ASIE, Grand Moyen-Orient

Iran (et Perse)

Berceau d’immenses Empires (Mèdes, Perses, Parthes, Mongols, Turcomans), l’Iran est devenu le phare de l’islam chiite à travers le monde.

1 648 195 km2

République théocratique

Capitale : Téhéran

Monnaie : rial iranien

86 millions d’Iraniens[1]

[1] La diaspora compte environ 4 millions de personnes.

Comptant un peu plus de 2 400 km de côtes sur le golfe arabo-persique et sur le golfe d’Oman (et un peu plus de 700 km sur la Caspienne), la « Terre des Aryens » partage plus de 5 400 km de frontières terrestres avec sept pays : près de 940 avec l’Afghanistan et de 910 avec le Pakistan à l’est, plus de 1 450 avec l’Irak à l’ouest, plus de 990 avec le Turkménistan au nord et près de 500 avec la Turquie, un peu plus de 610 avec l’Azerbaïdjan et 35 avec l’Arménie au nord-ouest.

L’Iran est un vaste plateau, d’une altitude moyenne supérieure à 1 000 m. Il est surplombé sur ses pourtours par des chaînes montagneuses : l’Elbourz (5 604 m au mont Demavent) qui domine la mer Caspienne et la capitale Téhéran au nord, le Zagros à l’ouest qui se prolonge par les hauteurs du Baloutchistan au sud-est. Les zones les plus densément peuplées se situent au nord-ouest du pays, en bordure des montagnes, alors que la partie centrale du plateau est désertique (Grand désert salé et désert de Lut), de même que le littoral du Golfe arabo-persique. Les zones intermédiaires sont faites d’espaces favorables aux cultures sèches et de steppes, dont celles du Khorasan au nord-est[1] : elles furent le couloir de pénétration privilégié des nomades turcs et mongols d’Asie centrale, puis des Arabes en sens inverse. De là, les envahisseurs longeaient l’Elbourz pour gagner l’Azerbaïdjan ou bien descendaient vers le Zagros pour rejoindre la Mésopotamie.

[1] Dans son expansion maximale, la province perse du Khorasan (« d’où vient le soleil ») incluait des territoires aujourd’hui situés en Afghanistan (Hérat et Balkh) et au Turkménistan (Merv), jusqu’à la Transoxiane (Samarcande et Boukhara).

Crédit : Gabriel Richard

Le pays compte plus de quatre-vingts ethnies, parlant aux deux tiers des langues iraniennes. La première, qui a le statut de langue officielle, est le persan (ou farsi) parlé par les Persans proprement dits (plus de 38 %), mais aussi par les Gilaki (5,4 %), les Mazandérani (5,4 %), les Laks, les Tsiganes domari, les Tadjiks, les Hazaras, les Takestani, les Aïmaks, les Talysh… Arrivent ensuite les parlers kurdes (7 %), lori (idiomes des Lors 3,4 % et des Bakhtiari 1,4 %), pachtounes (2,7 %) et baloutches (2 %). Un peu moins de 30 % des Iraniens parlent des langues turques : c’est le cas des Azéris, Shahsavani et Afchars (22 %), des Turkmènes et Turcs du Khorasan (4,2 %) et des Kachkaïs (2,3 %). Le reste de la population pratique des langues sémitiques (l’arabe 2 %, l’assyrien), indo-européenne (arménien), caucasiennes (géorgien, tcherkesse) ou dravidienne (brâhui).

99,5 % des Iraniens sont musulmans, en très grande majorité chiites (y compris les Arabes et certains Kurdes) ; les 10 % de sunnites se rencontrent parmi les Baloutches, les Turkmènes, les Kurdes du nord et du centre… Le 0,5 % restant est composé de minorités diverses, reconnues (comme les chrétiens assyro-chaldéens et arméniens, les juifs et les zoroastriens) ou non reconnues comme la foi Bahaïe née au XIXe (cf. infra) et les Mandéens (disciples abrahamiques de Saint Jean-Baptiste, appelés Sabéens en Irak).

SOMMAIRE

Persépolis / Crédit :Mahsi Shahbazi / Pexel

Des Elamites aux Perses

L’histoire politico-sociale de l’Iran commence, vers -6 000, avec l’implantation de nomades « proto-élamites » (dont la langue est proche de celle des Dravidiens d’Inde) au sud-ouest, plus précisément au sud et à l’ouest des Monts Zagros. Ce territoire, dénommé Elam (pays montagneux) par les Sumériens, se compose de deux parties : un bas pays, l’actuel Khûzistân, situé dans la continuité de la Mésopotamie et qui sera aussi appelé Susiane car centré autour de la ville de Suse, fondée vers -4000 ; et un haut-pays montagneux, autour de la ville d’Anshan, dans le Fars actuel. Un Royaume élamite, au caractère probablement fédéral, est attesté dès -2 700 : il est alors dominé par une dynastie de la ville d’Awan, au nord de Suse.

Comme l’ensemble de la région, l’Elam passe dans l’orbite de l’Empire d’Akkad cinq siècles plus tard, avant de retrouver son indépendance dès la fin du XXe siècle, après s’être débarrassé de la tutelle des Goutis, une tribu du Zagros qui avait provoqué la chute des Akkadiens. Indépendance de courte durée puisque, quelques années plus tard, Suse (mais pas les hautes terres) est conquise par la troisième dynastie mésopotamienne d’Ur ; dans la première moitié du XVIIIe, l’ensemble de l’Elam passe dans l’orbite du Babylonien Hammourabi, avant de retrouver sa liberté à sa mort (-1750). La période suivante, vers -1500, voit Anshan prendre le relais de Suse comme cité dominante de l’Elam. Vers -1340, le territoire est de nouveau mis sous tutelle, cette fois par les Kassites, un peuple d’origine incertaine, probablement venu du Zagros. Mais, moins d’un siècle plus tard, il renait une nouvelle fois et, avec l’aide des Assyriens, il prend même le contrôle de Babylone, au milieu du XIIe. Toutefois, cette domination ne dure pas : à la fin de ce même siècle, c’est au contraire le Babylonien Nabuchodonosor 1er qui s’empare de Suse.

La suite de l’histoire se déroule au nord quand, au milieu du IXe, des peuples indo-aryens venus du Turkestan s’installent dans la région, qui sera dès lors connue comme l’Eran (pays des Ariens). Les Scythes s’implantent au sud de la mer Caspienne et les autres peuplades aux abords du lac d’Ourmia : les Mèdes au sud-est, les Zikirtéens au nord et les Perses au sud et au sud-ouest, au voisinage du royaume des Mannéens, un peuple d’origine incertaine[1]. Réputés pour leurs qualités militaires, les nouveaux venus indo-aryens se mettent au service des puissances qui dominent alors la région, le Manna, l’Ourartou et surtout l’Assyrie. Dans le dernier quart du VIIIe, celle-ci soumet les Mèdes, mais aussi les Perses qui, au début du même siècle, avaient migré vers le sud, le long du Zagros : sous la conduite d’un chef plus ou moins légendaire, Achéménès, ils avaient fondé dans le Fars actuel l’Etat de Parsuash (ou Parsumash), au voisinage des territoires élamites, qui s’étaient reconstitués en fédération vers -750.

Vers -675, les tribus mèdes se libèrent de la tutelle assyrienne et s’unifient dans un Royaume de Médie (avec pour capitale Ectabane, l’actuelle Hamadhan) qui soumet de nouveau les Perses. Alliés aux Cimmériens et aux Mannéens, les Mèdes attaquent même l’Assyrie. Mais celle-ci les met en déroute, grâce aux Scythes du lac d’Ourmia auxquels elle confie la Médie dans la seconde moitié du VIIe siècle. Sous la conduite du fils d’Achéménès, le royaume perse profite de la situation, ainsi que de la soumission de l’Elam par les Assyriens, pour recouvrer son indépendance et s’agrandir dans la région d’Anshan et dans la province de Parsa (ou Parsis, dont le Fars actuel tire son nom).

Pour autant, les Mèdes ne s’avouent pas vaincus. Dès -625, leur nouveau roi, Cyaxare, les fait renouer avec le succès : ayant de nouveau vassalisé les Perses et conquis le Royaume des Mannéens, il s’allie à ses anciens ennemis scythes et aux nouveaux maîtres chaldéens de Babylone pour détruire Ninive (-612) et provoquer la disparition totale de l’Empire assyrien. Les possessions de celui-ci sont partagées entre les néo-Babyloniens (Syrie et vallées du Tigre et de l’Euphrate) et la Médie qui reçoit l’Arménie, l’Anatolie orientale et l’Elam. Au passage, les Mèdes se défont des Scythes et les repoussent vers le Caucase. Cyaxare ne s’arrête pas là : entre -590 et -580, il repousse la Lydie sur le fleuve Halys et annexe les royaumes nés de l’éclatement de l’Elam. Malgré sa puissance, l’Etat mède reste fragile, d’autant plus que le successeur de Cyaxare n’a pas son envergure. Non seulement il ne s’alarme pas de la réunification des royaumes de Parsa et de Parsumash-Anshan par le Perse Cambyse, mais il lui fait même épouser sa fille. Le chef des Perses se retrouve ainsi gendre et vassal du roi Mède, vassalité qui prend fin avec un des descendants de Cambyse : Cyrus II s’émancipe en -559 et pose les fondements de l’Empire Achéménide (nom choisi en référence à celui d’un aïeul).

[1] Selon les auteurs, les Mannéens seraient proches des Hourrites, des Scythes ou bien de tribus du Zagros. Leur royaume de Manna est voisin de la ville actuelle de Mahâbâd, au Kurdistan iranien.   


Grandeur et chute de l’Empire achéménide

Après avoir conquis la Susiane, Cyrus II s’empare de la Médie (-550) et fait bâtir une troisième capitale au nord d’Anshan, Pasargades, en plus d’Ectabane et de Suse. Ayant vaincu le royaume Lydien de Crésus, il se rend maître d’une grande partie de l’Asie Mineure et prend possession de la Mésopotamie et de Babylone (-539) ; il y rend leur liberté aux Juifs qui y avaient été déportés par les Babyloniens et leur donne même de l’argent pour ériger un nouveau temple à Jérusalem. S’étant proclamé « roi des rois » (chah-in-chah), Cyrus II se retrouve à la tête d’un Empire de huit millions de km², constitué de satrapies ou de royaumes vassaux. Il échoue en revanche à conquérir les steppes kazakhes et meurt lors d’un affrontement avec les Massagètes. Le nouvel État n’en poursuit pas moins son expansion, jusqu’à atteindre une douzaine de millions de km² sous ses successeurs : d’abord en Égypte et à Chypre (-525) sous Cambyse II et plus encore sous Darius 1er. Entre la fin du VIe siècle et le début du Ve, ce cousin de Cyrus II pousse les limites de son Empire jusqu’en Nubie, au Syr Daria (domaine des Sakas ou Scythes d’Asie) et à la vallée de l’Indus. Le nouveau souverain dote sa monarchie centralisée d’une nouvelle capitale, Persépolis (dont la construction débute en -515 au voisinage de Pasargades), d’un service postal (le long d’une route de 2 700 km entre Suse et Sardes), d’un système unifié de poids et mesures et d’une langue unique : le vieux-perse (dérivé de l’avestique) ; jusqu’alors langue de prestige, il se substitue progressivement à l’élamite, à l’araméen et à l’akkadien.

Dans la première moitié du Ve, les empereurs Achéménides tentent de mettre au pas les cités grecques, mais ces Guerres médiques se terminent, en -331, par une défaite définitive de Darius III devant le Macédonien Alexandre, dans l’actuel Kurdistan irakien. L’irruption du roi de Macédoine met fin à la puissance des Achéménides : il s’empare de la Médie, prend Suse, incendie Persépolis et ses bibliothèques et s’avance jusqu’en Asie centrale. Il installe sa capitale à Babylone et y installe une administration inspirée de celle des Perses. A sa mort, en -323, la majeure partie de ses possessions iraniennes passe à un de ses lieutenants, Séleucos, puis à ses successeurs de la dynastie des Séleucides.

              Les religions iraniennes

Comme leurs successeurs Parthes, les Achéménides se caractérisent par une réelle tolérance ethnique et religieuse, bien qu’ils possèdent leur propre foi : le zoroastrisme. Elle est issue du MAZDÉISME, la religion originelle des Indo-Aryens au deuxième millénaire, avant leur migration vers le plateau iranien (le védisme étant la foi de ceux ayant rejoint l’Inde). De nature polythéiste, le mazdéisme propose un univers hiérarchisé (animaux, hommes, anges, divinités), articulé autour d’une opposition duale entre des dieux et des démons. Au sommet du panthéon trône le dieu de la lumière, Ahura Mazda, qui combat Ahriman, le prince des ténèbres. 
Au tournant du premier millénaire, le mazdéisme évolue sous l’influence d’un « prophète », Zarathushtra, dont l’existence réelle est discutée (il aurait vécu dans l’est de l’Iran entre le XIIe et le VIe siècle avant notre ère). Ahura-Mazda devient un dieu quasi-unique dans l’Avesta, les textes sacrés du ZOROASTRISME, même si d’autres divinités secondaires subsistent, comme Mithra (dieu guerrier et pasteur, dont le culte se développera dans l’armée romaine lors des guerres Parthiques). Malgré son influence, le zoroastrisme n’est toutefois pas religion d’Etat. 
C’est un autre prophète, Mani (ou Manès), qui, au IIIe siècle de notre ère, séduit le deuxième roi de la dynastie Sassanide, à la recherche d’une religion nationale pour son Empire. Professant une philosophie axée sur l’opposition entre le Bien et le Mal, le MANICHEISME entend faire la synthèse du mazdéisme, du judaïsme, du christianisme et du bouddhisme. Mais les mages (le clergé zoroastrien) s’opposent aux idées du "prophète de Lumière" : à la mort du chah, Mani est emprisonné et meurt torturé (vers 276), tandis que le zoroastrisme devient religion d’Etat. Pourchassés, ses disciples se dispersent en Afrique du nord romaine, où ils vont également être traqués (notamment sous la houlette de Saint-Augustin, un adepte converti au christianisme). Les manichéens se répandent aussi en Asie centrale, notamment au sein du kaghanat Ouïghour, ainsi qu'en Chine, où leur religion finira par être interdite au XIe siècle. Le manichéisme va néanmoins laisser quelques traces dans le taoïsme chinois, ainsi que dans certaines croyances considérées comme hérétiques en Europe (bogomilisme, catharisme...). 

L’Empire parthe

L’édifice dirigé par les Séleucides s’avère rapidement fragile. Au milieu du IIIe siècle, le Royaume Gréco-Bactrien (Bactriane, Sogdiane, Margiane) fait sécession et une des satrapies orientales est conquise par les Parthes : membres de la confédération scythique des Dahéens, ces tribus semi-nomades, réputées pour l’adresse de leurs archers à cheval, sont présentes depuis le deuxième millénaire dans le nord-est de l’Iran. En -247, le chef de la tribu des Parnes, Arsace, met à mort le gouverneur séleucide de la Perse et instaure un royaume parthe qui va se rendre maître de toutes les provinces iraniennes du monde hellénistique. Brièvement remise au pas par les Séleucides à la fin du IIIème siècle, la dynastie des Arsacides reprend son expansion dès le début du IIème siècle : le roi Mithridate 1er profite de l’affaiblissement séleucide et des discordes entre dynasties gréco-bactriennes pour s’emparer de la Médie et de l’Atropatène (l’actuel Azerbaïdjan iranien), puis pour étendre l’Empire arsacide jusqu’à l’Euphrate à l’ouest (en chassant les Séleucides de Babylone) et jusqu’à Alexandrie d’Arachosie (Kandahar) à l’est. Il fonde également une nouvelle capitale, Ctésiphon (en aval de l’actuelle Bagdad), face à la Séleucie du Tigre de ses ennemis grecs, partis s’installer à Antioche. Pour favoriser la diffusion de la langue parthe, elle est transcrite en écriture pahlavi, dérivée de l’écriture araméenne.

L’Empire arsacide doit faire face à des incursions de nomades, les Sakas et les Yuezhi, mais parvient globalement à les enrayer, soit en les vassalisant – comme les Sakas du futur Séistan[1] à l’est du désert de Lut – soit en les détournant vers la vallée de l’Indus – comme les Sakas d’Arachosie – au détriment des royaumes grecs descendant d’Alexandre. Les tribus Yuezhi, elles, se rendent maîtresses de la Bactriane hellénistique au début du Ier siècle AEC. A la même époque, à l’ouest, les Parthes entrent en conflit avec les Romains, qui leur font face de l’autre côté de l’Euphrate et qui sont en train de vassaliser l’Arménie, où une autre branche des Arsacides règne depuis le Ier siècle. Ces guerres Parthiques, qui vont durer trois siècles, sont faites de succès alternés. Au début du IIIème siècle de l’ère chrétienne, l’Empereur romain Caracalla prend même Ctésiphon à Artaban V, qui prendra sa revanche mais qui sera le dernier chah-in-chah Parthe. Il meurt en effet en 224, au Khûzistân, lors de l’affrontement l’opposant à un vassal perse, prétendant descendre des Achéménides, qui s’est révolté dans la région de Chiraz (Fars).


Le retour des Perses

L’Empire arsacide disparait après presque cinq siècles de règne.Lui succède une nouvelle dynastie perse, celle des Sassanides (nom faisant référence à l’ancêtre de la lignée) qui maintient sa capitale à Ctésiphon. Leur langue, le moyen perse, est également rédigée en pahlavi. Connue sous le nom de dari (« de la cour »), elle devient aussi la langue usuelle du Khorasan, au point d’y supplanter d’autres parlers iraniens (tels que le sogdien en Transoxiane et le bactrien). En revanche, dans les autres régions, elle évolue en absorbant d’autres éléments, notamment parthes. Comme leurs prédécesseurs, les chahs sassanides engagent les hostilités contre les Romains, de nouveau au sujet de l’Arménie, avec une alternance de succès et de revers. A son apogée, « l’Eranshar » (Empire iranien) englobe la totalité de l’Iran, l’Irak ainsi que des fragments des Turquie et Syrie actuelles, des rivages du golfe Arabo-Persique, l’Arménie et le sud du Caucase, le sud-ouest de l’Asie centrale, ainsi que toute la zone courant jusqu’à l’Indus. En revanche, il n’a pu reconquérir les cités grecques d’Asie, ni reprendre pied en Égypte et en Afrique.

Le zoroastrisme étant devenu religion d’État à la fin du IIIème siècle, la répression s’exerce contre les fidèles d’autres cultes, notamment contre les chrétiens, dont la religion est officiellement devenue celle de l’Empire romain rival, ainsi que celle de l’Arménie et de l’Ibérie caucasienne. Une guerre victorieuse contre l’Empire romain (désormais établi à Constantinople) permet aux Sassanides de fixer à nouveau leur frontière sur l’Euphrate alors que, à la fin du IIIème, ils avaient été contraints de la voir reculer jusqu’au Tigre. A la fin du IVème, un traité partage l’Arménie en deux zones d’influence, l’une perse, l’autre romaine. Dans la seconde moitié du Vème siècle, le régime sassanide saisit l’opportunité d’enfoncer un coin dans la chrétienté de son ennemi byzantin (romain) : il accueille des Nestoriens[2], des chrétiens condamnés comme hérétiques par le concile d’Ephèse en 431.

A la fin du VIe, les Sassanides sont à leur apogée, régnant depuis l’Amou-Daria, jusqu’au Yémen. Sévèrement bousculés, pendant plus d’un siècle, par des nomades Turco-Mongols d’Asie centrale, les Huns blancs (Hephtalites en grec), ils ont fini par les vaincre en 568, au Khorasan, avec l’aide des Türük occidentaux. Ils sont également en paix avec les Byzantins, au point que le chah a même épousé une fille de l’Empereur romain. Mais les troubles internes à Constantinople poussent le roi perse, Khosrô II, à reprendre les armes et à reconquérir l’Asie Mineure ainsi que les côtes orientales de Méditerranée et même à pousser jusqu’au nord de l’Ethiopie. Au passage, il s’empare en 614 de Jérusalem et transfère la Sainte Croix à Ctésiphon. Mais cette puissance retrouvée est fragilisée par des rivalités internes, notamment entre zoroastriens et chrétiens, ce dont profitent les Byzantins : alliés aux Khazars du Caucase, ils se lancent, dans le premier quart du VIIe, à la reconquête de leurs territoires perdus en Asie Mineure et au Moyen-Orient et battent les Perses à Ninive. La paix consacre le retour de la Sainte Croix à Jérusalem, tandis que l’Empire Sassanide connait une succession ininterrompue de souverains[3].

[1] Sistan ou Séistan vient du vieux persan Sākāstān qui signifie terre des Sakas.

[2] Cette nouvelle Eglise d’Orient est dite diophysite car elle soutient que le Christ a deux natures distinctes, l’une humaine (comme fils de Marie) et l’autre divine. Elle préconise aussi le mariage des prêtres.

[3] Y compris deux souveraines, fait unique dans l’histoire iranienne.

Conquête arabe et intermède iranien

En 637, les Arabes Omeyyades battent les troupes perses à Qadisiyya (Irak actuel). Cette défaite entraîne la chute des Sassanides, moins de quinze ans plus tard. Les vainqueurs dotent l’Iran de gouverneurs arabes dépendant de Damas, comme ils le font au Khorasan, puis au Khârezm[1], qu’ils envahissent les décennies suivantes. L’islamisation qui en résulte provoque, au début du VIIIe, un départ massif de zoroastriens vers l’Inde[2]. L’arabe s’impose comme langue usuelle et, petit à petit, des mots arabes sont introduits dans le dari parlé qui devient ainsi le persan (farsi).

Les siècles suivants, caractérisés par l’affaiblissement des Abbassides – successeurs des Omeyyades à la tête du califat musulman – sont connus sous le nom « d’intermède iranien », caractérisé par l’émergence de dynasties locales, perses et kurdes. Dès la mort d’Haroun al-Rachid, le calife des Mille et une nuits, au début du IXe, une guerre civile éclate entre les Abbassides et les Khorasanais dirigés par un chef arabe ; victorieux, les seconds reçoivent l’Iran oriental, où ils fondent la dynastie Tahiride (820) qui s’effondre, un demi-siècle plus tard, face à des Iraniens du Séistan, les Saffarides. Juste avant, les Zaydites (des dissidents musulmans, également implantés au Yémen) fondent un État dans la province septentrionale du Tabaristãn, sur les bords de la Caspienne[3]. Dans le dernier quart du IXe siècle, les Samanides, gouverneurs persans de Transoxiane affranchis des Abbassides, s’emparent du Khorasan et de l’Iran oriental, dont ils chassent les Saffarides[4]. Depuis leur capitale de Boukhara, ils favorisent la diffusion de la culture musulmane, à la fois en arabe et en persan. Au nord et à l’ouest de l’Iran, le pouvoir est exercé (de 930 à 1090) par les Ziyarides, des Iraniens de langue gilaki.

Les choses bougent aussi dans le sud et le centre de l’Iran : au milieu des années 930, des montagnards iraniens originaires du Daylem (au sud-ouest de la Caspienne), eux aussi vassaux théoriques des Abbassides, s’emparent d’Ispahan, du Fars, du Khûzistân et de la province orientale de Kerman, avant de soumettre Bagdad (945). Sous le nom dynastique de Bouyides, ils y fondent des Émirats dans lesquels ils professent le chiisme duodécimain, dissidence de l’islam selon laquelle le douzième imam, disparu à la fin du IXe siècle, reviendra pour sauver le monde.  L’une de leurs capitales est la ville daylamite de Ray, berceau supposé de Zoroastre et haut-lieu de la médecine orientale, située au sud-ouest de la Caspienne, dans les faubourgs de l’actuelle Téhéran.

[1] Le Kh(w)arezm (ou Chorasmie) est situé au sud de la mer d’Aral, principalement dans l’actuel Ouzbékistan, notamment autour de la ville historique de Khiva.

[2] Les Parsis (ou Farsis) de Mumbaï perpétuent le mazdéisme, au même titre que la communauté des Guèbres installée au centre du plateau iranien (Yazd et Kerman). L’islam intègre en revanche quatre des « piliers » de la foi manichéenne, tels que les cinq prières quotidiennes, le mois de jeun et l’aumône.

[3] Bon an, mal an, l’État zaydite durera jusqu’au XIIe siècle.

[4] Les Saffarides se maintiendront au Séistan jusqu’à 1495, comme vassaux de divers souverains.

Ispahan. Crédit : naturfreunds_pics / Pixabay

Avènement et disparition des Turcs seldjoukides

En 962 apparait une nouvelle dynastie qui mène des incursions en Iran : celle des Ghaznévides, fondée par le chef de l’armée des Samanides au Khorasan qui s’est révolté contre ses maîtres. Son successeur, Mahmoud, prolonge l’expansion vers les bords de la Caspienne et du Golfe persique, contre les dynasties locales. Juste avant l’an 1000, celle des Samanides s’effondre, sous les coups de Turcs Karlouk, les Karakhanides. Dans les années 1040, les Kurdes profitent de ce chaos généralisé pour installer leurs propres dynasties dans le Zagros, en Azerbaïdjan et même dans le Fars.

Une restauration de l’unité disparue de l’Iran va s’opérer sous l’égide de nomades turcs, les Oghouz, qui nomadisaient dans les steppes entre le lac Balkhach et la Caspienne, avant d’en être chassés par les Turcs Kiptchak dans la seconde partie du Xe. Réinstallé dans la région de Boukhara, le clan des Kinik, dirigé par Seldjouk, se lance vers 1025 à l’assaut de la Transoxiane des Karakhanides et du Khorasan (cf. Asie centrale), mais cette première vague est repoussée par les Ghaznévides. La seconde tentative sera la bonne : entre 1030 et 1050, les tribus Oghouz chassent les Ghaznévides du Khorasan et d’Iran central, puis soumettent les Bouyides d’Iran et d’Irak, entre 1048 et 1062. En 1055, leur chef, Togrul Beg entre dans Bagdad où – se présentant comme le défenseur de l’islam face aux chiites (Bouyides ou Fatimides d’Egypte) – il se fait proclamer Sultan[1] par le Calife abbasside. S’appuyant sur une armée de mercenaires turcs disciplinés et sur une bureaucratie de langue persane, cette dynastie des Grands Seldjoukides (en référence au nom de son ascendant), développe notamment un large réseau d’écoles religieuses, les madrasas, souvent de doctrine chaféite. A la fin du XIe, l’Empire de Malek-Chah – avec Ispahan comme capitale – s’étend de l’Arménie jusqu’aux Lieux saints d’Arabie et jusqu’en Transoxiane, où il impose un protectorat aux Karakhanides.

Dans le dernier quart du siècle, il a toutefois perdu le Khârezm dont les shahs, des Turcs persanisés, se sont émancipés. La dynastie n’exerce pas davantage d’emprise sur les Seldjoukides indépendants de Kerman (1048-1187), ni sur les tribus oghouz et karlouk qui continuent de nomadiser entre Asie centrale et Anatolie et qui reçoivent le nom de Turcomans (ou Turkmènes). A partir des années 1090, elle subit également les coups des « Assassins »[2], une secte ismaélienne nizarite, dissidente des Fatimides d’Afrique du nord (cf. Les chapelles de l’islam) : basée à Alamut, sur les hauteurs de l’Elbourz (d’où le nom de « Vieux de la montagne » donné à son chef), elle contrôle un large réseau de forteresses jusqu’en Syrie et forme des fedayin (littéralement « prêts à se sacrifier« ) chargés de multiplier les assassinats à travers l’Empire.

A la mort de Malek-Chah, ses héritiers se divisent ce qui conduit, au tournant des XIe et XIIe siècles, au démembrement de l’Empire Seldjoukide en Émirats autonomes (du Khorasan, d’Irak et d’Iran occidental, de Djézireh en Syrie). La dynastie turcomane des Salghourides en profite pour s’émanciper dans le Fars (où elle régnera jusqu’en 1270), de même que celle des Artukides en haute-Mésopotamie, tandis que les Chahs du Khârezm étendent leur territoire : avec l’appui de nomades turcs, Ouzbeks et Kiptchak, ils soumettent les derniers Karakhanides, orientaux puis du Khorasan, au début des années 1210 et mettent fin à la dynastie des Seldjoukides de Karman. Chassés de Bagdad par les Abbassides (1152), les derniers Seldjoukides d’Iran s’effondrent à l’est, en 1194, sous les coups des Ghourides, des Iraniens d’Afghanistan ayant chassé les Ghaznévides.

[1] Sultan : « celui qui a le pouvoir ».

[2] Littéralement « fidèles aux Assass », les fondements de la Foi, mais que les Croisés traduiront en Hachichiyyin, par référence à leur consommation de haschich (« herbe du pauvre » en arabe).


L’heure des Mongols

Au début des années 1220, de nouveaux envahisseurs viennent bouleverser la scène régionale : après avoir ravagé le Khârezm, les Turco-Mongols de Gengis Khan envahissent le Khorasan, l’Iran oriental et l’Afghanistan. Une nouvelle incursion menée sous le khan suivant, Ogodeï, permet de conquérir les contrées qui n’étaient pas encore passées sous le contrôle des Mongols : le Tabaristãn, l’Azerbaïdjan et Kaboul. La décision de réunir ces territoires en une seule entité conduit à la création de l’Ilkhanat de Perse, confié à Hulagu, le frère du nouveau khan Möngke. Fin 1256, ses troupes s’emparent d’Alamut et éliminent les Assassins de la région. En 1258, elles envahissent Bagdad et mettent fin à ce qui restait du califat Abbasside[1], puis s’aventurent en Syrie et en Palestine. Les Ilkhanides (ou Hulagides) règnent alors sur l’Irak, le Khorasan, une large partie de l’Iran, du Proche-Orient et de l’Anatolie, ainsi que sur tout le sud caucasien : c’est d’ailleurs à Tabriz et dans ses environs qu’ils installent leurs capitales successives. Chamaniste et bouddhiste, mais protecteur des chrétiens nestoriens, l’Ilkhanat entre en conflit avec les khanats mongols qui l’entourent, du Djaghataï à l’est et de la Horde d’Or au nord (cf. Caucase) : tous deux sont dirigés par des musulmans qui n’apprécient guère les massacres et destructions ayant accompagné la prise de Bagdad. Finalement, à la fin du XIIIe, l’Ilkhanat fait de l’islam sa religion officielle. Mais, comme la plupart des Empires l’ayant précédé, il n’échappe pas à la fragmentation : à partir de la seconde moitié des années 1330, il laisse la place à des États mongols (Djalaïrides en Iran Occidental, Irak et Azerbaïdjan), chiites duodécimains Iraniens (« brigands » Sarbadars dans le Khorasan), Afghans sunnites (Kert à Herat) ou Arabo-Iraniens (Muzzafarides dans le Kerman et dans le Fars, dont ils sont ensuite évincés par les Djalaïrides).

Ce morcellement général entre dynasties rivales livre le pays au premier envahisseur résolu : ce sera le turco-mongol Tamerlan qui, dans les années 1370, restaure un semblant d’unité, depuis sa Transoxiane natale. Grand émir de Samarcande, il s’empare du Khârezm, du Khorasan et de Herat, où il installe des principautés gouvernées par ses proches, les Timourides. En 1380, il conquiert la Perse, à l’exception de Tabriz et de ses environs : ils sont laissés aux Moutons Noirs (Kara Koyunlu), une confédération de tribus turkmènes qui a profité de l’affaiblissement des Djalaïrides pour s’en émanciper et quitter la région d’Herat où elle s’était d’abord établie. La décennie suivante, Tamerlan s’empare de l’Irak, de l’Azerbaïdjan et du Pendjab, créant un Empire étendu mais si peu structuré qu’il ne résistera pas à sa disparition en 1405. Ses héritiers se déchirent, ce qui permet aux Moutons Noirs de prendre Bagdad et d’éliminer les Djalaïrides (1410), puis de conquérir l’Iran occidental et central, ainsi que le Khouzistan, l’Irak, l’actuel Koweït, l’Anatolie orientale et l’Azerbaïdjan. Mais eux-mêmes doivent céder leurs possessions à la Confédération rivale des Moutons blancs (Ak Koyunlu) qui les élimine à la fin des années 1460. Implantés dans l’est anatolien, les vainqueurs ne s’arrêtent pas là, s’emparent de Bagdad et reprennent le Khârezm aux Timourides. Ceux-ci se replient, notamment sur le Khorasan où ils seront vaincus, au début du XVIe, par les Chaybanides, des Ouzbeks descendant de Gengis-Khan (cf. Asie centrale).

[1] Le califat spirituel des Abbassides persistera au Caire, sous la protection des Mamelouks , avant d’être transféré par les Turcs Ottomans à Constantinople, où il sera aboli en 1924.


Des Séfévides aux Kadjars, le chiisme religion d’Etat

A la même époque, le pouvoir en Iran passe aux mains des Séfévides, une dynastie issue d’une confrérie d’origine soufie, née en Azerbaïdjan oriental au tournant des XIIIe et XIVe siècles : s’appuyant sur des tribus turcomanes de l’est anatolien coiffées de bonnets rouges (d’où leur surnom de « Qizilbash »), elle élimine les Moutons blancs, après leur avoir pris Tabriz (en 1501), et instaure un nouvel Empire en Iran. S’étant proclamé chah, son chef Ismaïl fait aussitôt du chiisme duodécimain la religion d’État. Tout au long du XVIe, lui et ses successeurs vont devoir batailler contre les Chaybanides, qui occupent régulièrement le Khorasan, mais qui finissent par s’effondrer à l’extrême fin du siècle. Au début du XVIIe, Chah Abbas peut alors se retourner contre les Ottomans qui, au nom de la défense du sunnisme et des Turcomans, se sont emparés de l’Anatolie orientale un siècle plus tôt et ont même occupé Tabriz, contraignant les Séfévides à installer leur capitale d’abord à Qazvin (près de Téhéran), puis à Ispahan. En 1639, un traité (qui restera appliqué jusqu’à 1918) fixe la frontière des deux ennemis sur les monts Zagros : les Turcs héritent de la Mésopotamie, tandis que les Perses récupèrent l’Azerbaïdjan (perdu à la fin du XVIe), ainsi que l’Arménie (où ils « recrutent », ainsi qu’en Géorgie, des soldats pour leur armée). Entretemps, les Séfévides ont également repris Ormuz aux Portugais (1622). La rivalité entre les deux Empires porte aussi sur le Khûzistân (« terre des forteresses ») majoritairement peuplé d’Arabes chiites[1], ainsi que sur le Chatt el-Arab, l’estuaire du Tigre et de l’Euphrate sur le Golfe persique. Certains cheikhs locaux en profitent : dans la seconde moitié du XVIIe, celui de la tribu des Banû Ka’b fonde son propre émirat[2] .

Le début du XVIIIe est marqué par une succession de révoltes. Elles vont brièvement porter au pouvoir un Pachtoun d’Afghanistan (1722), puis sept ans plus tard Nadir Khan, membre d’une tribu turcomane du Khorasan, les Afchar, … ce qui ne l’empêche pas d’être assassiné par un Qizilbash, au motif qu’il envisageait de faire du chiisme la cinquième école du sunnisme. Du chaos va sortir un Iranien du Zagros, qui transfère la capitale à Chiraz (1747). Mais moins de cinquante ans plus tard, une nouvelle guerre civile éclate : elle aboutit, en 1796, à l’avènement d’une autre tribu turcomane du Khorasan, les Kadjars (ou Qadjars). Rivale des Afchar, elle établit sa capitale à Téhéran, en 1786.

Si le pays se stabilise, il ne retrouve pas pour autant ses frontières d’antan, victime du « Grand jeu » que se livrent les Empires russe et britannique entre le Caucase et l’Inde. A l’est, il est contraint – sous la pression anglaise – de renoncer définitivement à Herat, conquise par les Afghans au début du XVIIIème. La frontière entre la Perse et l’Afghanistan est arrêtée entre 1863 et 1871 ; au sud, elle attribue le Baloutchistan occidental aux Persans (qui, en pratique, ne l’occuperont vraiment que dans les années 1920). Au nord, le régime Kadjar doit faire face à la montée en puissance de la Russie, à qui elle cède les khanats d’Erevan et de Nakhitchevan, à l’issue de la guerre russo-perse (1826-1828) ; le traité de Turkmentchaï, qui consacre la perte des territoires caucasiens de la Perse (cf. Caucase), fixe la frontière avec la Russie sur la rivière Araxe, un tracé qui demeurera globalement inchangé[3]. Une soixantaine d’années plus tard, les Iraniens doivent également céder aux Russes la région de Merv au Khorasan, dans l’actuel Turkménistan.

[1] D’où le surnom d’Arabistân donné par les Perses au Khûzistân.

[2] L’Emirat de Ka’b se livre à des actes de piraterie au nord du Golfe, avant de se rendre aux Perses en 1847.

[3] Le traité est si mal vécu par les Perses que, en 1829, les 44 membres de la mission diplomatique russe à Téhéran sont assassinés par la foule, en représailles à l’attaque lancée par la Russie contre les Ottomans.

Téhéran nouvelle capitale. Crédit : sajad nori / Unsplash

De la tutelle anglo-russe à l’arrivée des Pahlavi

Sur le plan intérieur, le pouvoir central est affaibli par l’autonomie dont se dotent les gouverneurs des provinces, mais aussi par l’inertie des classes dirigeantes, bureaucratiques et religieuses. En 1850, il doit également réprimer, à Tabriz, la révolte de dissidents chiites, les « babistes » partisans de Mizra Ali Mohammed le « Bab » (La Porte). Ses disciples donneront naissance à une nouvelle foi, le bahaïsme, considéré comme hérétique et réprimé par les autorités[1]. En 1906, à l’issue d’une réforme fiscale, le chah doit concéder la création d’un Parlement (Majlis) à des citadins révoltés, principalement de Téhéran et de Tabriz, soutenus par les oulémas. Multipliant les violations de la Constitution promulguée par l’Assemblée, le nouveau souverain tente un premier coup d’Etat en 1907, après l’assassinat de son vizir, puis un second l’année suivante, allant jusqu’à bombarder et incendier le Majlis. C’en est trop pour les « constitutionnalistes » qui s’emparent de Tabriz. Britanniques et Russes s’étant entretemps entendus pour partager l’Iran en zones d’influence[2], les seconds déploient des troupes dans la capitale de l’Azerbaïdjan iranien, afin de soustraire cette zone à la souveraineté perse, tandis que les premiers se lancent à la recherche de pétrole dans le sud iranien. Mohammad Ali est finalement contraint d’abdiquer en 1909, à la suite d’une nouvelle révolte, cette fois d’origine rurale : elle réunit en effet des paysans du Guilan (dans l’antique Hyrcanie, au sud-ouest de la Caspienne) et des Bakhtiars, nomades des flancs ouest du Zagros.

Les nationalistes perses voient dans le déclenchement de la première Guerre mondiale une occasion de se défaire de la double tutelle russo-britannique, en pariant sur une victoire des Ottomans, alliés des Allemands. Mais le pari se solde par un échec et les Britanniques prennent le contrôle du pays en 1918, avant de se retirer trois ans plus tard. C’est qu’en 1921, des hommes nouveaux ont pris le pouvoir à Téhéran, un an après réprimé un mouvement qui s’était emparé de Tabriz pour demander l’autonomie de la province d’Azerbaïdjan et un statut officiel pour la langue azérie (cf. Caucase). Parmi ces hommes figure Reza Khan, chef d’une unité d’élite organisée par les Russes, puis par les Britanniques : la Brigade cosaque persane. Ministre de la guerre, puis premier ministre, il soumet la révolte des Djangalis[3] du Guilan (qui avaient instauré une république soviétique en 1920), mate celle du Kurdistan, réduit la puissance des Bakhtiars et met au pas le gouverneur de l’Arabistan, appuyé par les Britanniques, dont la province est rebaptisée Khûzistân. Sous la pression des oulémas, il renonce à instaurer une République, mais obtient du Majlis la destitution de la dynastie Kadjar, ce qui lui permet de se proclamer chah en 1926. S’appuyant sur l’armée et les grands propriétaires terriens, il entreprend de réformer et de laïciser le pays, lequel adopte en 1935 le nom officiel d’Iran, jugé plus moderne et international que celui de Perse[4]. Toutefois, le nom de sa dynastie – les Pahlavi, en référence au système d’écriture des Sassanides – renvoie au passé ante-islamique de l’Etat. 

[1] Pourchassés par tous les régimes iraniens, les Bahaïs sont notamment accusés de collusion avec Israël, du fait que leur lieu saint se trouve à Saint Jean d’Acre, où Baha’u’llah est mort emprisonné en 1892. Cf. Les religions iraniennes.

[2]   La convention signée en août 1907 définit les sphères d’influence respective des Empires russe et britannique dans trois zones : en Perse, la partie nord est jugée du ressort des tsars et la partie sud de celui de Londres, l’aire centrale constituant une zone « tampon ». L’Afghanistan est par ailleurs reconnu comme un semi-protectorat britannique, tandis que le Tibet est considéré sous suzeraineté chinoise.

[3] Mouvement des gens de la forêt, actif dans la chute de la dynastie Kadjar.

[4] Depuis les Sassanides, le nom d’État impérial d’Iran était déjà utilisé, mais seulement à usage interne.


La chute de la monarchie

Pour moderniser le pays, le nouveau chah s’appuie sur des experts allemands, ce qui vaut à l’Iran d’être envahi par des troupes soviétiques et britanniques en 1941. Reza Chah abdique en faveur de son fils, Muhammad Reza, lequel se trouve contesté par les notables nationalistes du Front national, ainsi que par les communistes du Toudeh et par des autonomistes : fin 1945, les Azerbaïdjanais instaurent un gouvernement autonome bénéficiant de l’appui soviétique, juste avant que les Kurdes ne proclament une république à Mahābād, avec l’aide des peshmergas du clan irakien des Barzani (cf. Les Kurdes). En 1946, les Britanniques, puis les Soviétiques, évacuent le pays, ce qui permet au gouvernement iranien de reprendre le contrôle des deux régions sécessionnistes et de dissoudre le Toudeh. C’est autour de la question du pétrole que vont alors se focaliser les oppositions. Non seulement le Majlis refuse un accord passé par le pouvoir avec l’Anglo-Iranian Oil Company (fondée en 1909) mais, en 1951, il vote même la nationalisation du pétrole, sous la conduite du premier ministre nationaliste Mossadegh. Celui-ci est arrêté deux ans plus tard par l’armée, fidèle au chah, à l’issue de manifestations hostiles fomentées par la CIA. L’influence américaine devient prépondérante dans un pays où le pétrole commence à couler à flots, les revenus de son exploitation étant partagés entre la Compagnie nationale iranienne et un consortium international.

Fort de cette manne, le chah poursuit la politique de modernisation amorcée par son père, au risque qu’elle s’avère trop rapide pour les capacités de la société. La révolution agraire entreprise dans les années 1960 précipite des paysans ruinés dans les bidonvilles des grandes cités. Au milieu des années 1970, c’est l’inflation – précipitée par des achats et investissements massifs dans de l’armement (pour des interventions militaires jusqu’à Oman) ou des dépenses de prestige (comme la célébration des 2 500 ans de la monarchie en 1971 à Persépolis) – qui provoque le mécontentement croissant des classes moyennes et populaires. Elles dénoncent la dérive monétaire, mais aussi l’autoritarisme croissant du régime[1] et de sa police politique (la Savak), ainsi que le relâchement des mœurs chez les élites occidentalisées. Ces revendications trouvent un écho dans une partie du clergé chiite, en particulier chez un religieux parti en exil dès le milieu des années 1960 et réfugié en France : l’ayatollah Ruhollah Khomeiny, chantre de l’instauration d’une République islamique. En janvier 1978, des émeutes éclatent dans la ville sainte de Qom, puis se propagent à Tabriz, Téhéran, Ispahan… Violemment réprimées à Téhéran, elles sont notamment soutenues par les étudiants et par les petits et moyens commerçants du « bazar », traditionnellement liés aux oulémas. En janvier 1979, après trois jours de combats dans la capitale, le chah s’enfuit en Egypte (où il mourra l’année suivante), laissant le pouvoir à Chapour Bakhtiar, un premier ministre qui souhaite instaurer un régime démocratique.

[1] Autoproclamé « Roi des rois » en 1969, Reza instaure le régime du parti unique en 1975.

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Les ayatollahs au pouvoir

La transition libérale est de courte durée, puisque Khomeiny fait son retour à Téhéran dès le mois suivant. Bakhtiar s’étant enfui (il sera assassiné en 1991 à Paris), c’est un ancien collaborateur de Mossadegh, Mehdi Bazargan, qui est nommé Premier ministre, ce qui entraine le ralliement du Front national au nouveau régime. L’armée doit s’incliner et laisser les mains libres aux nouveaux dirigeants. En novembre 1979, une crise majeure oppose le pouvoir aux Etats-Unis, dont l’ambassade à Téhéran est investie par des étudiants[1], au motif qu’elle se livrerait à des activités d’espionnage. En conflit avec les religieux, Bazargan démissionne. Le mois suivant, une nouvelle Constitution institue les organes propres à la République islamique, sous la direction d’un Guide suprême (l’ayatollah Khomeiny) et selon la gouvernance du « velayat e faquih » (cf. Encadré). Les premiers mois du nouveau régime sont marqués par la répression de soulèvements parmi les minorités sunnites (Turkmènes, Kurdes, Arabes du Khûzistân) et par la mise à l’écart des gouvernants jugés trop peu « révolutionnaires » comme Bani Sadr : élu en janvier 1980 à la Présidence de la République, il est déchu par le Parlement seize mois plus tard et remplacé par Ali Khamenei.  A partir de mi-1981, des incidents sanglants opposent les pasdarans aux Moudjahidines du Peuple[2], une formation qui avait soutenu la révolution mais qui est accusée d’avoir pris parti pour le Président déchu, d’être responsable d’un attentat à la bombe ayant fait plus de soixante-dix morts (dont le numéro deux du régime) et, surtout, d’être liée à l’ennemi irakien.

En 1980, le régime de Bagdad a en effet décidé de contester l’accord qui, cinq ans plus tôt, avait fixé la frontière entre les deux pays au milieu du lit du Chatt-el-Arab, et non plus sur la rive iranienne comme stipulé en 1937. Saddam Hussein envisage même de conquérir le Khûzistân, majoritairement peuplé d’Arabes sunnites. Moins bien armées, mais trois fois plus nombreuses, les troupes iraniennes livrent une résistance si acharnée que la guerre va durer huit ans, essentiellement au sud, dans des tranchées et au milieu de gaz de combat.  Après des combats ayant fait un million de morts (dont 60 % dans les rangs iraniens), la République islamique, trop isolée sur le plan international, doit accepter la résolution de l’ONU fixant l’arrêt des hostilités, en août 1988, sans que Bagdad n’ait obtenu d’avancée majeure. Entretemps, Khomeiny a poursuivi sa politique d’épuration, en particulier contre le Toudeh, de nouveau interdit. Le Parti de la révolution islamique, fer de lance du mouvement de 1979, connait le même sort en 1987. En juin 1988, le « Guide » nomme Hachemi Rafsandjani à la tête de l’armée et, en mars suivant, il écarte celui qui semblait devoir lui succéder, l’ayatollah Montazeri, accusé d’entretenir des contacts avec les libéraux tels que Bazargan et avec les Moudjahidines du peuple. En février 1989, une fatwa est lancée pour assassiner l’écrivain Salman Rushdie, auteur d’un ouvrage dénommé les Versets sataniques[3].

[1] Les cinquante-deux otages américains ne seront libérés qu’en janvier 1981.

[2] Se réclamant d’un islam « de gauche », l’Organisation des Moujhadines du Peuple (Mujaheddin-e-Khalq, MeK) a été fondée en 1965 par des intellectuels, hostiles au chah.

[3] Nonobstant les changements de dirigeants, la fatwa contre Rushdie n’a jamais été annulée.

La primauté du religieux dans les affaires politiques

Instauré par Khomeiny, le « velayat e faquih » (souveraineté du docteur de la loi islamique) est au cœur des institutions de la République iranienne, sans être pour autant partagé par tous les chiites. La théorie qui prévalait jusqu’alors était que, en attendant le retour sur terre du Mahdi (le douzième imam occulté), son autorité religieuse soit exercée collectivement par les marja’ (hauts dignitaires chiites) et non par une seule personne. Quant à l’idée qu’un clerc soit légitime à exercer le pouvoir politique en l’absence de l’imam caché, elle est loin de faire l’unanimité au sein du clergé. De ce fait, certains ayatollahs – en Iran comme en Irak – peuvent être conduits à contester l’autorité du Guide suprême, a fortiori quand celui-ci n’est pas un marja’ (ce qui est le cas de Khamenei). 
Le Guide n’en est pas moins le véritable chef de l’Etat iranien, ayant autorité sur tous les pouvoirs. Il est élu, contrôlé et éventuellement révocable par l'Assemblée des experts, composée de quatre-vingt six membres religieux élus au suffrage universel direct.
Agissant sous la responsabilité du Guide, le Président de la République est lui aussi élu au suffrage universel, à partir d’une liste établie par le Conseil des Gardiens de la constitution. Composé de douze membres, dont six religieux nommés par le Guide et six juristes parlementaires, ce Conseil vérifie que les candidats concourant aux diverses élections respectent bien le principe de primauté du religieux sur le politique. La présidence de la République ne peut être exercée ni par une femme, ni par un non chiite. En revanche, cinq sièges sont réservés aux minorités confessionnelles reconnues par le régime (zoroastriens, juifs et chrétiens) au sein du Parlement monocaméral, le Majlis. Quelques partis d’opposition sont tolérés mais, en pratique, les élections mettent plutôt aux prises des coalitions ou des regroupements ponctuels, les candidats pouvant même concourir sur plusieurs listes.
Les textes votés par le Majlis sont soumis à l’approbation du Conseil des Gardiens. En cas de litige entre ces deux institutions, un arbitrage suprême est exercé par le Conseil de discernement des intérêts de la République : créé en 1988, il est composé des chefs des trois pouvoirs, des six clercs du Conseil des Gardiens et de membres désignés par le Guide suprême.
L’armée est doublée d’une milice puissamment équipée : le corps des Gardiens de la révolution (ou Pasdarans). Formant la garde personnelle du Guide et tenant Téhéran, ils contrôlent les programmes balistique et nucléaire du pays et possèdent des unités d’élite (telle la force Al Qods), chargées d’opérations dans les pays voisins.

A la mort de Khomeiny, en juin 1989, Rafsandjani lui succède comme chef de l’Etat et s’efforce de relancer une économie exsangue, tout en essayant d’assouplir le régime. Ali Khamenei est désigné Guide de la révolution islamique, bien que ses détracteurs lui dénient toute légitimité religieuse, disant qu’il est passé en une nuit du rang d’hodjatoleslam à celui d’ayatollah, position censée nécessiter dix ans d’études coraniques. Pour asseoir son pouvoir, le nouveau Guide va tisser ses propres réseaux, dans l’appareil sécuritaire, auxquels il va confier de très larges secteurs de l’économie. Il s’appuie en premier lieu sur les Pasdarans, devenus une armée à part entière à l’occasion du conflit contre l’Irak. Pour autant, leur prestige militaire ne leur ouvre pas les portes du pouvoir politique, que le clergé n’est pas prêt à partager. D’où l’idée de Rafsandjani de les orienter vers un autre combat : la reconstruction économique du pays. Bénéficiant de matériels du génie, de taux bancaires privilégiés et de marchés passés le plus souvent sans appels d’offre, ils sont présents dans toute l’économie, de la construction à l’énergie en passant par l’automobile, les télécoms, l’immobilier, la médecine… et l’économie souterraine : certains commandants sont ainsi suspectés de se livrer à des activités clandestines d’exploitation portuaire et à des trafics en tous genres (essence, cigarettes, alcool, drogue…). D’autres contrôlent aussi les plus grosses fondations islamiques, dont la plus puissante emploie 200 000 personnes. Il ne s’agit toutefois pas d’un corps unique : partagé entre ultra-fondamentalistes et modérés, il n’est pas totalement inféodé au pouvoir. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Khamenei s’appuie aussi sur les bassidjis, des « volontaires islamiques » héritiers des jeunes volontaires partis au front en 1980. Plus idéologisés, et parfois recrutés dans des milieux criminels, ces miliciens anti-émeutes sont plus de dix millions, infiltrés dans les entreprises et les universités, où ils bénéficient d’aides et de quotas universitaires.

Le Guide essaie aussi d’asseoir son pouvoir spirituel, en prenant la main sur les écoles coraniques de Meched (nord-est) et surtout de Qom (au sud-ouest de Téhéran). En février 1993, la maison de Montazeri est attaquée par des hommes armés, ses élèves molestés et l’ayatollah lui-même arrêté, au motif qu’il aurait accusé les nouveaux dirigeants de pervertir la révolution[1]. Le scrutin présidentiel qui suit, en juin, voit la réélection de Rafsandjani, mais avec moins de suffrages et une participation en baisse par rapport au vote précédent. Deux ans plus tard, son vice-Président démissionne, confirmant ainsi l’abandon de la libéralisation économique du pays. En revanche, la politique sécuritaire se renforce, avec le placement en résidence surveillée des ayatollahs qui osent dénoncer l’emprisonnement des chefs spirituels et des citoyens au nom de l’Islam. En novembre 1995, un nouveau code pénal inspiré de la charia prévoit la mort, l’incarcération ou la flagellation pour un certain nombre de délits, y compris l’atteinte à la sécurité de l’Etat et même « l’offense » à Khomeiny ou Khamenei. Ce raidissement provoque la réaction des Etats-Unis qui, coup sur coup, arrêtent leurs investissements commerciaux et leurs échanges avec Iran, puis votent des sanctions contre les entreprises qui réaliseraient de gros investissements dans le secteur énergétique iranien. Cette position entraîne, par ricochet, l’envoi par la Russie de milliers d’experts de l’armement et de matériels, ce que font aussi les Chinois et les nord-Coréens. En juin 1997, les Iraniens testent pour la première fois un missile de croisière air-mer, de fabrication chinoise.

[1] Montazeri conserve toutefois le droit d’enseigner à Qom, nul ne pouvant le déposséder de sa qualité d’autorité religieuse du chiisme.


Les conservateurs contestés

En mai 1997, un candidat « modéré » a été largement élu à la Présidence de la République, au terme d’une élection massivement suivie par la population. Conseiller de Rafsandjani, qui ne pouvait solliciter un troisième mandat, Mohammad Khatami avait perdu son poste de ministre de la culture en 1992, du fait de positions jugées trop « libérales » sur la liberté d’expression et d’association. Pour les conservateurs, dont le candidat officieusement soutenu par le Guide a obtenu presque trois fois moins de voix, le revers est sérieux : le nouveau Président a rallié aussi bien les voix des riches marchands du bazar que des quartiers pauvres de Téhéran, des jeunes (on vote à partir de quinze ans) que des femmes, des « reconstructeurs » (libéraux autour de Rafsandjani) que des « radicaux de gauche » (favorables à davantage d’étatisme). Une fois élu, Khatami rompt avec les gouvernements précédents, en nommant une femme parmi ses sept vice-Présidents, et annonce que son équipe « s’efforcera de restaurer les libertés publiques dans le cadre de la Constitution et de l’islam », aveu quasi-explicite que ces libertés étaient jusqu’alors bafouées. Il interdit également aux organismes d’Etat d’utiliser tout titre pompeux, ce qui est loin d’être anodin dans un pays où le Chah était « le roi des rois », Khomeiny « l’espoir des déshérités du monde » et Rafsandjani « le grand commandant de la reconstruction ».

Ceci n’empêche pas Khamenei de poursuivre sa chasse aux « déviants » : fin 1997, il ordonne le jugement « pour trahison » de Montazeri, puis fait arrêter le successeur de Bazargan à la tête du Mouvement pour la libération de l’Iran (MLI, la principale formation d’opposition, tolérée) parce qu’il avait osé citer des limites aux pouvoirs du Guide. En décembre 1997, les divergences entre ce dernier et le Président de la République apparaissent au grand jour, en matière de politique extérieure, alors que ce sujet est chasse gardée du Guide : au sommet de l’OCI[1] organisé à Téhéran, Khatemi souhaite que le monde musulman, tout en connaissant son propre passé, utilise « les apports scientifiques, technologiques et sociaux de la civilisation occidentale » (à l’exception du régime sioniste) pour « aller de l’avant », alors que Khamenei exclut toute passerelle avec l’Occident, dont « la civilisation » sera « engloutie » dans son propre « marécage ». Le Président iranien en appelle aussi « à la réalisation de la société civile islamique » dans laquelle « il n’y a pas de place pour la dictature d’un groupe ou d’une personne » et où « le gouvernement « doit rendre des comptes » au peuple.

Politiquement, la scène se déplace en 1998 sur le terrain de la violence. Fin août, le « boucher de Téhéran », ancien procureur des tribunaux révolutionnaires et ancien directeur de l’immense prison d’Evin, est assassiné en plein cœur de la capitale par les Moudjahidines du Peuple [2]. En novembre suivant, c’est un des chefs historiques de l’opposition, ancien compagnon de Mossadegh puis de Bazargan, qui est tué avec son épouse. Les corps sans vie de plusieurs intellectuels de la gauche nationaliste non religieuse, disparus depuis l’été, sont également retrouvés. Pour beaucoup d’analystes, ces meurtres sont l’œuvre des conservateurs, désireux de nuire aux tentatives d’ouverture de Khatami (de la même façon que Bakhtiar avait été assassiné pour fragiliser Rafsandjani). De fait, un responsable des services des renseignements est arrêté (il se suicidera en prison en avalant de la crème dépilatoire !) et le ministre chargé de ce secteur est contraint de démissionner en février 1999.

Sur le terrain électoral, le camp réformateur ne faiblit pas et remporte, le même mois, les premières élections municipales jamais organisées dans le pays (bien qu’inscrites dans la Constitution de 1979 et même dans celle de 1906), malgré les tentatives des conservateurs d’empêcher certaines candidatures et l’annulation a posteriori de certaines élections. En mai suivant, Khatami effectue des visites remarquées en Arabie Saoudite et au Qatar, les premières d’un Président iranien en exercice depuis vingt ans.

L’affrontement entre les deux camps intervient à l’été 1999 quand un quotidien proche de Khatami est fermé, pour avoir publié des documents « confidentiels » sur les assassinats de l’automne précédent. L’affaire provoque une vague de manifestations estudiantines à Téhéran, puis Tabriz, Ispahan et même dans le fief conservateur de Meched, la deuxième ville du pays… Les manifestants réclament, pêle-mêle, une accélération des réformes et des libertés, la démission du chef de la police, le transfert réel de l’autorité du maintien de l’ordre au ministre de l’Intérieur (alors qu’elle est assumée par Khamenei) … Face à eux, les étudiants trouvent la police mais aussi les « bassidjis », armés de gourdins voire d’armes automatiques, et les dizaines de milliers de partisans que Khamenei mobilise dans les rues de Téhéran, afin de réprimer les « éléments corrompus et contre-révolutionnaires ». La pression est telle que, par peur d’être débordé et de montrer aux conservateurs qu’il ne sait pas gérer la crise, Khatami dénonce à son tour des « déviations » qui portent « atteinte aux fondements du régime ». La suite est une illustration du « modus vivendi » instauré entre le Président et le Guide : d’un côté, le premier obtient la traduction en justice de policiers et de miliciens ultras, ainsi que le remplacement du chef de la police de la capitale ; de l’autre, le Parlement commence à examiner un projet de loi qui élargit le champ des délits politiques.

[1] Organisation de la conférence islamique.

[2] Moins d’un an plus tard, les Moudjahidines revendiquent l’assassinat d’un des plus hauts responsables militaires du régime, le chef d’Etat-major adjoint des forces armées.

Rue du bazar de Téhéran. Crédit : omid-armin / Unsplash

Les tentatives réformatrices de Khatami

Face à des conservateurs unis, les réformateurs se présentent divisés aux législatives de février 2000 : Rafsandjani est en effet sorti de sa réserve pour animer un camp des « reconstructeurs », censés jouer les médiateurs entre les deux autres mouvances. Malgré l’invalidation de nombreuses candidatures par le Conseil des gardiens, les réformateurs remportent largement le premier tour, marqué par une participation record de 80 %. Le principal vainqueur est le Front de la participation, dirigé par le frère du Président de la République (et qui compte dans ses rangs le propre frère du Guide), qui l’emporte à Téhéran, Ispahan, Chiraz et même Meched. Les conservateurs et leurs affidés sont laminés, à l’image de Rafsandjani, élu d’extrême justesse dans la capitale. Entre les deux tours, ils se livrent à de violentes attaques contre la presse réformatrice, accusée d’être aux mains « d’éléments infiltrés de l’ennemi » ou de « chercher à séparer la nouvelle génération du système islamique », ce qui n’empêche pas les réformateurs de conforter au second tour leur succès du premier.

Politiquement, Khatami reste toutefois à la merci des différentes instances conservatrices, au point d’affirmer, lors d’un colloque, que le Président iranien « n’est pas capable d’empêcher la violation de la Constitution ». La démonstration judiciaire en est par exemple apportée en avril 2000, quand le Tribunal révolutionnaire relâche la moitié des personnes arrêtées après le meurtre d’intellectuels et d’opposants en novembre 1998, un certain nombre de pièces de cette affaire ayant mystérieusement disparu [1]. Ces activistes appartiennent à des milices ultra-conservatrices, tels que les « Fedayine de l’islam pur de Mahomet », qui se livrent à l’élimination d’opposants : en mars, l’un des principaux chefs du camp réformateur, et ancien vice-ministre des renseignements, est ainsi gravement blessé dans la capitale. Le régime doit aussi compter avec la violence des Moudjahidines du Peuple qui s’est « paradoxalement » intensifiée depuis l’arrivée d’un pouvoir réformateur à Téhéran, sans doute avec des financements irakiens. Entre janvier et août 2000, les Moudjahidines attaquent des bases militaires au Khûzistân et le quartier général des Gardiens de la Révolution au nord de Téhéran, tuent dans une embuscade un chef des renseignements des Pasdarans dans une embuscade à Ouroumieh, bombardent la ville iranienne frontalière de Kermanchah (en riposte à une attaque commise par des opposants chiites irakiens contre un quartier résidentiel de Bagdad) et livrent des combats contre l’armée iranienne dans deux autres villes de la frontière avec l’Irak [2].

En mars 2000, les Etats-Unis assouplissent leurs positions en annonçant la reprise des importations de tapis et autres caviar iraniens, ainsi que l’étude du contentieux sur les avoirs iraniens gelés depuis la révolution, après avoir repris l’année précédente leurs exportations vers l’Iran de matériel médical et de céréales. Mais ces décisions, comme l’offre publique de réconciliation formulée par Washington en 1999 (en échange de l’arrêt de toute acquisition de missiles à longue portée et de l’arme nucléaire) sont vécues par Téhéran comme des tentatives « de chercher à diviser la société iranienne ».

Sur le plan économique, le Parlement réformateur vote en août 2000 une loi qui favorise les investissements étrangers dans le pays, au-delà du seuil de 49 % fixé par la législation datant de 1950, et autorise même le rapatriement des bénéfices réalisés hors d’Iran, sans que les détenteurs de ces avoirs soient menacés. Les investissements sont d’autant plus nécessaires que l’appareil industriel, notamment pétrolier, est devenu obsolète ou a été détruit lors de la guerre avec l’Irak, et que le pays doit créer des emplois pour ses jeunes. L’Iran ne raffine ainsi que 60 % de son essence et doit importer le reste, creusant d’autant plus son déficit commercial que le carburant est vendu peu cher. En septembre 1999, le pouvoir avait déjà supprimé les monopoles d’Etat, largement institués par Reza Chah, dans les chemins de fer, les postes et communication, le tabac… En mars 2001, Khatami signe un traité de coopération avec la Russie, annulant de facto l’engagement pris par Moscou vis-à-vis des Etats-Unis, six ans plus tôt, de ne plus vendre d’armes à Téhéran. Le traité porte notamment sur l’intensification de la coopération nucléaire dans le domaine civil, ce qui nourrit des doutes car l’Iran se dote de moyens conséquents dans le cycle du combustible, alors que son unique centrale, Bouchher sur le Golfe persique, n’est toujours pas achevée.

En juin 2001, Khatami est largement réélu, mieux même qu’en 1997 (largement grâce à 20 % de nouveaux jeunes électeurs), malgré la présence de neuf rivaux que les conservateurs avaient laissé concourir, pour tenter de l’affaiblir. Les mois suivants sont marqués par une série de bras de fer que vont perdre les réformateurs : après avoir refusé les candidats proposés par le très conservateur ministre de la Justice pour le Conseil de discernement, le Parlement doit finalement les accepter, sous la pression de Khamenei. Il doit aussi valider la quasi-reconduction du gouvernement, y compris les très controversés ministres de l’intérieur et de la culture que les conservateurs avaient réussi à imposer lors de la législature précédente, après avoir rejeté les candidats modérés initialement pressentis. En novembre, après le rejet de la majorité des candidatures réformatrices aux législatives partielles à venir par le Conseil des Gardiens, le Parlement vote une loi limitant les pouvoirs dudit Conseil, mais sans succès : le texte est rejeté, en dernier arbitrage, par le Conseil de discernement des intérêts de la République. Un projet de réforme de la justice connait le même sort, alors que les sanctions continuent à s’abattre sur les réformateurs : fin 2001, le secrétaire à la présidence est condamné à six mois de prison pour critiques envers le Conseil des Gardiens et un député à un an de détention au pénitencier d’Evin pour avoir critiqué le fonctionnement de la justice ; en début d’année, des peines de quatre à dix ans de prison avaient été prononcées contre des intellectuels ayant participé, l’année précédente à Berlin,  à une conférence jugée anti-islamique. Le vice-ministre de l’Intérieur et le gouverneur de Téhéran avaient été également envoyés derrière les barreaux sous l’accusation de “complicité de fraude électorale” lors des législatives du printemps 2000, tandis que le MLI se voyait définitivement interdit, accusé de vouloir renverser le régime islamique.

Sur le terrain, la situation reste volatile. En août 2001, des émeutes mortelles secouent la ville de Sabzevar, dont les habitants n’admettent pas qu’elle n’ait pas été choisie comme capitale de l’une des trois nouvelles provinces résultant du découpage du Khorasan. Deux ans plus tard, un nouveau redécoupage territorial endeuille la localité de Semirom, près d’Ispahan. Le début de l’été 2003 est également marqué par des manifestations d’étudiants qui, à l’approche du quatrième anniversaire des événements de 1999, dénoncent les conservateurs et la passivité de Khatami ; des heurts les opposent aux milices islamistes qui sont d’autant plus virulentes que certains des appels à manifester émanent de télévisions monarchistes émettant depuis les Etats-Unis.

[1] L’ancien ministre supposé avoir commandité ces meurtres sera mis hors de cause ; en revanche, trois exécutants seront condamnés à mort en 2001 et d’autres à la détention à perpétuité.

[2] En 2011, l’Organisation des Moudjahidines du Peuple sera forcée par les Américains de désarmer ses camps en Irak, en échange de la protection de ses membres.


Un laïc ultraconservateur à la présidence

La lassitude de l’électorat modéré se traduit aussi aux législatives du premier semestre 2004 : la participation nationale dépasse à peine 50 % et s’avère même inférieure à 30 % à Téhéran, entraînant une nette défaite des réformateurs. Leur revers est d’autant plus net que des centaines de candidatures avaient été écartées par le Conseil des Gardiens, y compris celles d’un quart des députés sortants. De nombreux « déçus » du camp réformateur auraient rejoint le courant « bâtisseur » apparu, au sein des conservateurs, pour promouvoir une voie « à la chinoise » mêlant une certaine dose de libéralisme économique à un contrôle très strict des pratiques culturelles et sociales. En mai 2005, le Conseil des Gardiens va encore plus loin, en invalidant toutes les candidatures réformatrices aux présidentielles à venir : il faut que Khamenei intervienne pour que deux d’entre elles soient retenues, afin que toutes sensibilités soient représentées le mois suivant. Contre toute attente, c’est un laïc qui est élu avec 62 % au second tour du scrutin, devant Rafsandjani : ingénieur de formation et ancien maire ultraconservateur de Téhéran, Mahmoud Ahmadinejad a bénéficié de la lassitude croissante de la population vis-à-vis des libéraux, mais aussi des cléricaux et d’une classe politique largement corrompue. Proche des bassidji (avec lequel il a participé à la chasse aux opposants en Azerbaïdjan iranien) et candidat non dissimulé des Gardiens de la Révolution – que Khatami avait écartés, voire en partie « purgés » – il prône un retour aux bases de la révolution islamique, révolution qu’il connait bien pour avoir cofondé l’Association islamique des étudiants et participé à la prise d’otages américains en 1979. Pour autant, les conservateurs cléricaux s’en méfient car ils redoutent une militarisation du pouvoir, dont témoigne le limogeage de centaines d’agents des services officiels de renseignement, remplacés par des membres des réseaux liés aux Pasdarans et aux bassidji. Cette possible dérive populiste finit par inquiéter le Guide lui-même qui confie à Rafsandjani un rôle de coordination des différents pouvoirs (présidentiel, législatif et judiciaire), en plus de la présidence du Conseil de discernement, et fait nommer un des candidats réformateurs à la présidentielle comme maire de Téhéran. Alors que la situation sociale reste tendue (des stations-service sont détruites en juin 2007 dans la capitale après l’annonce d’un rationnement d’essence), la lutte des clans au sommet du pouvoir s’intensifie. En septembre, Rafsandjani s’élève encore dans la hiérarchie en se faisant élire à la tête de l’Assemblée des experts, devant le candidat de Khamenei. Quant à la répression des opposants, elle se poursuit : en 2008, les dirigeants iraniens de la foi bahaïe sont emprisonnés pour avoir agi « contre l’intérêt national » et leurs structures interdites l’année suivante, alors qu’elles avaient été progressivement autorisées à renaître les années précédentes.

Sur le plan diplomatique, Ahmadinejad adopte une position extrêmement radicale vis-à-vis d’Israël, appelant à « rayer » ce pays de la carte, puis sommant l’Allemagne et l’Autriche d’offrir un territoire au régime sioniste, « si tant est que la Shoah ait bien existé ». Quant aux programmes militaires, ils avancent à grands pas : en février 2008, les Moudjahidines du peuple – qui ont renoncé à la lutte armée en 2004 mais ont conservé un important réseau d’information dans le pays – accusent Téhéran de mettre au point un missile à tête nucléaire, ce que confirme l’AIEA alors que, deux mois plus tôt, un rapport des agences américaines de renseignement estimait que les recherches iraniennes en la matière avaient cessé en 2003 ; en fait, le programme se serait poursuivi en étant réparti entre plusieurs structures, afin d’être moins repérable. En juillet suivant, l’Iran annonce avoir fait voler un missile balistique de 2 000 km de portée (donc capable d’atteindre Israël, la péninsule arabique et le sud de l’Europe) et à propulsion solide, donc beaucoup plus rapide à mettre en œuvre que les précédentes versions à propulsion liquide. En février 2009, c’est un satellite iranien qui est mis sur orbite.

En mars 2008, le dossier nucléaire trouve même une place institutionnelle sur la scène politique iranienne : son intransigeant négociateur en chef , Ali Larijani, est élu à la Présidence du Majlis contre le candidat d’Ahmadinejad dont le parti n’a obtenu que 10 % des voix aux législatives. Le nouveau chef du Parlement se pose en réformateur économique face au populisme présidentiel. Lorsque se présentent les nouvelles élections à la Présidence de la République, en juin 2009, Ahmadinejad doit faire face à des candidats de poids : un ancien Président réformateur du Parlement, Mehdi Karoubi, l’ancien Premier ministre au pouvoir pendant la guerre avec l’Irak, Mir Hossein Moussavi– tous deux soutenus par Khatami et, plus discrètement par Rafsandjani – et même le chef historique des Pasdarans, un conservateur qui juge que la politique économique et diplomatique suivie « mène à un précipice ». Pourtant, à l’issue d’un scrutin suivi par 85 % des électeurs, Ahmadinejad est réélu avec plus de 63 % des voix, au prix d’une fraude si généralisée [1] qu’en fait, il ne serait arrivé que troisième. La triche est telle que des centaines de milliers d’Iraniens descendent dans les rues à Téhéran mais aussi Machhad, Ispahan, Chiraz, pour demander un nouveau décompte des bulletins, que réclament aussi certains hauts dignitaires religieux. Pourtant, le Guide comme le Conseil des gardiens maintiennent la victoire du Président sortant, niant toute fraude et rejetant la responsabilité des effusions de sang sur les manifestants. Une trentaine au moins ont été tués par les bassidjis ou par les lebakharsi (auxiliaires des services secrets en civil, d’où leur surnom de « chemises blanches »), agissant à moto armés de gourdins et de barres de fer ou se glissant dans la foule munis d’armes blanches [2]. Des centaines de responsables réformateurs sont arrêtés et certains jugés dans la plus pure tradition des procès soviétiques : des lieutenants de Rafsandjani et de Khatami font des aveux télévisés dans lesquels ils affirment avoir été « manipulés ». Malgré leurs fortes réticences vis-à-vis d’Ahmadinejad, les dirigeants conservateurs restent unis : ils donnent ainsi leur aval au nouveau gouvernement – dont certains de ministres n’ont pas été choisis pour leurs compétences, mais pour leur appartenance passée aux services secrets, aux bassidji et aux Pasdarans – au nom de la solidarité face au « complot sioniste » qui viserait l’Iran ; le nouveau titulaire de la Défense est recherché par Interpol, en tant qu’organisateur de l’attentat commis en 1994 contre un centre juif de Buenos-Aires (85 morts).

[1] La participation atteint 140 % dans des dizaines de circonscriptions, dans d’autres les bulletins des candidats d’opposition seraient arrivés en retard et leurs représentants auraient été exclus du dépouillement…

[2] Le régime aurait constitué des « commandos » de la mort, parfois constitués de délinquants, n’étant pas totalement certain de la loyauté des Pasdarans en cas de révolte populaire.

La tour Milad à l’entrée de Téhéran. Crédit : khashayar-kouchpeydeh / Unsplash

L’accélération du programme nucléaire

Dans son bras de fer avec l’Occident, Téhéran bénéficie du soutien de la Russie : après avoir créé un cartel du gaz avec l’Iran et le Qatar en octobre 2008, Moscou achève la construction de la centrale de Bouchher en février suivant et annonce la livraison de systèmes de défense anti-aérienne à Téhéran. Restant sourd aux offres de dialogue de la nouvelle administration démocrate américaine, le Président iranien inaugure, en avril suivant, la première usine nationale de fabrication de combustible nucléaire près d’Ispahan et annonce le test de centrifugeuses de nouvelle génération. En septembre est révélée l’existence d’un deuxième centre d’enrichissement de l’uranium, en plus de celui déjà connu de Natanz. Autorisés à visiter ce nouveau site de Fordow, dans des montagnes proches de Qom, les inspecteurs de l’AIEA confirment son état avancé de construction, mais sans y avoir trouvé quoi que ce soit de suspect : il est vrai qu’ils n’ont pas été autorisés à consulter tous les documents ni à discuter avec les ingénieurs présents. Pour certains experts, la petite taille du site – et son enterrement profond – en font le terrain idéal pour installer des centrifugeuses à finalité militaire[1]. Cette crainte est confortée en février 2010, quand Téhéran annonce que le taux d’enrichissement de son uranium va passer de 4,5 % à 20 % ; officiellement, il s’agira d’alimenter un réacteur de recherche médicale (fourni par les Etats-Unis dans les années 1960), mais le passage à 20 % permettrait de passer ensuite à des teneurs militaires de 60 à 90 %, avec beaucoup moins de centrifugeuses. Toutefois, le programme n’avance pas aussi vite qu’attendu par les Iraniens, notamment du fait de virus informatiques [2] ou de « sabotages » commis par les services occidentaux et israéliens sur les équipements qui lui sont destinés, voire de l’assassinat de scientifiques travaillant dessus. Malgré tout, Téhéran maintient son cap, refusant coup sur coup de voir son uranium déjà enrichi géré par un pays tiers (comme la Russie ou la France) et de communiquer les plans détaillés d’un futur réacteur, dont le design semble se rapprocher de celui d’installations utilisées par d’autres pays pour fabriquer clandestinement leurs bombes. L’Iran aurait également testé des composants d’ogive nucléaire à « double implosion », une technologie extrêmement fine permettant de fabriquer des têtes nucléaires plus petites, donc plus faciles à adapter sur ses missiles Shahab-3, d’une portée de 1 500 à 2 000 km. Face aux accusations de dissimulation portées à son encontre par l’AIEA, le pays annonce même la construction de nouvelles usines d’enrichissement.

Sur le plan intérieur, l’opposition ne désarme pas, malgré les milliers d’arrestations subies dans ses rangs. En septembre 2009, elle se livre à une démonstration de force lors de la journée propalestinienne Al-Qods : aux « morts à Israël » traditionnels, s’ajoutent des « mort à la Russie et à la Chine ». Le régime ne respecte même plus les cérémonies religieuses, réprimant en décembre les manifestations liées aux obsèques de Montazeri à Qom ou à la commémoration de l’Achoura aux quatre coins du pays. Pour la première fois, Khamenei lui-même y est pris à partie, comparé par les manifestants au calife Yazid, responsable de la mort de l’imam Hussein à Kerbala (que commémore justement l’Achoura). En août 2010, le domicile de Karoubi est saccagé deux fois par des hommes en civil suspectés, pour certains, d’appartenir à Ansar Allah, la garde privée de Khamenei. En février suivant, l’ancien Président du Parlement et son alter-ego de la « révolution verte » Massouvi font l’objet d’un placement préventif en résidence surveillée, le régime craignant que le pays ne soit à son tour saisi par l’agitation politico-sociale qui gagne le monde arabo-musulman. Ces craintes sont d’autant plus justifiées qu’en décembre 2010, il a dû se résoudre à supprimer les subventions sur l’eau, le gaz et l’électricité pour économiser 100 milliards $ par an. Cette situation dégradée est notamment due à l’impact des sanctions adoptées au fil des ans par l’ONU.

En juin 2010, le Conseil de sécurité vote un embargo sur les armements lourds, une inspection de cargaisons, le rallongement de la liste des Gardiens de la Révolution et de leurs entreprises faisant l’objet de sanctions. Même la Russie et la Chine ont voté le texte, à condition que les secteurs énergétique et bancaire en soient exclus. Inversement, l’Union européenne – premier partenaire commercial de l’Iran – vote des sanctions aggravées, en particulier dans les investissements, assistances et fournitures d’équipements liés au domaine énergétique ; en 2012, elle adopte un gel de toutes ses importations de pétrole iranien, après qu’un nouveau rapport de l’AIEA a confirmé, en novembre 2011, la nature militaire d’une partie du programme nucléaire iranien, cartes et noms de scientifiques à l’appui. L’agence internationale se plaint également de ne pouvoir accéder au site militaire de Parchin où seraient testés des explosifs utiles au fonctionnement des armes nucléaires.

A la crise économique s’ajoutent les tensions entre conservateurs, y compris au sein des Pasdarans : en mars 2011, Rafsandjani doit renoncer à se représenter à la tête de l’Assemblée des experts et ne conserve que le Conseil de discernement ; en juin suivant, les ultraconservateurs poursuivent Ahmadinejad pour violation de la Constitution, après qu’il se soit attribué le ministère du pétrole, auquel il doit donc renoncer ; en janvier 2012, c’est le conseiller de presse présidentiel qui est condamné à un an de prison. Les législatives du printemps, largement boycottées par les réformateurs, marquent une nette défaite du « Front de la persistance » présidentiel, largement devancé par le Front uni de Larijani. La bataille entre clans se déchaîne à l’approche des présidentielles de mai 2013 : malgré l’arrestation de ses enfants, connus pour leur engagement dans la contestation de 2009, Rafsandjani accepte de représenter les réformateurs… mais sa candidature est rejetée par le Conseil des Gardiens[3], sans raison, comme celle du poulain et directeur de cabinet d’Ahmadinejad – qui ne peut briguer de nouveau mandat – un ultranationaliste anticlérical, suspecté d’appartenir à une secte messianique chiite. Ne restent finalement en lice qu’un religieux soutenu par les réformateurs, face à quatre conservateurs qui se déchirent pendant toute la campagne, notamment sur les questions diplomatiques et nucléaires. Face à ces divisions, et lassés par la crise économique (en partie due au refus de négocier le programme nucléaire), le modéré Hassan Rohani l’emporte dès le premier tour avec un peu plus de 50 % des voix (plus de 72 % de participation).

[1] Fordow est mis en service en janvier 2012

[2] Les virus Stuxnet en 2010, puis Flame, vingt fois plus puissant, en 2012.

[3]Rafsandjani, devenu l’homme le plus riche du pays, décède en janvier 2017.


Un accord nucléaire rapidement mis à mal

Sans remettre en cause le programme nucléaire, chasse gardée de Khamenei, le nouveau Président prône une approche plus souple dans le dialogue avec l’Occident, ne serait-ce que pour améliorer la situation économique du pays : ainsi, la production iranienne de pétrole en 2012 est devancée par celle de l’Irak, pour la première fois depuis 1988. Cette approche se traduit, dès novembre 2013, par la signature d’un accord intérimaire avec le groupe « 5 + 1 » (les cinq membres permanents du Conseil sécurité et l’Allemagne, partenaire économique majeur du pays). Malgré quelques remises en cause, un accord définitif est signé en juillet 2015 à Vienne : il prévoit la diminution de près des trois quarts du nombre de centrifugeuses de première génération (les plus récentes étant mises sous cocon à Natanz sous le contrôle de l’AIEA), l’interdiction de l’enrichissement à Fordow et de la fabrication de plutonium dans le réacteur à eau lourde d’Arak, la dilution ou l’expédition à l’étranger des stocks d’uranium enrichi à plus de 3,67 %, le transfert hors du pays du combustible usé des réacteurs, la déclaration préalable de toute nouvelle installation utilisant de l’uranium et le renforcement des inspections de l‘AIEA pendant une vingtaine d’années, y compris les inspections intrusives, prévues sous condition, dans le protocole additionnel du TNP que Téhéran devra donc signer [1]. En échange, les sanctions frappant l’Iran seront levées dès l’application de ces mesures – avec rétablissement possible en cas de problème – l’importation de certains matériels sensibles (pouvant, par exemple, contribuer à un programme de missiles balistiques) restant en revanche interdite pour cinq à huit ans. S’estimant satisfaite de cet accord, la Russie annonce la livraison à l’Iran des missiles anti-aériens S-300, qu’elle avait suspendue en septembre 2010, par crainte de la « fuite en avant » menée par son partenaire.

La signature de cet accord accentue la fracture dans le camp conservateur, entre pragmatiques (derrière Larijani) et révolutionnaires qui continuent à prôner l’affrontement avec l’Occident. Du coup, c’est une alliance inédite, entre réformateurs et conservateurs pragmatiques, qui concourt aux législatives de février et avril 2016 et les remporte, sans que Rohani ne bénéficie pour autant d’une majorité solide au Majlis. Fait remarquable : pour la première fois, les femmes y sont un peu plus nombreuses que les religieux. Le Président sortant est réélu assez aisément un an plus tard, face à un religieux conservateur ayant exercé de multiples fonctions de procureur, mais sans Ahmadinejad dont la candidature, jugée trop clivante, a été rejetée par le Conseil des Gardiens. Les alliés modérés et réformateurs s’emparent également de plusieurs grandes villes dont Téhéran, où le fils Rafsandjani rafle la totalité des sièges et met fin à la gouvernance des conservateurs.

Ceux-ci gardent en revanche la main sur les programmes militaires et le démontrent, en mars 2016, en testant une série de missiles balistiques, de toutes portées, à partir de bases souterraines disséminées sur le territoire iranien. Arguant du caractère purement dissuasif de ces tirs, Téhéran ajoute que ces missiles n’entrent pas dans l’accord de Vienne, puisqu’ils n’ont pas vocation à porter des charges nucléaires. Telle n’est pas l’interprétation des Américains, a fortiori de la nouvelle administration républicaine qui entre en fonctions en janvier 2017. Téhéran ayant tiré un missile balistique de moyenne portée, Washington impose de nouvelles sanctions économiques et financières en juillet. En septembre, l’Iran tire un nouvel engin, de 2 000 km de portée et, dès le mois suivant, le Président Trump refuse de « certifier » à son Congrès que l’Iran respecte bien ses engagements en matière nucléaire ; la décision est lourde de sens car l’accord de 2015 n’ayant pas été soumis à la ratification du Parlement américain, il n’est pas considéré comme un traité international aux Etats-Unis et doit donc être certifié tous les quatre-vingt dix jours, sans même prendre l’avis des autres signataires.

Ces différends ont pour conséquence immédiate d’empêcher toute amélioration significative de l’économie iranienne, en particulier en province. Fin 2017, un mouvement de contestation, parti de Machhad, gagne tout le pays, à l’exception de Téhéran qui reste relativement calme. La population a en effet découvert une nouvelle baisse de certaines aides dans le projet de budget 2018, lequel fait pour la première fois apparaître le nom des organisations politiques et cléricales bénéficiant de subventions, ainsi que le montant des opérations extérieures, jusqu’alors plutôt consensuelles mais devenues coûteuses dans un budget général en baisse. Du coup, le mouvement de protestation est extrêmement hétérogène, mêlant classes populaires et jeunes [2], paysans touchés par une sécheresse persistante dans le centre et le sud, chiites et minorités sunnites et kurdes, nostalgiques de l’Empire (voire de la Perse préislamique) et partisans d’Ahmadinejad… Face aux dégradations (de banques, de bâtiments publics, de centres religieux et de sièges de milices) qui accompagnent les manifestations, le régime répond par la force, déployant au besoin les bassidji et les Gardiens de la révolution et organisant des contre-manifestations de soutien. En février 2018, le Guide apporte aussi une réponse structurelle, en demandant aux forces armées de se retirer des activités économiques « qui ne les concernent pas » : les secteurs public et parapublic contrôlent en effet 80 % d’une économie trop sclérosée pour faire face à la situation du pays, malgré la reprise des exportations pétrolières (40 % des recettes budgétaires).L’Iran connait, en particulier, une situation démographique paradoxale : sa population est jeune (39 % de moins de 25 ans), mais vieillit rapidement, du fait d’une chute du taux de fécondité sans équivalent au monde (1,66 enfant par femme en 2016 contre 7 dans les années 1980).

La situation économique est aggravée par la fuite de capitaux que déclenche la perspective d’un retrait américain de l’accord sur le nucléaire. Ce retrait est officiellement annoncé en mai 2018, au motif que l’Iran a poursuivi des opérations clandestines d’enrichissement – alors que l’AIEA affirme qu’elles ont cessé – et se livre à des activités illicites (programme balistique, ingérences régionales), alors qu’elles n’entrent pas dans le cadre de l’accord de Vienne. Les sanctions américaines sont rétablies, la première vague en août (sur les transactions bancaires, les produits automobiles et aéronautiques), la seconde (notamment sur le pétrole) en novembre. Téhéran réagit en se disant prêt à respecter sa signature, si les quatre autres signataires en font autant, ce qui place les Européens dans une situation difficile, leurs entreprises étant fortement incitées par les Américains à ne plus commercer avec l’Iran. Entretemps, le régime a dévoilé son premier avion de combat 100 % iranien. A l’été 2019, le pays reprend un enrichissement à 4,5 % et remet en service les centrifugeuses permettant d’atteindre potentiellement les 20 % ; franchissant de nouveaux pas tous les deux mois, Téhéran remet ensuite en route les installations de Fordow et commence à s’affranchir des inspections de l’AIEA : en mars 2020, le contrôle de deux de ses installations nucléaires supposées est refusé aux inspecteurs de l’Agence, au motif que celle-ci agit après la détection, par les Israéliens, de particules d’uranium naturel, d’origine humaine, dans un site non déclaré proche de Téhéran. Le mois suivant, l’Iran annonce le lancement de son premier satellite militaire, mais reste soumis à la pression israélienne comme en témoigne l’explosion qui endommage partiellement le site de Natanz en juillet 2020.

Dans un contexte de fortes tensions avec les Saoudiens et les Américains, en particulier au sujet des pays voisins, l’Iran doit également faire face à un nombre accru d’actions terroristes dans ses provinces périphériques à majorité sunnite, comme le Khûzistân et le Baloutchistan. Jusqu’alors limitées aux sabotages nocturnes d’oléoducs et aux attaques de gendarmeries, les attaques prennent de l’ampleur sous l’influence de groupes étrangers d’inspiration salafiste. En juin 2017, le pays avait été visé pour la première fois par l’Etat islamique, l’organisation djihadiste tuant une quinzaine de personnes en plein Téhéran, lors de deux attaques au Parlement et contre le mausolée de Khomeiny. Quatre des cinq terroristes étaient originaires du Kurdistan iranien, où l’influence croissante du salafisme s’était déjà matérialisée par des attaques contre des salons de coiffure ou des boutiques de vêtements.

[1] L’Iran est bien signataire du traité de non-prolifération nucléaire (TNP), mais pas de son protocole additionnel.

[2] Le taux de chômage avoisine les 30 % chez les 15-29 ans, alors qu’un million de nouveaux actifs se présente chaque année sur le marché du travail.

Désert de la province de Kerman. Crédit : Alireza Afkar / Unsplash

Entre tensions nationales et internationales

En novembre 2019, l’Iran est également touché, après le sud irakien et le Liban, par une vague de manifestations et d’émeutes contre l’arrêt des subventions aux prix du carburant : présentée comme redistributive, la mesure apparaît plutôt comme un moyen de diminuer le déficit public, alimenté par l’embargo américain et la corruption. A la différence du mouvement de fin 2017, celui-ci touche les grandes villes, ainsi que la classe moyenne. Sa répression, violente et rapide, fait plus de 300 morts, y compris dans les rangs des bassidji et des Gardiens de la révolution, que le régime a appelés en renfort pour mettre fin au plus vite à ce qu’il présente comme un complot venu de l’étranger. La contestation diminue en janvier 2020, après l’assassinat par les Etats-Unis du chef de la force al-Qods en Irak, où une milice pro-iranienne venait de s’en prendre à des intérêts américains. En réaction, Téhéran lance des missiles qui font plusieurs dizaines de blessés sur des bases irakiennes abritant des soldats de Washington. Les obsèques du général Soleimani donnent lieu à d’imposantes funérailles dans tout le pays, le défunt étant reconnu pour ses qualités militaires, mais aussi pour son intégrité et son sens de l’Etat, à la différence de tant d’autres de ses congénères, reconvertis – et enrichis – dans l’économie et la politique.

Mais les manifestations reprennent de plus belle après l’enterrement, quand la population découvre que les autorités ont dissimulé une erreur ayant conduit les Pasdarans à abattre un avion ukrainien transportant de nombreux passagers d’origine iranienne après l’avoir confondu avec un appareil hostile (176 morts). Pour calmer les familles des victimes, le régime leur accorde le statut de martyrs (avec le versement des aides financières correspondantes) mais, pour éviter toute exploitation des funérailles par les contestataires, il les fait encadrer… par des Gardiens de la révolution ! La situation est jugée suffisamment grave pour que Khamenei célèbre la prière du vendredi, pour la première fois depuis 2012.

En décembre 2020, le Parlement adopte une loi autorisant l’Iran à s’abstraire de toute contrainte vis-à-vis des Occidentaux et de l’AIEA, quelques jours après l’assassinat, attribué aux Israéliens, d’un physicien considéré comme le « père » du programme nucléaire national. L’enrichissement de l’uranium à 20 % reprend au mois de janvier 2021 et la production d’uranium métallique le mois suivant. Pour Téhéran, le temps presse d’autant plus qu’Israël s’est rapproché de plusieurs monarchies du Golfe, au point d’être intégré dans le commandement militaire américain pour le Moyen-Orient (et non plus pour l’Europe) et que l’Etat hébreu a donné son feu vert au déploiement du système de protection antimissiles Iron Dome sur l’une des bases militaires américaines du golfe Persique. Alors que les relations commerciales entre Israël et les pétromonarchies du Golfe s’intensifient, Téhéran rappelle son pouvoir de nuisance dans le Golfe persique en endommageant légèrement, en février, un navire commercial, battant pavillon des Bahamas, qui effectuait une livraison entre le port israélien d’Eilat et l’Arabie saoudite[1]. A la même époque, les groupes armés pro-iraniens intensifient leurs actions au Yémen contre les Saoudiens et en Irak contre les Américains (cf. ces pays).

Dans ce contexte de tension, l’Iran signe avec la Chine, en mars, un accord stratégique et économique global sur vingt-cinq ans, dans des domaines tels que les communications, le pétrole et l’industrie. Une nouvelle administration, démocrate, ayant pris ses fonctions aux Etats-Unis, des pourparlers reprennent à Vienne, afin de relancer les négociations sur le programme nucléaire iranien ; ceci n’empêche pas Téhéran de présenter en avril de nouvelles centrifugeuses, dix à cinquante fois plus puissantes que celles fonctionnant avant l’accord de 2015 ; dès le lendemain, les services israéliens provoquent une panne de courant dans l’installation de Natanz. En réaction, l’Iran annonce une reprise de l’enrichissement d’uranium à 60 %. Dans le même temps, des négociations discrètes sont engagées avec l’Arabie saoudite, sous l’égide de l’Irak, en particulier au sujet de la guerre au Yémen.

En mai 2021, le Conseil des Gardiens confirme l’emprise des ultraconservateurs sur le régime : il invalide les candidatures des principales figures modérées et réformatrices aux présidentielles, y compris celle de l’ancien Président du Parlement Larijani, certes proche du Guide mais honni des radicaux pour avoir soutenu l’accord nucléaire de 2015. Sans surprise, l’hodjatoleslam Ebrahim Raïssi est élu le mois suivant, dès le premier tour, avec près de 62 % des voix, mais une participation inférieure à 50 % (et même d’à peine un quart à Téhéran) et 13 % de votes blancs ou nuls : considéré comme un successeur possible de Khamenei, il a effectué toute sa carrière au sein de l’appareil judiciaire, fortement répressif, de la République islamique. Saluant le retrait des Américains d’Afghanistan durant l’été, Téhéran renforce ses liens avec les deux grandes puissances anti-américaines que sont la Russie et la Chine, notamment en devenant membre à part entière de l’Organisation de coopération de Shangaï, destinée à lutter contre les menaces terroristes en Asie centrale. Inflexible sur la scène diplomatique, le régime l’est aussi sur le plan intérieur. En novembre, il réprime des manifestations dénonçant, dans la région d’Ispahan, l’incurie du pouvoir, face à une sécheresse sans précédent dans le nord et le centre du pays : les réserves effectuées s’avèrent insuffisantes pour alimenter l’agriculture, alors que de l’eau a été détournée vers d’autres régions.

En mars 2022, les négociations sur le nucléaire sont interrompues, alors qu’un accord semblait proche : engagée dans une guerre en Ukraine, la Russie joue de cette carte diplomatique pour peser sur les Occidentaux, après qu’ils lui ont infligé de lourdes sanctions économiques. A la même période, le consulat américain d’Erbil est visé (sans qu’il y ait de victimes) par des missiles balistiques venus, non pas du sol irakien, mais directement d’Iran ; les Gardiens de la révolution affirment avoir visé un centre d’espionnage israélien, en représailles à la mort de deux de leurs officiers, spécialistes des missiles, victimes quelques jours plus tôt d’une frappe israélienne en Syrie. En juillet, la marine iranienne dévoile sa première division de navires et de sous-marins capables de transporter des drones de surveillance et d’attaque, alors que le président américain est en visite officielle en Israël et en Arabie saoudite.


Le port du voile en question

En septembre, des manifestations secouent le pays, après la mort d’une jeune femme arrêtée par une Gasht e-Ershad (« patrouille de guidance islamique »), lors d’une visite dans la capitale, au motif qu’elle portait mal son voile. Les protestations sont particulièrement vives au Kurdistan iranien, dont était originaire la victime, mais elles gagnent de nombreuses autres provinces, ainsi que les universités ; réclamant la fin du port du voile islamique intégral (le hijab) et même la chute du régime des mollahs, elles sont une nouvelle fois réprimées dans le sang. L’été précédent, un rapport confidentiel du Quartier général de la prévention du vice et de la promotion de la vertu avait alerté les autorités sur les distances de plus en plus grandes prises par une population jeune et de plus en plus urbanisée avec un code vestimentaire considéré comme le symbole de la révolution islamique. A ces manifestations s’ajoute un mouvement distinct au Sistan-Baoutchistan, dont la répression fait plusieurs dizaines de morts. Loin de s’arrêter, le mouvement gagne les petites villes et les régions turcophones comme l’Azerbaïdjan ; il trouve également un écho dans les bazars des grandes métropoles, dont de nombreux commerces sont tenus par des Azéris. Lors de son premier match à la Coupe du monde de football, l’équipe iranienne s’abstient de chanter l’hymne national. Signe de l’anticléricalisme croissant, une aile du séminaire de Qom est incendiée, de même que la maison natale de Khomeiny. L’Etat islamique profite de la confusion ambiante pour s’attaquer au plus célèbre mausolée chiite du sud-iranien, à Chiraz dans le Fars : la fusillade fait au moins une quinzaine de victimes parmi les fidèles.

Quelques voix de dirigeants se démarquent des radicaux et évoquent la suppression de la police des moeurs, créée en 2005 sous Ahmadinejad, ainsi qu’une révision de la loi de 1983 régissant le port du voile islamique. Mais le pouvoir maintient sa politique répressive – près de cinq cents personnes ont été tuées, dont une soixantaine de policiers et miliciens – en déployant les Gardiens de la révolution en zones kurdes et en exécutant des contestataires pour « inimitié envers Dieu » ou complicité avec Israël. Malgré les difficultés économiques que rencontre une grande partie de la population, le budget présenté pour 2023 accroit d’ailleurs les dépenses en faveur des organes sécuritaires et religieux du pays, au détriment des investissements dans la santé et l’éducation. Celle des filles reste la plus menacée : à partir de novembre, des tentatives d’empoisonnement sont signalées dans une trentaine d’écoles, collèges et lycées féminins à travers le pays. Par ailleurs, faute de pouvoir arrêter toutes les récalcitrantes au port du voile, le régime cible les établissements qui les accueillent (commerces, musées, taxis…).

Sur la scène régionale, l’Iran reste soumis aux pressions d’Israël, dirigé par le gouvernement le plus à droite de son histoire. Coup sur coup, à la fin du mois de janvier 2023, les Israéliens tentent de détruire – sans succès – une usine de fabrication de missiles balistiques proche d’Ispahan et s’en prennent à un convoi de livraison d’armes iraniennes dans le désert syrien. Le mois suivant, l’AIEA affirme avoir détecté, à Fordo, des particules d’uranium enrichi à près de 84%, juste en deçà des 90% nécessaires pour produire une bombe atomique. L’Iran affirme qu’il ne s’agit que de fluctuations incidentelles, mais les experts en déduisent que le pays serait capable de posséder des missiles nucléaires entre dix-huit et trente mois. Au printemps, Téhéran annonce avoir testé avec succès un missile hypersonique, rejoignant le club très fermé des pays possédant ce type d’engin (Russie, Etats-Unis, Chine et Corée du nord).

La flotte des Gardiens de la révolution se montre également active dans le détroit d’Ormuz : en avril-mai, elle saisit coup sur coup deux pétroliers, l’un venant de Koweït, l’autre se rendant aux Emirats arabes unis[2]. Des contacts très informels entre l’Iran et Washington n’en reprennent pas moins, via le sultanat d’Oman. Des gages sont également donnés à Téhéran par l’Albanie, fidèle alliée des Américains : en juin, sa police opère une descente contre le camp des Moudjahidines du Peuple installé sur son sol, au motif qu’il serait utilisé pour mener des cyberattaques contre des intérêts iraniens. Washington maintient toutefois sa politique de fermeté vis-à-vis de Téhéran : en août, deux navires de guerres sont déployés en mer Rouge pour dissuader l’Iran de s’emparer de pétroliers (une vingtaine de tentatives en deux ans, dont certaines conclues par une capture).

Sur la scène intérieure, le régime ne lâche rien. Un an après la mort de Mahsa Amini, il vote une loi qui punit de cinq à dix ans le non-port du voile, alors que de plus en plus d’Iraniennes ne le portent plus. En janvier 2024, alors que la guerre entre Israël et le Hamas pro-iranien fait rage à Gaza et que l’armée israélienne de hauts responsables des Gardiens de la révolution en Syrie, un double attentat tue plus de quatre-vingt personnes dans la province méridionale de Kerman : revendiqué par l’EI, il se déroule lors des cérémonies collaborant le quatrième anniversaire de l’assassinat du général Soleimani, réputé pour son engagement contre les extrémistes sunnites. Les Gardiens de la révolution répliquent par des tirs de missiles sur des cibles « terroristes » en Syrie, mais aussi sur des quartiers généraux d’« espions » pro-israéliens au Kurdistan irakien. Des frappes ont également lieu sur le QG supposé, au Pakistan, du principal mouvement rebelle du Balouchistan iranien, entraînant des protestations et une réplique d’Islamabad. Ce raidissement, qui s’accompagne d’un retour intensif de la police des moeurs dans les rues, se traduit aussi dans les urnes. En mars, les conservateurs enregistrent un raz-de-marée à l’élection des députés et des membres de l’Assemblée des experts. Mais, le scrutin ayant été boycotté par le Front de la réforme, la participation atteint un niveau historiquement bas : 41 % (et même de 25 % dans la capitale).

Dans le même temps, les Israéliens poursuivent leur guerre par procuration contre les Iraniens et leurs alliés (« proxys ») en Syrie et au Liban (cf. ces pays). En avril, plusieurs Gardiens de la révolution sont victimes d’une frappe israélienne au sein même d’une représentation diplomatique, le consulat iranien de Damas. Pour la première fois, l’Iran ne réagit plus seulement par procuration, mais intervient aussi directement contre l’Etat hébreu avec l’opération « Promesse honnête » : toutes origines confondues (Iran, Irak, Liban, Yémen), plus de trois cents drones et missiles sont tirés en direction du territoire israélien. Visant principalement une base aérienne du Neguev, les tirs font peu de dégâts : la quasi-totalité sont interceptés par Tsahal, avec l’aide de ses alliés occidentaux et même de pays arabes sunnites liés aux Américains, comme la Jordanie, les Emirats arabes unis et Bahreïn. Quelques jours plus tard, Israël procède à une riposte modérée, destinée à montrer de nouveau sa capacité à opérer sur le sol iranien : des drones, probablement tirés d’Iran même, frappent les abords de sites militaires dans la région centrale d’Ispahan.

[1] Les Israéliens sont soupçonnés de répliquer en endommageant des bateaux iraniens les mois suivants, notamment un supposé navire espion en mer Rouge, en avril 2021. En juillet, l’attaque au drone d’un pétrolier appartenant à un milliardaire israélien tue deux membres de l’équipage en mer d’Oman.

[2] En 2022, l’Iran avait gardé deux pétroliers grecs pendant six mois, après la saisie par la Grèce d’un pétrolier russe transportant du brut iranien.

Kish dans le Golfe persique. Crédit : ali-hedayat / Unsplash

Des marges turbulentes

Province pétrolière située au sud-ouest de l’Iran, le Khûzistân (capitale Ahvaz) est peuplé à 50 % d’Arabes, très majoritairement chiites. C’est cette appartenance religieuse qui les a fait rester fidèles à l’Iran lors de la guerre irako-iranienne, alors que Saddam Hussein caressait l’espoir de les faire basculer de son côté. Seuls quelques mercenaires se sont engagés au côté des troupes irakiennes, estimant que leur « Arabistan » constituait le prolongement géographique et culturel du sud chiite de l’Irak. A la fin du conflit, certains de ces combattants ont fondé des groupes séparatistes, tels que le Front démocratique populaire des Arabes d’Ahvaz (FDPAA ou Al-Ahwaziya) né en 1997. Ce groupe est accusé de commettre régulièrement des attentats, tel celui commis en septembre 2018 lors d’une parade militaire célébrant le début de la guerre contre l’Irak. L’opération est revendiquée par un mouvement de « Résistance nationale d’Ahwaz » (que le FDPAA présente comme une dissidence), mais aussi par l’Etat islamique, ce qui accrédite la thèse iranienne selon laquelle ces organisations n’ont pas un agenda iranien, mais islamiste. A la suite d’une série d’attentats commis en 2005, Téhéran avait dénoncé une alliance de séparatistes arabes, de Moudjahidines du Peuple et de baasistes irakiens. La capitale du Khûzistân a également été en pointe dans les manifestations de novembre 2019, leur répression y faisant plusieurs dizaines de morts. De nouvelles manifestations, réprimées à balles réelles, ont lieu à l’été 2021 pour dénoncer l’extrême sécheresse dont pâtit la province, pourtant traversée par les cinq plus grands fleuves iraniens : mais leurs eaux sont détournées à des fins hydrauliques, voire déviées dans des régions centrales dont sont originaires certains dirigeants de la République islamique. Outre le Kurdistan et l’Azerbaïdjan oriental, l’autre foyer réfractaire à l’autorité centrale est le Baloutchistan, région montagneuse et désertique à cheval sur le sud-est de l’Iran, le sud-ouest du Pakistan et de l’Afghanistan (cf. Le Baloutchistan).

Les terrains d’action de la République islamique

A l’image de toutes les anciennes puissances impériales l’ayant précédé, l’Iran islamique conserve un intérêt particulier pour les marges de son ancien Empire, notamment quand il s’agit d’y défendre – ou utiliser – les communautés chiites, y compris celles qui appartiennent à d’autres chapelles que le chiisme duodécimain. Au besoin, les Gardiens de la révolution armée idéologique du régime – recourent à des divisions étrangères lors d’interventions extérieures (par exemple en Syrie) : les Fatemiyoun afghans et les Zeynabiyoun pakistanais.

Lié à l’Iran par la langue (le farsi iranien est appelé dari en Afghanistan), l’Afghanistan l’est aussi par des intérêts économiques, en particulier dans les provinces limitrophes de Herat, Farah et Nimrouz, sans compter le trafic d’opium sévissant sur leurs frontières communes du Khorasan et du Baloutchistan. Au fil des guerres inter-afghanes, la République islamique soutient plusieurs chefs de guerre pour tenter d’éliminer les djihadistes sunnites d’Al-Qaida et les talibans, « des gens abrutis et idiots » selon Rafsandjani, « un groupe d’ignorants qui ne comprennent ni leurs intérêts ni ceux de l’islam » pour Khamenei : Téhéran redoute plus que tout l’influence néfaste que ces rigoristes pourraient avoir sur sa propre minorité sunnite, sans compter qu’ils s’en prennent ouvertement aux chiites. Téhéran soutient les milices de la communauté des Hazaras, des chiites d’origine mongole implantés autour de Bamyan, la principale ville de l’Hindou Kouch, au centre de l’Afghanistan. Mais ces alliés étant jugés peu dociles, l’Iran va surtout appuyer le gouverneur d’Herat, Ismaïl Khan, sunnite mais Tadjik, donc persanophone. La tension entre la République des mollahs et les talibans atteint son comble quand les seconds sont accusés d’avoir exécuté des diplomates et journalistes iraniens en 1998, à Mazar-i-Charif dans le nord de l’Afghanistan[1]. En 2002, Téhéran reconnait le gouvernement Karzaï, tombeur des talibans avec l’aide américaine, ce qui ne fait pas l’unanimité parmi les dirigeants iraniens : certaines factions des Gardiens de la révolution sont ainsi suspectées de soutenir des tribus pachtounes hostiles au nouveau régime, après avoir aidé des talibans et des membres d’Al-Qaida à fuir l’Afghanistan. En février 1998, avant les assassinats de Mazar, un haut responsable des Pasdarans avait même probablement conclu un pacte anti-américain avec le chef d’al-Qaida, alors réfugié en Afghanistan. L’assassinat, par les Israéliens, du numéro deux qaediste dans une rue de Téhéran en août 2020, vient corroborer ces soupçons. Par pragmatisme, les Iraniens – comme leurs alliés russes et chinois – ont en effet fini par nouer un dialogue avec certains mouvements sunnites tels que les talibans, considérés à la fois comme un acteur incontournable de la résolution du conflit afghan. Ils entretiennent également des liens avec al-Qaida dont le numéro deux est tué, en août 2020, par des agents israéliens dans une rue de Téhéran. Ces groupes présentent un double intérêt pour l’Iran : remparts contre la menace que représente Daech, ils servent aussi à gêner les projets américains dans la région[2] ; c’est notamment le cas du projet d’évacuation du gaz turkmène TAPI, auquel Téhéran s’oppose au nom de son soutien à un projet chinois concurrent. L’Iran reste par ailleurs très présent dans son « arrière-cour » d’Herat, y finançant des infrastructures de transport, ainsi que des mosquées, madrasas et activités culturelles chiites. Enfin, le cas échéant, Téhéran utilise la présence sur son sol de réfugiés afghans, légaux ou non, toujours au nombre de trois millions, malgré des expulsions régulières. La grande majorité sont des Hazaras. Considérés comme des citoyens de troisième zone, et persécutés au Pakistan sans que Téhéran ne bronche, ils s’avèrent parfois utiles : c’est en leur sein que les Pasdarans ont constitué les brigades Fatemiyoun (Fatimides) envoyées combattre les rebelles sunnites syriens.

Le régime des mollahs s’est en effet engagé très rapidement aux côtés de la minorité alaouite (une dissidence du chiisme) au pouvoir en Syrie, dès qu’elle a été contestée en 2011 par la majorité sunnite du pays, appuyée par la Turquie et des pétromonarchies du Golfe. L’Iran a envoyé au régime Assad des armes et des conseillers militaires, puis des troupes d’élite de sa force al-Qods, ainsi que des milliers de miliciens chiites, notamment ceux du Hezbollah libanais. L’éclosion de ce parti-milice, en 1982, a en effet été favorisée par les Pasdarans, afin de diffuser la révolution islamique dans le monde arabe et d’ouvrir un nouveau front contre l’ennemi sioniste. Le sud-Liban comme le Golan syrien sont, pour le régime iranien, autant de « rampes de lancement » possibles d’attaques contre Israël. L’aviation de l’Etat hébreu y bombarde d’ailleurs régulièrement des dépôts d’armes et des centres d’entrainement supposés appartenir aux Gardiens de la révolution et à leurs alliés locaux.

En intervenant en Syrie et au Liban, la République islamique s’ouvre également un « corridor chiite » vers la Méditerranée, en passant par l’Irak : stratégiquement important, ce pays l’est aussi sur le plan religieux, puisqu’il héberge des sanctuaires majeurs du chiisme duodécimain à Nadjaf, Kerbala et Samarra. Après avoir soutenu des opposants au régime de Saddam, dans les rangs kurdes au nord et chiites au sud, l’Iran a accentué sa présence sur la scène politico-militaire irakienne, une fois le dictateur tombé : à l’exception du grand ayatollah al-Sistani de Nadjaf, hostile à la vision iranienne de la primauté du religieux en politique, la plupart des dirigeants chiites d’Irak prennent leurs instructions à Téhéran ou à Qom. La présence iranienne s’est encore renforcée en 2014, après que les djihadistes de l’Etat islamique se sont emparés de provinces irakiennes entières. Directement ou indirectement, la République islamique finance et forme les deux tiers des milices chiites (Mobilisation populaire) qui combattent aux côtés de l’armée régulière de Bagdad.

De façon moins immédiate, les mollahs se sont également engagés auprès d’autres dissidents chiites, les zaydites du nord-Yémen qui ont conquis la capitale de leur pays et chassé le pouvoir en place en 2014. L’aide iranienne à ces rebelles « houthis » est devenue plus nette l’année suivante, quand l’Arabie saoudite – et plusieurs de ses alliés sunnites – sont intervenus militairement sur la scène yéménite, afin d’éviter que le pays entier ne tombe aux mains des insurgés. Les relations irano-saoudiennes sont devenues exécrables, sur fond de rivalité pétrolière : Riyad multiplie les entraves tarifaires pour empêcher l’Iran de revenir sur le devant de la scène. En septembre 2015, la mort de centaines d’Iraniens lors de mouvements de foule mal maîtrisés au pèlerinage annuel de La Mecque accroit la tension. A la fin de la même année, l’Arabie Saoudite lance une coalition sunnite destinée à combattre « le terrorisme » au sens large (qualificatif qui inclut le Hezbollah) et, en janvier 2016, exécute un dignitaire chiite condamné pour sédition, Ryad accusant Téhéran d’être responsable de l’agitation de sa population non sunnite. De fait, l’Iran soutient des mouvements dans les régions chiites d’Arabie saoudite (comme le Hezbollah al-Hijaz) et à Bahrein (Brigades Al-Moukhtar et Al-Achtar). En soutenant les rebelles yéménites, l’Iran exerce un pouvoir de nuisance non négligeable sur le rival saoudien. Dotés de capacités balistiques accrues, les zaydites se montrent ainsi capables de frapper des bateaux saoudiens en Mer rouge et même de viser les équipements d’un oléoduc, près de Riyad. En septembre 2019, en pleine campagne de privatisation de la compagnie Aramco, des drones et des missiles de croisière, probablement tirés du sud irakien voire d’Iran, touchent même deux installations saoudiennes majeures, dont le plus grand site mondial de transformation de brut sur la côte est. En janvier 2021, c’est le vaste complexe royal de Riyad qui est ciblé par des drones équipés d’explosifs, sans doute expédiés par une milice pro-iranienne d’Irak.

La situation est d’autant plus préoccupante que les incidents navals se multiplient dans le détroit d’Ormuz, séparant le Golfe arabo-persique du Golfe d’Oman : situé entre l’Iran et la péninsule omanaise de Musandam, ce passage de 45 km voit passer un tiers du transport maritime mondial de pétrole et un quart de la consommation mondiale de gaz naturel liquéfié. A son débouché nord, Téhéran occupe les îles des Tomb et d’Abu Moussa que revendiquent aussi les Emirats arabes unis (cf. ce pays). Au nord-ouest, l’Iran réclame aussi une partie du champ gazier et pétrolier Al-Durra (Arash pour les Iraniens) que l’Arabie saoudite et le Koweït considèrent comme leur propriété exclusive. En revanche, Téhéran a rétabli en août 2017 des relations diplomatiques avec le Qatar (ennemi intime des Saoudiens), avec lequel il partage le plus grand champ gazier du monde. En mars 2023, la capitale iranienne annonce la réouverture de liens diplomatiques avec Riyad, sous l’égide de la Chine et d’Oman.

En juillet 2023, l’Iran a par ailleurs adhéré formellement à l’Organisation de coopération de Shangai, créée par la Russie et la Chine pour combattre le terrorisme et l’islamisme en Asie. Les relations de Teheran avec Moscou sont marquées par le pragamatisme, dictées par leur hostilité commune envers les Etats-Unis. Alliée de la Russie en Syrie, l’Iran est également un de ses partenaires militaires : en témoigne sa livraison de drones armés aux troupes du Kremlin, lors de leur guerre en Ukraine, en 2022-2023. La coopération est plus compliquée sur le plan économique, les deux pays n’ayant pas les moyens de leurs ambitions en matières d’infrastructures, par exemple la création d’un Corridor Nord-Sud (de la Baltique à l’Inde via l’Iran) et l’approfondissement du canal Volga-Don (pour accroître la navigation entre la Caspienne et la mer Noire). Sur le plan territorial, un différend oppose les deux pays au sujet du partage des eaux de la mer Caspienne, dont la valeur symbolique est très forte à Téhéran, à la fois comme partie du patrimoine historique et comme lieu de villégiature pour les citadins. Un accord a été trouvé en août 2018, mais il mécontente fortement les nationalistes iraniens : il limite en effet les eaux territoriales à un maximum de quinze milles nautiques (27,8 km) à l’intérieur de la mer, en fonction de la longueur de côte de chaque État, alors que l’Iran réclame 20 % pour chacun des cinq pays riverains (cf. La Caspienne, des eaux disputées).

En octobre 2023, Téhéran est suspecté d’avoir organisé l’opération de grande ampleur que le Hamas lance contre Israël (cf. ce pays). Six mois plus tôt, le chef de la force al-Qods aurait mis en place une structure de coordination des divers mouvements de « l’axe de résistance islamique » contre l’Etat hébreu et son allié américain : tenues au Liban, des réunions régulières associeraient les Iraniens au Hezbollah ainsi qu’à plusieurs factions palestiniennes et irakiennes. Les Israéliens et les Américains répliquent par des assassinats ciblés de miliciens pro-iraniens en Syrie, au Liban et même en Irak. Téhéran réplique, en janvier 2024, par des tirs de missiles sur des sites de la région d’Erbil, au Kurdistan irakien, présentés comme des QG d’espions pro-israéliens.


[1] Les assassins étaient, plus probablement, des islamistes pakistanais actionnés par le Pakistan, celui-ci n’ayant aucun intérêt à un rapprochement entre l’Afghanistan et l’Iran, alors proches de l’ennemi indien.

[2] Téhéran fournirait même de l’assistance et des munitions à des groupes talibans. C’est d’ailleurs en revenant d’Iran, où il avait rencontré des chefs des Gardiens de la révolution et des émissaires du gouvernement russe, que le mollah taliban Mansour a été tué par un drone américain 2016, alors qu’il rejoignait le Baloutchistan pakistanais depuis le Baloutchistan iranien.

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