Anatolie, ASIE

Turquie (Türkiye)

Héritière de l’Empire Ottoman, la République turque joue un rôle central, au carrefour de l’Europe, de la Russie, du Moyen-Orient et de l’Asie centrale.

783 562 km²

République présidentielle

Capitale : Ankara[1]

Monnaie : livre turque

83 millions de Turcs

[1] La plus grande ville est Istanbul.

La quasi-totalité (97 %) du territoire turc est située en Asie : l’Anatolie (l’Asie Mineure antique), le haut-plateau arménien et le nord de la plaine mésopotamienne. Mais les 3 % situés en Europe (Thrace orientale) réunissent 17 % de la population : à elle seule, la partie européenne de l’agglomération d’Istanbul, à l’ouest des détroits du Bosphore et des Dardanelles, représente un tiers de la population de la péninsule balkanique.

Comptant 7 200 km de côtes sur la mer Noire au nord, la mer de Marmara et la Méditerranée à l’ouest, la Turquie partage près de 2 650 km de frontières terrestres avec huit pays : l’Irak (plus de 350) et l’Iran (près de 500) à l’est ; la Syrie (plus de 820) au sud ; la Géorgie (plus de 250), l’Arménie (près de 270) et l’Azerbaïdjan (9 km avec l’enclave du Nakhitchevan) au nord ; la Grèce (près de 210 km) et la Bulgarie (240) à l’ouest. Le climat est extrêmement variable selon les régions : méditerranéen sur la côte sud, tempéré sur les bords de la mer Noire, continental avec des hivers enneigés et des températures négatives à l’est.

70 à 75 % des habitants sont d’ethnie turque, un peu moins de 20 % Kurdes (iranophones) et 6 à 11 % issus d’autres ethnies : Tcherkesses et Roms (autour de 2 % chacun), Turkmènes, Arméniens, Russes (moins de 1 % chacun).

L’islam sunnite (de large tradition soufie) est la religion ultra-majoritaire (70 à 85 %), loin devant l’alévisme (15 à 20 %, dont un tiers de kurdophones, cf. L’islam et ses chapelles).

SOMMAIRE

La Mosquée bleue d’Istanbul. Crédit : Abdil Wahid / Unsplash

Après avoir dissous le sultanat ottoman en novembre 1922, Mustafa Kemal instaure la République en octobre suivant, avec Ankara pour capitale. De type présidentiel, le régime s’appuie sur un parti unique (le Parti du peuple) qui est chargé de mener à bien les ambitions de modernisation du chef de l’Etat. Dans une volonté de rompre clairement avec le passé, impérial et islamique, du pays, il abolit le califat islamique[1] en mars 1924 : l’islam est placé sous le contrôle du Directorat des affaires religieuses (qui emploie les imams), la laïcité est inscrite dans la Constitution (en même temps qu’y disparait la reconnaissance de l’islam comme religion d’Etat), l’enseignement est laïcisé et toute référence à la charia disparait du droit civil ; le régime donne également le droit de vote aux femmes et renouvelle la langue nationale (bannissement des mots persans et arabes, introduction de l’alphabet latin)… Culturellement, il exalte en effet la culture turque, laquelle concerne désormais 85 % des habitants du pays, après l’élimination des Arméniens et des Grecs.

Seuls les anciens alliés kurdes s’opposent encore à la version kémaliste d’une nation unitaire et laïque. Organisés en tribus, ils parlent des langues iraniennes (cf. Kurdes) et sont largement adeptes du soufisme, voire de l’alévisme ; datant du premier peuplement turc en Anatolie au XIème siècle, cette religion syncrétique et panthéiste mêle des éléments de bouddhisme, de chamanisme et d’islam, notamment d’emprunts au chiisme orthodoxe des Qizilbash. Ravalés au rang de « Turcs des montagnes », les Kurdes se révoltent à multiples reprises dans les années 1920-1930. Leur mécontentement est d’autant plus grand qu’en 1923, à l’issue d’une guerre contre la Grèce, Kemal a renégocié en sa faveur les conditions du traité de Sèvres qui avait conduit au démembrement de l’Empire ottoman. Signé à Lausanne, ce traité entérine les reconquêtes turques des années précédentes et enterre les rêves d’indépendance des Kurdes et des Arméniens. A la différence des premiers, les seconds sont reconnus en tant que minorités, comme les Juifs et les Grecs orthodoxes, mais avec des droits plus théoriques que pratiques (notamment pour la construction de lieux de culte). La seule question laissée en suspens est celle des zones pétrolifères de Mossoul, que la Société des Nations attribue finalement à la Grande-Bretagne, en 1925, dans le prolongement du mandat qu’elle a déjà reçu sur l’Irak.

En 1936, Kemal – qui porte depuis deux ans le surnom d’Atatürk (« Turc père ») – enregistre un nouveau succès sur la scène diplomatique : il obtient, à Montreux, la fixation des conditions de navigation maritime internationale dans les détroits du Bosphore et des Dardanelles : les bateaux peuvent y circuler librement, sauf dans certaines situations de guerre dans lesquelles Ankara bénéficie d’un droit de regard. A la mort de Kemal, deux ans plus tard, son second Inönü lui succède. Il récupère le sandjak d’Alexandrette, au sud de la Cilicie, que les Français administraient dans le cadre de leur mandat sur la Syrie : afin d’éviter qu’Ankara ne bascule dans l’orbite hitlérienne, Paris et Londres laissent le territoire prendre son indépendance sous le nom de République du Hatay, puis voter son rattachement à la Turquie en 1939.

[1] Bien que confondus dans la personne du sultan Ottoman, le califat – pouvoir religieux – se distinguait du sultanat, pouvoir politique.


Une démocratie très instable

A l’issue de la 2ème guerre mondiale, durant laquelle elle est restée neutre, la Turquie s’engage dans un processus de libéralisation censé la rapprocher des Occidentaux, alors que l’URSS exerce de fortes pressions sur elle, à la fois pour récupérer certains territoires et réviser le statut des détroits. C’est dans ce cadre qu’Ankara adhère, en 1952, au Pacte atlantique ayant créé l’OTAN. Sur le plan intérieur, les confréries soufies interdites en 1925 (Naqshibendi, Kadiri, Mélami, Bektachis chiites, « derviches tourneurs » Mevlevi…) réapparaissent pour s’investir dans l’action sociale, tandis qu’un second parti, dit démocrate, est autorisé en 1946 et accède au pouvoir en 1950. Progressivement, il pratique une politique si pro-islamiste que l’armée décide d’intervenir en mai 1960, au nom de la préservation de l’héritage kémaliste. Les élections organisées en octobre 1961 ramènent le CHP[1] au pouvoir, sous la tutelle des militaires. En 1965, c’est le Parti de la justice (AP, successeur du Parti démocrate dissous) qui remporte les législatives. Mais sa prédominance au sein des milieux ruraux (80 % de la population) est rapidement entamée par une nouvelle formation affichant un discours ouvertement religieux : le Parti de l’ordre national. Fondé en 1969 par un ingénieur, Necmettin Erbakan, il est issu de la confrérie Naqshibendi, la plus importante et la plus respectueuse du Coran. Incapables de former des majorités stables, les gouvernements sont également contestés par les franges situées les plus à droite et à gauche d’une société turque confrontée à des difficultés économiques croissantes. La violence de ces mouvements radicaux conduit l’armée à intervenir de nouveau, en mars 1971 et à déposer le Premier ministre de l’AP, Süleyman Demirel. Rendu aux civils dès l’année suivante, le pouvoir est exercé par une alliance entre le CHP et le Parti du salut national (le parti qu’Erbakan a reformé, après que le précédent eut été dissous pour mise en danger de l’Etat laïc).

Mais l’instabilité, la crise économique et les violences demeurent : à partir de 1975, les rues des villes turques vont connaître cinq années d’affrontements meurtriers entre les milices d’extrême-gauche et les Loups gris d’Alparslan Türkes, un des auteurs du coup d’Etat de 1960, devenu ministre ; les combats font plus de 5 000 morts, dont 100 à 1 000 en décembre 1978 dans la ville méridionale de Kahramanmaras, à forte majorité alévie : pour empêcher que cette communauté, très attachée au laïcisme, ne s’allie avec les mouvements révolutionnaires, le pouvoir fait notamment appel aux « ülkücüs » (idéalistes) du mouvement ultranationaliste. C’est également en 1978 que nait, près de Diyarbakir, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), marxiste et séparatiste (cf. Kurdes).

Pour la haute hiérarchie militaire c’en est trop : prenant prétexte d’une manifestation islamiste en septembre 1980 à Konya, l’armée instaure la loi martiale, combat et emprisonne les extrémistes[2], dissout le Parlement et interdit les partis. Le pouvoir est rendu aux civils en 1983, via une nouvelle formation : le Parti de la Mère Patrie (ANAP), conduit par Turgut Özal, un expert des questions économiques, en partie d’origine kurde. Au passage, l’armée a contribué à écrire une nouvelle Constitution, moins libérale que celle de 1961. Adoptée en 1982, elle renforce la lutte contre le séparatisme et le terrorisme et réintroduit une disposition pourtant supprimée par Mustapha Kemal : l’obligation de l’enseignement religieux à l’école publique, afin de contrecarrer l’athéisme marxiste et de proposer, comme alternative, une vision turco-islamiste de la société. Cette politique est poursuivie par T. Özal, qui reconnait que la religion est une composante essentielle de l’identité nationale.

Entretemps, l’armée turque est intervenue à Chypre, en 1974, après le renversement, par le régime grec des colonels, du patriarche orthodoxe de Nicosie qui était chargé de gouverner l’île – indépendante depuis 1960 – dans le respect de ses deux communautés ethniques. En 1983, Ankara instaure une République turque de Chypre du nord (RTCN) qui continue à administrer la partie septentrionale, dans l’attente d’une hypothétique réunification avec la partie chypriote grecque, la seule qui soit reconnue sur le plan international : membre de l’Union européenne, elle y freine, comme la Grèce, la demande d’adhésion présentée par la Turquie en 1987.

Le début des années 1990 est marqué par l’instabilité des gouvernements au pouvoir : à droite, le DYP (Parti de la juste voie, successeur de l’AP) de Tansu Ciller et l’ANAP de Mesut Yilmaz sont à couteaux tirés, dans la continuité des rivalités ayant opposé leurs chefs, Demirel et Ozal, dans les années 1980. Pour trouver une majorité, l’ANAP doit se tourner vers l’historique Parti républicain du peuple (CHP) et même vers deux « dinosaures » antagonistes de la scène politique turque : le DSP (Parti démocratique de gauche) de Bülent Ecevit, vieil opposant de Demirel, et le MHP (Parti d’action nationale) de Türkes.

[1]Parti républicain du peuple, nouveau nom de la formation kémaliste

[2] Lourdement frappés, le Parti-front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C) et ses avatars Dev Yol (Voie révolutionnaire) et Dev-Sol (Gauche révolutionnaire) réapparaissent sporadiquement via des assassinats de forces de l’ordre ou d’hommes d’affaires et par des insurrections dans les prisons, où leurs détenus exercent un pouvoir souvent meurtrier.

Crédit : lewis.j.goetz / Unsplash

La montée en puissance de l’islam politique

Pour lutter contre le PKK, le pouvoir tire les leçons de l’échec global de ses miliciens « gardiens de village » et décide de jouer la carte de l’activisme islamiste, au risque qu’il ne devienne un danger pour la Turquie laïque. La sale besogne est confiée à un mouvement apparu aux début des années 1980 dans la préfecture de Diyarbakir, pourtant sous strict contrôle militaire : le Hizbullah kurde. Entre 1 500 et 3 000 personnes seront victimes d’assassinats jamais élucidés dans le sud-est anatolien[1]. Le sommet de cette dérive islamiste est atteint en juillet 1993 à Sivas, où plus de 10 000 intégristes musulmans affrontent les forces de l’ordre pour protester contre la venue d’un écrivain traducteur des Versets sataniques (un ouvrage vilipendé par l’Iran), à l’occasion d’un festival culturel dédié à un poète alaouite du XVIème siècle, pendu par les autorités ottomanes. Les affrontements font un trentaine de morts.

Cette montée en puissance de l’islamisme radical se concrétise aussi dans les urnes, puisque les municipales de 1994, puis les législatives de décembre 1995 consacrent un nouvel acteur : le Refah (Parti du bien-être) fondé en 1983 par Erbakan, après la dissolution de son Parti de salut national par les militaires. A Istanbul, la mairie est conquise par un quadragénaire issu des quartiers populaires de la ville, Recep Tayyip Erdogan. Malgré les tentatives des partis traditionnels de freiner l’ascension de cette formation islamo-conservatrice – par exemple en accueillant des religieux sur leurs propres listes ou en laissant le Hadep, gauche pro-kurde, mener campagne dans le sud-est anatolien – le Refah devance toutes les autres listes. Tout en conservant la fidélité des paysans anatoliens, électorat traditionnel des islamistes, le parti rallie aussi les suffrages des immigrants ruraux venus grossir les bidonvilles (« gecekondu » – i.e construits dans la nuit) des grandes métropoles[2] ; il ratisse aussi parmi la classe moyenne, lassée de la dégradation de son niveau de vie face à l’enrichissement rapide des élites et séduit même d’anciens militants de gauche, écœurés par la corruption de la classe dirigeante. Conformément à la tradition, le Président Demirel confie donc au chef du Rafah la mission de former un gouvernement, mais sans succès. Sous la pression de l’Etat-major, défenseur de la laïcité kémaliste, les frères ennemis de la droite ANAP et DYP font taire leurs querelles et conviennent de gouverner ensemble, avec l’appui ponctuel des partis de gauche. C’est cette coalition Anayol (« la voie principale » contraction des noms des deux partis) qui, en février 1996, signe un accord de coopération militaire totalement inédit avec Israël, prévoyant l’organisation de manœuvres conjointes en Méditerranée, l’entrainement d’aviateurs israéliens dans l’espace aérien turc et la contribution de l’aéronautique israélienne à la modernisation des avions d’Ankara.

Mais l’alliance gouvernementale turque est précaire et elle ne tarde pas à voler en éclats : au printemps 1996, des députés de l’ANAP soutiennent l’initiative du Refah d’ouvrir une enquête parlementaire contre Tansu Ciller, accusée de corruption et d’irrégularités dans la signature de contrats. Inversement, le DYP accuse Erbakan d’avoir bâti sa fortune en détournant notamment des fonds collectés par les islamistes en faveur de la Bosnie. Du coup, non seulement l’ancienne chef du gouvernement échappe à l’ouverture d’un enquête grâce au soutien des députés islamistes, mais le Refah et le DYP s’allient pour gouverner. Pour devenir Premier ministre, le chef du parti islamiste a dû amender singulièrement son programme électoral, notamment en faveur d’une économie libérale et d’investissements étrangers. Il est vrai que la situation économique du pays est délicate : à l’été 1996, le FMI presse Ankara de réformer la sécurité sociale et les impôts et de relancer les privatisations, pour éviter un dérapage inflationniste et une fuite des capitaux.

Politiquement, Erbakan envisage une série de réformes à caractère ouvertement religieux, telles que la suppression de la neutralité religieuse dans l’administration (où le foulard islamique est interdit depuis 1928) et l’aide à la construction de mosquées ; sur le plan diplomatique, il prône des relations privilégiées avec les pays musulmans. Au rang de ceux-ci figure la République islamique d’Iran, dont l’ambassadeur est renvoyé dans son pays, après avoir déclaré publiquement que les signataires d’accords avec Israël seraient punis par Allah. Les positions islamistes d’Erbakan entraînent une réaction sans ambiguïté des autorités kémalistes : en mars 1997, le Conseil national de sécurité (MGK, qui réunit autorités civiles et militaires) édicte vingt mesures destinées à freiner la montée de l’islamisme radical, dont une interprétation très stricte des lois interdisant le port du foulard et de vêtements religieux ; en mai suivant, le parquet de la Cour de Cassation ouvre une procédure visant à interdire le Refah, dont les activités sont jugées incompatibles avec la laïcité constitutionnelle de l’Etat. Face aux exigences de l’armée et aux défections de plus en plus nombreuses parmi ses alliés du DYP, la position d’Erbakan devient intenable et il doit se résoudre à démissionner en juin.

[1] Après la mort du chef du Hezbollah kurde en 2000 (opportunément criblé de trente balles par la police), des fosses communes seront trouvées dans tout le pays. Le chef de la police de Diyarbakir, très investi dans la lutte contre le mouvement, mourra assassiné un an plus tard.

[2] En trente ans, la population d’Istanbul est passée de 2 à 12 millions d’habitants.

Le mausolée d’Atatürk à Ankara. Crédit : caglar-oskay / Unsplash

La montée en puissance de l’islam politique

Le Président Demirel confie la formation du nouveau gouvernement à l’ancien Premier ministre M. Yilmaz qui obtient le concours du Parti de la Turquie démocratique (DTP, droite), du Parti de la Gauche démocratique (DSP) et même du CHP. La nouvelle équipe traduit en actes les décisions du MGK : en août 1997, le Parlement fait passer la scolarité obligatoire de cinq à huit années, entrainant de facto la fermeture des sections secondaires des « imam-hatip », les écoles religieuses qui, au départ, ne devaient former que les religieux. Au printemps suivant, le maire d’Istanbul est incarcéré pour « incitation à la haine », après avoir cité les propos d’un poète turc, promoteur du pantouranisme, comparant des minarets à des baïonnettes. En juillet, de nouvelles lois placent toutes les mosquées indépendantes sous le contrôle du Directorat des affaires religieuses et soumettent tout projet de construction à une autorisation spéciale.

Mais l’attelage au pouvoir n’est pas plus stable que les précédents : fin 1998, le CHP retire son soutien au Premier ministre, accusé d’avoir ignoré un rapport qui l’informait des liens existants entre un homme d’affaires influent et un chef mafieux. Yilmaz ayant dû démissionner, Demirel confie le soin de former le nouveau gouvernement à son vieil ennemi Ecevit, avec le soutien de l’ANAP et du DYP (réconciliés contre la promesse de refermer les dossiers compromettants pour leurs leaders respectifs). Le chef du DSP conduit un gouvernement jusqu’aux législatives d’avril 1999 qui rebattent largement les cartes : les nationalistes en sortent vainqueurs, aussi bien le DSP de gauche (en tête à l’ouest) que le MHP de droite (victorieux en Anatolie centrale) ; les deux formations bénéficient du recul du Fazilet (Parti de la vertu qui a succédé au Refah, dissous en 1998) et surtout du discrédit des partis de la droite traditionnelle. Quant au CHP, il ne parvint même pas à réunir les 4 % de scrutins nationaux indispensables pour avoir des élus (comme le Hadep kurde, malgré ses scores supérieurs à 50 % dans le sud-est anatolien). Associé à deux gouvernements dans les années 1970, le MHP se retrouve donc aux portes du pouvoir à la faveur du recentrage opéré depuis le décès de son chef historique : le parti affiche en effet son soutien à l’islam comme élément-clé du nationalisme turc et ses « Loups gris » patrouillent désormais pour le compte de la municipalité islamiste d’Ankara, après avoir fait le coup de poing contre l’Asala arménienne et les séparatistes kurdes. De fait, le MHP appartient au gouvernement que le DSP forme au lendemain des élections : idéologiquement opposés, les deux partis n’en partagent pas moins les mêmes valeurs nationalistes (négation du problème kurde et méfiance vis-à-vis de l’Europe) et sont partisans d’un dirigisme de l’Etat en matière économique.  

Demirel n’ayant pas été autorisé à exercer un second mandat présidentiel, malgré le soutien d’Ecevit, les cinq formations représentées au Parlement s’accordent, au printemps 2000, pour élire un « non politique », en l’occurrence le Président de la Cour Constitutionnelle Ahmet Necdet Sezer. Ce juge laïc fait rapidement la preuve de son indépendance d’esprit en s’opposant, l’été suivant, à un texte gouvernemental qui prévoyait le renvoi des fonctionnaires soupçonnés d’islamisme ou de séparatisme kurde, puis en dénonçant le manque de volonté du pouvoir à lutter contre la corruption. De son côté, le gouvernement est affaibli par les hospitalisations répétées de B. Ecevit. Il doit finalement se résoudre à convoquer des élections anticipées qui se traduisent, en novembre 2002, par la disparition totale des partis conservateurs traditionnels (le DSP dépasse tout juste les 1 %) : aucune des formations ayant eu des élus en 1999 n’en obtient cette fois, pas plus que les trois issues de leurs scissions diverses. Du fait du relèvement à 10 % du seuil d’obtention d’élus, 45 % des électeurs se retrouvent sans représentation parlementaire. 34 % des voix et les deux tiers des sièges vont à un nouveau Parti de la justice et du développement (AKP) fondé par l’aile moderniste du Fazilet, après sa dissolution par la Cour constitutionnelle, pour les mêmes motifs que le Refah[1] ; le tiers restant est détenu par le CHP et quelques indépendants. Dans un premier temps, un gouvernement restreint est formé par Abdullah Gül, le n°2 du nouveau parti qui se présente comme « démocrate musulman », défendant à la fois l’islam et le panturquisme. En mars 2003, il s’efface au profit de son leader, redevenu éligible : nouveau Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan bénéficie d’un renfort de poids, celui de l’imam Fethullah Gülen, tenant d’un islam traditionnel, mais nationaliste, démocrate et ouvert sur le dialogue interconfessionnel (ce qui lui vaudra, ultérieurement, d’être accusé d’œuvrer pour Israël) ; sa confrérie Himzet (« service ») est très investie dans l’action éducative et les médias.

Crédit : david monje / Unsplash

La politique économique et sociale menée par l’AKP, en particulier dans les villes qu’il dirige, lui assure un large succès aux législatives anticipées qu’il a convoquées, en juillet 2007, en vue de renforcer sa position face à l’armée et aux institutions kémalistes. Le pari est réussi puisque le parti islamo-conservateur – qui a largement rajeuni, féminisé et libéralisé le profil de ses candidats – remporte plus de 46 % des voix, l’emportant autant dans les milieux d’affaires que dans les milieux modestes et obtenant la majorité du vote kurde et des communautés non musulmanes. S’il n’obtient pas les deux tiers des sièges qui lui permettraient de réformer seul la Constitution, l’AKP parvient en revanche à surmonter les oppositions qui faisaient jusqu’alors obstacle à l’élection de Gül à la Présidence de la République. Élu par le Parlement, le nouveau Président s’engage à défendre la laïcité, tout en expliquant qu’elle doit assurer « la liberté pour différents modes de vie » : ceci est vécu comme le franchissement d’une ligne rouge par les kémalistes, pour lesquels le mode de vie islamique doit être combattu puisque réactionnaire. En 2008, la Cour constitutionnelle ouvre d’ailleurs une enquête en vue d’interdire l’AKP pour « activités anti-laïques » (comme l’ont été ses prédécesseurs), mais sans succès : le parti s’en sort avec une simple condamnation financière.

En septembre 2010, l’AKP franchit une nouvelle étape en organisant, trente ans jour pour jour après le dernier coup d’État militaire, un référendum modifiant vingt-six articles de la Constitution élaborée par les putschistes en 1982. 58 % des votants accordent un « oui » global à un texte portant sur des sujets aussi disparates que la nomination des magistrats, la suppression de l’immunité pour les auteurs de coup d’État ou l’impossibilité pour la justice de dissoudre un parti sans accord du Gouvernement… Le vote entérine aussi la partition politique du pays, puisque le « oui » l’emporte largement en Anatolie et dans les banlieues populaires des grandes villes, le « non » dans les bastions kémalistes de l’ouest et du sud et l’abstention en zones kurdes (où le HDP, Parti pour la démocratie du peuple avait appelé au boycott).

Aux législatives de juin 2011, l’AKP renouvelle sa performance électorale de 2007, en frôlant un nouvelle fois la majorité des deux tiers au Parlement. L’islamisation progressive du pays se concrétise aussi par le développement du port du voile dans l’espace public (dans le privé, l’appréciation est laissée à chaque entreprise) : en octobre 2010, le Haut conseil des recteurs demande aux Présidents d’Universités de ne plus refuser les étudiantes voilées, tandis que l’épouse du Président Gül apparaît coiffée d’un voile, lors de la fête de la République. En janvier 2013, le Conseil d’État abroge la loi interdisant le port de cet élément vestimentaire dans les palais de justice.

[1] L’aile plus conservatrice de l’ex-Fazilet fonde le Parti de la félicité (SP).

Istanbul. Crédit : anna berdnik / Unsplash

De la contestation au raidissement

L’intervention croissante du pouvoir dans la vie quotidienne finit par indisposer les populations urbaines les plus éduquées. En mai 2013, un gigantesque projet urbain déclenche un mouvement de protestation à Istanbul. Réunissant la société civile et la jeunesse, les syndicats, des militants kémalistes et d’extrême-gauche, le mouvement gagne de nombreuses villes, y compris Ankara où, quelques jours plus tôt, une loi avait restreint la consommation d’alcool, tandis que la municipalité islamiste appelait les citoyens « à adopter un comportement conforme aux valeurs morales ». La tension est également très vive dans la communauté Alévie, après l’annonce d’Erdogan que le troisième port sur le Bosphore porterait le nom du sultan Sélim 1er, responsable du massacre de leurs « ancêtres » Qizilbash au début du XVIème siècle[1]. Cette crise fait apparaître de profondes divergences entre le Président Gül, partisan de la négociation, et son Premier ministre Erdogan qui, à l’approche de l’élection présidentielle, veut confirmer sa stature d’homme d’État et fait évacuer manu militari les manifestants ayant investi la place Taksim d’Istanbul. Politiquement, le gouvernement ménage les différentes composantes de son électorat : en septembre, il annonce un nouveau « paquet démocratique » en faveur de la langue kurde et des autres dialectes, mais aussi d’une pratique plus libre de l’islam, permettant par exemple aux fonctionnaires de porter le foulard islamique ou la barbe. En novembre, le port du voile est autorisé au Parlement… de même que celui du pantalon pour les femmes.

L’année 2013 se termine par un scandale retentissant, avec la mise en cause d’une cinquantaine de dirigeants et d’hommes d’affaire proches du pouvoir (dont trois fils de ministres) pour des faits de corruption, notamment immobilière. Erdogan réplique en démettant des dizaines de responsables policiers, accusés d’excès de zèle, mais doit néanmoins se résoudre à purger la moitié de son gouvernement… tout en y faisant entrer des membres de sa garde rapprochée : l’organisateur de la répression de la place Taksim est promu à l’intérieur, un théologien islamiste à la justice… Le pouvoir met en cause la confrérie de l’imam Gülen, qu’il accuse d’avoir noyauté les institutions et dont il projette de fermer les écoles religieuses : l’ancien fidèle soutien d’Erdogan, acteur zélé de la réislamisation de la société (au point d’avoir dû s’exiler aux États-Unis en 1999 pour fuir les accusations d’activités anti-laïques) est en effet tombé dans le collimateur du Premier ministre, depuis qu’il l’accuse de dérive autoritaire. Le régime se livre à une vaste purge dans les milieux gülenistes, en particulier parmi les responsables de la police ayant occupé des postes clés lors de l’enquête anti-corruption de fin 2013.

En août 2014, Erdogan enregistre son huitième succès électoral consécutif en devenant Président de la République, élu pour la première fois au suffrage universel direct : avec près de 52 % des suffrages, il devance l’opposition CHP-MHP pour une fois unie et le candidat de la mouvance kurde. Sitôt élu, le nouveau Président se recueille à la mosquée stambouliote d’Eyüp, là où les sultans Ottomans prêtaient autrefois serment et recevaient l’épée du fondateur de la dynastie. En octobre, il inaugure son « Palais blanc » en banlieue d’Ankara, ayant refusé de résider à Cankaya, au centre de la capitale, où Atatürk et tous ses successeurs avaient demeuré jusqu’alors. Le nouveau siège présidentiel est une parfaite synthèse des ambitions d’Erdogan : un ensemble de plus de onze cents pièces, vaste comme quatre Versailles, mélange d’architecture et de décoration ottomanes et seldjoukides, construit à proximité de l’ancienne ferme d’Atatürk[2].

Pour autant, Erdogan ne transforme pas l’essai aux législatives qui suivent, en juin 2015. Avec moins de 41 %, l’AKP est loin des deux tiers de sièges qui lui permettraient de réviser la Constitution, en vue d’accroître les pouvoirs présidentiels. Il perd même sa majorité absolue au Parlement : le parti est notamment victime de la percée du HDP qui, avec 13 %, a réussi à se faire le porte-voix de toutes les minorités ethniques, religieuses et sociales de la Turquie, au point de laisser apparaître des drapeaux turcs dans ses meetings et même le portrait d’Atatürk aux côtés de ceux d’Ocalan. Signe de sa mue, la formation pro-kurde accepte même de participer au gouvernement intérimaire qui est formé jusqu’à la tenue de nouvelles législatives. Mais les deux ministres Alévis du HDP quittent le gouvernement après moins d’un mois de présence, compte-tenu de la campagne menée par le gouvernement : il empêche d’émettre des chaînes de télévision appartenant à Gülen, après avoir fait intervenir l’armée contre les séparatistes kurdes et les djihadistes de l’État islamique en Syrie, pour faire jouer la fibre nationaliste turque ; les coups de filet touchent également les milieux d’extrême-gauche, déclenchant des affrontements meurtriers dans le quartier stambouliote de Gazi[3].

La politique suivie par Erdogan est un succès, puisque l’AKP retrouve sa majorité absolue en novembre, avec plus de 49 % des voix, récupérant en particulier le vote des chefs religieux et claniques kurdes du sud-est anatolien. S’il n’a pas réussi à atteindre l’objectif des deux tiers des sièges nécessaires à une révision constitutionnelle, le parti islamo-conservateur est en revanche parvenu à récupérer l’appui du très laïc MHP, dont une partie de la base s’inquiète pourtant de la dérive islamiste du régime. En juillet 2016, la course d’Erdogan vers des pouvoirs renforcés est toutefois menacée, quand une partie de l’armée, dirigée par des officiers de la gendarmerie et de l’aviation, s’empare de points stratégiques à Istanbul et Ankara, à l’aide de chars, d’avions et d’hélicoptères. Mais l’état-major reste fidèle au pouvoir en place, de même que la population qui descend dans la rue. Au terme de combats ayant fait près de trois cents morts, policiers, civils et putschistes, la tentative de coup d’Etat échoue. Le régime procède à des milliers d’arrestations et limogeages, notamment de « gülenistes », dans l’armée (un tiers de l’état-major est remplacé) mais aussi au sein de la justice, de l’enseignement, de l’administration (y compris religieuse), de la presse… De nouvelles mesures sont prises en octobre suivant : arrestation et remplacement de dirigeants et élus kurdes, restriction de liberté des avocats, nomination des recteurs d’université jusqu’alors élus, prise de contrôle de journaux d’opposition…

[1] Ne faisant aucune discrimination entre hommes et femmes, les Alévis sont considérés comme « immoraux » par les autres musulmans. Ils sont également très attachés au laïcisme, y compris au culte d’Atatürk.

[2] Les visiteurs y sont accueillis par une garde d’honneur de seize guerriers en cotte de mailles, censés représenter les seize empires turcophones ayant existé en deux mille ans.

[3] En mars 2016, neuf groupes léninistes et maoïstes turcs, tels que la TiKKO (Armée de libération des travailleurs et des paysans), annoncent leur volonté de soutenir la lutte des séparatistes kurdes, y compris en Syrie.  


Un autoritarisme croissant

C’est dans ce contexte que dix-huit amendements constitutionnels, votés par le Parlement, sont soumis à référendum en avril 2017 et adoptés à un peu plus de 51 %. Le « oui » l’emporte en Anatolie rurale et sur les bords de la Mer noire mais, dans les grandes villes, les régions les plus dynamiques économiquement et le sud-est à majorité kurde, c’est le « non » qui arrive en tête. Mettant en exergue la validation de 1,5 million de bulletins douteux (soit l’écart entre les deux mentions), l’opposition demande l’annulation du scrutin, mais en vain. Deux dispositions entrent d’emblée en vigueur : la possibilité pour le chef de l’État de présider son parti (ce qu’il fait dès le mois suivant), ainsi que le Haut conseil désignant les juges et les procureurs. L’application des autres mesures est prévue en 2019 : suppression du poste de Premier ministre et nomination par le Président de tous les ministres et des vice-Présidents, possibilité de gouverner par décret et de dissoudre le Parlement, nomination de la majorité des hauts magistrats (en particulier de la honnie Cour constitutionnelle), droit de proclamer l’état d’urgence… Élu tous les cinq ans, comme le chef de l’État, le Parlement n’exercera plus qu’un contrôle qu’a posteriori sur l’action gouvernementale et ne pourra déclencher une enquête contre le Président de la République qu’à la majorité des 3/5ème. Avec cette révision, les compteurs présidentiels sont également remis à zéro, de sorte qu’Erdogan pourrait briguer deux nouveaux mandats successifs à partir de novembre 2019.

Le « reis » (chef) islamo-conservateur se retrouve ainsi à la tête d’un régime dont l’autoritarisme se rapproche d’Atatürk (dont il reprend d’ailleurs le titre de « baskomutan », commandant en chef), tout en faisant la chasse aux du kémalisme : ainsi, pour la première fois, des pièces de monnaie – à l’effigie des martyrs du coup d’Etat avorté – sont frappées sans comporter le portrait de Mustafa Kemal. La purge contre les gülenistes ne faiblit pas davantage, d’autant plus qu’ils sont accusés d’avoir commandité l’assassinat de l’ambassadeur russe à Ankara, en décembre 2016, afin d’empêcher tout rapprochement avec Moscou sur le dossier syrien. Le total des purges effectuées depuis le putsch a entraîné le limogeage de 160 000 fonctionnaires et l’arrestation de plus de 40 000 personnes[1], qui ne trouvent de place en prison qu’après la libération de détenus de droit commun. Les années suivantes, les services turcs procèdent même à des arrestations dans quelques-uns des cent-soixante pays d’implantation du réseau Gülen, au Kosovo, au Gabon, en Indonésie, au Kenya… Le pouvoir accentue également sa politique de réislamisation de la société : autorisation du port du voile (dans la fonction publique et l’enseignement, dès la 6ème), cours d’initiation obligatoires à l’islam sunnite (sauf pour les juifs et chrétiens), ouverture de salles de prières dans les Universités, expansion des « imam hatip »… En 2016 toutefois, il échoue à faire voter une loi qui exonérait de poursuites les agresseurs sexuels de mineures épousant leurs victimes.

Fort de la victoire du « oui » au référendum constitutionnel, Erdogan avance de dix-huit mois les élections générales, modifiant au passage quelques règles électorales (nomination des présidents de bureaux de vote par le gouvernement, validation de bulletins non signés par des assesseurs, …). Pour s’organiser, l’opposition se regroupe mais ne parvient pas, en revanche, à obtenir le ralliement de l’ancien Président Gül, pourtant devenu adversaire résolu du « reis ». Celui-ci est réélu en juin 2018, avec un peu plus de 52 % des voix dès le premier tour. Il conserve également une large majorité au Parlement, fort d’une alliance qui s’est renforcée avec le MHP : au fil des années, celui-ci a tempéré son discours ultra-laïc, tandis que l’AKP mâtinait son conservatisme religieux d’accents nationalistes.

Le socle électoral de l’AKP n’en reste pas moins inférieur à celui de son leader. En témoignent le résultat des municipales de mars 2019 : toujours allié au MHP, le parti présidentiel reste certes majoritaire au niveau national (avec 44 %, l’emportant notamment dans plusieurs villes kurdes), mais il perd plusieurs grandes agglomérations, dont Ankara et Istanbul, face à la coalition constituée par le CHP et le Bon parti (iYi, des ultranationalistes laïcs ayant quitté le MHP à l’automne 2017). Ces pertes sont d’autant plus difficiles à digérer que la capitale économique du pays était aux mains des islamistes depuis vingt-cinq ans et qu’elle a servi de tremplin à l’ascension politique d’Erdogan. Avec l’appui de la Haute Commission électorale, le pouvoir parvient d’ailleurs à faire invalider l’élection du nouveau maire d’Istanbul[2], mais la manipulation échoue : en juin, le candidat du CHP l’emporte encore plus largement qu’en mars. C’est le premier revers électoral d’Erdogan depuis 2002 et il a un goût d’autant plus amer qu’il s’était fortement investi dans la campagne électorale : pour essayer de faire oublier la forte dégradation de l’économie, il avait notamment joué la carte de l’islam, en promettant de rendre son statut de mosquée à Sainte-Sophie (ce qu’il obtiendra finalement en 2020[3]).

Conjuguée à la crise économique et aux problèmes syriens au moins 3,5 millions de Syriens ont trouvé refuge en Turquie), cette défaite provoque le départ de plusieurs cadres fondateurs et dirigeants de l’AKP qui dénoncent la transformation du parti en « entreprise familiale » (référence à la place croissante occupée par le gendre du reis, devenu ministre de l’Économie). Le chef de l’État continue également à se méfier des ambitions susceptibles de naître chez les militaires, y compris ceux l’ayant soutenu en 2016 : en témoigne la rétrogradation du chef de la marine, en mai 2020 ; il était pourtant membre du camp dit eurasien, proche du MHP, qui avait su convaincre Erdogan de s’éloigner de l’Occident pour se rapprocher de la Russie et de la Chine. Au printemps 2022, le pays impose son nom turc (Türkiye) dans toutes les instances internationales, afin d’en terminer avec un nom qui, en anglais, est aussi celui d’une volaille. Au mois de juin, en pleine guerre entre la Russie et l’Ukraine, Ankara pose ses conditions aux demandes d’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN : l’extradition de membres du PKK et du Fetö (le nom donné à la confrérie Gülen) réfugiés sur leur sol.

En octobre, à huit mois d’élections jugées délicates pour Erdogan, une nouvelle loi punit de prison la diffusion d’informations jugées « contraires à la vérité », alors que le pays figure déjà en queue de peloton mondial en matière de liberté d’informer. En décembre, la même démarche conduit la justice à condamner à deux ans de prison et inéligibilité le maire CHP d’Istanbul, jugé coupable d’avoir insulté des responsables : il avait mis en cause l’impartialité de la Cour électorale qui avait invalidé sa première élection en 2019.

En novembre, un attentat au colis piégé fait une demi-douzaine de morts sur une des plus grandes artères commerciales d’Istanbul. Le pouvoir met en cause les Kurdes du nord de la Syrie, bien que la suspecte apparaisse plutôt liée à des groupes syriens supplétifs des Turcs. N’étant pas parvenue à chasser le PKK et ses affidés de leurs territoires syriens frontaliers de la Turquie, faute de feu vert des Américains et des Russes, l’armée turque lance l’opération « Griffe armée », consistant à bombarder des positions kurdes du nord de la Syrie et de l’Irak. Les YPG syriens répliquent par des tirs d’obus sur des zones turques frontalières. Plus que jamais soucieuse de favoriser une réconciliation entre Ankara et Damas, la Russie organise, à la fin de l’année, une rencontre entre les ministres syrien et turc de la Défense, la première de ce niveau depuis 2011. La question kurde provoque aussi des tensions au sein de l’Alliance du peuple, la coalition d’une demi-douzaine de formations opposées à Erdogan, dont deux fondées par des anciens ministres influents de ses gouvernements : les composantes les plus nationalistes de cette « Table des six » excluent tout accord électoral avec le HDP, qui a constitué une Alliance du travail et de la liberté avec plusieurs petites formations d’obédience marxiste.

En février 2023, deux séismes viennent rappeler la forte imbrication existant entre le sud-ouest anatolien et le nord-ouest syrien. Parties de la région de Gaziantep, les secousses font plus de 44 000 morts côté turc. La catastrophe, qui a touché 15 % de la population (citadine à 80 %), alimente les critiques contre le pouvoir, accusé d’impéritie dans l’organisation des premiers secours, mais surtout de laxisme vis-à-vis des acteurs du BTP. Engagé dans un ambitieux programme immobilier, depuis le séisme survenu en 1999 dans la région de Marmara (18 000 morts), le régime d’Erdogan a laissé construire des milliers d’habitations avec des matériaux et des méthodes de mauvaise qualité, sans respect des normes antisismiques.

Espérant tirer profit de cette situation, la « Table des six » finit par investir, non sans mal, un candidat commun : le chef du CHP, un septuagénaire de confession alévie, originaire du Dersim à majorité kurde. Ce choix conduit le HDP et ses alliés à ne pas présenter de candidat contre Erdogan et même à soutenir son principal opposant. Anticipant une éventuelle dissolution, le parti kurde choisit par ailleurs de concourir aux législatives sous une nouvelle étiquette, le Parti de la gauche verte (YSP). Tandis que le chef de l’opposition, ancien haut fonctionnaire, parvient à obtenir le soutien des conservateurs religieux du Parti de la félicité, le chef de l’État rallie les islamistes kurdes du Hüda Par (Parti de la cause libre) et les fondamentalistes du Yeniden Refah (YRP, Parti du bien-être social, fondé par le fils d’Erbakan). A la tête d’un « parti-Etat » versant forces subsides à ses douze millions de membres, Erdogan multiplie les gestes et les promesses électorales : titularisation de centaines de milliers de vacataires de la fonction publique, abaissement de l’âge de la retraite, augmentation du salaire minimum, construction de logements sociaux, baisse des prix de l’énergie (facilitée par la mise en service d’un important gisement de gaz en mer Noire)… Il bénéficie par ailleurs d’une couverture médiatique publique soixante fois supérieure à celle de son adversaire.

Le pari du « reis » s’avère réussi puisque, à défaut d’être réélu dès le premier tour, il y obtient plus de 49 % des suffrages contre un peu moins de 45 % à son principal concurrent ; le reliquat va au candidat de l’Alliance ancestrale, un dissident ultranationaliste du MHP qui décide d’apporter un soutien au Président sortant, lequel est élu avec plus de 52 % au second tour. Bénéficiant d’une participation supérieure à 85 %, due à un fort réflexe nationaliste et anti-kurde, le succès d’Erdogan est conforté par la victoire de ses partisans aux législatives : son Alliance populaire décroche en effet la majorité absolue des sièges au Parlement avec plus de 49 % des suffrages, le recul de l’AKP (à 36 %) et la stagnation du MHP étant presque compensés par la progression de leurs alliés islamistes. Dans l’opposition, l’Alliance de la nation obtient 35 %, tandis que la gauche kurde enregistre un léger reflux, à un peu plus de 10 %. L’opposition l’a emporté dans les grandes villes, sur la côté méditerranéenne et dans le sud-est kurde, mais le « reis » a fait le plein partout ailleurs : dans le centre, sur les bords de la mer Noire et même dans les zones frappées par le dernier séisme. Il a rallié des Turcs méfiants vis-à-vis d’une opposition disparate et soucieux d’unité nationale, un siècle exactement après la fondation de la République : présents dans toutes les coalitions, les partis les plus nationalistes (MHP, Bon Parti et Parti de l’Avenir dans l’Alliance de la nation, Partis de la victoire et de la justice de l’Alliance ancestrale, Parti de la patrie…) réunissent un quart des suffrages.

Erdogan leur donne des gages en prévoyant de rapatrier au moins un million de réfugiés syriens dans leur pays, au sein des enclaves que contrôle la Turquie et où elle favorise l’usage de la monnaie et de la langue turques. En septembre, les supplétifs des Turcs en Syrie profitent des difficultés des FDS pro-kurdes (cf. Syrie) pour essayer de récupérer des territoires, tandis que l’armée d’Ankara continue de pilonner des positions du PKK en Irak. Le mouvement kurde réplique par un attentat-suicide à Ankara, à proximité du Parlement.

En octobre, la rive européenne d’Istanbul enregistre un évènement : l’entrée en service de la première église construite dans le pays depuis l’instauration de la république cent ans plus tôt ; de rite syriaque, elle est inaugurée en présence d’Erdogan lui-même.

En mars 2024, malgré le fort engagement du ‘reis’, l’AKP subit un revers cinglant aux municipales : non seulement, le CHP – qui concourait seul, en dehors de toute alliance – conserve Istanbul, Ankara et Izmir, mais il gagne aussi Bursa et Antalya, les quatrième et cinquième villes turques, et progresse sur les bords de la mer Noire et au cœur de l’Anatolie, bastions traditionnels de l’AKP. Avec près de 38 % des voix et deux points d’avance sur la formation présidentielle, le parti kémaliste redevient même le premier du pays. Ses maires contrôlent près des deux-tiers de la population, contre 23 % à l’AKP (qui sauve quelques fiefs tels que Konya, Erzurum et Trabzon) et 7 % au DEM pro-kurde qui, malgré des fraudes, arrive en tête dans plusieurs grandes villes du sud-est, dont Diyarbakir. Le reste va au MHP, ainsi qu’au YRP, qui progresse fortement au détriment de l’AKP et devient le troisième parti du pays. Cette fois, le régime ne conteste quasiment pas les résultats et Erdogan laisse même entendre que ce scrutin pourrait être son dernier.

[1] La purge touche aussi des milliers de militants kurdes, y compris des députés et des élus municipaux.

[2] En revanche, la HCE ne remet pas en cause les trois autres scrutins organisés, le même jour et aux mêmes endroits dans la ville, notamment celui des maires de quartier, qui ont tous été gagnés par l’AKP.

[3] En juillet, le Conseil d’État annule la décision d’Atatürk qui, en 1934, avait fait de Sainte-Sophie un musée. Les touristes pourront continuer à la visiter, mais en dehors des heures de prière musulmane.

Crédit : Meric Dagli / Unsplash

Armée et islam : je t’aime moi non plus

Garante de l’héritage kémaliste, la hiérarchie militaire a joué un rôle majeur dans les dissolutions successives des partis d’obédience islamiste, pour non-respect de la laïcité de l’Etat. Inversement, plusieurs affaires vont la mettre en cause, une fois l’AKP parvenue et confortée au pouvoir. En juillet 2008, un gigantesque coup de filet policier met à jour une des incarnations de ce que les Turcs appellent « l’Etat profond » : la cellule ultranationaliste Ergenekon, du nom du lieu de naissance supposé de la nation turque, en Asie centrale. Héritière des groupes anticommunistes créés durant la guerre froide et reconvertis, depuis, dans la lutte contre le séparatisme kurde et les « ennemis intérieurs », elle est dirigée par deux généraux à la retraite et soupçonnée de plusieurs méfaits : projets de coups d’Etat en 2003 et 2004, violences en 2006 contre des juges, des journalistes ou des missionnaires chrétiens, destinées à semer le chaos dans le pays. Près de trois-cents personnes (militaires, mais aussi politiciens, journalistes, universitaires) sont progressivement écrouées dans le cadre d’une affaire, qui apparait comme une riposte du pouvoir aux juges kémalistes qui essaient de faire interdire l’AKP. Le verdict tombe en août 2013 : plus de deux-cent cinquante condamnations sont prononcées, dont une quinzaine à la détention à vie.

Entretemps, plusieurs affaires impliquant des militaires ont été dévoilées en 2009 : la découverte d’un stock d’armes clandestin ou encore l’arrestation de deux officiers « planquant » devant le domicile du vice-Président de la République. En janvier 2010, un nouveau complot (Balyoz, « marteau de forge ») datant de 2003 est dévoilé : il consistait à commettre des attentats contre des mosquées et à abattre des avions grecs en mer Egée, afin de déclencher une réaction nationaliste de la population. Quelque deux-cents cinquante militaires, d’active et de réserve (dont les anciens chefs de l’aviation et de la marine) sont arrêtés, ce qui entraîne la démission du chef d’Etat-major et des chefs des trois armes en juillet 2011 : tous affirment que ce qui a été présenté comme une tentative de coup d’Etat était en réalité un exercice. Pourtant, les arrestations au plus haut niveau militaire se poursuivent les mois suivants. En septembre 2012, plus de trois-cents condamnations sont prononcées, dont certaines à vingt ans de détention, en dépit d’incertitudes sur la réalité du complot : entre autres bizarreries, le fichier décrivant le complot en 2003 aurait été rédigé avec un logiciel n’existant pas encore !

Un apaisement vis-à-vis de l’armée intervient toutefois en avril 2016, quand la Haute Cour d’appel casse toutes les condamnations prononcées dans l’affaire Ergenekon. Mais les tensions restent vives comme en témoignent la tentative de coup d’Etat de juillet 2016 et les arrestations massives de militaires qui s’en suivent. En avril 2021, des amiraux en retraite sont arrêtés, dont le concepteur de la théorie de la « Patrie bleue » (cf. Encadré sur la diplomatie) : tous dénonçaient le caractère de moins en moins laïc de l’armée, ainsi que le projet gouvernemental de creuser un canal entre la mer de Marmara et la mer Noire, afin de s’affranchir du passage par le Bosphore et de sortir par la même occasion de la convention de Montreux régissant le trafic dans les détroits depuis 1936.

Une marche difficile vers « l’état de droit » européen

En septembre 2001, puis en août 2002, la Turquie apporte des assouplissements à sa Constitution, afin de répondre aux attentes de l’Union européenne et d’augmenter ainsi ses chances d’y accéder, perspective alléchante pour une économie exsangue. Parmi les nouvelles mesures figurent l’abolition de la peine de mort (sauf en temps de guerre), la fin des restrictions au droit de manifester, la suppression des peines infligées pour critiques de l’armée… 
En janvier 2002, le code civil de 1926 – déjà considéré comme progressiste pour un pays musulman – est modernisé, essentiellement au profit des femmes : elles deviennent les égales de l’homme dans le mariage, n’ont plus besoin de son autorisation pour travailler, la communauté de biens devient le régime matrimonial par défaut et les enfants nés hors mariage accèdent aux mêmes droits que les autres. Enfin, l’âge du mariage est fixé à 18 ans minimum et les unions consacrées uniquement devant un imam sont considérées comme illégales.
En juin et juillet 2003, le Parlement adopte un nouveau « paquet » d’harmonisation avec les règles en vigueur dans l’UE, dont l’abolition de l’article 8 de la loi anti-terroriste et l’autorisation de diffusion des langues régionales par les médias privés (toujours pas en vigueur sur les chaînes d’Etat), la limitation des pouvoirs du Conseil de sécurité nationale… Bien qu’elle ne conteste pas l’opportunité d’adhérer à l’UE, l’armée voit d’un mauvais œil la disparition de ses prérogatives (telle que la nomination du Secrétaire général du MGK qui est transférée au Premier ministre), ainsi que le franchissement éventuel des « lignes rouges du kémalisme ». En juin suivant débute la diffusion de langues non turques sur des télévisions et radio nationales : le bosniaque, suivi de l’arabe, du tcherkesse, du laze et des langues kurdes (kurmandji et zaza). En novembre 2003, un rapport de la Commission européenne (sur l’élargissement de l’UE) conclut toutefois que ces différentes réformes « ont produit des effets pratiques limités » et que « leur exécution a été lente et irrégulière ».
De fait, la critique de « l’identité turque » (remplacée par « la nation turque » en 2008), de l’armée et des institutions, reste passible de prison : plusieurs intellectuels en font l’expérience en 2005, dont un romancier ayant déclaré à un hebdomadaire suisse qu'un million d’Arméniens étaient morts sur les terres de la Turquie. Sous la pression occidentale, les crimes commis par les forces de l’ordre ne restent plus tout-à-fait impunis : en mars 1998, après une vingtaine de reports d’audience, cinq policiers sont condamnés à 7,5 ans de prison pour avoir battu à mort, durant sa garde à vue, un journaliste de gauche qui, en janvier 1996, couvrait les funérailles de prisonniers tués lors d’émeutes dans un pénitencier. En octobre 2002, juste avant que n’approche le délai de prescription, un tribunal condamne à des peines de 5 à 10 ans des policiers qui avaient été acquittés quatre ans plus tôt, alors qu’ils avaient torturé des adolescents soupçonnés d’appartenir à une organisation gauchiste, en décembre 1995.
La perspective d’une adhésion à l’Union européenne s’étant éloignée, après la prise de pouvoir par l’AKP et la dérive autoritaire du régime, la législation s’est de nouveau durcie. La nouvelle loi anti-terroriste entrée en vigueur en 2005 fait par exemple de la Turquie le recordman mondial de l’emprisonnement de journalistes, devant la Chine et l’Iran ! En novembre 2013, trois d’entre eux sont condamnés à la prison à vie, pour appartenance au parti communiste marxiste-léniniste interdit.
L’impunité est grande en revanche pour les proches du régime flirtant avec les milieux criminels, au motif notamment que ces collusions sont parfois nécessaires pour lutter contre le séparatisme kurde : le racket comme le trafic de drogue sont par exemple des moyens de rémunérer les « gardiens de village » déployés contre le PKK dans le sud-est anatolien. Selon l’Observatoire géopolitique des drogues, l’héroïne saisie par l’armée lors de raids contre les rebelles est remise à la milice ultranationaliste des Loups Gris qui la commercialise en Europe occidentale.
Le cas le plus célèbre de ces complicités politico-mafieuses est l’affaire dite de Susurluk, localité de l’ouest de la Turquie où se produit un grave accident de voiture, en novembre 1996. A bord du véhicule se trouvent un député kurde du DYP ayant mis sa milice tribale au service du gouvernement, un haut responsable de la police et un mafieux en fuite depuis dix-huit ans : « centurion » des Loups Gris, Abdullah Catli, était recherché par la police turque et Interpol pour trafic de drogue et meurtre, après avoir fourni un faux passeport à Ali Agça (auteur de l’attentat contre le pape en 1981) et orchestré une tentative de coup d’Etat contre le Président azerbaïdjanais Aliev en mars 1995. Circonstance aggravante : les trois hommes revenaient d’Izmir où ils avaient rencontré l’ancien chef de la police, Mehmet Agar, devenu ministre de l’intérieur dans le gouvernement de l’islamiste Erbakan et de la conservatrice Ciller. Le ministre démissionne mais, protégé par son immunité parlementaire, il ne sera inculpé qu'en 2007, bien que le rapport de la Commission d’enquête et celui du procureur général soient dénués d’ambiguïté et concluent à un « trafic d’armes et (à la) constitution de bandes armées agissant au sein de l’Etat et devenues incontrôlables ». Mis en cause dans cette affaire, le mari de T. Ciller échappe quant à lui à toute audition, de même que son épouse. Finalement, Agar sera condamné à cinq ans de prison en septembre 2011, mais libéré sur parole deux ans plus tard.
En 1998, un autre Loup gris, considéré comme le « parrain des parrains » de la mafia turque, est arrêté en France après douze ans de cavale : il bénéficiait d’un passeport diplomatique établi par le MIT, les services de renseignement turcs. Dans un enregistrement, il remerciait un ministre sans portefeuille du gouvernement Yilmaz de l’avoir aidé à échapper à une arrestation imminente.

Terrorisme islamiste et question syrienne

La présence au pouvoir d’un gouvernement islamo-conservateur n’empêche pas la Turquie d’être secouée par des attentats djihadistes : les islamistes radicaux considèrent en effet que leurs dirigeants restent trop inféodés à l’Occident. Ainsi, les Etats-Unis continuent à utiliser la base d’Incirlik pour leurs opérations en Irak ; quant aux liens noués avec Israël par leurs prédécesseurs, ils n’ont pas été rompus, bien au contraire : de 1993 à 2002, les échanges commerciaux entre les deux pays sont passés de 90 millions à 1,3 milliard $, tandis que ceux avec les pays arabes chutaient de 20 % dans le même temps. En novembre 2003, l’explosion de véhicules piégés fait une cinquantaine de morts, dont des passants, dans la partie européenne d’Istanbul, d’abord devant deux synagogues puis contre des immeubles britanniques. Imputées à Al-Qaida, ces actions se sont appuyées sur des islamistes turcs radicaux, issus du Hizbullah kurde, ainsi que du Front islamique des combattants du Grand-Orient (IBDA-C, en sommeil depuis l’arrestation de son chef, ancien disciple d’Erbakan, en 1998).

En mai 2016, le débat sur le port du voile prend un tour violent : un avocat islamiste tue un juge d’Ankara, parce qu’il avait refusé la promotion d’une directrice d’école, au motif qu’elle portait le voile en dehors de son établissement. Onze mois plus tard, c’est le prosélytisme supposé des évangélistes qui est visé avec l’égorgement, dans une ville kurde orientale, de trois employés d’un éditeur de bibles.

La violence djihadiste s’intensifie avec la guerre civile déclenchée en Syrie. Se posant en championne de la défense des sunnites en général – au même titre que le Qatar ou l’Arabie saoudite – et de la communauté turkmène en particulier, la Turquie laisse passer à travers sa frontière combattants et armes des mouvements islamistes … quand ce ne sont pas ses propres services secrets qui escortent les convois[1]. La région frontalière de Gaziantep devient un sanctuaire pour les groupes djihadistes, y compris ceux liés à AQ. L’opposition extérieure syrienne s’y dote d’un gouvernement en exil, au plus près des camps de réfugiés.

Pour Ankara, l’occasion est trop belle d’affaiblir considérablement un voisin auquel l’opposent de multiples contentieux, malgré une brève embellie en 2004. Ainsi, Damas revendique l’ancien sandjak d’Alexandrette (autour d’Antakya, l’ex-Antioche), majoritairement peuplé d’Alaouites mais cédé à la Turquie en 1939 – pour devenir le district de Hatay – alors qu’il avait été attribué à la Syrie quinze ans plus tôt. Dans les années 1970, le contentieux entre les deux pays s’aggrave, quand Ankara adopte un immense programme d’aménagement du Tigre et de l’Euphrate, dont les sources se trouvent au Kurdistan turc : ce projet GAP prévoit la construction de barrages et de voies d’irrigation dans le bassin de l’Euphrate, risquant de priver la Syrie d’importantes ressources en eau. Des protocoles sont bien signés en 1987, puis en 1993, mais sans aboutir à une solution définitive sur les quotes-parts de chacun (cf. Encadré « Histoires d’eau » en Irak). Dès la fin de la décennie 1970, le régime de Damas a donc saisi l’occasion d’affaiblir son rival, en autorisant les séparatistes du PKK à s’installer dans des zones sous son contrôle, la Bekaa libanaise (où s’entraîne aussi l’Asala arménienne[2]), ainsi que dans les enclaves kurdes du nord syrien ; le mouvement peut y recruter des jeunes qui préfèrent combattre dans ses rangs, plutôt que d’effectuer leur service militaire obligatoire sous l’uniforme syrien. Toutefois, Damas doit se résoudre à expulser le chef du PKK en octobre 1998, pour échapper à une intervention militaire turque.

L’engagement d’Ankara sur le front syrien est aussi un excellent moyen de faire vibrer la fibre nationaliste turque, en particulier quand le pouvoir est en difficulté, politique ou économique, sur sa scène intérieure : l’armée turque bombarde alors davantage les positions des Kurdes syriens, considérés comme inféodés au PKK. De façon très explicite, le régime turc leur enjoint « de ne pas s’aventurer à l’ouest de l’Euphrate », l’objectif étant de les empêcher d’opérer toute jonction territoriale entre leurs territoires situés le long de la frontière turque, la Djézireh à l’est et les cantons de Kobané et Afrin, à l’ouest.

Toutefois, la place croissante qu’occupe l’Etat islamique (EI) au sein de la mouvance djihadiste commence à inquiéter Ankara qui modifie donc sa politique et ne se contente plus de viser les Kurdes : à l’été 2015, l’aviation turque frappe des positions de l’EI et des centaines d’arrestations ont lieu dans les milieux islamistes de Turquie. L’EI réagit trois mois plus tard en frappant, en gare d’Ankara, une manifestation du HDP et de la gauche turque en faveur de la paix au Kurdistan ; considéré comme le plus meurtrier jamais commis dans le pays (une centaine de morts), l’attentat est une réponse au changement d’attitude d’Ankara, mais aussi une vengeance contre l’engagement des Kurdes dans la lutte contre le djihadisme en Irak et en Syrie. En juin 2016, plus de quarante personnes périssent dans un triple attentat suicide, précédé de fusillades, à l’aéroport international d’Istanbul, au lendemain du rétablissement des relations diplomatiques de la Turquie avec Israël[3].

En août suivant, Ankara entreprend aussi de réchauffer ses relations avec la Russie, tellement mises à mal par le conflit syrien (Moscou soutenant largement le régime de Damas) que l’aviation turque en était venue à abattre un appareil russe en novembre précédent. Une coordination avec Moscou – parallèle à une dégradation des relations avec Washington[4] – apparait d’autant plus nécessaire que, le même mois d’août 2016, la Turquie lance une offensive sur le sol syrien lui-même, afin de repousser les Kurdes sur la rive orientale de l’Euphrate et de les empêcher de relier leurs districts de Kobané et d’Afrin. Baptisée « Bouclier de l’Euphrate », l’opération met en action les forces spéciales turques et des brigades arabes et turkmènes de l’Armée syrienne libre, opposée au régime de Damas ; le tout est appuyé par des avions et des blindés. A l’issue de l’offensive, la Turquie contrôle plus de 400 kilomètres de sa frontière avec la Syrie et confie à ses supplétifs locaux le soin d’administrer quelque 4 000 km² de territoire syrien, en vue d’y réinstaller une partie des trois millions de réfugiés se trouvant sur le sol turc. En 2020, les mêmes supplétifs se retrouvent également engagés, comme mercenaires des intérêts turcs, sur des théâtres d’opération tels que la Libye et l’Azerbaïdjan.

Fin 2016, le rapprochement russo-turc se concrétise par l’annonce d’une trêve en Syrie, qui exclut en revanche les groupes djihadistes. L’EI répond, dès le nouvel an suivant, par un attentat dans une célèbre discothèque d’Istanbul : près de quarante personnes tombent sous les balles d’un terroriste ouzbek, déguisé en père Noël. En septembre 2018, Ankara signe un nouvel accord avec Moscou : en vue d’éviter un bain de sang dans les derniers bastions des insurgés syriens, au nord-ouest du pays, et surtout d’enrayer tout nouvel afflux de réfugiés sur son sol, la Turquie obtient l’autorisation de se déployer dans la province concernée, Idlib, contre l’engagement de faire respecter le cessez-le-feu par les rebelles présents. Mais cette promesse étant restée lettre morte, les soldats turcs se retrouvent sous le feu de l’armée syrienne en février 2020. Aucun des deux pays n’ayant intérêt à voir se créer un Kurdistan autonome, ni à voir s’amplifier le flux de réfugiés, ils se rapprochent en décembre 2022, sous l’égide de la Russie.

[1] Les juges et journalistes qui travaillent sur ce sujet sont poursuivis pour « tentative de renverser le gouvernement » et passibles de la réclusion à perpétuité.

[2] De 1976 à 1991, l’Armée secrète arménienne de libération de l’Arménie, fondée au Liban, multiplie les attentats contre les intérêts turcs à travers l’Europe.

[3] Les relations avec Israël avaient été interrompues en mai 2010, après que des commandos israéliens eussent violemment arraisonné une flottille affrétée par une ONG turque d’obédience islamiste en faveur de Gaza.

[4] Erdogan reproche aux Etats-Unis de soutenir les séparatistes kurdes de Syrie et de ne pas l’aider à installer une zone tampon le long de sa frontière, mais à l’intérieur du territoire syrien.

La région de Gaziantep. Crédit : mehmet-turgut-kirkgoz / Unsplash

Les changements de caps de la diplomatie turque

Après l’éclatement de l’URSS, la Turquie se lance dans une politique de séduction des pays nouvellement indépendants d’Asie centrale, dont la plupart ont des langues nationales plus ou moins proches du turc (Azerbaïdjan, Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan et Turkménistan, cf. Les peuples turcs). Cette réactivation de l’idéologie panturquiste, née au milieu du XIXème siècle et adoptée par les Jeunes Turcs avant d’être rejetée par le kémalisme, prend d’abord une forme culturelle : elle est mise en œuvre par des organismes para-étatiques, ainsi que par des institutions privées telles que les écoles de la confrérie Gülen. Des accords et des traités sont ensuite signés dans d’autres domaines, en particulier économiques. En octobre 1992, une réunion des cinq chefs d’État concernés se tient à Ankara. Mais les résultats de ces initiatives restent globalement décevants : venant tout juste de sortir de la tutelle russe, les dirigeants des nouveaux Etats n’ont aucune envie de subir un nouvel hégémonisme… d’autant que le panturquisme d’Ankara se pare d’une coloration islamiste qui pourrait nourrir, dans leur propre pays, une opposition susceptible de contester leur pouvoir autocratique. Le seul sujet qui conserve un intérêt majeur est celui de l’acheminement des hydrocarbures des républiques turcophones vers le marché européen, problématique qui concerne toutes les puissances de la région. Avec ses débouchés sur la Méditerranée et sur la mer Noire, le territoire turc constitue un axe d’évacuation privilégié du pétrole et du gaz de la Mer Caspienne : en témoigne la signature, fin 2011, du projet de construction du Trans-Anatolie, un gazoduc censé transporter la production du champ caspien de Shah Deniz II, en Azerbaïdjan, jusqu’aux consommateurs turcs et européens. Un projet de Turkstream, sous la Mer Noire, est également lancé en octobre 2016 avec la Russie, après l’abandon par Moscou du tracé South Stream vers la Bulgarie, en raison d’une brouille politico-économique avec l’Union européenne (cf. Géopolitique des « tubes »).

L’échec relatif de sa politique panturquiste en Asie centrale conduit Ankara à renouer des contacts avec son ancien espace ottoman : rapprochements dans le Caucase, ainsi qu’avec la Serbie dans les Balkans, relations avec le Kurdistan irakien et Israël au Moyen-Orient. Cette initiative s’appuie sur des entreprises turques mais aussi, une nouvelle fois, sur le réseau des écoles Gülen (présentes de l’Albanie à l’Azerbaïdjan, en passant par la Géorgie chrétienne). A partir de 2011, ces actions prennent un caractère plus volontariste et plus religieux : pour tenter de retrouver une influence dans le monde arabo-musulman, sans s’aligner sur le radicalisme wahhabite de l’Arabie saoudite et de ses alliés des Emirats arabes unis (qu’Ankara soupçonne par ailleurs d’avoir financé la tentative de putsch de juillet 2016), Ankara soutient les partis du bassin méditerranéen proches des Frères musulmans (par exemple en Tunisie) et dénonce le blocus que son ancien allié israélien fait subir aux Palestiniens de Gaza. Aux côtés du Qatar, la Turquie se fait la championne d’un axe sunnite pragmatique vis-à-vis de l’Iran chiite : Ankara joue, un moment, le rôle de médiateur dans le délicat dossier du nucléaire iranien, ainsi qu’entre factions palestiniennes rivales en 2020. En Afrique de l’Est, le pays soutient le gouvernement central de Somalie et y finance des équipements sanitaires et sociaux. Le régime multiplie aussi les investissements dans les Balkans, notamment pour y restaurer les vestiges de l’époque ottomane : en visite au Kosovo, en octobre 2013, aux côtés de son homologue albanais, le Premier ministre turc évoque les liens indéfectibles unissant son pays à l’ex-République yougoslave, ce qui déclenche la fureur de Belgrade.

Ce redéploiement dans le champ arabo-musulman coïncide avec l’enlisement des négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE. L’accord d’union douanière, entré en vigueur en janvier 1996, satisfait d’autant moins le régime turc que les autorités européennes en limitent parfois la portée, au motif qu’Ankara ne respecte pas tous ses engagements en matière de défense des libertés individuelles (de la question kurde à l’occupation de Chypre, en passant par le non-respect de certains droits de l’homme). Suprême humiliation, la Turquie n’est pas inscrite dans la liste des candidats à l’élargissement de l’UE, en décembre 1997, mais seulement « éligible », alors que l’ennemi chypriote en fait partie. In fine, la candidature turque est retenue un an plus tard au même rang que celle des onze autres postulants. Depuis, le dossier végète, sur fond de gestion de flux migratoires : en mars 2016, l’UE signe ainsi un accord avec la Turquie afin qu’elle gère sur son sol les milliers de migrants – essentiellement syriens – qui essaient de rejoindre l’Europe, en échange d’une importante aide financière et de facilités de circulation pour les citoyens turcs au sein de l’Union ; mais, huit mois plus tard, le Parlement préconise le gel des négociations d’adhésion, compte tenu du raidissement du pouvoir turc consécutif au  coup d’Etat avorté de juillet 2016 ; de son côté, Erdogan incite les réfugiés à rejoindre la Grèce et l’UE, en février 2020, pour tenter d’obtenir un soutien des Européens dans le dossier syrien.

Le putsch avorté de juillet 2016 conduit également Ankara à prendre ses distances avec les Etats-Unis qui refusent, par exemple, de lui livrer l’imam Gülen, réfugié sur leur sol. La Turquie se rapproche en parallèle de la Russie, maîtresse du dossier syrien (cf. Encadré), y compris pour lui acheter des armes, au lieu de le faire auprès de ses partenaires habituels de l’OTAN : en septembre 2017, Ankara annonce avoir commandé à Moscou des systèmes anti-missiles S-400 (testés en octobre 2020), ce qui conduit le Congrès américain à interdire la livraison à la Turquie de la centaine d’avions de combat F35 qu’elle avait commandés, de crainte que les secrets de ces avions furtifs ne se retrouvent très vite entre les mains des Russes. A l’été 2018, Washington décide aussi d’augmenter les droits de douane américains sur les exportations turques d’acier et d’aluminium, ce qui oblige la Turquie à solliciter une aide de son allié qatari, mais n’empêche pas les premiers S-400 d’être livrés à Ankara en juillet 2019. Turcs et Russes ont en effet une stratégie commune : profiter du relatif repli international des Américains – et par ricochet de leurs alliés arabes et occidentaux – pour accroître leur rôle sur la scène moyen-orientale. Pour autant, leurs intérêts divergent, comme le montre leur soutien à des camps opposés en Syrie. La situation est identique en Libye, où Moscou, qui soutient la rébellion du maréchal Haftar, voit d’un mauvais œil l’appui qu’Ankara apporte au gouvernement, majoritairement islamiste, de Tripoli, dans le cadre d’un accord de coopération sécuritaire et militaire signé en décembre 2019. Il se double d’un accord maritime qui donne accès à la Turquie à des zones économiques libyennes que revendiquent aussi la Grèce et Chypre, notamment pour mener à bien leurs projets d’exploitation et de transport d’hydrocarbures en Méditerranée orientale, via le projet de gazoduc EastMed entre Israël et l’Italie, concurrent du Turkstream russo-turc.

L’affaire s’inscrit dans un cadre plus global de remise en cause des relations avec la Grèce qui, de son côté, a multiplié les obstacles à une adhésion turque à l’UE. Depuis l’incident naval survenu, en 1996, autour de l’îlot inhabité d’Imia (Kardak), à la limite de leurs eaux territoriales, les deux pays – comptant parmi les plus gros importateurs mondiaux d’armes – se faisaient certes face en Mer Egée, mais ils avaient amorcé un dégel : en 1999, la Grèce avait apporté une aide remarquée à Istanbul, frappée par un violent séisme ; en 2010, c’est le Premier ministre turc qui s’était rendu à Athènes pour apporter son soutien à un pays en proie à une grave crise économique. Mais à l’automne 2016, après le putsch raté dans son pays, Erdogan durcit sa position : s’opposant à tout retrait des troupes turques du nord de Chypre, en dépit de l’avancée des négociations entre parties chypriotes, il suggère aussi d’apporter des « améliorations » au traité de Lausanne qui, en 1923, a attribué les îles égéennes à la Grèce et réduit de ce fait la zone économique exclusive (ZEE) de la Turquie. Celle-ci n’a donc pas signé la Convention des Nations-Unies de 1982 sur le droit de la mer, à la différence de la Grèce qui – pour éviter un conflit – avait toutefois choisi de ne pas porter ses eaux territoriales de 6 à 12 milles marins (sinon, la mer Egée serait devenue grecque à plus de 70 %). Tandis qu’Athènes met en avant que chacune de ses îles, si petite soit-elle, possède son propre plateau continental (donc sa propre ZEE), Ankara estime en revanche que le plateau continental d’un pays devrait être mesuré proportionnellement à la longueur de sa façade maritime… prétention d’autant plus affirmée que, en 2009, des gisements gaziers ont été découverts en Méditerranée orientale, au large de Chypre. En accroissant sa ZEE, Ankara pourrait donc espérer trouver aussi de nouvelles ressources en hydrocarbures. En septembre 2019, le Président turc pose devant une carte, dite de la « Patrie bleue », qui revendique 462 000 km² d’espace maritime pour son pays, en Mer Noire et en Méditerranée, en particulier dans le Dodécanèse, archipel de plus de 160 îles et îlots (dont Rhodes) situés au nord-est de la Crète et au sud-ouest des côtes turques. En août 2020, au lendemain de la signature par la Grèce d’un accord de délimitation avec l’Egypte, Ankara envoie un navire de prospection sismique, accompagné de bâtiments militaires, dans les eaux potentiellement riches en gaz de Kastellórizo : cette île grecque de 10 km² donne en effet droit à 40 000 km² de ZEE à son pays, pourtant distant de plus de 550 kilomètres, alors que la Turquie n’est qu’à trois kilomètres. Ankara démontre également ses ambitions maritimes en construisant son premier porte-aéronefs, un navire d’assaut amphibie et des sous-marins. La Turquie accuse également Athènes d’ignorer les droits de la minorité turcophone vivant en Grèce (environ 150 000 personnes).

En octobre 2020, Erdogan se fait une nouvelle fois le héraut international de la défense de l’islam : il appelle ses concitoyens et coreligionnaires à boycotter les produits venus de France, après que ce pays a pris des mesures jugées anti-islamistes, à la suite de la décapitation d’un enseignant ayant montré à ses élèves des caricatures de Mahomet. La Turquie amplifie également sa politique de pénétration de l’Afrique, y fournissant son aide économique, en échange de la fermeture des écoles du réseau Gülen, et y vendant ses drones, concrètement mis en œuvre en Libye et en Azerbaïdjan. Son intervention dans le conflit arméno-azéri du Haut-Karabakh permet même à Ankara de mettre à profit la méfiance des pays d’Asie centrale vis-à-vis de l’hégémonisme de la Chine et de la Russie pour réactiver l’Organisation des Etats turciques : née (sous un autre nom) en 2009, elle compte le Kazakhstan, le Kirghizstan et l’Azerbaïdjan comme membres permanents, ainsi que le Turkménistan (et la Hongrie) comme observateurs. En proie à de graves difficultés économiques, la Turquie opère également un spectaculaire rapprochement avec les Emirats arabes unis ; en février 2022, les deux pays signent plusieurs accords de coopération, en matière civile comme militaire. Deux mois plus tard, Erdogan effectue sa première visite officielle en Arabie saoudite depuis cinq ans, après que la justice turque a clos, sans suite, l’enquête sur l’assassinat de l’opposant saoudien Khashoggi dans les locaux de son consulat à Istanbul, en octobre 2018. En août, Ankara rétablit des relations diplomatiques complètes avec l’État hébreu : la Turquie les avait de nouveau interrompues en mai 2018, par solidarité avec les Palestiniens opposés au transfert de la capitale israélienne de Tel-Aviv à Jérusalem. Le mois suivant, Erdogan donne une nouvelle illustration de sa vision multipolaire de la diplomatie : il affirme vouloir adhérer à l’Organisation russo-chinoise de coopération de Shangaï (cf. Asie centrale), dont la Turquie est « partenaire de dialogue » depuis 2013. Quatre mois plus tard, la Turquie – qui s’opposait à l’entrée de la Suède dans l’OTAN, en raison de son accueil de Kurdes liés au PKK – lève son veto à cette adhésion, décision qui lui permet d’obtenir la livraison d’avions de chasse américains. En décembre, Erdogan se rend pour la première fois en Grèce depuis sept ans et y signe une « déclaration d’amitié et de relations de bon voisinage » avec le Premier ministre conservateur grec. Évitant d’aborder les sujets conflictuels, les deux hommes s’engagent à accroître leur coopération dans divers domaines (échanges commerciaux, immigration, lutte contre le terrorisme).

Dans le conflit russo-ukrainien déclenché en 2022, la Turquie s’efforce de pratiquer une politique d’équilibre : elle n’a pas rompu le contrat de fabrications militaires (notamment de drones) conclu avec l’Ukraine en 2019, tout en laissant les produits qu’importe ou exporte Moscou transiter par son territoire. En parallèle, elle profite de la situation pour consolider sa position clé en mer Noire. Gardienne des détroits du Bosphore (« la gorge d’Istanbul ») et des Dardanelles, depuis un traité international de 1936, elle refuse toute entrée de navire militaire venant de Méditerranée.

En février 2024, Erdogan effectue une visite officielle remarquée en Égypte, quelques mois après le rétablissement des relations diplomatiques entre les deux pays. Ayant accepté de réduire la visibilité des Frères musulmans sur son sol, le Président turc s’accorde avec son homologue égyptien pour réduire leurs différends en Méditerranée orientale et trouver une solution à la crise libyenne.

                LA QUESTION ARMÉNIENNE

La communauté arménienne de Turquie compte environ 60 000 membres, auxquels s’ajoutent 100 000 travailleurs d’Arménie, présents essentiellement à Istanbul. L’enseignement de l’arménien y est autorisé, comme celui du grec. La dénonciation du « génocide » de 1915 (cf. Génocide arménien) y reste punie par la justice, mais aussi par des assassinats extrajudiciaires commis par les ultranationalistes turcs. En décembre 2011, Ankara a cependant présenté ses excuses pour les massacres commis par l’armée turque, en 1937, contre la minorité religieuse des Alévis (comportant de nombreux Arméniens convertis) dans la région montagneuse orientale du Dersim.
Les relations avec l’Arménie, redevenue indépendante après l’effondrement de l’URSS, sont toujours délicates et les frontières entre les deux pays sont fermées depuis 1993. Un dégel s’est amorcé en 2009, à l’initiative de la Suisse, mais le processus s’est enlisé : Ankara lie en effet toute normalisation de ses relations avec Erevan à un règlement de la question du Haut-Karabakh. Conquis par des milices arméniennes au début des années 1990, ce territoire appartenait à l’Azerbaïdjan, pays avec lequel la Turquie entretient des liens culturels, énergétiques et militaires. 
En décembre 2013, puis avril 2014, les plus hautes autorités turques ont présenté leurs condoléances aux descendants des victimes arméniennes des tueries, présentation jugée inacceptable par Erevan. Jamais ratifié par les deux Parlements, l’accord de Zurich a été annulé par l’Arménie en 2015… en réponse à une « provocation » d’Ankara : le chef de l’État arménien avait été invité, par son homologue turc, à assister au centième anniversaire de la bataille de Gallipoli… le jour même de la commémoration du génocide.
En novembre 2020, la Turquie apporte un soutien militaire appuyé à l’Azerbaïdjan, pour reprendre les territoires occupés par les séparatistes du Haut-Karabakh. Les deux alliés obtiennent même la promesse qu’un corridor soit créé, en territoire arménien, pour relier le territoire azerbaïdjanais à son enclave excentrée du Nakhitchevan, frontalière de la Turquie.
En avril 2021, le nouveau Président démocrate américain est le premier de son pays à reconnaître officiellement le génocide commis par les Turcs en 1915. Huit mois plus tard, en décembre, Erevan et Ankara nomment chacun un émissaire, en vue de normaliser leurs relations. La première illustration de ce radoucissement est la réouverture de la liaison aérienne entre Istanbul et Erevan, fermée depuis un peu plus de deux ans.

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