ASIE, Grand Moyen-Orient

Irak

Profondément divisé entre majorité chiite et minorités sunnite et kurde, le pays peine à trouver sa voie entre convoitises américaines et domination iranienne.

435 244 km²

République parlementaire

Capitale : Bagdad

37 millions d’Irakiens

Comptant moins de 60 km de côtes entre le Chatt al-Arab et le Koweït, l’Irak partage plus de 3 600 km de frontières terrestres avec six pays : plus de 1 450 km avec l’Iran à l’est, un peu plus de 810 avec l’Arabie saoudite et 240 avec le Koweït au sud, un peu plus de 180 avec la Jordanie, de 600 avec la Syrie et de 350 avec la Turquie à l’ouest.

L’historique Mésopotamie (« terre entre les deux fleuves ») est traversée, du nord au sud par deux fleuves majeurs, le Tigre et l’Euphrate plus à l’ouest. Au sud, la basse-Mésopotamie (al‘Iraq en arabe) est constituée d’un large couloir alluvionnaire, d’une largeur maximale de 150 km, qui se prolonge par une zone lagunaire gagnant régulièrement sur le Golfe arabo-persique. Au nord, la haute-Mésopotamie (Djézireh, « l’île » en arabe) s’étend de Mossoul au Kurdistan irakien jusqu’à Alep, en Syrie, et à Diyarbakir dans le Kurdistan turc. C’est une zone de steppes, située dans le prolongement des massifs montagneux d’Anatolie et d’Iran. A l’ouest de l’Euphrate s’étend un plateau désertique de 200 à 1 000 mètres d’altitude qui court jusqu’aux frontières avec les déserts de Syrie, de Jordanie et d’Arabie saoudite.

Crédit : Gabriel Richard

La population est aux trois-quarts arabe. Le quart restant se divise entre Kurdes (20 %), Turkmènes (2 %) et diverses autres ethnies.

Environ 98 % des Irakiens sont musulmans : 64 % de chiites (dont les Failis kurdes) et 34 % de sunnites. Le reste de la population se répartit entre un peu plus de 1 % de chrétiens et des Kurdes pratiquant des religions hétérodoxes (Kakaï ou Sarlis, Shabaks, Yézidis).

SOMMAIRE

La province sunnite de Diyala / Crédit : Mode21 / Pixabay

Dirigé par des élites sunnites, le nouveau royaume met au pas les tribus arabes nomades dans les années 1930, ainsi que les Assyriens installés par les Britanniques : cela contraint un tiers d’entre eux à reprendre le chemin de l’exil, cette fois en direction de la Syrie. De leur côté, les chiites se retrouvent exclus du pouvoir, après avoir refusé de participer à l’élection d’une Assemblée constituante en 1924, pendant le mandat anglais. Mais ils vont s’investir dans l’action politique, pour dénoncer ce qu’ils considèrent comme une trop forte inféodation du roi Fayçal vis-à-vis de Londres. Des chiites participent ainsi à la création du Parti communiste (en 1934), puis du parti Baas panarabe (1952) et de la première formation islamiste irakienne, al-Dawa (1957).

De la chute des Hachémites à la guerre contre les ayatollahs

Confronté aux révoltes régulières des Kurdes de haute-Mésopotamie, le régime hachémite est également de plus en plus contesté sur le plan intérieur, notamment par les populations urbaines gagnées par les discours du Parti communiste. Celui-ci est d’ailleurs un des soutiens du général Kassem qui, à la tête d’un groupe d’officiers, renverse la monarchie pro-occidentale en juillet 1958 et s’octroie tous les pouvoirs. Bénéficiant de l’aide soviétique, le nouveau régime dénonce le pacte de Bagdad, signé en 1955 avec les Britanniques et la Turquie, et signe un traité de défense avec la RAU égypto-syrienne[1]. Mais ses velléités réformatrices restent sans lendemain, tandis que les soutiens du putsch (bourgeoisie nationale, classes moyennes et prolétariat urbain) se divisent. Ses promesses d’une autonomie du Kurdistan n’ayant pas davantage été suivies d’effet, les combattants kurdes (peshmergas) prennent le maquis en 1961 (cf. Les Kurdes).

De plus en plus contesté, Kassem est renversé en février 1963 par un coup d’Etat militaire, soutenu par les nationalistes arabes, dont le Baas. Nommé chef d’Etat, le maréchal Aref engage une forte politique de répression des communistes, mais aussi de l’aile gauche du Baas, qui s’est emparée du pouvoir en Syrie. En juillet 1968, un nouveau putsch porte au pouvoir les seuls baasistes qui sécularisent la société, renforcent les structures de l’Etat et nationalisent l’Irak Petroleum Company. Le pays se retrouve doté des ressources nécessaires pour acquérir les armements nécessaires à la réalisation de son rêve des années 1930 : devenir la grande puissance de la région, « la Prusse du Moyen-Orient ».

En juillet 1969, le pouvoir change de mains : jusqu’alors numéro deux du régime, Saddam Hussein en devient le numéro un. Membre de longue date du Baas, il est originaire de Tikrit, sur le Tigre : c’est dans cette communauté qu’il recrute les membres de la garde républicaine et du Moukhabarat (service de renseignement du Baas), fers de lance d’un régime qui s’avère de plus en plus personnel et se construit dans le sang. Son accession au pouvoir est marquée par une « nuit des longs couteaux » qui élimine des dizaines de cadres du parti, suspectés de collaborer avec les ennemis jurés du Baas syrien. D’une façon générale, le dictateur double, voire triple, toutes les instances de pouvoir et y pratique le jeu des « chaises musicales » et des purges régulières, y compris quand les fonctions sont assumées par son entourage clanique ou familial. Sans renoncer à la prédominance des Takritis, il renoue avec les tribus sunnites et se proclame même « cheikh de tous les cheiks ».

Parallèlement, il poursuit la politique d’assèchement (à plus de 85 %) des marais du sud chiite : liée à la construction de nombreux barrages en amont du Tigre et de l’Euphrate, en Irak mais aussi en Syrie et en Turquie, elle est aussi destinée à isoler les rebelles locaux et à développer l’irrigation entre Bagdad et Bassora. Au nord, de nouvelles promesses d’autonomie sont faites aux Kurdes, en échange de l’abandon de leurs opérations armées. Mais le régime profite de la période de transition prévue par le texte pour déplacer de force des habitants kurdes (et turcomans) et les remplacer par des populations arabes, en particulier dans la région pétrolifère de Kirkouk.

Chantre d’un vaste programme d’alphabétisation et de la création de véritables services publics quand il était vice-Président, Saddam abandonne rapidement ses ambitions sociales au profit d’une course aux armements. Les Américains lui fournissent de quoi fabriquer les armes biologiques qu’il utilisera dans les années 1980. Dès le début de cette décennie, le nouveau chef d’Etat lance en effet une offensive contre le voisin iranien, aux mains de religieux chiites depuis l’année précédente. Bénéficiant du soutien de la plupart des pays arabes (notamment de ses financiers saoudiens et koweïtiens), ainsi que de l’URSS et des Etats-Unis, le dictateur irakien parie sur l’inexpérience des ayatollahs de Téhéran et sur une potentielle désorganisation de l’armée iranienne pour arriver rapidement à ses fins : ramener la frontière entre les deux pays sur la rive iranienne du Chatt-el-Arab (et non plus au milieu du fleuve comme cela avait été conclu en 1975) et conquérir le Khûzistân, majoritairement peuplé d’Arabes sunnites. Mais les troupes iraniennes – moins bien armées, mais trois fois plus nombreuses – livrent une résistance si acharnée que la guerre va durer huit ans, essentiellement au sud, dans des tranchées et au milieu de gaz de combat.  Après plusieurs centaines de milliers de morts[2], l’ONU obtient un arrêt des combats en août 1988, sans avancée majeure du régime de Bagdad. La même année, l’armée de Saddam utilise des armes chimiques pour gazer les habitants d’un millier de villages kurdes (cf. Les Kurdes).

[1] République arabe unie que le roi d’Irak avait essayée de contrecarrer via une fédération avec son cousin hachémite de Jordanie.

[2] Entre 700 000 et 1,2 million de morts selon les sources, dont plus de 60 % d’Irakiens.

Saddam Hussein. Crédit : Wikilmages / Pixabay

L’aventure koweïtienne : Saddam déclenche la tempête

En août 1990, c’est contre son financier et voisin koweïtien que Saddam porte le fer, sur fond de différend pétrolier et d’aspiration à récupérer l’argent englouti dans la guerre avec l’Iran. Malgré l’affaiblissement de son armée, le chef de l’Etat irakien fait à nouveau des paris : sur une non-intervention des Etats-Unis, sur le soutien des opinions arabes (hostiles aux pétromonarchies) et sur un appui de l’URSS. Mais celle-ci est alors proche de l’implosion, tandis que les dirigeants arabes tiennent leurs populations. Quant aux Etats-Unis, ils soutiennent sans ambiguïté l’Arabie Saoudite, indirectement menacée par une offensive qui vise plus que jamais à donner à l’Irak le titre de champion du nationalisme arabe. Le conseil de sécurité de l’ONU vote un embargo commercial, financier et militaire contre l’Irak[1], puis un blocus, avant d’autoriser une opération militaire. Une coalition anti-irakienne, commandée par les États-Unis et composée d’une trentaine de pays, est mise sur pied : basée en Arabie Saoudite, elle mène victorieusement l’opération « Tempête du désert » de mi-janvier à fin février 1991. Plusieurs dizaines de milliers de combattants irakiens sont tués (contre un peu plus de 240 dans les rangs de de la coalition) et peut-être plus de 100 000 civils. Cette « guerre du Golfe » prend fin après que Saddam Hussein a accepté les conditions de paix imposées par l’ONU, notamment la destruction de ses armements chimiques et biologiques, ainsi que de ses missiles à moyenne et longue portée. Le dictateur irakien est affaibli mais reste au pouvoir, ce qui est la meilleure des solutions pour les pays de la région : pour la Syrie et l’Iran qui craignent de voir un régime pro-américain s’installer à leurs portes, pour les Saoudiens qui redoutent que le pouvoir ne passe aux mains des chiites et pour la Turquie, hostile à toute autonomisation des Kurdes susceptible de donner des idées aux siens. Le coût de l’embargo est terrible pour la population irakienne, en particulier pour les enfants : 5 000 meurent chaque jour, sept fois plus qu’avant-guerre, de malnutrition, de manque de médicaments et de soins contre le typhus et le choléra… Le PIB serait revenu à un niveau inférieur à celui de 1950 et l’espérance de vie aurait reculé de 10 ans.

Les minorités irakiennes, Kurdes et chiites, profitent de l’affaiblissement du régime pour tenter de s’émanciper dès février-mars 1991. Au nord, les peshmergas kurdes s’emparent des villes du Kurdistan irakien. Pour éviter une nouvelle utilisation massive d’armes chimiques, et surtout un nouvel afflux de réfugiés en Turquie, les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux se déploient dans la zone et instaurent une zone d’exclusion aérienne au nord du 36ème parallèle. La région devient une province autonome couvrant environ les deux tiers du Kurdistan irakien, à l’exception notable de Kirkouk mais aussi de la ville multiethnique de Mossoul (cf. Les Kurdes). Au sud, les chiites ne remettent nullement en cause leur appartenance à l’Irak. Restés majoritairement fidèles au régime de Bagdad durant la guerre contre le régime des ayatollahs iraniens, ils réclament seulement d’être associés au pouvoir, confisqué par la minorité sunnite, afin de sortir d’une condition souvent misérable (tant chez les bédouins de basse-Mésopotamie que parmi les populations rurales ayant gagné les villes). Dans les deux cas, la réponse du régime de Saddam est la même : la répression. Lâchés par les Américains – qui empêchent les rebelles de saisir des dépôts d’armes et laissent Saddam utiliser contre eux ses hélicoptères et son artillerie lourde – les chiites sont écrasés dans un bain de sang. Ceci finira par conduire les Etats-Unis à fixer finalement une zone d’exclusion aérienne au sud du 32ème parallèle, mais seulement en août 1992[2], plus d’un an après avoir fait la même chose en faveur des rebelles kurdes. Au-delà de ces mesures de protection, la première préoccupation des Américains est d’éviter une implosion de l’Irak, que redoutent encore davanrage deux de leurs plus importants alliés régionaux : la Turquie, hostile à toute création d’un Kurdistan indépendant, et l’Arabie Saoudite, rétive à l’idée d’un « arc chiite » allant de l’Iran jusqu’à sa province du Hasa (cf. Arabie saoudite).

Par pur opportunisme, l’ancien leader du Baas ultra-laïc se mue en héraut de la cause islamiste[3] : appelant à la guerre sainte contre les Etats-Unis, il va jusqu’à lancer, fin 1997, le projet de construire à Bagdad une mosquée comptant huit minarets, soit davantage que tous les autres édifices musulmans célèbres. L’islamisation croissante de la société (apparition de la mention « non musulman » sur les cartes d’identité, interdiction de la consommation d’alcool, augmentation du nombre de femmes voilées) provoque un exode massif des chrétiens. Saddam poursuit également sa fuite en avant dictatoriale, dont le clou est l’assassinat, en février 1996, de deux de ses gendres qui venaient de rentrer au pays, après s’être réfugiés avec leurs épouses en Jordanie. Mais malgré les limogeages, les défections (dont celles des deux plus importantes tribus sunnites du pays, les Dulaymi et les Joubouri) et les attentats (dont l’un paralyse son fils aîné Oudaï, chef de la garde prétorienne des « feddayine de Saddam », en décembre 1996), le régime tient bon.

[1] L’embargo porte notamment sur le pétrole (dont l’Irak détient les deuxièmes réserves mondiales), le régime étant suspecté de se financer en détournant massivement à son profit une partie des exportations.

[2] A l’automne 1996, la zone d’exclusion aérienne sera même étendue une centaine de kilomètres plus au nord, au sud du 33ème parallèle, sans davantage de mandat de l’ONU que dans les deux zones déjà instaurées.

[3] Saddam fait aussi figurer des versets coraniques sur le drapeau national, se fait constituer un arbre généalogique le reliant à la fille de Mahomet et verse de son sang pour qu’il serve à écrire 600 pages du Coran.


L’heure des sanctions internationales

Le régime tient jusqu’à ce que les soupçons sur la recomposition de son arsenal se renforcent. A l’automne 1995, le rapporteur de la commission spéciale des Nations Unies (UNSCOM) accuse Bagdad d’importantes dissimulations de ses programmes bactériologiques et balistiques : outre qu’ils n’auraient pas utilisé tout leur stock de munitions chimiques, les Irakiens auraient remis en marche des usines « duales » de fabrication (civiles et militaires) et relancé leur programme nucléaire (interrompu en 1981 par la destruction du réacteur Osirak par l’aviation israélienne). Acculé, le régime irakien finit par accepter, fin 1996, la résolution « pétrole contre nourriture » votée par l’ONU. L’idée est d’alléger l’embargo pour que le pays puisse une petite partie de sa production pétrolière afin d’acheter des vivres et des médicaments (y compris pour le Kurdistan), d’indemniser les victimes de l’invasion du Koweït, de financer l’UNSCOM et de verser à Ankara les redevances d’acheminement du pétrole de Kirkouk vers la Turquie.

Les deux années qui suivent ne sont qu’un long jeu de poker menteur entre Bagdad et les inspecteurs de l’UNSCOM, accusée d’être à la solde des Etats-Unis[1] : interdiction d’accès à certains sites, dissimulation de dossiers prétendument détruits, remise en cause de la composition des équipes d’experts… Le Secrétaire général de l’ONU parvient à sauver les accords passés – et même à augmenter les droits de vente du pétrole irakien – jusqu’à décembre 1998. Tandis que la mission onusienne évacue son personnel, incapable de mener son travail à bien, Américains et Britanniques déclenchent l’opération « Renard du désert », sans consultation préalable du Conseil de sécurité. En quatre nuits, les deux alliés lancent deux fois plus de missiles de croisière sur Bagdad ou Bassora que durant toute la guerre du Golfe ! Dans le même temps, les Etats-Unis suggèrent d’assouplir le programme « pétrole contre nourriture », afin de priver Saddam de l’argument du « peuple qui souffre », mais sans succès : les infrastructures pétrolières de l’Irak sont à ce point dégradées qu’il ne parvient même pas à produire ce qu’il est autorisé à exporter. Tandis que les avions américains et anglais continuent à croiser dans le ciel irakien – notamment dans les zones d’exclusion – l’ONU propose de reconduire le programme et de créer une nouvelle Commission de surveillance, de vérification et d’inspection du désarmement (Unmovic), assortie d’une levée conditionnelle de l’embargo, mais Bagdad refuse les inspections. Pour s’enrichir et sans doute aussi pour reconstituer ses programmes militaires, le régime s’accommode en effet du système en vigueur, en instaurant des “surtaxes” à ses acheteurs officiels de pétrole, en se livrant à la contrebande de pétrole brut ou en percevant des dessous-de-table sur ses importations de biens humanitaires comme de nourriture : certains de ces produits sont d’ailleurs revendus sur les marchés des pays voisins, ce qui accentue les souffrances de la population irakienne et son ressentiment contre les « affameurs ».

En février 2001, l’aviation anglo-américaine bombarde à nouveau des objectifs situés en dehors des deux zones d’exclusion, en réponse à « l’accrochage » de plus en plus fréquent de ses appareils par la détection aérienne irakienne, modernisée par la Chine et la Russie. Saddam a en effet entrepris de tester la nouvelle administration américaine… qui lui répond sans sourciller : elle est en effet dirigée par GW. Bush, fils du Président qui avait engagé « Tempête du désert » et dont l’ambition est de mieux cibler des sanctions qui sont “criblées de trous comme le gruyère”. Malgré la multiplication d’indices selon lesquels Bagdad reconstituerait tous ses arsenaux et moyens balistiques, « Pétrole contre nourriture » est reconduit semestre après semestre et même assoupli en mai 2002.

Sur le plan politique, les Américains essaient de reconstituer, en Irak, une Alliance du même type que celle qui avait chassé les talibans d’Afghanistan. Mais la tâche est ardue, tant l’opposition est fragmentée : elle est soit peu représentative du terrain à l’image des dissidents baasistes, des monarchistes ou des notables « démocrates » (des « types à costumes de soie et montres Rolex qui siègent à Londres » dira ainsi un officiel américain), soit inféodée à l’Iran (comme le CSRII, Conseil suprême de la révolution islamique en Irak), soit très nationaliste (comme les chiites du Daawa ou le PC, décimé par les purges dans les prisons du régime), soit tribale ou ethnique (comme les frères ennemis kurdes du PDK et de l’UPK).

[1] En 1999, le Washington Post révèlera que des inspecteurs de l’UNSCOM ont renseigné les services secrets US et israéliens sur le régime irakien, afin d’essayer de le renverser.

Crédit : 12019 / Pixabay

La deuxième guerre du Golfe et l’élimination de Saddam

Menacé par une résolution de l’ONU qui autorise le recours à la force s’il ne coopère pas, le régime irakien produit, fin 2002, des milliers de documents censés présenter ses programmes dans les domaines chimiques, bactériologiques, nucléaires et balistiques. Même s’ils jugent ces données insuffisantes, les responsables de l’Unmovic et de l’AIEA s’accordent pour lui laisser le temps de prouver sa volonté de collaborer (par exemple, pour entreprendre des fouilles permettant de retrouver des armes dont la destruction n’a pas été étayée). Mais l’administration conservatrice américaine n’a pas la même patience : elle pense – à tort comme cela sera démontré plus tard (cf. Encadré) – que l’Irak appartient, avec l’Iran et la Corée du Nord, à un « axe du mal » soutenant le terrorisme international et possédant des armes de destruction massive. En mars 2003, Bush donne donc deux jours à Saddam et ses fils pour quitter l’Irak, après quoi il déclenchera l’opération « Liberté pour l’Irak ». Faite de bombardements et de déploiements de troupes au sol, la campagne vise à faire tomber au plus vite le régime à Bagdad, afin que les autres grandes villes, qui ne sont qu’encerclées et bombardées, se rendent ensuite.

Mais la coalition américaine se heurte à une farouche résistance, en particulier à Nasiriya (pont sur l’Euphrate ouvrant la route de Bagdad) et dans les villes saintes de Kerbala et de Nadjaf[1], dont les populations chiites n’ont pas oublié la façon dont Washington les avait abandonnées en 1991 après les avoir incitées à se soulever[2]. De son côté, Saddam a retenu les leçons de 1991, où ses chars, placés dans le désert, avaient constitué une cible idéale : il a dispersé ses troupes, armé toutes ses milices afin qu’elles se livrent à des actions de guérilla dans les villes et concentré ses forces d’élite à Bagdad, Tikrit et Bassora, en vue d’y livrer des combats de rues sur le modèle des batailles de Stalingrad et de Mogadiscio. De leur côté, les Américains n’ont pas attendu la fin de leurs bombardements pour engager des troupes au sol, mais ils n’ont déployé que 90 000 hommes (plus 45 000 Britanniques), soit trois fois moins que pour libérer le petit Koweït. En outre, ils n’ont pas obtenu l’aval du Parlement turc pour ouvrir un front au nord de l’Irak. Fin mars, Ankara autorise finalement le survol de son territoire par des avions américains qui, du coup, parachutent des troupes aéroportées en zone kurde afin de combattre aux côtés des peshmergas, notamment pour détruire les infrastructures d’Ansar-al-Islam, un groupe djihadiste entretenu par Bagdad. Les Etats-Unis passent aussi un marché avec Téhéran : ils promettent aux Iraniens que leurs opposants des Moudjahidines du Peuple[3] n’auront plus de base en Irak si, de son côté, la République islamique empêche les milliers d’hommes de la brigade Badr (membre de l’opposition chiite irakienne) d’intervenir dans les combats. En pratique, les Américains ne respecteront qu’une partie du marché, puisqu’ils autoriseront les moudjahidines de l’OMPI à se regrouper, avec leurs armes légères, dans le camp d’Achraf, au nord-est de l’Irak.

D’abord « chirurgicales », afin d’épargner les populations civiles, les frappes se font de plus en plus violentes et de moins en moins ciblées, compte tenu des pertes, plus lourdes que prévu, qu’enregistre la coalition. Les Américains s’emparent de la capitale après une vingtaine de jours de combats : sans nouvelle de Saddam et de ses proches, le régime s’effondre et la capitale est livrée au pillage, de même que Bassora, conquise par les Britanniques. Dotée d’armements vieillissants et d’un encadrement régulièrement purgé, l’armée irakienne confirme qu’elle était avant tout un outil de répression interne. Les Etats-Unis ont également réussi à « retourner » et à acheter plusieurs hauts gradés, dont le cousin de Saddam qui commandait la Garde républicaine spéciale, unité d’élite parmi l’élite. Au nord, les forces spéciales américaines et les peshmergas s’emparent de Kirkouk, puis de Mossoul, sans résistance majeure. Pour rassurer Ankara, Washington promet que les forces kurdes ne stationneront pas dans les deux villes… ce qui n’empêche pas l’UPK de gouverner Kirkouk. A Mossoul, des milices se constituent sur des bases ethniques et de violents combats opposent les Arabes aux Kurdes du PDK, avant la mise en place d’une administration multiethnique.

Les Américains contrôlent aussi les frontières avec la Jordanie et surtout la Syrie, qui est accusée d’avoir laissé passer en Irak des « volontaires arabes » venus combattre et d’avoir accueilli des dignitaires irakiens en fuite. Le bastion de Saddam, Tikrit, finit aussi par tomber mi-avril, sans combats massifs, les Américains ayant négocié avec les chefs de tribus leur reddition, en échange de la promesse que les Kurdes ne s’installeraient pas dans la ville. Au final, les combats et bombardements – plus intenses en trois semaines que durant les cinq semaines de 1991 – auraient fait de 13 000 à 16 000 morts chez les Irakiens (dont 60 % de civils) et 150 dans la coalition[4]. Pour la première fois de son histoire, l’aviation américaine a utilisé toute sa gamme de bombardiers, mais aussi des drones pour obliger la DCA irakienne à se découvrir et des missiles Tomahawks munis de longs filaments à haute conductivité électrique pour créer des coupe circuits dans le réseau électrique de Bagdad.

[1] Abritant le mausolée d’Ali, Nadjaf est le principal centre chiite irakien. Son Hawza, institut de formation du clergé et source de spiritualité, est le plus ancien de la religion chiite : il a été fondé après l’occultation du 12ème imam au Xème siècle, avant celui de Qom en Iran.

[2] Au fil de leur avancée, les Américains découvrent des charniers témoignant de la répression anti-chiite (15 000 cadavres dans la seule ville de Hilla, chef-lieu de la province de Babylone).

[3] OMPI ou MEK, Moudjahidines Khalq

[4] Le bilan des victimes civiles de la guerre est toujours controversé, allant de 110 000 à 655 000 morts selon des rapports de 2006 et 2007. Selon l’ONG Iraq Body Count, au moins 112 000 civils sont par ailleurs morts dans des attentats entre mars 2003 et mars 2013.

Le leurre des ADM
Déclenchée sans mandat de l'ONU, la France ayant opposé son veto au conseil de sécurité, la deuxième « guerre du Golfe » va mobiliser 155 000 hommes de terente-quatre pays, dont 130 000 Américains. Dans leur avancée sur le terrain, ils ne trouvent aucun site suspect et les « preuves » selon lesquelles les Irakiens détenaient des armes de destruction massive (ADM) s’effondrent les unes après les autres : ainsi, les tubes d’aluminium censés avoir été importés pour fabriquer des centrifugeuses ne correspondaient pas aux produits nécessaires pour le faire et auraient en fait servi  à produire des roquettes. En juillet 2004, après un an d’enquête, le Sénat américain affirme que la CIA a caché à l’administration Bush les éléments dont elle disposait sur l’abandon par Bagdad de son programme d’ADM. Le même mois, la Commission britannique Butler dénonce les renseignements « sérieusement défectueux » transmis par le MI6 au gouvernement de T. Blair sur la base de sources « peu fiables ». En octobre suivant, le rapport de l’Iraq Survey Group, présenté devant le Sénat américain, affirme que les stocks d’armes interdites avaient été détruits en 1991 et la dernière usine capable d’en fabriquer démantelée par les inspecteurs de l’ONU en 1996 : selon son rapporteur, l’Irak aurait certes pu reprendre la fabrication de gaz de combats, mais il lui aurait fallu plusieurs années pour produire une arme nucléaire ; d’après ses conclusions, Saddam entretenait l’ambiguïté sur ses programmes d’ADM pour éviter que l’Iran ne l’attaque.

Tergiversations américaines et résistance armée

Des mandats d’arrêt sont lancés contre une cinquantaine de dignitaires du régime[1], sous la forme d’un jeu de cartes dont les pièces tombent les unes après les autres : les deux fils de Saddam sont tués en juillet et son cousin « Ali le chimique » (responsable de la répression des chiites et des Kurdes) à la fin de l’été. Le dictateur lui-même est retrouvé, trahi par un de ses proches, dans une cache souterraine creusée sous une ferme de sa région natale de Tikrit. Loin de sa légende de « Nabuchodonosor du XXème siècle » ou de « Saladin des temps modernes » préférant « la mort en martyr », plutôt que l’exil ou la reddition, Saddam n’oppose pas la moindre résistance pas plus qu’il ne se suicide, bien qu’étant armé. Pour autant, tous ses partisans n’ont pas rendu les armes : bénéficiant des fonds secrets du régime, ils poursuivent leur résistance dans le « triangle tribal sunnite » Ramadi-Bagdad-Mossoul[2], ainsi qu’à Falloujah dans la vallée de l’Euphrate et dans la région de Tikrit, sous la conduite d’un des derniers rescapés de la conquête du pouvoir par Saddam, Ezzat Ibrahim Al-Douri, lui aussi Tikriti.

Faute d’une stratégie claire (absence de cadres d’opposition ou d’exil pour remplacer la haute administration baasiste, destruction des infrastructures économiques par les pillages ayant suivi la guerre, croissance de la criminalité, méfiance vis-à-vis des Irakiens qu’il s’agit d’armer pour garantir la sécurité), la coalition se retrouve face à une opposition de plusieurs milliers d’hommes réunissant des Feddayines de Saddam et d’anciens baasistes, des extrémistes religieux parfois liés à Al-Qaida (comme Ansar al-Islam délogé des montagnes kurdes) et des nationalistes sunnites : tous ont en commun de considérer l’Irak comme un nouveau terrain de lutte contre le « complot antimusulman », à l’image de la Tchétchénie ou de l’Afghanistan sous l’occupation soviétique. Les attaques de guérilla (mines ou explosifs sur le passage de troupes, attaques au lance-roquettes) sont de mieux en mieux coordonnées sans que les assaillants, se fondant rapidement dans la population, ne subissent de pertes importantes. S’y ajoutent des bandits, pillards et trafiquants qui n’ont aucun intérêt à remettre leurs armes et tout à gagner d’une situation de chaos : ces truands sont d’autant plus nombreux que, quelques mois avant sa chute, Saddam avait libéré des dizaines de milliers de prisonniers de droit commun. Face à eux, les soldats américains, souvent jeunes et mal formés aux opérations de police, ont un comportement qui est mal vécu par la population : fouille des femmes, mise en joue systématique des passants, perquisitions des maisons avec des chiens…

La succession des attentats et des attaques (jusqu’à trente par jour) ne vise d’ailleurs pas que la coalition[3], mais tous ceux qui sont supposés être ses complices, même passifs, avec un double objectif : instaurer le chaos (en jouant notamment sur les rivalités ethniques et confessionnelles) et montrer que Washington est incapable de protéger ses « alliés ». En août 2003, un attentat au véhicule piégé frappe l’ambassade de Jordanie, puis les locaux de l’ONU (tuant une vingtaine de personnes, dont l’envoyé spécial du Secrétaire général). La violence s’étend à Mossoul, à Nadjaf et même à Bassora, faisant de nouvelles victimes : des policiers, des juges chargés d’enquêter sur les crimes du régime de Saddam, des imams sunnites de quartiers chiites. En novembre, un attentat blesse le chef de la puissance tribu des Douleimi, accusé d’être devenu le suppôt des occupants, après avoir été celui de Saddam. Le plus souvent aveugles, ces attentats tuent de nombreux Irakiens, y compris des enfants.

Côté chiite, les autorités religieuses ont instauré un calme relatif vis-à-vis de la coalition. A leur demande, les Américains ont quitté Nadjaf et Kerbala et laissé les membres de la communauté désigner leurs dirigeants locaux à Bassora ou Nasiriya. En revanche, la situation est tendue entre factions chiites : elles sont en effet divisées entre tenants du chiisme irakien, partisans du régime iranien et supporters du financier Chalabi, soutenu par les Américains. Ainsi, en avril 2003, le leader modéré Abdul Majid Al-Khoï est assassiné au sein même de la mosquée d’Ali à Nadjaf : fils de l’ayatollah qui avait conduit la rébellion chiite de 1991 (avant de mourir un an plus tard en résidence surveillée), il est sans doute victime des partisans de Moqtada Al-Sadr. Hostile à toute négociation, l’homme est bien connu des milieux chiites : son père avait été assassiné en 1999, sans doute par des tueurs de Saddam, comme l’avait été son grand-père, fondateur du Parti islamique Daawa, en 1980. Cette même mouvance « sadriste » enjoint au grand ayatollah iranien de Nadjaf, Al-Sistani, de quitter le pays. A la fin de l’été, c’est le chef du CSRII pro-iranien, Baqer Al-Hakim, qui est victime d’un attentat à la voiture piégée, moins de six mois après son retour en Irak. L’attentat, qui fait plus de cent morts, est sans doute l’œuvre des opposants sunnites à l’occupation américaine : l’ayatollah est tué à la sortie de la mosquée d’Ali, où il avait une nouvelle fois demandé aux chiites un désarmement des milices : officiellement dissoute, la Brigade Al-Badr du CSRII réapparaît pour mieux assurer la sécurité des lieux saints, au risque de se heurter à la milice de la Hazwa de Nadjaf (liée à Al-Sistani) et à L’armée du Mahdi (de al-Sadr).

Dans ce contexte, les Américains éprouvent les plus grandes peines à instaurer un « après-Saddam » : tandis que les néo-conservateurs du Pentagone plaident pour une administration militaire (du type de celle du général Mac Arthur au Japon en 1945), le temps que l’Irak se dote d’institutions pouvant servir de modèle à toute la région, les diplomates du département d’Etat souhaitent en revanche l’instauration au plus vite d’un régime local permettant de retirer rapidement les troupes américaines. Après l’avoir confiée à un général en retraite, Washington attribue la gestion du pays à un civil, l’ex-diplomate Paul Bremer. Sur le plan politique, le Baas est dissous (et ses cadres interdits d’exercer toute fonction publique, ce qui prive le pays de compétences utiles), de même que l’armée (ce qui va pousser certains officiers dans les rangs de la rébellion). En juillet 2003 entre en fonctions, à l’instigation de l’ONU, un Conseil intérimaire de gouvernement (CIG), aux pouvoirs plus étendus que ne l’envisageaient d’abord les Etats-Unis : nomination d’un cabinet et « d’ambassadeurs » à l’étranger, adoption du budget, création du Comité de rédaction de la nouvelle Constitution… Sa vingtaine de membres, auto-désignés, représente tout le spectre ethnique et confessionnel du pays, y compris entre les Irakiens de l’intérieur et les quatre millions vivant à l’étranger.

En réalité, Washington garde globalement la main : en octobre, une résolution de l’ONU transforme la force d’occupation en force « multinationale » et admet que les Etats-Unis ne pourront remettre le pouvoir qu’à un gouvernement irakien élu selon une Constitution qui reste à écrire. Dans la foulée, la communauté internationale s’engage à verser une trentaine de milliards de dollars en faveur de la reconstruction irakienne ; dans la pratique, les principaux contrats passés dans le pays, souvent sans appel d’offre, le seront à des entreprises très proches du pouvoir américain. En novembre, les Etats-Unis revoient cependant leur position : face à l’accroissement de leurs pertes et à l’incurie du CIG, ils préconisent un transfert de pouvoir plus rapide aux Irakiens, combien même les troupes américaines ne se retireraient qu’après la mise en place d’un « Irak libre et pacifique ». Parallèlement, une nouvelle opération « Marteau de fer » est lancée sur le terrain et des sanctions sont votées contre la Syrie, accusée de ne rien faire pour empêcher l’infiltration de terroristes depuis son territoire, trafic que favorisent certains services baasistes de Syrie, ainsi que l’immense confédération tribale des Chammar qui vit de part et d’autre de la frontière[4].

[1] Des commandos capturent Abou Abbas, chef du Front de libération de la Palestine. Également réfugié en Irak, un autre chef terroriste, Abou Nidal, s’y était « suicidé » en août 2002, après avoir été arrêté pour « conspiration » contre le gouvernement irakien.

[2] La région de Mossoul a fourni jusqu’à 80 % des officiers de Saddam.

[3] Mi-novembre 2003, le bilan total des pertes américaines depuis le début de la guerre atteint près de 400 morts (sur 130 000 hommes engagés), autant que pour les trois premières années de guerre au Vietnam (sur 17 000 hommes)

[4] La confédération Chammar compte plus de 3 millions de membres, des portes de Riyad jusqu’à Mossoul, en passant par le Koweït, la Jordanie, le nord-est de la Syrie et le centre de l’Irak (où ils sont nombreux à être chiites).

Crédit : mhrezaa / Unsplsh

La montée en puissance de l’insurrection djihadiste

Le rigorisme chiite se déploie dans le sud, en particulier à Bassora : dans l’ex « Venise de l’Orient » ouverte sur le monde, le port de l’abaya (qui recouvre les femmes de la tête aux pieds) est devenu la règle, le port de la barbe est recommandé, les spectacles « indécents » déconseillés et la plupart des dépôts de boissons (souvent tenus par des chrétiens) fermés ; des polices sauvages « du vice et de la vertu » interdisent aux femmes de sortir, si elles ne sont pas voilées et ne sont pas accompagnées d’un homme, sous peine d’être rasées ou d’avoir les jambes brisées ; dans certains ministères chiites, des ascenseurs séparés sont construits pour les hommes et les femmes…[1].

L’ordre islamique ne règne pas moins dans le « triangle sunnite » : fermeture des salons de coiffure pour dames, interdiction des ventes de chansons, salles séparées pour les hommes et les femmes…En mars 2014, date du premier anniversaire de la guerre, l’opinion américaine voit resurgir des scènes similaires à celles survenues en 1993 en Somalie, quand ses GI’s étaient traînés dans les rues de Mogadiscio : deux entrepreneurs travaillant pour la coalition à Falloujah sont extraits de leurs véhicules incendiés, mutilés à coups de pelle, pendus à un pont sur l’Euphrate, lapidés et enfin poignardés une fois ramenés au sol ! La situation pour les Etats-Unis est d’autant plus critique qu’ils voient s’ouvrir un deuxième front : arguant que les Américains ont fermé son journal et arrêté son principal responsable à Nadjaf, en pleine période de célébrations religieuses, Al-Sadr appelle ses partisans à « terroriser (leurs) ennemis ». Malgré les appels au calme de al-Sistani, l’Armée du Mahdi se bat à Nadjaf, Koufa, Nasiriya et Al-Sadr City, l’immense banlieue chiite de Bagdad. Ayant subi de lourdes pertes, elle signe une trêve en mai.

La bataille de Falloujah s’achève aussi, après trois semaines de combats ayant fait près d’un millier de morts : le compromis, négocié par une étrange alliance réunissant des chefs salafistes et des cheikhs soufis, confie le maintien de l’ordre à une « Force de protection » composée de militaires de l’ancien régime, ce qui concrétise le retour progressif de milliers de membres du parti Baas dans l’administration, en particulier à Bagdad et dans la région d’Al-Anbar (Ramadi et Falloujah). La rébellion sunnite n’est pas éteinte pour autant : à Bagdad, le Président chiite du CIG est victime d’un attentat à la voiture piégée commis par un affidé de ben Laden, le Jordanien Abou Moussab al-Zarkaoui, émir du groupe « Al Tawhid et Al-Djihad » (Unicité et Djihad) qui diffuse sur Internet les décapitations de ses otages. C’est le même groupe qui, en juin, lance une série d’attaques coordonnées – mêlant voitures piégées et assauts de moudjahidines – contre des postes de police à Mossoul, Baaqouba (province de Diyala), Falloujah, Ramadi et Bagdad. Les violences s’intensifient au fur et à mesure qu’approche la date d’entrée en fonctions de la nouvelle équipe irakienne, en particulier les attaques contre les infrastructures pétrolières au sud et surtout contre les 7 000 km de pipelines du nord, beaucoup moins bien surveillés par les peshmergas que par l’ancienne « police du pétrole » baasiste. Une nouvelle force de sécurité de 15 000 hommes est donc reconstituée, afin de faire repartir la production pétrolière.

Au début du mois de juin, le CIG a choisi comme Président de la future administration irakienne le chef de la confédération tribale des Chammar ; il est flanqué comme Premier ministre d’un médecin chiite ayant rompu de longue date avec le Baas, avant de devenir proche des Occidentaux, Iyad Allaoui. Les Américains leur remettent le pouvoir à la fin du mois. En août, une Conférence nationale aboutit à la désignation d’un « Parlement intérimaire », présidé par un Kurde, qui sera notamment chargé d’approuver le budget 2005, et de contribuer à l’organisation des futures élections. N’ayant pas réussi à y jouer le rôle qu’il espérait, Al-Sadr a fait repartir ses partisans au combat dans tout le pays chiite, jusqu’à l’instauration d’une nouvelle trêve favorisée par Al-Sistani.

Début septembre, l’armée américaine perd son millième soldat en Irak, dont près de neuf cents depuis la fin des « opérations de combat majeures » en mai 2003. Côté irakien, aucun décompte précis n’existant, une enquête épidémiologique de chercheurs américains et de médecins irakiens chiffre à 100 000 le nombre des victimes de 17 mois d’occupation, essentiellement des femmes et des enfants. Sur le terrain, 200 000 soldats de la coalition et des forces irakiennes font face à environ 20 000 rebelles, évoluant essentiellement dans les rangs djihadistes. En octobre, Al-Zarkaoui « célèbre » son affiliation officielle à al-Qaida par le massacre d’une quarantaine de jeunes recrues chiites de la Garde nationale irakienne, dans la province de Diyala. Son organisation devient l’Organisation al-Qaida du djihad dans le pays du Rafidaïn (Mésopotamie). Après avoir repris Samarra, les troupes irako-américaines se lancent donc à nouveau à l’assaut de Falloujah où la Force de protection locale, mise en place en mai 2004, s’est totalement effacée devant les islamistes. Les Américains se rendent maîtres de « La Mecque des Moudjahidines » en quelques jours, tuant plus de 2 000 personnes et en capturant plusieurs centaines. Ils y découvrent de nombreux dépôts d’armes et laboratoires d’explosifs (y compris dans des mosquées) ainsi que des salles de tortures et des lieux de détention, où des corps sans vie sont retrouvés. Toutefois, la plupart des djihadistes étrangers semble avoir déserté la ville avant les combats et réapparaît ailleurs, notamment à Bagdad et à Mossoul. Les attaques se diversifient alors que les élections générales approchent : aux meurtres de policiers, gardes nationaux, hauts fonctionnaires et hommes politiques s’ajoutent les attaques d’agents électoraux, de postes frontière avec la Jordanie, d’églises chrétiennes, de peshmergas kurdes, d’employés consulaires turcs et arabes. L’arrestation d’un cousin de Saddam, en décembre 2004, confirme que certains anciens cadres baasistes utilisent l’argent de l’ancien régime pour unifier une rébellion sunnite éclatée (Ansar Al-Sunna, Armée de Mahomet et Armée de la résistance islamique). De nouvelles techniques de meurtre apparaissent, comme le piégeage de carcasses d’animaux ou de voitures d’otages libérés, les attentats au chien piégé, l’empoisonnement de pastèques offertes aux soldats, l’explosion de bombes lors de la distribution de friandises à des enfants par des militaires… Accusés de constituer l’essentiel de la Garde nationale irakienne, qui combat aux côtés de la coalition, les chiites (qualifiés de « rafidha haineux » par les sunnites radicaux) sont particulièrement pris pour cibles, notamment devant les bureaux de recrutement.

[1] Des joueurs de l’équipe nationale de tennis seront assassinés dans une blanchisserie parce qu’ils étaient en short et des stands de beignets aux pois chiches détruits car ces produits n’existaient pas au temps du Prophète.


L’accélération des tensions communautaires

La violence dont les chiites sont victimes n’empêche pas leurs formations de remporter les législatives de janvier 2005 : leur « Alliance unifiée irakienne » (AUI, sans les sadristes) gagne plus de la moitié des sièges, devant l’alliance des partis kurdes (qui obtiennent plus de 58 % dans la province de Kirkouk). Malgré les menaces d’attentats, le taux de participation nationale a atteint 59 %, tout en étant bien inférieur en pays sunnite (de 2 à 25 % selon les provinces). Du coup, la nouvelle Assemblée ne compte qu’une dizaine de députés arabes sunnites, représentation d’autant plus faible que cette communauté était divisée sur sa participation au scrutin : ainsi, le Comité des oulémas comme le Parti islamique (proche des Frères musulmans) avaient appelé au boycott, au risque que la marginalisation politique des sunnites ne grossisse les rangs des combattants islamo-baasistes. Pour minimiser ce risque, une place significative est laissée aux sunnites au sein de la Commission chargée de rédiger la nouvelle Constitution.

En avril, le chef de l’UPK, Talabani, est élu Président de la république (son rival Barzani prenant la tête de la région autonome kurde), flanqué d’un vice-Président sunnite et d’un vice-Président chiite ; le gouvernement, à majorité chiite, est dirigé par le chef du Daawa. Malgré les opérations massives lancées ponctuellement par les armées irakienne et américaine dans les zones rebelles, cette nouvelle étape semble déchaîner la violence. L’augmentation des attaques (jusqu’à soixante-dix par jour) est due à l’implication croissante de combattants étrangers (adeptes des attentats-suicides) et au recours de plus en plus fréquent à des bombes à retardement explosant à l’arrivée des secours. De surcroit, les violences intercommunautaires s’accélèrent, avec une implication accrue des forces de sécurité chiites : en juillet 2005, des sunnites meurent asphyxiés dans un fourgon cellulaire du ministère de l’intérieur et d’autres, dont un imam, sont découverts sans vie après avoir été torturés ; périodiquement, des cadavres bâillonnés, aux mains liées ans le dos, sont aussi repêchés dans des fleuves, à Bagdad et ailleurs. Infiltré par les services iraniens, le ministère de l’intérieur est passé aux mains de la Brigade Badr qui, malgré sa reconversion officielle en organisation politique, se serait muée en « escadron de la mort » pro-gouvernemental. Les vengeances des extrémistes sunnites sont à la hauteur : en janvier 2006, cent-vingt chiites sont tués en une journée, près du mausolée d’Hussein à Kerbala et lors des funérailles d’un militant du Daawa ; le mois suivant, dans la ville sunnite de Samarra, un attentat endommage gravement la mosquée chiite, haut lieu de cette religion puisqu’abritant les corps des dixième et onzième imams[1].

Face à ce déferlement de violences, la coalition internationale ne compte plus qu’une vingtaine de pays membres, sans que les forces irakiennes aient les capacités de combler cette diminution. Du coup, les Américains portent leurs effectifs à 160 000 hommes. Face à eux, le nombre des miliciens et combattants « irréguliers » dépasserait les 200 000 : partis, mosquées, clans tribaux, quartiers voire groupes d’immeubles possèdent leur milice ou leurs forces d’autodéfense, quand il ne s’agit pas de groupes liés au banditisme. Le tout sur fond d’alliances à géométrie variable : ainsi l’Armée du Mahdi est capable de lutter contre les armées irakienne et américaine, mais aussi de combattre aux côtés de soldats irakiens contre des sunnites – tout en vendant à des djihadistes des armes reçues de Téhéran – et d’affronter d’autres formations chiites comme la brigade Badr ou le Parti de la Vertu (Hezb Al-Fadhila, dissidence de la mouvance sadriste[2]).

[1]C’est également à Samarra que le 12ème imam aurait « disparu » en 874.

[2] La mouvance d’Al-Sadr voit également émerger deux factions qui ne lui obéissent plus, l’une pro-syrienne et l’autre à caractère mafieux.

Un fédéralisme fortement contesté

En octobre 2005, une nouvelle Constitution est adoptée par plus de 78 % des votants, avec seulement 37 % d’abstention. Mais le vote révèle de fortes disparités : le « oui » dépasse les 90 % en zones kurdes et chiites, tandis que le « non » oscille entre 55 et 97 % dans trois des quatre provinces sunnites (celle de Diyala ayant voté positivement). Cette communauté rejette un texte qui instaure un système très fédéral, susceptible d’affecter profondément la répartition, jusqu’alors centralisée, des revenus pétroliers. La distribution géographique de cette ressource est en effet très inégale : environ 70 % se trouve au sud, surtout dans les provinces de Bassora et Maysan, 20 % au Kurdistan et dans la région de Kirkouk et 10 % seulement au centre. La Constitution consacre par ailleurs l’identité musulmane du peuple irakien (mais autorise la libre pratique de toutes les « idéologies ») et la primauté de l’islam comme source de la législation (mais les lois doivent aussi respecter « les normes démocratiques ») ; l’arabe et le kurde sont proclamées langues officielles (le turcoman et l’assyrien ayant ce statut dans les régions où vivent leurs locuteurs). Le texte prévoit que la sécurité du Kurdistan, y compris à ses frontières, sera assurée par les seuls peshmergas. Quant au devenir de Kirkouk, il est censé être soumis à référendum d’ici fin 2007.

Les législatives qui suivent, en décembre, voient un nouveau succès de l’AUI (ouverte à certains sadristes) devant l’alliance kurde, mais les deux coalitions reculent ; côté kurde, l’Union islamique (UIK) a choisi de faire cavalier seul, ce qui a valu à ses locaux de Dohouk d’être détruits par des nervis du PDK ; surtout, les sunnites ont cette fois décidé de concourir, avec trois listes qui ont recueilli environ 20 % des voix. Après des mois de négociations infructueuses, un gouvernement multiethnique est formé par un dirigeant du Dawa, Jawad al-Maliki. La nouvelle équipe hérite d’une situation toujours dégradée, malgré l’abandon de milliards de dollars de dettes par certains de ses créanciers. En octobre 2005, un rapport déposé devant le Congrès américain, pointe les détournements de carburant, les commissions occultes d’attribution des marchés, l’absence de mise en concurrence, le surcoût de la sécurité (qui accapare 25 % des fonds dépensés sur des projets).

La lutte contre les djihadistes connait, pour sa part, des hauts et des bas : en novembre 2005, des soldats américains exécutent sommairement une vingtaine de civils à Haditha, dans la province d’Al-Anbar, après la destruction d’un de leurs convois par une mine. L’affaire provoque un fort émoi dans le monde arabe, davantage encore que la diffusion, l’année précédente, de photographies montrant des détenus irakiens torturés et humiliés par des militaires américains dans la prison d’Abou Ghraib, proche de Bagdad. En juin 2006, la coalition enregistre en revanche un succès majeur : l’élimination de Zarkaoui, lors d’un raid à Baaqouba. Son successeur est un Egyptien issu du Djihad islamique et proche de la direction d’al-Qaida. Comme son prédécesseur, il peut compter sur les fonds dont disposerait l’insurrection irakienne, soit 70 à 200 millions de dollars par an de fonds propres, indépendants de financements étrangers : aux ressources venues du régime déchu et aux donations d’institutions de charité islamique s’ajoutent les recettes provenant de la contrebande de pétrole, des enlèvements, de la contrefaçon…

En réaction à la nouvelle loi sur le fédéralisme, qui permet aux provinces de se regrouper en régions autonomes dotées de larges pouvoirs, al-Qaida proclame la création d’un « Etat islamique d’Irak (ISI) » dans tout le triangle sunnite (Bagdad, Al-Anbar, Kirkouk, Ninive, Salaheddine, une partie de la province de Babylone…). Également hostiles à ce texte, les formations parlementaires sunnites menacent de se retirer du gouvernement si celui-ci n’effectue pas des purges dans les forces de sécurité et les services de santé, à ce point infiltrées par les escadrons de la mort chiites que certains sunnites n’osent même plus transporter leurs victimes dans les hôpitaux. Maliki tente d’y remédier et quelques dizaines de policiers et de militaires sont inculpés de meurtres et de tortures. A Bassora, c’est l’armée britannique qui effectue une opération de « nettoyage » de la police, infiltrée par les milices chiites radicales et par des gangs criminels. Les militaires anglais font sauter un commissariat de « l’Unité de police des crimes sérieux » dans lequel ils trouvent une centaine de détenus soumis à la torture.


Les fractures du camp sunnite

Aux Etats-Unis, la crise irakienne provoque la nette défaite des républicains aux élections législatives de novembre 2006. Devenus majoritaires, les démocrates préconisent un changement radical de stratégie face à une situation « grave (qui va) en se détériorant » : la durée de l’engagement américain en Irak dépasse celle des première et deuxième guerres mondiales et de la guerre de Corée ; quant au montant des sommes engagées, il atteint 400 milliards de dollars, soit cent fois plus que ce que les donneurs internationaux ont promis pour la reconstruction du pays. La violence en 2006 a fait plus de 34 000 morts (à peine moins que de blessés), dont près de la moitié à Bagdad où aucun lieu n’est à l’abri. Plus de 700 000 Irakiens ont également fui leur pays, portant à quatre millions le nombre d’Irakiens réfugiés à l’étranger, dont plus de la moitié en Syrie et en Jordanie.

A la fin du mois de décembre 2006, la Cour d’appel confirme la condamnation à mort de Saddam, pour son rôle dans une tuerie anti-chiite à Doujaïl, en 1982. Il est aussitôt pendu, le jour des cérémonies de l’Aïd, dans l’ancien siège des services de renseignement à Bagdad, puis inhumé dans son village natal.

Sur le plan diplomatique, pour la première fois depuis vingt-six ans, l’Irak renoue fin 2006 des relations avec la Syrie, tandis que l’Iran nomme un ambassadeur à Bagdad et finance des équipements et des livraisons, plus particulièrement dans les zones chiites. Téhéran est également soupçonné de fournir des armes à certains groupes et de les former au maniement des explosifs. Cette situation conduit les Américains et leurs alliés arabes locaux à lancer un appel à la non-ingérence dans les affaires intérieures irakiennes. L’Arabie saoudite s’émeut, en particulier, des massacres récurrents de sunnites par les milices chiites, émotion d’autant plus vive que les chefs des confédérations tribales saoudiennes partagent souvent une forte parenté avec les tribus sunnites irakiennes. En juillet 2007, un rapport américain accuse d’ailleurs certains milieux officiels de Riyad d’attiser le conflit, par exemple en produisant des faux sur le fait que le Maliki serait un agent iranien ; il constate aussi que la moitié des combattants étrangers entrant chaque mois en Irak seraient saoudiens.

Outre le recours à des forces extérieures, les djihadistes forment aussi de plus en plus de femmes kamikazes, soit mentalement fragiles, soit parentes de prisonniers, en échange de la promesse de tout faire pour les libérer. Elles sont en effet supposées infiltrer plus facilement certains lieux sensibles et passer d’autant plus facilement les barrages qu’elles sont vêtues de larges abayas noires et quasiment pas fouillées, faute de personnel féminin suffisamment nombreux dans les forces de sécurité irakiennes. Une vidéo saisie dans un repaire d’al-Qaida semble démontrer que l’organisation forme aussi des « enfants bombes ». Le début de l’année 2007 est également marqué par l’apparition d’un nouveau mode opératoire, extrêmement meurtrier : l’emploi de camions piégés transportant du chlore[1], produit qui est largement utilisé dans le pays pour rendre l’eau potable. L’explosion d’un tel véhicule contre un barrage de police à Ramadi témoigne de la fracture, au sein des sunnites, entre les tribus conservatrices et les affidés d’al-Qaida : lassés des exactions djihadistes qui, de surcroît, gênent leurs activités « commerciales », des chefs tribaux ont en effet appelé leurs jeunes à rejoindre l’armée et la police… recrues qui sont donc particulièrement visées par les partisans de ben Laden. L’Armée islamique lui demande d’ailleurs de rappeler à l’ordre ses fidèles irakiens, afin qu’ils mettent fin à leurs attaques contre les organisations salafistes nationalistes (Jaich Al-Moudjahidine, Ansar Al-Sunna etc.) qui, elles, ne visent que les forces étrangères.

Certaines tribus sunnites changent d’orientation à partir de 2005 : après avoir alimenté les rangs de la rébellion baasiste, au nom de leur fidélité passée au régime de Saddam, elles arment leurs propres milices, au nom d’un mouvement qualifié de « Sahwa » (réveil en arabe). Dans un premier temps, ces forces combattent aussi bien les djihadistes que les tribus sunnites ralliées au régime, ainsi que les troupes irako-américaines et l’Armée du Mahdi.  Mais, progressivement, ces 100 000 « Fils d’Irak » deviennent des supplétifs du régime… ce qui n’est pas toujours sans risque : la loyauté de ces cent-cinquante milices est loin d’être acquise, certaines opérant en sous-main pour le compte de rebelles baasistes et d’autres versant dans le banditisme, tentation d’autant plus grande que le pouvoir rechigne à payer ces auxiliaires. Le camp sunnite apparaît divisé en trois mouvances principales : les fédéralistes, partisans de la création d’une région autonome, les néo-baasistes, hostiles à toute partition du pays et à la création d’un « Chiistan » au sud, et les islamo-djihadistes, aux ambitions transnationales.

[1] Utilisé par les Allemands en 1915, le chlore peut causer de graves lésions et provoquer la mort par asphyxie.

Crédit : 12019 / Pixabay

Les fractures du camp chiite

Au sein du régime, la domination chiite est d’autant plus forte que les formations sunnites ont quitté le gouvernement à l’été, arguant qu’il ne faisait rien pour la réconciliation nationale. En juillet, la qualification de l’équipe multiethnique irakienne pour la finale de la Coupe d’Asie est endeuillée par la mort d’une cinquantaine de supporters, tués alors qu’ils fêtaient la victoire. Le mois suivant, quatre attentats font quatre cents morts dans la communauté kurdophone des yézidis, dont un membre avait eu l’impudence de tomber amoureux d’une jeune sunnite.

Côté chiite, des combats entre l’organisation Badr et l’Armée du Mahdi à Kerbala endommagent les mausolées des imams Hussein et Abbas. Le symbole est si fort que al-Sadr, qui vit en Iran, appelle ses troupes à cesser toutes leurs opérations, le temps qu’il purge son mouvement « des éléments indisciplinés », certains de ses miliciens ayant échappé à son contrôle et basculé dans le banditisme. C’est pour en finir avec eux que le gouvernement lance une vaste offensive en mars 2008 à Bassora. Mais toutes les forces sadristes s’unissent pour résister et, après une semaine de combats, le pouvoir doit négocier un cessez-le-feu… à Qom, ville sainte d’Iran, sous l’égide du chef des brigades al-Qods des Pasdarans. L’accord ayant fait long feu, les combats reprennent de plus belle, cette fois à Sadr City, avec les Américains en fer de lance : en un mois, les affrontements font plus de 1 000 morts. Sous la pression de l’Iran, al-Sadr annonce une nouvelle stratégie en juin : seuls quelques groupes aguerris continueront de lutter contre l’occupation, la plupart des autres miliciens étant redéployés sur des actions à caractère social.

Pour Maliki, l’échec est quasi-total : il s’est attiré la haine de al-Sadr sans qu’aucun quartier insurgé n’ait été repris et sans qu’aucune des milices de Bassora n’ait été détruite ou n’ait rendu d’armes lourdes ; des centaines de policiers et de soldats ont même refusé de tirer sur les rebelles, quand ils ne les ont pas rejoints. Le gouvernement continue, par ailleurs, à être gangréné par la corruption. La Commission pour l’intégrité publique créée en 2003 a été dissoute quatre ans plus tard, une trentaine de ses enquêteurs ayant été assassinés et une cinquantaine d’enquêtes sur des hauts fonctionnaires et des ministres stoppées par le pouvoir. Le détournement d’aides n’épargne pas celles versées par les Etats-Unis : en 2004 et 2005, quelque 190 000 armes seraient passées aux mains de la guérilla.

Les violences sont néanmoins en baisse significative, avec moins de 500 morts par mois en 2008 au lieu de 2 000 à 3 000 les dix-huit mois précédents, grâce à la combinaison de plusieurs facteurs : le « retournement » des tribus sunnites contre al-Qaida, l’incorporation d’anciens soldats de Saddam dans la nouvelle armée[1],  la trêve décrétée par l’Armée du Mahdi, les renforts envoyés par Washington… C’est dans ce cadre que, fin 2008, le Parlement irakien adopte un traité de sécurité qui renouvelle la présence des forces américaines dans le pays, jusqu’à leur retrait prévu fin 2011 : d’ici là, elles ne pourront s’engager qu’en coordination avec les autorités locales et ne pourront pas se servir du territoire irakien pour mener des actions contre d’autres pays, en particulier contre la Syrie, accusée de fermer les yeux sur le passage de combattants djihadistes). S’il ne remet pas en cause l’immunité des soldats américains dans le pays, le texte prévoit en revanche que les 160 000 agents privés payés par Washington (dont un peu moins de 20 % d’Américains) seront passibles de la justice irakienne[2]. En juin 2009, les forces américaines se retirent de toutes les villes, dans la liesse populaire, au risque de favoriser la recrudescence des violences communautaires, alors que la situation économique est toujours aussi précaire. Le gouvernement a notamment le plus grand mal à payer les très nombreux agents publics (deux fois plus que sous Saddam) qu’il a dû recruter, pour éviter qu’ils ne succombent à l’argent proposé par les insurgés.


L’ombre portée des ayatollahs iraniens

Les relations avec l’Iran ont par ailleurs tendance à se compliquer. D’un côté, les forces irakiennes prennent le contrôle, en juillet 2009, du camp de l’Organisation des moudjahidines du peuple à Achraf [3]. Selon plusieurs sources, ses occupants s’étaient réarmés pour mener diverses opérations dans la province de Diyala, à la frontière iranienne. En dépit de ce geste de « bonne volonté » de la part de Bagdad, la main de Téhéran est pointée derrière les attentats qui, le mois suivant, tuent près de cent personnes devant les ministères des finances et des affaires étrangères, en plein cœur de la capitale irakienne. Fin 2009, les attentats contre les bâtiments officiels s’y multiplient et des soldats iraniens occupent même le gisement disputé de Fakka, à la frontière entre les deux pays. Ni l’Iran, ni l’Arabie Saoudite ne sont en effet pressés de voir les Irakiens revenir sur le devant de la scène pétrolière : en effet, en dépit de ses faiblesses multiples (vétusté des équipements, manque de main-d’œuvre qualifiée, insécurité, absence de cadre législatif), l’Irak a retrouvé, en 2009, son niveau d’exploitation de 1990[4]. En outre, le pouvoir iranien ne goûte guère la volonté d’émancipation de Maliki qui a quitté l’alliance des partis chiites pour bâtir une coalition multiconfessionnelle aux législatives, alors que l’Iran a poussé le CSII [5], Fadhila, les sadristes et les partisans de Chalabi à s’allier au sein d’une Alliance nationale irakienne (ANI). L’influence de Téhéran se fait sentir dans la préparation même de ce scrutin : la Commission électorale émanant du Parlement invalide la candidature de plus de cinq cents personnes, très majoritairement sunnites, au motif qu’elles défendraient des thèses baasistes, interdites depuis la Constitution de 2005.

Malgré les manœuvres de Téhéran , le pari de Maliki s’avère payant, puisque son Alliance pour l’état de droit (constituée autour du Dawa, mais multi-ethnique et confessionnelle) l’emporte dans les provinces chiites. En nombre de sièges, elle est en revanche devancée par la liste al-Iraqiya de l’ex-Premier ministre Allaoui qui, en affichant elle aussi un positionnement multi-ethnique et confessionnel, a fait le plein de voix chez les sunnites. Bravant les menaces d’al-Qaida, ces derniers se sont rendus en masse dans les bureaux de vote ; ils ont même davantage voté que les provinces chiites (55 %), sans doute lassées de l’extrémisme des partis religieux, parmi lesquels celui de al-Sadr devance pour la première fois le CSII. Quant à l’Alliance kurde, elle s’impose largement dans le Kurdistan autonome, mais aussi dans la province de Kirkouk (plus de 70 % de participation). Allaoui n’ayant pu trouver de majorité parlementaire, Maliki conserve les rênes du pays, avec le renfort des sadristes, sans doute poussés par l’Iran, et des formations kurdes, dont la première préoccupation est de vendre leur propre pétrole.

Ce résultat entretient, chez de nombreux sunnites, le sentiment que leur victoire électorale n’a servi à rien. Leurs éléments les plus extrémistes multiplient les attaques à travers tout le pays, contre les recrues chiites, les tribaux sunnites et les agents du pouvoir, y compris contre les policiers désarmés qui s’efforcent de régler la circulation à Bagdad. La violence reprend de plus belle en août 2010, une fois que les dernières forces combattantes américaines ont officiellement quitté l’Irak. Ne « restent plus » que 50 000 hommes, parfois membres d’unités spéciales, chargés de former et de conseiller les troupes irakiennes, voire de participer à la recherche de groupes insurgés.

[1] Le pouvoir a voté la réintégration de tous les soldats, sous-officiers et officiers subalternes de l’ancien armée de Saddam et le versement d’une pension aux anciens officiers supérieurs

[2] En septembre 2007, des mercenaires de la société Blackwater avaient tué une douzaine de personnes sur une place de Bagdad, sans avoir été attaqués, et avaient été relaxés par un juge américain pour vice de procédure.

[3] En vertu d’un accord avec l’ONU en décembre 2011, les 3 000 réfugiés d’Achraf sont transférés dans le nouveau camp Liberty, voisin de l’aéroport de Bagdad, avant d’être expatriés (camp qui est bombardé en 2013 et 2015 par les forces irakiennes, de même que celui d’Achraf où une centaine de miliciens était restée pour le vider).

[4] En juillet 2012, la production irakienne de pétrole devance même celle de l’Iran, soumis à embargo, faisant du pays le deuxième producteur mondial (mais loin du record de 1979).

[5] Le CSRII a abandonné son « R » révolutionnaire en 2007.


L’émergence du Califat islamique

Des années d’opérations américaines se terminent de la façon la plus paradoxale qui soit : non seulement l’Irak est dirigé par un gouvernement chiite pro-iranien, mais l’islamisme radical a prospéré au sein de sa communauté sunnite. Pour préserver une apparence de gouvernance multiconfessionnelle, un accord est trouvé en novembre avec al-Iraqiya : un de ses députés sunnites obtient la présidence du Parlement, tandis que Allaoui prend la tête d’un Conseil national de politique supérieure ; suggérée par les Américains, cette instance est censée approuver toutes les décisions majeures du gouvernement avant qu’elles ne soient appliquées. De son coté, al-Sadr, revenu à Nadjaf après quatre années passées en Iran, appelle ses partisans à ne plus s’en prendre aux Irakiens, mais à résister uniquement à l’occupation américaine. L‘accalmie est de courte durée : en décembre 2011, alors que les derniers soldats américains quittent le pays (à l’exception des cent-cinquante qui formeront les troupes irakiennes et garderont l’ambassade), un mandat d’arrêt est lancé contre le vice-Président sunnite Al-Hachemi : membre d’al-Iraqiya, il est accusé de « soutien et financement d’actes terroristes », ce qu’il dément depuis ses refuges du Kurdistan puis de Turquie. La crise entre les gouvernants chiites et sunnites du pays couvait depuis des semaines, les seconds dénonçant l’arrestation par centaines de leurs partisans pour « baasisme » supposé, ainsi que le refus du régime d’accorder à leurs provinces d’Al-Anbar, de Ninive et de Salaheddine un régime d’autonomie similaire à celui des Kurdes. Al-Iraqiya reproche également à Maliki son alignement croissant sur Téhéran, en particulier pour soutenir le régime alaouite de Syrie contre la révolte de sa population sunnite. Ce soutien est d’ailleurs contesté par al-Sistani, au nom de la séparation entre le religieux et le politique.

En 2013, les violences atteignent un tel niveau – le plus élevé depuis cinq ans – que le gouvernement doit se résoudre à réactiver les milices Sahwa, marginalisées depuis le départ des Américains, et même à demander de l’armement aux Etats-Unis, lesquels lui font remarquer que son favoritisme envers les chiites a largement contribué à dégrader la situation. De fait, le régime de Bagdad s’appuie de plus en plus sur des milices radicales du chiisme.

Dans le camp sunnite, la guerre civile syrienne a provoqué une crise majeure, en avril 2013, quand l’ISI rebaptisé « Etat islamique en Irak et au Levant » (EILL) – a annoncé son ambition d’instaurer un Califat à cheval sur l’ouest irakien et l’est syrien. L’initiative est dénoncée sept mois plus tard par le chef suprême d’al-Qaida qui lui dénie le droit d’opérer en Syrie, dans la mesure où son mouvement y possède déjà une filiale locale : le Front al-Nosra. Mais Abou Bakr al-Baghdadi, chef de l’ISI depuis 2010, passe outre, entérinant de fait sa rupture avec son ancienne maison mère. Sur le fond, l’idéologie qui guide les deux mouvances ne diffère guère : toutes deux se réfèrent au théologien arabo-kurde du XIVème siècle, Ibn Taymayya, et à son héritier du XVIIIème, Ibn Abdelwahhab, fondateur du wahhabisme saoudien. En revanche, leurs stratégies divergent : al-Qaïda commence par implanter des succursales partout dans le monde musulman, avant de réunir un jour toute la communauté des croyants (Oummah) dans un califat unique ; en revanche, al-Baghdadi fait le choix de créer au plus vite un Etat en Irak et au Levant, avec l’ambition qu’il s’étende ensuite dans les pays environnants.

Joignant le geste à la parole, l’EILL lance une opération majeure, début 2014, dans la province d’Anbar : appuyé par des tribus locales regroupées en « Révolutionnaires tribaux », il s’empare de Ramadi – en partie reprise par l’armée irakienne et les Sahwa – et de Falloujah. En juin suivant, l’organisation prend la deuxième ville du pays, Mossoul, dont les 50 000 soldats s’enfuient devant le fanatisme d’assaillants dix fois moins nombreux, quand ils ne pactisent pas avec eux. Les djihadistes s’emparent de toute la province de Ninive, ainsi que de larges secteurs des provinces voisines de Salaheddine, de Diyala et de Kirkouk. Les soldats et populations en fuite gagnent le Kurdistan, dont le gouvernement mobilise ses peshmergas pour occuper Kirkouk. L’insurrection s’empare aussi de postes frontières avec la Syrie et la Jordanie dans la province d’Anbar et commence même à encercler Bagdad. Côté chiite, la mobilisation est générale : al-Sistani sort de sa réserve et invite ses coreligionnaires à prendre les armes contre les envahisseurs, al-Sadr appelle à la constitution de brigades de protection des lieux saints chiites (avec le soutien de pasdarans iraniens) et le gouvernement rapatrie des miliciens qu’il avait engagés en Syrie. Maliki doit de nouveau demander une aide américaine pour bombarder les insurgés, tout en recevant des avions de combat russes.

Désormais dirigée par un natif de Falloujah (alors que ses premiers chefs étaient Jordanien, puis Egyptien), l’EILL a bénéficié du ralliement de toutes les forces combattantes du sunnisme irakien et du soutien des populations locales : c’est le cas des baasistes, notamment ceux que le dernier ami de Saddam en fuite, « Ezzat le Rouge », a regroupés dans l’Armée de la voie de Naqshbandi, du nom d’une confrérie soufie originaire du sous-continent indien qui s’est dotée d’une branche salafiste. Se sont aussi ralliés à al-Baghdadi des groupuscules locaux réunis au sein de « conseils militaires révolutionnaires » et surtout des chefs de tribus, dont certains avaient pourtant alimenté les Sahwa : fin 2013, la province d’al-Anbar s’est ainsi dotée d’un Conseil militaire des tribus insurgées réunissant des groupes proches des Frères musulmans, des salafistes et des islamo-nationalistes à base tribale (comme l’Armée islamique). Pour autant, tous les groupes tribaux n’ont pas rejoint l’insurrection, certains attendant de voir la suite des événements, au risque que cela leur coûte cher : à partir de l’automne 2014, les insurgés exécutent des religieux qui ont refusé de lui prêter allégeance et assassinent en masse des membres de tribus réfractaires, femmes et enfants compris. A la fin du mois de juin, al-Baghdadi a rétabli le Califat à Mossoul, sous le nom d’État islamique (EI ou Daech en arabe), et appelé tous les musulmans à lui « obéir ». Sous le nom de « calife Ibrahim », il dirige un territoire dont plus de 50 000 km² se trouvent en Irak.

A la même époque, l’EI débute sa politique de destruction systématique de tous les lieux considérés comme impies : les mosquées chiites bien-sûr, mais aussi la mosquée sunnite de Mossoul abritant la tombe de Jonas, au motif que le prophète est reconnu par les trois grands monothéismes. Les chrétiens, dont les maisons sont marquées du signe « N » (pour Nazaréens, leur nom dans le Coran), reçoivent l’ordre de quitter la grande ville s’ils ne se convertissent pas à l’islam ou s’ils refusent de payer un impôt spécial. Face aux menaces, des milliers s’enfuient vers le Kurdistan irakien. Dans la région de Ninive, certains s’organisent en milices, mal équipées et désunies, certaines restant indépendantes, quand d’autres se rangent sous la tutelle des peshmergas. A l’été 2014, l’EI s’empare du plus grand barrage du pays près de Mossoul et deux villes symboliques voisines[1] : Sinjar, foyer historique des Yezidis kurdophones que les sunnites considèrent comme des « adorateurs du diable », et Karakoch, la plus grande ville chrétienne d’Irak.

Sur leur lancée, les islamistes commencent à avancer sur Erbil, ce qui pousse les Américains à intervenir, au nom de la protection de leurs alliés kurdes. Même les Kurdes syriens du PYD font taire leurs divergences avec leurs frères irakiens pour leur venir en aide. Secondés par des forces spéciales de l’armée irakienne et appuyés par les bombardements aériens américains, les peshmergas regagnent du terrain et ne laissent à l’EI qu’environ 5 % du Kurdistan « élargi », alors que l’organisation en avait occupé près de 40 %. En septembre, l’aviation américaine étend ses bombardements à la province d’al-Anbar et au nord de Bagdad, le temps que les diverses forces locales soient suffisamment entraînées et armées pour mener des opérations terrestres et reprendre le terrain perdu. Une coalition arabo-occidentale se met en place pour lutter contre les djihadistes, tandis qu’une vingtaine de tribus de la province d’al-Anbar décident d’unir leurs forces à celles de l’armée irakienne afin de combattre les guerriers du Califat.

[1] La « chasse aux symboles » se traduit aussi par le saccage des collections préislamiques du musée de Mossoul en février 2015, puis par la destruction, le mois suivant, des vestiges assyriens de Nimroud et parthes de Hatra.

Destructions dans le Sinjar. Crédit : Levi Meir Clancy / Unsplash

La fin du califat en Irak

La remobilisation de milices sunnites aux côtés de l’armée nationale est facilitée par la chute de leur ennemi juré. Bien que victorieux des législatives du printemps, Maliki n’a pas pu réunir de majorité et a été lâché par Téhéran qui redoute la propagation du djihadisme irakien dans sa propre population sunnite, ainsi qu’une indépendance du Kurdistan. Le Premier ministre est également lâché par son propre parti, le Dawa, qui lui préfère le vice-Président du Parlement, Haïdar al-Abadi. Saluée des Etats-Unis à l’Iran, en passant par les monarchies du Golfe, cette nomination débouche sur la formation d’un gouvernement de nouveau ouvert aux sunnites et aux Kurdes. Son nouveau chef envisage aussi d’intégrer les milices sunnites dans des Gardes nationales qui seraient positionnées dans des provinces aux pouvoirs accrus. A la fin d’une année encore une fois meurtrière (le plus lourd bilan depuis 2007), les forces gouvernementales – au sens large – enregistrent leurs premiers succès, en coupant les combattants islamistes de Tikrit de ceux de Mossoul, tandis que les peshmergas desserrent l’étau que l’EI exerçait sur les Monts Sinjar. Les succès sont dus à un investissement accru des Américains (dont le nombre de conseillers est passé à 3 000) et des Iraniens, dont les avions frappent les djihadistes dans la province de Diyala (sans coordination avec la coalition arabo-occidentale). Téhéran a également fourni des armes aux Kurdes et envoyé sa force d’élite al-Qods pour former les soldats et les miliciens, très majoritairement chiites, des Unités de mobilisation populaire (MP, cf. Encadré Le chiisme irakien). Plus de 20 000 de ces volontaires, appuyés par 2 000 Iraniens commandés par le chef même de l’unité al-Qods, sont engagés dans la reconquête de Tikrit en mars 2015, aux côtés de 30 000 soldats et de 5 000 miliciens tribaux sunnites. L’EI réagit moins de deux mois plus tard en reprenant la totalité de Ramadi, au terme d’une offensive-éclair. Sans cautionner les accusations portées par les Américains sur la faible combattivité de l’armée irakienne, le gouvernement irakien doit se résoudre à appeler en renfort les milices chiites, qui avaient été volontairement tenues éloignées de cette zone de combat sunnite.

La perte de Ramadi, après celle de Mossoul, provoque un électrochoc dans la population qui, durant l’été, commence à dénoncer la corruption et l’inefficacité gouvernementale[1] : la contestation prend de l’ampleur dans les quartiers et les villes chiites, soutenue par l’ayatollah al-Sistani, puis par al-Sadr et son mouvement Al-Ahrar (pourtant membre du gouvernement) et même par les milices pro-iraniennes, alors que le mouvement a une très forte coloration nationaliste. Abadi réagit en supprimant les trois postes de vice-Présidents, en envoyant devant la justice militaire les chefs de l’armée ayant abandonné Ramadi et en promettant des réformes sur la suppression des quotas confessionnels dans l’administration et la conduite de l’Etat. Mais ce projet rencontre de très fortes réticences au sein de la coalition gouvernementale et même du Dawa, dirigé par Maliki. En avril 2016, al-Sadr fait occuper le Parlement par ses partisans, afin d’empêcher la formation d’un gouvernement restreint majoritairement composé de technocrates.

Militairement, le gouvernement irakien commence à se tourner significativement vers la Russie, déçu par exemple que les Américains n’apportent leur soutien aérien qu’à son armée, mais pas aux milices chiites. En septembre 2015, le régime irakien laisse ainsi son espace aérien ouvert aux avions russes qui acheminent du matériel et des hommes jusqu’en Syrie, pour y soutenir le régime ; Bagdad est également choisi comme siège du centre de renseignement conjoint créé par la Syrie, l’Iran, la Russie pour mieux combattre les insurgés syriens. Les Américains jouent, quant à eux, la carte du Kurdistan irakien, où ils déploient des combattants de leurs forces spéciales habilités à mener leurs propres opérations de renseignement, de raids et de libérations d’otages en Irak, ce qui entraîne des protestations de Bagdad…

Appuyés par l’aviation américaine, les peshmergas Kurdes d’Irak, mais aussi du PYD syrien et du PKK turc, reprennent Sinjar à l’EI en novembre, coupant ainsi la route qui relie ses « capitales » de Mossoul et de Rakka en Syrie. Pour les yézidis, c’est la fin d’un calvaire : en 2014 et 2015, les islamistes auraient exécuté quelque 19 000 civils et réduit à l’esclavage plus de leurs 8 000 femmes et enfants. Les peshmergas libèrent aussi, dans la plaine de Ninive, les villages de minorités ethnico-religieuses : des chrétiens syriaques mais aussi des kurdophones Kakaï de religion manichéenne et Shabak chiites. C’est également avec un appui aérien américain que les forces irakiennes et leurs supplétifs sunnites reprennent Ramadi à la fin de l’année, puis Falloujah en juin 2016 : contrairement aux promesses qui avaient été faites par le pouvoir, les milices chiites ont combattu jusqu’au cœur de cette ville, y exécutant plusieurs dizaines de civils sunnites. Le mois suivant, l’EI « réplique » par un attentat au camion piégé qui fait plus de 250 morts, à la rupture du jeun du ramadan dans un quartier chiite de Bagdad.

En octobre, Bagdad lance 100 000 hommes contre les 5 000 djihadistes qui tiennent Mossoul : la « Division d’or » anti-terroriste de l’armée irakienne, des miliciens chrétiens de l’UPN (Unités de protection des plaines de Ninive), la police fédérale, les MP et les milices sunnites locales de la Mobilisation tribale. Le gouvernement irakien a convenu avec celui du Kurdistan autonome que seules les police et armée fédérales entreraient dans la ville proprement dite, afin d’éviter des affrontements entre peshmergas et combattants de la MP. Officiellement intégrées en novembre dans l’armée irakienne, sous la responsabilité directe du Premier ministre, les MP considèrent en effet que les Kurdes ont repris à l’EI des zones appartenant aux Arabes, dans les provinces de Ninive, Kirkouk et Diyala. Il s’agit également d’éviter que les miliciens chiites ne se livrent à des exactions contre les populations sunnites et turkmènes, protégées par la Turquie :  Ankara dispose de plusieurs centaines d’hommes au nord-est de Mossoul pour y former une milice sunnite, ainsi que la « Garde de Ninive » de l’ancien gouverneur régional réfugié au Kurdistan. Dans leur reconquête de la ville, les forces gouvernementales font face à une résistance acharnée de l’EI qui sacrifie des centaines de kamikazes au volant d’engins blindés piégés, dissimule des femmes bardées d’explosifs au sein des flots de réfugiés ou bien utilise des civils comme boucliers humains. En juin 2017, l’organisation détruit même le symbolique minaret penché de la mosquée al-Nouri, depuis laquelle Baghdadi avait proclamé son califat. La libération de Mossoul est annoncée le mois suivant, après des combats ayant fait des milliers de morts et sans qu’aucune décision n’ait été prise quant à sa future gestion . Le Kurdistan – qui héberge l’ancien gouverneur régional – réclame une cogestion, tandis que l’Iran aligne ses milices chiites, mais aussi les supplétifs qu’il a armés au sein de plusieurs minorités locales (Chabak, Yézidis, voire Chrétiens comme la Brigade de Babylone). Ils sont en première ligne pour reconquérir les derniers résidus de l’EI, entre Mossoul et la frontière syrienne, en vue d’assurer la continuité territoriale de l’influence iranienne et de sécuriser une zone ayant jusqu’alors servi au passage d’insurgés sunnites.

De son côté, le gouvernement autonome d’Erbil profite de la situation pour pousser son avantage et s’emparer de territoires kurdes situés en Irak, comme Kirkouk où il organise, en septembre 2017, le référendum constitutionnel qui n’y avait jamais été organisé : le scrutin donne plus de 90 % de votes en faveur de l’indépendance kurde. Mais Bagdad ne l’entend pas de cette oreille et ses forces reprennent, dès le mois suivant, les territoires conquis par les peshmergas, à commencer par les précieux champs pétroliers de Kirkouk : le Kurdistan autonome est ramené à peu de choses près à ses frontières de 2014. Durant l’automne, l’armée irakienne et ses supplétifs lancent l’offensive sur les deux dernières villes tenues par l’EI en Irak, dans l’ouest désertique de la province d’al-Anbar, tandis que le régime syrien et ses alliés font de même de l’autre côté de la frontière[2]. Soldats et milices tribales lancent également une opération de « nettoyage » de la région désertique al-Jazira, qui s’étend sur les provinces de Salaheddine, Ninive et Al-Anbar. La victoire des forces irakiennes est formellement déclarée en décembre, bien que l’EI conserve des planques dans ces zones inhospitalières et parfois accidentées, à cheval sur les deux pays, où il a stocké vivres, armes et munitions, pour mener une guerre de harcèlement. Des rapports américain et onusien le confirment l’été suivant, en estimant à au moins 15 000 le nombre de combattants dont disposerait encore l’organisation en Irak, soit sous la forme de cellules dormantes (à Tikrit, Baiji, Samarra, dans la province de Diyala, ainsi qu’aux environs de Mossoul), soit dans les zones désertiques frontalières de la Syrie et dans les monts Hamrin (à cheval sur les provinces de Diyala, Salaheddine et Kirkouk).

[1] En novembre 2014, il apparait que des officiers corrompus auraient détourné les salaires versés à au moins 50 000 soldats fictifs.

[2] Tenue des deux côtés par des forces pro-iraniennes, la frontière syro-irakienne rouvre en septembre 2019, ce qui permet à l’Iran de reconstituer son lien terrestre avec la Méditerranée.


La colère de la rue chiite

Les législatives de mai 2018 confirment de nouveau le morcellement de la scène politique : la tentative d’Abadi de fédérer tout le camp chiite, pour couper l’herbe sous le pied à son prédécesseur Maliki, tourne court, Téhéran s’étant fermement opposé à ce que al-Sadr en fasse partie. Le turbulent leader a pris ses distances avec l’Iran, en se rapprochant d’al-Sistani et en effectuant une visite remarquée à Riyad et Abu-Dhabi l’été précédent ; il a également purgé son nouveau parti de ses éléments les plus corrompus et interdit à ses partisans d’attaquer les débits de boisson et les homosexuels. Al-Sadr va encore plus loin en formant une coalition, Sairoun (En marche), avec les communistes et d’autres laïcs, au nom de la défense du peuple et de la lutte contre la corruption, et ce malgré leurs divergences idéologiques (par exemple sur le statut des femmes). Le pari s’avère payant puisque, à l’issue d’un scrutin suivi par moins de 45 % des électeurs (un nombre qui, même surévalué, constitue la plus faible participation depuis la chute de Saddam), l’alliance Sadriste arrive en tête devant Al-Fatah (l’alliance des partis et milices pro-iraniens), Al-Nasr (la Victoire, la coalition d’Abadi qui ne l’emporte que dans la province de Ninive), la coalition pour l’Etat de droit de Maliki, la liste laïquo-sunnite d’Allaoui et la liste Al-Hikma du dignitaire Al-Hakim. Sans surprise, les « frères ennemis » du PDK et de l’UPK ont fait le plein de sièges au Kurdistan, ainsi que dans la province de Kirkouk. Aucune liste ne détenant la majorité absolue (165 sièges), des tractations délicates s’ouvrent pour former le gouvernement, l’Iran s’activant pour barrer la route à al-Sadr. In fine, le poste de Premier ministre est confié à Adel Abdel Mahdi, un ancien dirigeant du CSII pro-iranien devenu indépendant et bénéficiant du soutien des Etats-Unis. En effet, l’Irak est plus que jamais sous la double tutelle, paradoxale, de Téhéran et de Washington.

La nouvelle équipe hérite d’un contexte économique contrasté : d’un côté, le pays est frappé par la sécheresse et par l’impact des sanctions américaines sur l’économie de son voisin et partenaire iranien ; de l’autre, la fin de la guerre frontale contre l’EI et le retour du Kurdistan et des champs de Kirkouk dans son giron, ont consolidé la production pétrolière, au point que l’Irak affiche des projets de prospection dans le sud et de construction d’un nouvel oléoduc vers Aqaba, en Jordanie. En février 2018, le pays a également reçu 30 milliards $ de promesses d’aides sur les 88 milliards nécessaires à sa reconstruction, grâce au soutien de la Turquie et même des monarchies du Golfe… à condition qu’il ouvre sa gouvernance à toutes les communautés religieuses et ethniques et qu’il intensifie sa lutte contre la corruption.

C’est là que le bât blesse[1], comme en témoignent les manifestations qui commencent à embraser le sud chiite l’été suivant : les populations se révoltent contre les pénuries d’électricité (alors que les sommes destinées à restaurer le réseau n’ont cessé d’être détournés), la pollution de l’eau (qui envoie 30 000 personnes à l’hôpital), le chômage. A Bassora, poumon économique du pays (90 % de ses exportations pétrolières), les entreprises internationales préfèrent recruter des travailleurs étrangers, réputés plus malléables, au mépris de la loi ; de leur côté, les entreprises et infrastructures locales sont aux mains des partis-milices qui distribuent les produits d’exploitation sur des bases communautaires ou tribales. Le mouvement gagne Bagdad, où la colère s’exerce contre les bâtiments publics, mais aussi contre les locaux des partis considérés comme inféodés à Téhéran ; la mort suspecte du directeur financier des MP laisse aussi penser qu’il aurait pu être tué en raison de ses soupçons sur des faits de corruption. Déclenché sans le soutien d’aucune organisation politique ou religieuse au départ, le mouvement reçoit à l’automne le ralliement de al-Sadr, qui lui offre la protection de ses « Brigades de la paix », tandis qu’al-Sistani appelle le gouvernement à répondre aux attentes des manifestants, mais sans les soutenir formellement, du moins dans un premier temps. D’abord modéré, le régime réplique rapidement par des tirs à balles réelles et instaure l’état d’urgence, ce qui n’atténue en rien les manifestations, prises pour cibles par des snipers sans doute membres des MP. Le mouvement est attisé par la mise à l’écart du chef des unités antiterroristes, fers de lance de l’armée irakienne lors des combats contre l’EI. Très populaire dans son sud natal, mais aussi dans le nord sunnite (où la statue érigée en son honneur à Mossoul est déboulonnée par le régime), cet ancien officier de Saddam aurait été évincé à la demande des milices chiites pro-iraniennes, inquiètes de sa popularité et de l’efficacité de son unité d’élite, formée en 2014 par les Américains.

Comme au Liban à la même époque, le Guide de la révolution iranienne appelle ses coreligionnaires à respecter le droit… ce qui vaut au consulat iranien de Kerbala d’être attaqué (comme celui de Bassora précédemment) et au siège de la direction religieuse chiite de Nadjaf, d’être incendié. Les violences enregistrées en un seul jour à Nasiriya, Nadjaf et Bagdad sont telles que al-Sistani s’engage sur le champ politique et pousse à la démission du Premier ministre. Téhéran réagit en dépêchant le chef de la force al-Qods en Irak, probablement pour ressouder les rangs chiites en poussant les milices pro-iraniennes à commettre des actions contre les « ennemis » du pays. C’est ce qui se produit en décembre, quand les Kataëb Hezbollah tirent des roquettes sur une base militaire de Kirkouk et y tuent un contractant américain.

[1] 410 milliards d’euros auraient été détournés en seize ans, soit deux fois le PIB.


L’Irak au cœur des tensions irano-américaines

Alors même que son autorisation de survol du territoire irakien était soumise à discussion, l’aviation américaine réagit à l’attaque et bombarde des installations des Kataëb dans la province d’Anbar[1]. Début janvier 2020, les États-Unis frappent encore plus fort, en tuant le chef de la force al-Qods (ainsi que le n°2 des MP), au sein même de l’aéroport de Bagdad où ils venaient d’atterrir. En réaction, Téhéran lance une vingtaine de missiles sur deux bases irakiennes abritant des soldats américains, y faisant plusieurs dizaines de blessés. Al-Sadr profite de ce nouveau contexte pour rappeler son caractère incontournable sur la scène irakienne : retirant le soutien de ses « casquettes bleues » aux manifestants anti-régime (dont une partie d’ailleurs l’englobait dans ses critiques du système), il mobilise un million de personnes à Bagdad pour exiger le départ des Américains, en menaçant de réactiver son Armée du Mahdi si cela ne peut être obtenu par des voies pacifiques.

Les contestataires antigouvernementaux sont chassés de leurs positions à Bagdad, au prix de nouvelles pertes (plus de cinq-cents morts, depuis le début de leur mobilisation), tandis que le pays continue à se chercher un nouveau gouvernement. Après cinq mois de vacance, le poste de Premier ministre échoie à un ancien chef des renseignements, Mustafa Al-Kadhimi, qui bénéficie d’échos favorables aussi bien à Washington qu’à Téhéran. Les partis chiites, sunnites et kurdes lui refusent en revanche le « cabinet de solutions » qu’il appelait de ses vœux et imposent des ministres, selon le système habituel de répartition confessionnelle et ethnique des postes. Tout en lançant un « dialogue stratégique » avec les Américains sur le maintien de leurs troupes dans le pays, le nouveau chef de gouvernement fait arrêter des miliciens pro-iraniens responsables d’attaques à la roquette répétées à leur encontre ; mais la crainte d’un attentat le contraint à les relâcher. En dépit de leurs rivalités, les milices chiites contrôlent des pans entiers de l’économie : postes-frontières illégaux, contrôle d’oléoducs et de gazoducs, contrebande de pétrole, construction, agriculture, gestion de centres commerciaux, etc. Le Premier ministre doit aussi compter avec un contexte économique dégradé par la stagnation des prix du pétrole et par une crise sanitaire mondiale. Pour y faire face, le gouvernement lance un plan de réduction des dépenses de la fonction publique, un secteur grevé par les recrutements massifs de fonctionnaires effectués après chaque mouvement de protestation, sur des bases de quotas confessionnels, pour faire taire les revendications. Mais la crise économique est beaucoup plus profonde, comme en témoigne la diminution des surfaces cultivées due à l’aggravation de la sécheresse et à la chute spectaculaire des débits de l’Euphrate et du Tigre. Les raisons en sont multiples : retenues opérées par les pays de l’amont (Turquie, Syrie et Iran), maintien de pratiques agricoles ancestrales telles que l’irrigation par inondation, vétusté des ouvrages de production hydroélectrique et d’acheminement de l’eau… Les deux grands fleuves pourraient être à sec en 2050, avec une population qui serait alors passée de quarante à soixante-dix millions d’habitants.

En janvier 2021, alors qu’une nouvelle administration – démocrate – est arrivée au pouvoir à Washington et que le régime de Bagdad essaie de négocier des accords économiques avec l’Arabie saoudite et ses alliés, une milice pro-iranienne peu connue revendique l’envoi de drones chargés d’explosifs sur le vaste complexe royal de Riyad. Le mois suivant, un tir de roquettes tue un civil sur une base d’Erbil, où sont stationnées l’essentiel des troupes américaines intervenant en Irak et en Syrie, avant que des roquettes ne soient tirées à proximité de l’ambassade des Etats-Unis dans la « zone verte » ultra-sécurisée de Bagdad. Les Américains répliquent en ciblant un convoi de miliciens pro-iraniens (une vingtaine de morts) près de Boukamal, une zone tenue par le régime pro-iranien de Syrie. Le même mois, les MP envoient des renforts dans les monts Sinjar, où leur allié du PKK est aux prises avec une offensive de l’armée turque, consécutive à la mort d’otages turcs dans des circonstances mal définies. Ankara cherche en effet à couper les liens entre le quartier général des rebelles kurdes dans les Monts Qandil et leurs implantations à la frontière irako-turque : ainsi, en juin 2021, des drones turcs bombardent un camp de réfugiés kurdes de la province de Ninive, passé sous le contrôle du PKK depuis son ouverture par l’ONU, dans les années 1990. De son côté, l’EI a reconstitué une partie de ses forces et cible en priorité les maillions faibles que sont les zones disputées entre Bagdad et Erbil.

Avancées à octobre 2021, pour satisfaire les revendications de la rue en faveur du changement, les élections du Parlement unicaméral renforcent la première place du courant sadriste qui profite du morcellement des listes, tant dans les rangs des anciens manifestants (dont les nouveaux partis obtiennent une vingtaine de sièges) qu’au sein des milices chiites[2]. En dépit des appels à voter d’al-Sistani, le scrutin a été encore moins suivi que les précédents (41 % de participation) et al-Sadr est très loin de disposer de la majorité absolue. Il doit notamment compter sur la résurgence d’al-Maliki, dont la coalition devient la deuxième force du Parlement. Dénonçant, peut-être à raison, une « manipulation des votes », des membres des milices pro-iraniennes tentent de pénétrer dans la zone verte au début du mois de novembre. Quelques jours plus tard, le Premier ministre sort indemne d’une attaque au drone piégé contre sa résidence.

En juin 2022, al-Sadr ordonne à ses députés de démissionner, faute d’avoir pu constituer une majorité non confessionnelle et d’avoir pu rompre avec la tradition, instaurée depuis la chute de Saddam, selon laquelle le gouvernement réunit toutes les formations chiites, avec une répartition des postes sur des bases ethniques et religieuses. N’ayant pu réunir assez de députés avec le PDK et le parti du Président sunnite du Parlement, al-Sadr fait démissionner ses députés et laisse l’arène parlementaire au Cadre de la coordination, nom de l’alliance réunissant les différentes forces proches de l’Iran telles que l’Etat de droit et l’Alliance de la conquête, ainsi que l’UPK. En fait, le chef sadriste décide de jouer une nouvelle fois la rue contre les institutions : à la fin du mois de juillet, il fait occuper le Parlement par ses partisans, afin d’empêcher l’élection d’un Premier ministre jugé trop proche de Maliki, devenu son ennemi juré après avoir tenté de liquider l’Armée du Mahdi en 2008. L’objectif d’al-Sadr est de provoquer de nouvelles élections ou, à défaut, de rallier une partie des membres de la coalition pro-iranienne. Faute d’y parvenir, et lâché par quelques autorités religieuses proches de son défunt père, Moqtada annonce à la fin du mois d’août son retrait définitif de la scène politique. Ses partisans réagissent en occupant le Conseil des ministres, en pleine zone verte. Réprimé à balles réelles par l’armée et des milices pro-iraniennes (une trentaine de morts), le mouvement cesse à l’appel de son chef. Politiquement, il s’avère un échec puisque, après des mois de blocage, le Cadre de coordination parvient à faire élire un Premier ministre et un Président de la république : contrairement à l’usage – qui veut que la tête de l’Irak soit dévolue à l’UPK et la direction du Kurdistan au PDK – ce n’est pas un UPK « pur jus », le chef de l’État sortant, qui est élu par le Parlement en octobre , mais un ancien dirigeant de l’UPK soutenu par le PDK, lequel a finalement décidé de quitter le camp sadriste pour rejoindre la mouvance pro-iranienne. Quant au Premier ministre Al-Soudani, il dirige son propre petit parti, mais la plupart des observateurs le jugent inféodé au Dawa, au sein duquel il a effectué l’essentiel de sa carrière politique.

En avril 2023, le gouvernement enregistre un rare motif de satisfaction : la signature d’un accord avec Erbil sur l’exploitation du pétrole du Kurdistan irakien, ressource reconnue comme propriété de l’Irak par un arbitrage international (cf. Les Kurdes). Mais la tension entre communautés reste vive. En septembre, l’annonce du retour du PDK à Kirkouk – négocié comme une des conditions de son soutien au gouvernement fédéral – provoque l’hostilité des partis arabes et turkmènes : les affrontements font quatre morts.


Les métastases de la guerre de Gaza

A l’automne, la guerre entre Israël et le Hamas palestinien fait tâche d’huile aux quatre coins de l’Irak. Au nom de « l’axe de la résistance » formé contre l’État hébreu et ses alliés, des milices pro-iraniennes s’en prennent à des bâtiments abritant des soldats des États-Unis. Des drones frappent aussi un QG des peshmergas dans la province d’Erbil, dont le gouvernement accuse « des hors-la-loi » financés par le régime de Bagdad. Les Américains répliquent en visant des installations de groupes chiites : en janvier 2024, un drone tiré sur un centre de soutien logistique de la Mobilisation populaire dans l’est de la capitale tue un cadre opérationnel du mouvement pro-iranien Al-Nujaba, considéré comme le principal instigateur de la centaine d’attaques commises contre les forces américaines en Irak en Syrie. Commis quasiment quatre ans jour pour jour après le meurtre similaire du général iranien Soleimani, cet assassinat ciblé est fermement condamné par le gouvernement irakien, qui relance la question du retrait des États-Unis et de leurs alliés encore présents dans le pays. Quelques jours plus tard, après un attentat meurtrier revendiqué par l’EI dans le sud de l’Iran, les Gardiens de la révolution frappent, dans la région d’Erbil, ce qu’ils présentent comme « un quartier général d’espionnage » lié à Israël, ainsi qu’« un rassemblement de groupes terroristes anti-iraniens ». En février, alors que des pourparlers se sont ouverts sur un retrait progressif de la coalition internationale, les Américains frappent une demi-douzaine de sites des Gardiens de la révolution et de leurs affidés dans les provinces irakienne d’al-Anbar et syrienne de Deir-ez-Zor, après la mort de trois de leurs soldats en Jordanie. Un drone américain élimine même, en plein quartier résidentiel de Bagdad, un chef chargé des opérations de la Kataeb Hezbollah en Syrie. En avril, c’est une base de la MP qui est touchée par un bombardement dans la région centrale de Babylone. Quelques jours plus tôt, des groupes pro-Téhéran avaient participé à une campagne iranienne de frappes contre Israël (cf. ces pays).

En avril, le Premier ministre irakien reçoit la première visite, en treize ans, du numéro un turc Erdogan. A défaut de solder tous les contentieux opposant leurs deux pays (partage des eaux du Tigre et de l’Euphrate, absence d’engagement des forces irakiennes contre le PKK, transfert vers la Turquie du pétrole du Kurdistan irakien), les deux hommes renouent des relations apaisées, notamment sur le plan économique. Ils relancent en particulier un projet de « route du développement » consistant à créer un corridor ferroviaire et routier de 1200 km entre leurs deux pays, via Mossoul, et à construire à Fao, près de Bassora, ce qui serait le plus important port du Moyen-Orient.

[1] Durant l’été précédent, des entrepôts d’armes et de missiles liés aux MP avaient été touchés, dans la région de Bagdad, par des bombardements attribués aux Israéliens.

[2] Ainsi, les Brigades du Hezbollah ont choisi de faire cavalier seul avec leur parti Al-Houqouq (« Droits »).

Sur les bords de l’Euphrate – Crédit : 12019 / Pixabay

Le chiisme irakien, entre nationalisme et alignement sur Téhéran

Les unités de la Mobilisation populaire (MP, Hachd al-Chaabi en arabe) comptent quelque 150 000 hommes, membres d’une soixantaine de groupes, majoritairement chiites ; les deux tiers sont liés à l’Iran, soit directement comme la brigade Badr, soit par le biais de partis qui en sont proches. Bien qu’officiellement intégrées à l’armée irakienne en 2016, les MP sont devenues un Etat dans l’Etat, vivant de subsides étatiques et de nombreuses activités lucratives. En juillet 2019, le Premier ministre leur a enjoint de restituer au gouvernement leurs hommes, armes, infrastructures et autres camps d’entraînement, ainsi que de fermer leurs bureaux économiques et de rompre avec les partis politiques, mais cette injonction est restée lettre morte. Aux MP s’ajoutent des « groupes spéciaux » dépendant directement de Téhéran, comme les Kataëb Hezbollah (distinctes du mouvement homonyme libanais, lequel intervient toutefois dans la formation des miliciens chiites irakiens), la Ligue des vertueux (Asaib Ahl Al-Haq) et Al-Khorasani. De mieux en mieux armées par Téhéran et formées par ses Pasdarans (Gardiens de la révolution), ces milices sont également utilisées sur des champs d’intervention extérieur, comme la Syrie, voire l’Arabie saoudite (pour endommager des infrastructures pétrolières).

Les autres unités chiites de la MP, moins puissantes, sont financées par le très nationaliste clergé chiite irakien. La plupart sont nées à la suite de la fatwa lancée par le grand ayatollah al-Sistani, après le passage de Mossoul aux mains de l’EI en 2014. Ce clergé ne reconnaît pas le velayat-é faqih (gouvernement du docte) qui a été instauré par la Révolution islamique iranienne et qui est professé par les partis-milices pro-iraniens (y compris al-Sadr qui étudie régulièrement en Iran) : à l’image d’Al-Sistani, pourtant d’origine iranienne, il défend la théorie de la « wilaya particulière » (le religieux n’interfère pas dans le politique) à la différence de la « wilaya générale » préconisée par Téhéran, selon laquelle les oulémas, ayatollahs et autres hodjatoleslams doivent s’engager sur la scène politique. Les autorités chiites de Nadjaf et Kerbala ne reconnaissent pas l’autorité de Qom, pas plus que le rôle du Guide iranien Khamenei comme marja-é taqlid (source d’inspiration théologique).

HISTOIRES D'EAU

La gestion des eaux du Tigre et de l’Euphrate est une source de contentieux majeur entre l’Irak, la Syrie et la Turquie : tandis que la dernière les considère comme des fleuves transfrontaliers – la dispensant donc de toute négociation avec les pays de l’aval – les deux premiers en font des fleuves internationaux, obligeant donc les pays riverains à s’accorder sur tout projet d’aménagement.
En 1923, le traité de Lausanne prévoit que tout différend en matière d’aménagements hydrauliques soit abordé au sein d’une commission ad’ hoc réunissant la Turquie et les deux autres pays (alors sous mandat de la SDN). En 1946, Ankara et Bagdad signent un traité prévoyant que tout lancement de projet sera précédé d’une concertation. Vingt-huit ans plus tard, c’est avec la Syrie que l’Irak rencontre un souci, lorsque les Syriens commencent à remplir leur barrage de Tabqa, litige que résout une médiation saoudienne. En 1987, un an après le lancement de son programme GAP de développement du sud-est anatolien, Ankara garantit à Damas un débit minimal de l’Euphrate et, trois ans plus tard, la Syrie assure à son tour à l’Irak qu’elle lui redistribuera plus de la moitié des eaux reçues de Turquie. Les choses s’enveniment en 1992, quand les Turcs mettent en service leur barrage Atatürk et déclarent leur souveraineté territoriale sur les eaux des deux fleuves. Le déclenchement de guerres en Irak, puis en Syrie, n’a pas permis d’avancée sur ce sujet.

Les chrétiens réduits à la portion congrue

Sous l’effet de la politique d’islamisation pratiquée par Saddam, puis de la guerre civile et des exactions djihadistes, le nombre de chrétiens n’a cessé de diminuer en Irak : ils sont passés de 1,5 million à moins de 400 000, majoritairement catholiques (chaldéens et syriaques), vivant essentiellement dans la plaine de Ninive et au Kurdistan. L’évangélisation de la région remonte pourtant aux premiers du temps du christianisme, sous la direction de l’apôtre Thomas et de ses disciples (dont la mission se prolongera jusqu’en Chine et en Inde, où une minorité de rite syro-malabar subsiste au Kerala). Au fil de l’histoire, les chrétiens « assyriens » vont être soumis à plusieurs scissions (cf. Eglises chrétiennes d’Orient). Dès le Vème siècle, ils suivent l’évêque de Constantinople, Nestorius, qui vient d’être condamné par le concile d’Ephèse (431) pour avoir soutenu que le Christ était fait de deux natures totalement distinctes, l’une divine et l’autre humaine. Ainsi nait l’Eglise « nestorienne » (ou assyrienne d’Orient) qui, grâce à cette scission, échappe aux persécutions que les Perses mazdéens exercent sur les chrétiens fidèles à l’Empire romain d’Orient. Une nouvelle rupture intervient lors du concile de Florence (1553), quand une partie des nestoriens décide de se rattacher au pape de Rome : ils sont dès lors qualifiés de catholiques « chaldéens », puisqu’ils conservent leurs rites traditionnels locaux. S’y ajoutent divers orthodoxes, dont l’Eglise jacobite qui se revendique de la doctrine monophysite, condamnée au concile de Chalcédoine (451) pour avoir affirmé que la nature divine du Christ avait supplanté sa nature humaine.

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