militairement : une deuxième guerre anglo-afghane commence en 1878. Lâché par le tsar, l’émir de Kaboul, Yaqub Khan, doit signer l’année suivante le traité de Gandomak qui fait de l’Afghanistan un quasi-protectorat du Royaume-Uni ; Kaboul doit également céder à Londres les confins pachtouns du nord-ouest, futures « zones tribales » du Pakistan (cf. ce pays). Cet abandon de souveraineté déclenche l’assassinat du consul anglais de Kaboul et de nouveaux affrontements qui se concluent par la défaite finale des insurgés à Kandahar, en septembre 1880. Après avoir envisagé de découper le pays en principautés, Londres décide finalement de l’attribuer à Abdur Rahman, un cousin du roi qui vivait en exil à Samarcande… sous la protection des Russes.
Surnommé « l’émir de fer », le nouveau souverain affirme l’autorité de l’Etat, en implantant des colonies pachtounes dans les territoires ouzbeks et tadjiks du nord, ainsi qu’en imposant l’islam aux « Nouristanis »[1]. Il confie également aux toujours turbulents Ghilzai la mission de mener le djihad contre les Hazaras, de confession chiite donc considérés comme hérétiques ; beaucoup de ces bergers, sans doute majoritaires dans le pays à l’époque, perdent leurs terres et sont vendus comme esclaves dans les années 1880 ou contraints à s’exiler en Iran ou au Baloutchistan[2]. C’est également à la fin de cette décennie qu’est arrêtée la frontière nord du pays, après que l’Empire russe a franchi l’Amou Daria et s’est emparé de la région de Pandjeh, au sud de Merv, en 1885. En novembre 1893, un tracé est arrêté avec les Indes britanniques : leur frontière de plus de 2 400 km est délimitée par « la ligne Durand » qui réattribue une petite partie du Baloutchistan aux Afghans mais qui, surtout, divise de facto les tribus et les villages pachtouns ; c’est ainsi que cinq millions de Pachtouns demeurent Afghans, tandis que six autres millions (les Pathans) passent sous la tutelle des Britanniques. Kaboul n’aura de cesse de dénoncer un découpage incompatible avec sa vision d’une frontière sur l’Indus[3]. Au nord, la vocation d’« Etat tampon » de l’Afghanistan, voué à freiner l’expansionnisme russe, se matérialise en 1895 : Abdur Rahman obtient le corridor de Wakhan, un étroit territoire montagneux de 10 000 km² qui sépare physiquement le Turkestan russe de l’Empire des Indes et donne à son pays une fenêtre sur le Turkestan chinois (l’actuel Xinjiang) : en revanche, l’Afghanistan a dû se plier à la pression de la Russie et céder à l’émir de Boukhara une partie du Pamir, le Haut-Badakchan[4], situé sur la rive droite du Piandj.
L’alignement d’Abdur Rahman sur Londres n’est cependant pas du goût des nationalistes afghans et vaut à son fils et successeur d’être assassiné en février 1919. Son frère Aman Allah lui succède, avec une toute autre vision : dénonçant les accords anglo-afghans, il fait franchir à ses troupes la passe de Khyber et leur fait occuper un village alimentant en eau des garnisons britanniques. En apparence purement frontalier, l’incident s’inscrit en réalité dans un plan plus vaste car, dans le même temps, le général afghan Nadir essaie de profiter d’une insurrection au Pendjab pour soulever les Pachtouns contre les Anglais. Londres réagit en déployant son armée des Indes qui, Sikhs en tête, prend militairement le dessus. Mais, soucieux de ne pas s’éterniser dans ce conflit, les Anglais privilégient rapidement la voie diplomatique : en août 1919, le traité de Rawalpindi reconnaît l’indépendance totale de l’Afghanistan, avec la passe de Khyber comme frontière[5].
[1] D’origine obscure (certaines sources en font des descendants d’Alexandre le Grand), ce peuple parlant des langues iraniennes était polythéiste et qualifié de Kafir (mécréant). Après sa conversion forcée à l’islam, le « Kafiristan » reçoit le nom de Nouristan (« terre de lumière »).
[2] Réhabilités en 1919, les Hazaras demeurent une communauté méprisée par les autres Afghans qui les considèrent comme une « cinquième colonne » de l’Iran… où ils ne sont pas mieux considérés, car jugés peu assidus dans leur pratique religieuse. Au Pakistan, ils sont persécutés par les extrémistes sunnites, notamment à Quetta.
[3] Malgré la reconnaissance formelle de l’Afghanistan par Londres, Kaboul n’a jamais reconnu la frontière élaborée par Sir Mortimer Durand, la qualifiant de « ligne imaginaire ». L’Afghanistan mettra ainsi en avant ses revendications sur le Pachtounistan oriental pour voter contre l’adhésion du Pakistan à l’ONU.
[4] Siège d’un khanat tadjik, fondé en 1657, le Badakhchan avait été conquis en 1873 par les Afghans.
[5] De l’autre côté de la frontière, l’insurrection des Pachtouns du Waziristan n’est matée qu’en décembre 1920.