ASIE, Grand Moyen-Orient

Liban

Coincée entre les frères ennemis syriens et israéliens, l’ancienne « Suisse du Proche-Orient » est entrée dans une crise qui semble sans fin.

10 452 km²

République parlementaire

Capitale : Beyrouth

Monnaie : livre libanaise

4 millions de Libanais et 2 millions de réfugiés (essentiellement Syriens)[1]

[1] Les chiffres n’intègrent pas les réfugiés palestiniens (un peu moins de 200 000 recensés en 2017), ni la diaspora : une douzaine de millions de personnes dans le monde (majoritairement chrétiens) sont d’origine libanaise ; plusieurs millions ont fui le pays lors de la guerre civile ou depuis la crise des années 2010-2020.


Bordée par la Méditerranée à l’ouest, l’antique Phénicie est constituée par une étroite bande côtière, fortement urbanisée, courant sur 225 km entre les régions de Tripoli au nord et de Tyr au sud, au voisinage respectif de la Syrie et d’Israël. À l’est, entre les montagnes du Liban et de l’Anti-Liban, s’étend la plaine de la Bekaa. Le pays partage 375 km de frontières terrestres avec la Syrie et un peu moins de 80 km avec Israël.

La population est à 95 % arabe, la seconde ethnie étant celle des Arméniens (4 %). En l’absence de recensement à ce sujet depuis 1932, le poids des religions ne peut être qu’estimé. Plus des deux tiers de la population est musulmane (un tiers de chiites, un petit tiers de sunnites, moins de 5 % de druzes et quelques pourcents d’alaouites et d’ismaéliens) et un tiers de confession chrétienne : environ 20 % est maronite, le reste appartenant à une quinzaine d’églises catholiques et orthodoxes.

SOMMAIRE

credits : Jo Kassis via Pexels

Adoptée en 1926, la Constitution du futur Liban indépendant entérine la diversité religieuse du pays, en basant sa gouvernance sur le communautarisme : ainsi, dans chaque circonscription, les députés sont élus en fonction du poids local de chaque communauté. Celui-ci est mesuré en 1932, à l’occasion d’un recensement jamais actualisé depuis, qui donne un léger avantage numérique aux chrétiens. En 1943, les dirigeants maronites et sunnites libanais s’entendent contre le mandataire français et passent un Pacte national, non écrit, qui stipule leur renoncement à leurs attaches extérieures respectives (la France pour les premiers, la Syrie pour les seconds) ; il anticipe aussi la répartition des rôles politiques de chacun : la Présidence de la République et le commandement de l’armée seront attribués aux maronites, le poste de Premier ministre aux sunnites, la présidence du Parlement aux chiites et le nombre de députés chrétiens sera un peu plus élevé que celui des musulmans. Dans ce système, dans lequel les Druzes sont relégués au sixième rang, aucune des six grandes communautés ne peut détenir seule la majorité. Malgré les fortes réticences françaises, l’indépendance intervient en 1946, comme celle de la Syrie voisine.

Elle est suivie d’une telle prospérité, dans le commerce, le tourisme et les services financiers, que le Liban hérite du surnom de « Suisse du Proche-Orient ». La richesse du pays découle plus particulièrement du secret bancaire, instauré par le Président Eddé en 1956, afin de compenser la baisse d’activité du port de Beyrouth, générée par la rupture de l’union douanière scellée avec la Syrie. Ce privilège financier et fiscal va attirer des capitaux occidentaux, mais aussi des fortunes privées fuyant les nationalisations en Syrie et en Egypte, puis les profits issus du décollage de l’Arabie saoudite dans les années 1970. Mais les tensions communautaires originelles n’ont pas disparu : ainsi, en 1958, le Président Chamoun, qui a refusé de condamner l’expédition franco-britannique à Suez deux ans plus tôt, est contesté par des dirigeants musulmans panarabes, soutenus par la République arabe unie d’Egypte et de Syrie, tels que le druze Kamal Joumblatt, fondateur du Parti socialiste progressiste (PSP) ; la révolte, armée, s’appuie notamment sur le prolétariat urbain, largement chiite, de Beyrouth. Un débarquement américain met fin aux émeutes et conduit les dirigeants libanais à s’accorder sur un compromis.


De l’irruption de la question palestinienne à la guerre civile

Le pays est de nouveau fragilisé après la guerre des Six Jours : l’afflux de Palestiniens – en plus des 150 000 déjà arrivés en 1948-1949 – provoque de premiers affrontements avec l’armée libanaise dès 1966. Loin de conforter le gouvernement de Beyrouth, un accord signé au Caire, en 1969, entérine « l’Etat dans l’Etat » que constituent les camps de réfugiés, placés sous le seul contrôle d’une police militaire palestinienne ; il reconnait aussi aux fedayin (les combattants palestiniens) le droit de poursuivre leur combat contre Israël, ce qu’ils ne manquent pas de faire. La situation s’aggrave encore, fin 1970, quand l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), chassée de Jordanie, installe son QG à Beyrouth. Les Palestiniens, très majoritairement sunnites, représentent alors plus de 10 % de la population libanaise et modifient les équilibres confessionnels locaux ; ils sont surtout devenus la première force armée du pays, ce qui inquiète le camp chrétien.

En avril 1975, la guerre civile éclate, à la suite d’un affrontement entre les Phalanges chrétiennes de Pierre Gemayel (Kataeb, un mouvement populiste chrétien créé en 1936) et les fedayin, soutenus par le Mouvement national libanais, fondé par Kamal Joumblatt. Le conflit s’embrase dans les quartiers chrétiens et palestino-chiites. Il met aux prises de nombreux gangs et milices qui, pour certains, se soucient surtout d’asseoir leur implantation locale. Voyant les forces maronites reculer sur tous les fronts (Beyrouth, Bekaa, Chouf, sud) devant des milices druzes et palestiniennes plus aguerries, le Président Frangié se résout à faire appel à la Syrie : au printemps 1976, l’armée syrienne entre au Liban pour rétablir l’ordre, avec l’aval des autres Etats arabes de la région et sans que les Grandes Puissances ne s’y opposent formellement. Pour le régime de Damas, qui finance des organisations palestiniennes dissidentes de l’OLP, c’est l’occasion rêvée de remettre au pas une organisation dont les prétentions indépendantistes cadrent mal avec son projet toujours d’actualité de « Grande Syrie » ; c’est aussi l’opportunité de reprendre pied dans un pays dont il n’a toujours pas reconnu l’indépendance, estimant que c’est le même peuple qui est dispersé entre deux Etats. En pratique, le Liban n’est plus qu’une juxtaposition de fiefs antagonistes : les maronites des Forces libanaises (FL, le bras armé des Phalanges) dominent Beyrouth-est et le nord du Mont-Liban, le sud étant aux mains des druzes ; les musulmans, divisés, règnent sur Beyrouth ouest ainsi que sur Tripoli et le nord-Liban, tandis que les Palestiniens et les chiites sont présents au sud. Quant aux forces syriennes, elles s’installent dans la plaine de la Bekaa. Leur présence permet aux milices chrétiennes de reconquérir des positions perdues, mais la donne change à partir de mi-1977 : l’arrivée au pouvoir de la droite sioniste en Israël et la normalisation des relations égypto-israéliennes font entrer la Syrie dans le « camp du refus ». La « protection » syrienne dont bénéficiaient les chrétiens prend fin et des combats opposent les FL aux troupes de Damas. Le bras armé des Phalanges élimine aussi ses rivaux dans le camp chrétien : d’abord les Marada (« géants ») du clan Frangié, resté pro-syrien, en 1978 puis celui les milices du Parti national libéral de Chamoun en 1980. Les combats fratricides concernent aussi les Palestiniens : le FPLP-CG pro-syrien est en première ligne pour bombarder les positions de l’OLP. De mieux en mieux équipées, les différentes factions libanaises s’affrontent désormais avec armes lourdes et chars de combat.

Crédit : Pexels / Jo Kassis

La situation est telle que, en 1978, l’armée israélienne entre au sud-Liban ; elle s’en retire au profit d’une force de l’ONU, la FINUL, tout en conservant une zone de sécurité confiée à une milice fondée par des maronites (cf. infra Encadré sur le sud-Liban). C’est également vers Israël que se tourne le principal leader chrétien, Bechir Gemayel, après s’être heurté aux Syriens. En 1982, Tsahal lance l’opération « Paix en Galilée » et avance jusqu’aux faubourgs de Beyrouth, non seulement pour soutenir son protégé (et instaurer un gouvernement qui lui soit plus favorable), mais aussi pour détruire la puissance armée de l’OLP et pour chasser les Syriens qui, de fait, se replient dans le nord de la Bekaa. En août, Américains et Français déploient une force multinationale qui met fin au siège subi par l’OLP, mais n’empêche ni l’assassinat de B. Gemayel, tout juste élu Président, le mois suivant, ni le massacre en représailles de 3 000 Palestiniens dans les camps beyrouthins de Sabra et Chatila. En 1983, le successeur de Bechir, son frère Amine, signe un traité de paix avec Israël, dont les troupes se retirent à hauteur de Saïda, retrait qui entraine la défaite des maronites dans le Chouf face aux Druzes en septembre 1983. La même année, l’OLP est évacuée de Beyrouth, avant de se retrouver assiégée par l’armée syrienne et ses supplétifs palestiniens à Tripoli : elle ne peut en partir que sous la protection des Français et des Italiens.

En février 1984, les chiites d’Amal s’emparent de Beyrouth-ouest et la force multinationale plie bagage, après avoir perdu près de trois cents hommes lors d’attentats meurtriers en octobre précédent. Face à l’embrasement général qui continue à toucher le pays, A. Gemayel se tourne à son tour vers la Syrie. Le traité avec Israël est abrogé et Tsahal se retire de nouveau du Liban en 1985 (sauf de sa zone de sécurité de 10 850 km² le long de sa frontière), en ayant obligé l’OLP à déménager son siège à Tunis et affaibli les forces palestiniennes demeurant au Liban. Certes, l’accord du Caire est abrogé en 1987, mais aucune solution n’a été apportée au problème : de ce fait, chaque camp reste sous la coupe de telle ou telle faction palestinienne, le plus souvent du Fatah, mais aussi de ses rivaux pro-Syriens[1] (le FPLP-CG ou les dissidents du Fatah-Intifada, dans le nord du Liban). L’État hébreu n’a pas davantage réussi à installer un pouvoir à sa main à Beyrouth, pas plus qu’à chasser les Syriens qui, au contraire, sont revenus en force.  En 1987, l’armée syrienne intervient à Beyrouth ouest pour mettre fin aux combats qui y opposent l’OLP, les Druzes et Amal. Représentant officiel de la communauté chiite, avec l’onction de Damas, ce dernier se voit concurrencé, à partir de 1982, par une autre milice de la même confession : le Hezbollah[2]. Né à Baalbek, le « Parti de Dieu » bénéficie du soutien de l’Iran qui souhaite exporter sa révolution islamique dans le monde arabe et ouvrir un nouveau front contre l’ennemi sioniste. Aidé par les Gardiens de la révolution iraniens, le Hezbollah va s’affirmer comme « le » mouvement de la résistance anti-israélienne, en sachant tirer profit de l’aura du régime de Téhéran, du retrait des Palestiniens et du discrédit des forces de gauche et même de Amal (qui ont laissé Israël expulser la guérilla palestinienne). D’abord circonscrit aux banlieues de Beyrouth, le mouvement étend son influence à la Bekaa et au Liban sud, anciens bastions de la gauche pan-arabe et des Palestiniens. La rivalité avec Amal devient telle que les deux factions se livrent des combats meurtriers dans leurs fiefs.

En 1988, l’instabilité du pays en est arrivée au point que l’élection d’un nouveau chef de l’Etat s’avère impossible ; A. Gemayel nomme alors le général chrétien Michel Aoun comme Premier ministre, violant ainsi le Pacte national. Soutenu par la Syrie, le titulaire sunnite du poste se maintient et entre en conflit avec les forces d’Aoun, armées par l’Irak, trop heureuse de nuire au régime syrien. Une guerre violente déchire Beyrouth, avant que les pays arabes n’imposent un accord en octobre 1989 à Taëf, en Arabie Saoudite. Le texte instaure une stricte parité de représentation entre chrétiens et musulmans[3], ainsi que la diminution des pouvoirs présidentiels au profit du gouvernement. Aoun s’y refuse et reprend la guerre, y compris contre les FL qui, comme le patriarche maronite, soutiennent l’accord. Mais, ayant perdu le soutien de l’Irak (affaibli par la guerre du Golfe), l’ancien chef de l’armée libanaise doit s’exiler à l’automne 1990. Avec l’aval américain, la Syrie impose l’application de l’accord de Taëf, notamment le désarmement de la plupart des milices par une armée libanaise réorganisée et redéployée, à l’exception de la Bekaa où demeurent les troupes syriennes.

De 1975 à 1990, les guerres du Liban auront fait 145 000 morts, 18 000 disparus et près de 200 000 blessés. Les conséquences sont également sévères pour les Palestiniens : vivant pour la moitié dans des camps situés aux abords des villes côtières, ils sont désormais soumis au régime général des étrangers ce qui, par exemple, leur interdit d’exercer certaines professions[4].

[1] Au début des années 1990, Damas initie la fondation d’une « contre-OLP », l’Alliance des forces palestiniennes qui rassemble laïcs (FPLP-CG, Fatah-Intifada, Saïka…) et islamistes (Hamas et Djihad islamique).

[2] Le Hezbollah serait né d’une scission fomentée au sein d’Amal par la diplomatie iranienne au Liban.

[3] En 2006, des statistiques basées sur les registres d’état civil estiment le poids des chrétiens à plus de 35 %, celui des chiites et des sunnites à 29 % chacun et celui des druzes à un peu plus de 5 %.

[4] En août 2010, une loi a assoupli les conditions de travail des Palestiniens (dont le nombre oscille entre 175 000 et 500 000 selon les estimations). Mais elle n’est pas allée jusqu’à leur reconnaitre le droit de propriété, susceptible d’être assimilé à un début de naturalisation : ce sujet est extrêmement sensible, car il renforcerait le poids des sunnites dans le très fragile équilibre confessionnel du pays.


De la tutelle syrienne à l’omnipotence du Hezbollah

En mai 1991, Damas reconnait l’indépendance du Liban dans un traité de fraternité et de coopération qui entérine aussi la « pax syriana », sans fixer de date précise au retrait syrien. Le régime syrien va maintenir jusqu’à 35 000 soldats sur 60 % du pays alors que, en vertu du traité de 1991, il aurait dû redéployer ses troupes dans la seule plaine de la Bekaa, une fois les réformes politiques de Taëf entrées en vigueur. De fait, celles-ci sont mises en œuvre, au prix de contorsions multiples : ainsi, les condamnations à mort (commuées en détention à perpétuité) s’enchaînent contre le leader chrétien Samir Geagea, qui a refusé d’entrer au gouvernement, alors que d’autres « seigneurs de la guerre » sont devenus ministres, à l’image de Elie Hobeika, l’instigateur des massacres de Sabra et Chatila. En 1995, Damas obtient, via une loi rétroactive, que le mandat du docile Président libanais en exercice soit prolongé de trois ans. L’année suivante, la Syrie laisse se dérouler des élections législatives caractérisées par leur inconstitutionnalité et par une fraude généralisée. A l’automne 1998, une modification constitutionnelle est opérée pour qu’un haut fonctionnaire, candidat des Syriens, puisse accéder à la Présidence de la République : il s’agit du chef de l’armée Emile Lahoud, connu pour avoir engagé ses troupes contre Aoun, puis contre Geagea.

Sur le terrain, la paix est loin d’être revenue : fin 1995, les assassinats et les enlèvements se multiplient entre organisations chiites à Beyrouth, dans la Bekaa et au sud-Liban ; un an plus tard, les services libanais et syriens arrêtent des centaines de chrétiens, notamment chez les partisans d’Aoun (autorisé à rentrer dans le pays), après le mitraillage mortel d’un bus syrien et l’apparition de tracts contre Damas dans les banlieues chrétiennes de Beyrouth. Début 2000, dans la région de Tripoli, des affrontements meurtriers opposent l’armée à des fondamentalistes sunnites, liés aux Palestiniens des camps nord libanais. En avril 1996, à la suite d’escarmouches meurtrières du Hezbollah, l’armée israélienne a lancé une nouvelle opération, dite « Raisins de la colère » qui frappe le mouvement chiite jusqu’au sud de Beyrouth et dans la Bekaa. Une centaine de personnes sont tuées par un bombardement israélien sur le camp de la FINUL où elles s’étaient réfugiées, près de Tyr. Un cessez-le-feu intervient, mais ses violations régulières conduisent finalement Israël à se retirer de tout le Liban, y compris de sa « zone de sécurité » en mai 2000. Le Hezbollah s’empare aussitôt de toutes les positions abandonnées, dans lesquelles il exerce l’autorité de fait, malgré le déploiement de soldats libanais et onusiens. Le Parti de Dieu conserve en effet ses armes, mais aussi les différentes structures para-étatiques dont il s’est progressivement doté en faveur de la communauté chiite : crèches et écoles, hôpitaux, chaînes de télévision et de radio[1], prise en charge des familles de combattants tués…

Contrôlant les cultures de haschich de la Bekaa, le mouvement chiite va également prendre le contrôle de la production de Captagon, un produit à base d’amphétamines, après le démantèlement des sites basés en Europe balkanique au début des années 2000 : il implante des laboratoires, parfois mobiles, le long de la côte et de la frontière avec la Syrie. La puissance du Hezbollah est devenue telle que Damas pousse le Amal à faire liste commune avec lui dans le sud, à l’occasion des législatives de juin 2000. Celles-ci voient le retour au pouvoir du premier ministre sunnite Rafic Hariri allié, parfois contre nature, au Parti de Dieu dans la capitale et au PSP dans la montagne druze. Cette relative stabilisation permet à Damas de respecter une partie de ses engagements, en retirant une partie de ses troupes de la montagne libanaise, en juin 2001, douze ans après les accords de Taëf !

Mais l’accalmie n’est que relative : en janvier 2002, Hobeika est assassiné à Beyrouth. L’ancien chef des Forces libanaises menaçait de faire des révélations sur le rôle du Premier ministre israélien Sharon dans les massacres de Sabra et Chatila, tout en s’étant brouillé avec Damas depuis le décès de son protecteur Hafez el-Assad en juin 2000. La disparition du chef d’État syrien ne change rien aux manières de procéder de son pays : en septembre 2004, le Parlement libanais vote une nouvelle fois un amendement constitutionnel permettant au Président Lahoud de rester trois ans de plus en fonctions ; les quelques opposants au projet, dont Hariri, ont été rappelés à l’ordre et ont fait taire les critiques qu’ils avaient pu émettre. Le même mois, Damas continue d’alléger sa tutelle la plus visible en retirant ses 3 000 soldats positionnés au sud de Beyrouth : son armée ne compte plus alors que 14 000 hommes au Liban. Mais la présence syrienne demeure conséquente : le régime soutient le Hezbollah et le Amal, ainsi que plusieurs mouvements palestiniens et que la minorité alaouite de la région septentrionale de l’Akkar[2] ; en outre, 300 000 Syriens travaillent dans le pays, le plus souvent comme ouvriers et travailleurs agricoles, travaux boudés par les Libanais.


L’assassinat d’Hariri, facteur de recomposition politique

La mainmise persistante de la Syrie alimente les critiques d’ingérence. En décembre 2004, une partie de l’opposition s’unit dans une plateforme appelant à un Liban « souverain et indépendant » ; on y retrouve plusieurs factions chrétiennes (telles que le CPL, Courant patriotique libre d’Aoun et les FL), mais aussi le PSP de Walid Joumblatt qui, après s’être allié aux Syriens (pourtant commanditaires de l’assassinat de son père Kamal en 1977) pour combattre les chrétiens, a décidé de rejoindre le camp de leurs opposants. Hariri, lui, a démissionné deux mois plus tôt, faute d’avoir pu nommer des ministres technocrates et réformistes à la place de son Gouvernement pro-syrien conservateur. Il le paie de sa vie, en février 2005 à Beyrouth, victime de l’explosion d’une voiture piégée qui fait une douzaine d’autres victimes. L’attentat est revendiqué par un groupuscule inconnu, mais les regards se tournent vers la Syrie : fin octobre 2005, la Commission d’enquête mandatée par l’ONU, à la demande pressante des États-Unis et de la France, dénonce l’implication du régime de Damas au plus haut niveau (le beau-frère d’Assad, chef des services de renseignement militaire), avec la complicité des services libanais[3].

[1] Les médias du Hezbollah diffusent du « rap islamique » et des jeux vidéo dans lesquels les méchants à abattre sont des Israéliens ou des Américains.

[2] Le Liban compte environ 130 000 Alaouites. Ils représentent 11 % des habitants de Tripoli (sunnite à 80 %).

[3] In fine, en août 2020, le Tribunal spécial chargé de l’enquête incriminera deux membres du Hezbollah, en leur absence, sans mettre formellement en cause ni la direction du parti, ni la Syrie.

Avec près de deux-cents tentatives depuis les années 1940, dont plus de la moitié réussies, l’assassinat à caractère politique est devenu une figure majeure de la vie libanaise. Il vise toutes les communautés : druzes (Fouad Joumblatt en 1921, son fils Kamel en 1977), chrétiens (Tony Frangié en 1978, Bachir Gemayel en 1982), sunnites modérés (le Premier ministre Rachid Karamé en 1987, le Président René Moawad éliminé en 1989, peu après son élection et la signature de l’accord de Taëf) et chiites (Hassan Hamdan, surnommé le « Gramsci arabe », en 1987). Les meurtres relèvent de plusieurs catégories : élimination, par des officines syriennes, de dirigeants encombrants pour les relations entre Damas et Beyrouth (R. Hariri, mais aussi Riad Al­Solh, Premier ministre et père de l’indépendance, tué en 1951 à Amman par des membres du Parti social­ nationaliste syrien, en représailles à l’exécution de leur chef ou Bachir Gemayel, victime lui aussi du PSNS), assassinats par les services secrets de responsables palestiniens ou chiites (Imad Moughnieh, le cerveau militaire du Hezbollah, assassiné à Damas en 2008), règlements de comptes intracommunautaires (F. Joumblatt est victime de rivalités entre familles du Chouf, T. Frangié de ses rivaux des Phalanges libanaises, H. Hamdan du Hezbollah auquel il refusait de prêter allégeance). L’opération la plus meurtrière est l’attentat à la voiture piégée commis en 1985, sans doute par les services saoudiens sur commande américaine, contre le cheikh Mohammad Hussein Fadlallah : 85 morts, mais pas le guide spirituel du Hezbollah.

L’assassinat d’Hariri provoque une onde de choc, dans certains pays voisins tels que l’Arabie saoudite et l’Egypte, mais aussi dans la rue libanaise : en mars, l’opposition réunit des milliers de manifestants dans les rues de Beyrouth pour demander le départ des Syriens ; le 8 mars, le Hezbollah organise une contre- manifestation de 800 000 personnes, elle-même suivie, le 14 mars, d’une nouvelle manifestation de plus d’un million d’opposants : ces partisans de la « révolution des Cèdres » dessinent, avec leurs corps, les traits du Premier ministre assassiné sur la place des Martyrs à Beyrouth. A la même époque, des voitures piégées explosent dans les quartiers chrétiens de la capitale, peut-être à l’initiative des services secrets libanais. Ceux de Damas, eux, se sont officiellement retirés vers la Bekaa et la frontière, de même que les soldats syriens demeurés à Beyrouth et au nord Liban. Mais, dans un rapport officiel d’avril 2005, le Secrétaire général de l’ONU en doute, en même temps qu’il constate que toutes les milices n’ont pas été désarmées (dont le Hezbollah et celles des Palestiniens[1]) et que l’État n’a pas repris le contrôle du sud chiite.

De nouveau marquées par des alliances étonnantes (notamment du PSP avec les FL, tandis que les opposants druzes à Joumblatt s’allient à Aoun), les législatives de mai 2005 illustrent le morcellement confessionnel du vote : le Courant du futur du fils Hariri gagne les sièges mis en jeu à de Beyrouth, au nord Liban et dans l’ouest de la Bekaa à majorité sunnite, les partis chiites raflent la mise au sud – où l’opposition a même renoncé à concourir, au grand dam des 18 % d’électeurs chrétiens – ainsi que le nord de la Bekaa près de Baalbeck, le CPL aouniste les 21 sièges du Mont Liban chrétien, tandis que le PSP et ses alliés gagnent dans le Chouf et la montagne druze. Deux camps se font rapidement face : d’un côté les antisyriens, arrivés en tête, du Mouvement issu de la manifestation du 14 mars, la plupart étant liés à des dirigeants assassinés[2] (Saad Hariri leader du Courant du futur, Pierre Gemayel, neveu de Bechir, à la tête des Kataëb, W. Joumblatt au PSP et les FL de Geagea qui sera amnistié en juillet suivant) ; de l’autre, le Mouvement prosyrien issu de la manifestation du 8 mars 2005 (Hezbollah et Amal, PC et Parti social nationaliste, chrétiens du CPL et des Marada). Le gouvernement formé à l’issue du scrutin est hétéroclite : dirigé par un Premier ministre de la coalition anti-syrienne victorieuse, il comprend aussi, pour la première fois, des ministres du Hezbollah ; celui-ci n’a pas voulu être absent de la scène à un moment charnière et a même exigé les affaires étrangères pour s’assurer que le pays pratiquerait des relations internationales équilibrées ; en revanche, le CPL n’y participe pas, ses exigences ayant été rejetées par les autres partis. Aoun en tire les conséquences et signe, en février 2006, un accord sur l’avenir du Liban avec le Hezbollah.

En juillet suivant, sans doute à l’initiative de la Syrie (exaspérée d’être mise en cause dans l’assassinat d’Hariri), le mouvement chiite lance une nouvelle opération contre Israël depuis le sud-Liban. Le mois suivant, une résolution de l’ONU intime aux deux belligérants de retirer leurs forces situées au sud du Litani, seul les soldats libanais et onusiens étant autorisés à y stationner. En pratique, le Hezbollah reste maître du terrain, construisant notamment des tunnels vers Israël, comme le Hamas le fait dans la bande de Gaza.

Sur la scène intérieure, l’assassinat de Hariri a aussi entraîné des conséquences, faisant voler le fragile équilibre institutionnel mis en place. Mécontents que le gouvernement libanais ne se soit pas suffisamment opposé à la création d’un tribunal libano-international pour juger ses assassins[3], le Hezbollah et Amal quittent le gouvernement en novembre 2006. Quelques jours plus tard, Pierre Gemayel est tué par balles au nord de Beyrouth. Ses obsèques réunissent plus de 500 000 personnes… deux fois moins que la manifestation convoquée par le camp pro-syrien, début décembre, pour réclamer la démission de l’équipe au pouvoir, accusée d’être inféodée aux États-Unis et à Israël. Mais le gouvernement ne fléchit pas : en février 2007, il attribue à l’armée libanaise une cargaison d’armes saisies à Beyrouth, alors qu’elles étaient destinées au Hezbollah pour exercer son « droit à la résistance » contre l’État juif. Des caches d’armes, suspectées d’appartenir à des terroristes préparant notamment des attentats contre l’ONU, sont également découvertes le même mois dans un camp palestinien de la banlieue de Saïda. En mai suivant, les soldats libanais encerclent un camp palestinien de la région de Tripoli, à partir duquel le Fatah al-Islam (scission ou « faux nez » du Fatah-Intifada opposé à l’OLP) est suspecté de vouloir fonder un « Émirat islamique », en lien probable avec la rébellion djihadiste qui sévit alors en Irak. Ayant reçu de nouveaux équipements américains, l’armée libanaise bombarde les positions des combattants qui refusent de se rendre et utilisent tous les stratagèmes pour piéger le camp (y compris en piégeant des cadavres de victimes). Le réduit des islamistes finit par tomber après plus de cent jours de combats au cours desquels plus de 150 soldats libanais ont été tués. Entretemps, en juin, des affrontements ont éclaté dans un autre camp, cette fois de la banlieue de Saïda : ils opposent le Fatah et l’armée libanaise à des miliciens du Jound Al-Cham (Soldats de la Grande Syrie). Ces événements, de même que l’assassinat de six Casques bleus espagnols le même mois (alors qu’un procès de terroristes islamistes se tenait dans leur pays), laisse penser que la Syrie ne jouerait pas seulement la carte du Hezbollah au Liban, mais aussi cette du terrorisme sunnite, en particulier au sein des véritables no man’s land que constituent les camps palestiniens du pays. En septembre suivant, c’est un député des Kataëb qui est assassiné (quelques jours avant la réunion du Parlement devant désigner un nouveau chef d’État) puis, en décembre, le chef des opérations militaires de l’armée, pressenti pour devenir chef d’état-major.

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En mai 2008, une nouvelle crise éclate, cette fois entre le Hezbollah et le PSP qui accuse le parti chiite de se doter d’infrastructures parallèles à celles de l’État dans les zones qu’il contrôle et de filmer la piste de l’aéroport de Beyrouth sur laquelle se posent les avions des personnalités. La menace gouvernementale de muter l’officier chiite mis en cause à l’aéroport et de démanteler le réseau parallèle de lignes téléphoniques provoque une insurrection du Hezbollah et de ses alliés : les affrontements qui se déroulent contre les sunnites à Beyrouth-ouest et contre les druzes dans le Chouf font une soixantaine de morts, sans réaction de l’armée dominée par des officiers chiites. In fine, le pouvoir finit par renoncer aux mesures qu’il avait envisagées contre le Parti de Dieu, alors même que les événements ont mis fin au mythe d’une organisation ne s’en prenant qu’à Israël et ont confirmé qu’elle aidait ses amis à se doter de milices contre d’autres partis libanais. Le rétablissement de l’autorité de l’Etat dans tout le pays ne figure d’ailleurs pas au nombre des accords trouvés en mai 2008 au Qatar. Ceux-ci prévoient en revanche l’élection d’un nouveau Président de la République, après six mois de vacance du poste : il s’agit une nouvelle fois d’un chef d’Etat-major, le général Michel Sleimane. Il confie au Premier ministre sortant le soin de former le nouveau gouvernement, au sein duquel l’opposition a obtenu une minorité de blocage d’une dizaine de ministres.

En août 2008, un sommet libano-syrien tenu à Damas aboutit à une reconnaissance formelle de l’indépendance du Liban par la Syrie. Les accords bilatéraux conclus durant la tutelle syrienne seront réévalués, les deux pays coordonneront leurs efforts pour empêcher les « activités illégales » à leur frontière et, pour la première fois depuis leur indépendance, ils échangeront des ambassadeurs. En revanche, la question de la délimitation frontalière est renvoyée à un travail en commission et Damas prévient qu’elle n’aboutira pas dans le secteur contesté des fermes de Chebaa, tant que celles-ci seront occupées par Israël. La situation reste par ailleurs très volatile dans la région de Tripoli où, durant l’été, des affrontements opposent des groupes salafistes à des miliciens alaouites, fidèles au Hezbollah et à la Syrie, et où des soldats sont victimes d’attentats.

En juin 2009, la Coalition du 14 mars sort renforcée des législatives, organisées pour la première fois en un seul jour, selon un nouveau découpage en petites circonscriptions (exception faite des bastions chiites de l’est et du sud). Malgré sa netteté, ce succès ne résout rien, puisque l’opposition réclame toujours un tiers des postes dans l’équipe que dirige Saad Hariri. A l’été 2010, le Président syrien et le roi saoudien se rendent eux-mêmes à Beyrouth pour éviter la chute du gouvernement, empêtré par la question du TSL. Pour ne plus avoir à l’aborder, il finit par ne plus se réunir, puis par exploser en janvier 2011 quand Joumblatt, effectuant une nouvelle volte-face, rejoint le camp du Hezbollah. En juin, le pays se dote d’un Gouvernement dirigé par Nagib Miqati, un milliardaire sunnite proche du Parti de Dieu et ami personnel du Pdt syrien. Hariri, lui, se réfugie en France, accusant les services syriens d’avoir cherché à l’éliminer.

[1] Au printemps 2006, un accord est signé entre partis libanais pour refuser l’implantation définitive des réfugiés palestiniens dans leur pays, mais de multiples questions restent en suspens dont celle de leur armement.

[2] La classe politique est confisquée par une quinzaine de familles traditionnelles (déjà présentes au Parlement en 1937, ce qui leur avait valu le surnom de « fromagistes » dans les années 1960), des chefs de milices reconvertis et des hommes d’affaires enrichis dans les années 1990.

[3] Créé officiellement en mai 2017, le Tribunal spécial pour le Liban (TSL) commence ses travaux près de deux ans plus tard. Mais, faute de preuves et de témoignages assez solides, il doit libérer les quatre généraux pro-syriens qu’il détenait en avril 2009.


Les fantômes de la guerre civile syrienne

A partir de juin 2011, la révolte déclenchée en Syrie contre le régime de Damas gagne le nord-Liban, où des combats éclatent entre milices alaouites et groupes sunnites. L’année suivante, ils gagnent Beyrouth où les sunnites sont eux-mêmes divisés entre mouvements salafistes partisans des rebelles syriens d’une part et combattants proches du Hezbollah et de la Syrie d’autre part (Parti du Courant arabe, milices habachistes). La tension est également vive dans les quartiers chiites du sud de la capitale, après l’enlèvement de Libanais chiites rentrant d’un pèlerinage en Iran. Sur le plan politique, le pouvoir libanais est très réservé : le Président et le Premier ministre se sont démarqués de leur voisin tandis que Joumblatt, opérant un nouveau revirement, appelle au renversement du « tyran » de Damas. En août 2012, le seul service de sécurité n’étant pas pro-syrien arrête, près de Beyrouth, un ancien ministre chrétien impliqué dans un trafic d’explosifs destiné à commettre des attentats dans le nord Liban. Deux mois plus tard, le responsable de l’arrestation fait partie des victimes d’un attentat à la voiture piégée commis dans la capitale libanaise… En février 2013, des affrontements meurtriers opposent le Hezbollah aux insurgés de l’Armée syrienne libre (ASL), du côté syrien de la frontière entre les deux pays, après que les miliciens chiites libanais ont essayé de s’emparer de villages syriens rebelles. Le mois suivant, l’aviation de Damas bombarde une zone frontalière de la Bekaa, considérée comme une base arrière de sa rébellion sunnite. Enlèvements et embuscades se multiplient aussi dans le nord-est de la Bekaa, sur fond de rivalités confessionnelles… et financières : dans cette zone de non droit, en proie à de multiples trafics et contrebandes, le clan chiite Moqdad pro-Assad, appuyé par le Hezbollah, affronte les sunnites pro-rebelles de la Jamaa Islamiya, la branche libanaise des Frères musulmans.

En mars 2013, le Premier ministre libanais démissionne, après avoir opposé un fin de non-recevoir au Hezbollah qui souhaitait que le vote aux prochaines législatives se fasse non plus par circonscription, mais par communauté religieuse. Son successeur, Tammam Salam, est un sunnite modéré, investi par le camp syrien, mais membre de l’alliance du 14 Mars pro-saoudienne, redevenue majoritaire depuis le retour de Joumblatt dans ses rangs. En juin, le gouvernement déploie son armée en masse à Tripoli, pour essayer de mettre fin aux affrontements confessionnels. Le même mois, c’est le sud qui s’embrase : près de Saïda, des combats à la mitrailleuse et aux roquettes opposent les soldats libanais aux partisans d’un imam sunnite radical prêchant la lutte contre le Hezbollah et Amal. Le Liban retombe dans un cycle de violences meurtrières : en août, l’explosion d’une voiture piégée dans la banlieue chiite de Beyrouth est suivie de l’explosion de deux véhicules devant des mosquées sunnites de Tripoli, à l’heure de la prière (une quarantaine de personnes, le bilan le plus meurtrier depuis la fin de guerre civile libanaise) ; cinq personnes sont arrêtées, dont un officier syrien et un chef d’al-Tawhid, une organisation sunnite proche du régime de Damas. En novembre, c’est l’ambassade d’Iran, en plein quartiers chiites du sud de Beyrouth, qui est touchée par un groupuscule lié à Al-Qaida (AQ), en représailles à l’engagement du Hezbollah au côté du régime syrien. Le mois suivant, la défense anti-aérienne libanaise tire, pour la première fois sur des hélicoptères syriens qui visaient une localité sunnite libanaise favorable à l’insurrection syrienne. Cette riposte intervient au lendemain de l’annonce, par le président libanais, d’une aide de 3 Mds $ de l’Arabie saoudite (adversaire des régimes chiites) à son armée, afin qu’elle puisse acheter des armes françaises.

En janvier 2014, le procès des meurtriers supposés de R. Hariri s’ouvre devant le TSL, aux Pays-Bas, par contumace : les autorités libanaises n’ont pas donné suite aux quatre mandats d’arrêt lancés contre quatre hommes proches du Hezbollah. Quant à l’acte d’accusation, il ne fait mention d’aucun commanditaire ni d’un quelconque mobile dans l’assassinat de l’ancien Premier ministre.

En mai 2014, à l’expiration du mandat de Sleimane, le pays se retrouve une nouvelle fois sans Président de la République, le Parlement se montrant incapable de choisir entre Aoun, présenté par le camp chiite, et Geagea, candidat du camp sunnite. En novembre, c’est la grande majorité des parlementaires qui auto-prolongent leur mandat, officiellement pour que de nouvelles élections ne déstabilisent pas un pays déjà mis à mal par les conséquences de la guerre civile syrienne. Celle-ci ensanglante les montagnes à l’est de Baalbek, où des positions du Hezbollah sont attaquées par des djihadistes, liés à l’Etat islamique, ayant investi le massif syro-libanais du Qalamoun[1]. Avec le renfort de l’armée libanaise, le mouvement chiite essaie de les prendre en étau et finira par les déloger à l’été 2017 ; à la même époque, il élimine aussi les derniers bastions des groupes proches d’AQ dans la région d’Ersal, au pied de l’Anti-Liban, avec l’aide que les militaires libanais et syriens lui apportent de chaque côté de la frontière. Pour autant, la mouvance djihadiste n’est pas totalement éliminée : en novembre 2015, l’EI revendique son premier attentat-suicide au Liban, en tuant une quarantaine de personnes dans un fief du Hezbollah à Beyrouth-sud. La crise syrienne s’étend également à la douzaine de camps de réfugiés palestiniens, en particulier au plus important d’entre eux, Aïn el-Héloué à l’est de Saïda. Régulièrement exposés aux règlements de comptes entre factions palestiniennes (fidèles d’Abbas, dissidents du Fatah, Hamas, mouvements pro-syriens), ces camps voient aussi monter en puissance des groupes islamistes radicaux, dont des rescapés du Fatah al-Islam.

[1] Le massif du Qalamoun est également la cible de l’aviation israélienne qui, en avril 2015, y bombarde une zone dans laquelle le Hezbollah stockerait des missiles, avec l’aide de spécialistes syriens.


Une crise économique galopante

Cette violence multiforme s’ajoute à l’afflux de réfugiés syriens dans le pays (1,1 million à l’été 2015) et à la réapparition du choléra, ce qui accroit les difficultés économiques d’un pays où le gouvernement ne gère plus que les affaires courantes… et encore : en août 2015, l’accumulation des déchets à Beyrouth (ajoutée aux coupures régulières d’eau et d’électricité) tourne aux affrontements entre des habitants excédés et les forces de l’ordre. Politiquement, Hariri – affaibli par la dégradation de ses relations avec Riyad – cesse de soutenir Geagea et finit par se rallier à Aoun, qui élu à la tête de l’Etat en octobre 2016. Au passage, ceci permet aux chrétiens de toucher à leur tour leur part des financements de la reconstruction que Rafik Hariri avait distribués sur des bases confessionnelles : au chef du Amal, Nabih Berri, la Caisse du sud (chargée d’indemniser les victimes de l’occupation israélienne), au druze W. Joumblatt la Caisse des déplacés (destinée à compenser les pertes de la guerre du Chouf entre druzes et chrétiens) et aux sunnites le Conseil pour le développement et la reconstruction des infrastructures. Ce système clientéliste fait que, de 2005 à 2018, le Liban est passé du 83ème au 138ème rang des pays les plus corrompus (sur 180 pays classés). Après l’élection d’Aoun, un gouvernement d’union nationale entre en fonction : bien que dirigé par S. Hariri, il est largement dominé par les partisans de Damas ; la Justice est ainsi confiée à l’un des avocats du Hezbollah dans le procès relatif à l’assassinat du père du Premier ministre en exercice.

Moins d’un an plus tard, en novembre 2017, le pays connait un nouveau psychodrame : dénonçant la mainmise de l’Iran et du Hezbollah sur le pays (qui ont fait reculer Riyad sur son soutien à l’armée libanaise) et disant craindre pour sa vie, Hariri annonce sa démission… depuis l’Arabie saoudite, plus que jamais hostile à l’Iran. Sans doute placé en résidence surveillée à Ryad, le Premier ministre regagne le Liban quelques jours plus tard, avec l’aide de la France, avant de reprendre sa démission, contre une vague promesse des partis gouvernementaux de « se tenir à distance » des conflits régionaux. La promesse ne manque pas de saveur, quand on sait que le Hezbollah est engagé sur au moins quatre fronts, pour son propre compte ou celui de son protecteur iranien : au sud-Liban contre Israël, aux côtés du régime de Damas dans la guerre civile syrienne, aux côtés des milices chiites contre les djihadistes en Irak et dans l’instruction des rebelles zaydites du Yémen. A la faveur du soutien accru que lui apporte l’Iran pour soutenir le régime syrien et contrecarrer les ambitions saoudiennes dans la région, le Hezbollah est devenu la deuxième force militaire terrestre du Proche-Orient, après Tsahal. Le mouvement détiendrait 120 000 roquettes et missiles, dont certains de longue portée et capables d’embarquer une charge de près d’une demie tonne. Il aurait même acquis la capacité de fabriquer ces armes sophistiquées sur le sol libanais, dans des ateliers réalisés par les Iraniens, afin de s’affranchir des livraisons que l’armée israélienne s’efforce de bombarder, y compris jusque dans les faubourgs de Damas.

En mai 2018, se tiennent les premières élections législatives, les premières depuis neuf ans. Elles se déroulent selon une loi électorale qui a instauré une proportionnelle pondérée, comme le réclamait notamment le Hezbollah, avec un découpage qui renforce le communautarisme, le clientélisme et des alliances parfois contre nature, pourvu qu’elles permettent de conserver le pouvoir. Le Courant du futur y perd un tiers de ses sièges, concurrencé par des listes sunnites réclamant davantage de fermeté vis-à-vis du Hezbollah, lequel sort en revanche renforcé du scrutin.

En octobre 2019, l’annonce de la taxation des communications sur un célèbre réseau social provoque l’embrasement de tout le pays ; de Beyrouth à Tripoli, des localités chiites du Sud aux villes druzes ou chrétiennes de l’Est, des centaines de milliers de Libanais (jusqu’à la moitié de la population !) manifestent dans une ambiance festive pour réclamer le départ d’une classe politique accusée d’avoir pillé le pays et conduit plus du quart de la population sous le seuil de pauvreté[1]. La colère populaire s’exerce notamment contre le Président du Parlement Nabih Berri et même le Hezbollah n’échappe pas aux reproches. En urgence, les partis adoptent le train de réformes économiques et sociales qu’ils bloquaient depuis des mois (taxation des banques, stagnation des impôts, baisse des rémunérations de la classe politique, lutte contre la corruption, régulation des grandes infrastructures, mesures d’aides aux plus pauvres…) ; mais elles s’avèrent insuffisantes pour calmer les manifestants et pour débloquer les aides des donateurs internationaux, qui exigent des réformes réelles et plus ambitieuses, ou bien qui n’ont plus les moyens de leurs ambitions, comme l’Iran[2]. Hariri démissionne une nouvelle fois, tandis que le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, met en garde les manifestants contre les risques de chaos qu’ils font courir au pays et les accuse d’être manipulés par Israël et les FL. En parallèle, les milices chiites déploient leurs nervis, comme le font leurs homologues en Irak, où le pouvoir est également contesté par la rue. En janvier 2020, des heurts font plusieurs centaines de blessés à Beyrouth, dont des dizaines de policiers, et s’accompagnent de nombreuses dégradations.

La crise économique est telle que, en mars, le pays doit renoncer à payer le service de sa dette publique (laquelle représente quelque 170 % de son PIB). Le mois suivant, alors que le pays subit une pandémie mondiale de coronavirus, des affrontements avec les forces de l’ordre se déroulent à Tripoli. Les manifestations, émaillées d’affrontements communautaires, reprennent en juin, alors que la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté, que le chômage officiel atteint 35 %, que la monnaie nationale s’effondre et que les prix s’envolent. Pour ne rien arranger, les Etats-Unis mettent en application des sanctions économiques contre la Syrie qui risquent d’impacter aussi le Liban. En août, l’incurie des gouvernants tourne au drame : un stock de produits chimiques, laissé sans surveillance depuis sa saisie des années plus tôt, explose et ravage le port de Beyrouth, poumon économique majeur du pays (80 % des recettes douanières, sans compter les trafics de drogue et de diamants avec l’Amérique du sud et l’Afrique de l’ouest). Près de deux-cents personnes périssent dans l’accident qui endommage aussi une partie de la capitale. Sous la pression de la rue, le Premier ministre qu’avaient nommé les chiites et les aounistes démissionne, mettant en cause « la corruption généralisée » que connait le Liban. Son successeur est un ancien universitaire, proche d’un ancien premier ministre et influent homme d’affaires de Tripoli. Mais sa tentative de former un gouvernement échoue, notamment face aux exigences des chiites : ceux-ci entendent conserver à tout prix le ministère des finances, considéré comme un contrepoids à l’influence des sunnites et des chrétiens au sein de l’exécutif. La crise économique que traverse le pays est telle que les partis chiites ne s’opposent pas à l’ouverture de négociations entre Israël et le Liban sur leur frontière maritime commune : le contentieux qui les oppose sur une partie de leurs zones économiques exclusives respectives nuit en effet à l’exploitation de gisements gaziers dont l’économie libanaise aurait le plus grand besoin. Bénéficiant de la lassitude des manifestants, Hariri est à nouveau investi au poste de Premier ministre fin octobre, avec les voix druzes et même celles de Amal, mais pas sans le soutien du Hezbollah, ni des grandes formations chrétiennes.

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La colère de la population, elle, ne faiblit pas : en janvier 2021, l’instauration d’un confinement, destiné à lutter contre une pandémie virale, provoque l’embrasement de Tripoli. Pour ajouter à la confusion, le magistrat chargé de l’enquête sur l’accident du port de Beyrouth prend une décision sans précédent dans l’histoire libanaise : parmi la trentaine de personnes qu’il met en cause pour négligence figurent le Premier ministre et trois ministres alors en fonction. Mais le juge est récusé en février 2021, au motif que sa maison a elle-même été endommagée dans l’explosion. Selon l’enquête d’un journaliste libanais, publiée en janvier 2021, les 2 700 tonnes de nitrate d’ammonium stockées là après la saisie d’un cargo vétuste étaient destinées au régime syrien.

En juillet 2021, Hariri renonce à former un gouvernement. A l’inverse du Hezbollah, qui a obtenu les ministères qu’il souhaitait, le CPL et le Courant du futur ne sont en effet pas parvenus à trouver un accord sur certains postes clés, ainsi que sur les noms des ministres chrétiens : gendre d’Aoun, le chef du CPL veut en effet aborder la succession présidentielle de son beau-père en position de force face aux prétentions du clan Frangié. Cet immobilisme est d’autant plus dommageable au pays que ses bailleurs internationaux conditionnent l’octroi de nouvelles aides à l’engagement rapide de réformes politiques et économiques, alors que la crise ne cesse de s’aggraver, entre coupures d’électricité, rationnement de l’essence et des médicaments, hyperinflation, effondrement de la livre libanaise et flambée des taux de change… Seul l’argent envoyé par la diaspora (près de 38 % du PIB en 2022 contre 14 % en 2019) évite l’aggravation d’une situation qui, selon la Banque mondiale, est une des pires crises au monde depuis 1850. Pourtant, c’est une nouvelle fois à un cacique du système libanais, un milliardaire de Tripoli déjà deux fois Premier ministre (notamment lors du retrait syrien de 2005), qu’est confiée la formation d’un nouveau gouvernement, fin juillet.

Quelques jours plus tard, un grave incident se produit au sud de Beyrouth, où le cortège funèbre d’un dignitaire du Hezbollah est pris par cible par des tireurs embusqués sunnites. L’armée doit se déployer en masse pour empêcher une extension de la rixe. En septembre, Najib Mikati parvient enfin à former un gouvernement. Le mois suivant, des manifestants du Hezbollah et du Amal sont de nouveau victimes de tirs mortels, dans un quartier de capitale autrefois sujet aux affrontements entre milices chiites et chrétiennes : ils exigeaient le remplacement du juge (chrétien) chargé de l’enquête sur l’explosion au port de Beyrouth. La veille, le magistrat avait été autorisé à reprendre ses investigations, la Cour de cassation ayant rejeté des plaintes déposées contre lui par deux des cinq anciens ministres convoqués. La crainte d’un nouvel embrasement confessionnel est attisée par le Hezbollah qui, accusant les FL d’avoir tué ses militants, annonce disposer de 100 000 combattants aguerris.

C’est dans ce contexte qu’Hariri, très affaibli politiquement et financièrement, annonce son retrait de la scène politique, en janvier 2022, au risque de voir les sunnites boycotter les élections ou se rallier à des formations radicales. Son propre frère aîné a créé un  parti résolument hostile au Hezbollah. Boycottées par 59 % des électeurs (en particulier les sunnites), les législatives de mai voient le camp du Hezbollah perdre la majorité absolue conquise au scrutin précédent : si le Parti de Dieu et le Amal raflent bien l’intégralité des sièges dévolus aux chiites, leurs alliés sunnites pro-syriens et le CPL connaissent un recul significatif. Dans l’opposition, les Forces libanaises – soutenues par l’Arabie saoudite – deviennent le premier parti chrétien et leurs alliés druzes et sunnites maintiennent leurs positions. Dans un système électoral pourtant verrouillé, les candidats issus de la « thaoura » (la révolte populaire de 2019) obtiennent 10 % des sièges de députés, souvent aux dépens de caciques de la vie politique libanaise.

En juillet, le Hezbollah reprend la main sur le terrain militaire : en l’absence de frontières maritimes clairement établies avec Israël, il menace de déclencher une nouvelle guerre contre l’État hébreu s’il extrait du gaz du champ de Karish, situé à la limite des zones d’exclusivité économique (ZEE) des deux pays. Un accord libano-israélien est finalement trouvé en octobre 2022 (cf. Encadré), mais il est signé séparément par les deux parties qui, officiellement, sont toujours en guerre. Cette signature permet à Aoun d’engranger un succès quelques jours avant la fin prévue de son mandat, sans que le camp chrétien n’ait pu s’accorder sur le choix d’un nouveau chef de l’État. Au nom de la solidarité liant les chiites contre Israël, le Hezbollah s’est éloigné du CPL qui a fait de Nabih Berri la cible de son combat contre la corruption ; du coup, le Parti de Dieu pousse la candidature d’un membre du clan Frangié, son allié de longue date, contre le gendre d’Aoun.

En janvier 2023, l’enquête sur l’explosion au port de Beyrouth reprend, après treize mois d’interruption dus aux recours et aux pressions politiques. Mais elle est aussitôt freinée par le procureur général : lui-même mis en cause pour une enquête de 2019 sur l’entrepôt ayant fini par exploser, il poursuit le juge d’instruction pour « rébellion contre la justice » et fait libérer la quinzaine de personnes qui étaient détenues. Le litige entre les deux magistrats apparait impossible à trancher, la Cour de Cassation n’étant pas au complet et le pouvoir ne signant pas les notes de nomination nécessaires.

La moindre situation peut dégénérer en conflit. En mars, le chef du gouvernement et le Président du parlement profitent de la vacance présidentielle pour décider de décaler d’un mois le passage à l’heure d’été, afin de ne pas rallonger la durée de jeûne des musulmans en plein ramadan. Cette décision provoque un tel tollé dans la communauté chrétienne que le Premier ministre doit y renoncer. Pour sortir de l’impasse institutionnelle, Paris et Riyad poussent la candidature présidentielle de Sleiman Frangié, chef du Marada et ami d’enfance du Syrien el-Assad. Mais, malgré le soutien que lui apportent les partis chiites, le leader chrétien du nord ne parvient pas à se faire élire, les FL et même le CPL s’opposant à sa candidature, de même que de nombreux députés druzes et sunnites. En août, un affrontement entre chiites et chrétiens fait deux morts, dans un village du sud-est de Beyrouth situé à l’entrée de la Bekaa, dans lequel s’est renversé un camion du Hezbollah ; son chargement de munitions est aussitôt confisqué par l’armée libanaise, rapidement déployée sur les lieux.

En octobre, la situation se tend à nouveau à la frontière israélo-libanaise, après un raid meurtrier du Hamas en Israël même et la violente réplique des Israéliens. Des échanges de tirs et des combats éclatent, de la part du Hezbollah, mais surtout de factions palestiniennes présentes sur le sol libanais (Hamas, Djihad islamique et même la branche armée de la Jamaa Islamiya, en sommeil depuis 2006). Six mois plus tôt, le chef de la force iranienne al-Qods aurait lancé, sur le sol libanais, une structure de coordination des divers mouvements de « résistance armée » contre l’État hébreu, associant les Iraniens au Hezbollah et à plusieurs mouvements palestiniens et irakiens. En novembre, les bombardements réciproques à la frontière israélo-libanaise, sur plus de cent kilomètres de largeur, se font de plus en plus profonds, pénétrant jusqu’à quarante kilomètres à l’intérieur du territoire de l’ennemi.

En janvier 2024, c’est la banlieue sud de Beyrouth, bastion du Hezbollah, qui est visée pour la première fois depuis 2006 : un drone israélien y élimine le numéro deux du Hamas. Quelques jours plus tard, une nouvelle frappe israélienne, cette fois au sud Liban, tue un des chefs de la force Radwan, par ailleurs beau-frère de Nasrallah. Tsahal récidive, en février, contre un autre commandant de cette unité d’élite du Hezbollah : seulement blessé lors d’une première attaque, il est éliminé lors de la seconde, en même temps que la famille de civils vivant dans l’immeuble visé, à Nabatiyé. Depuis octobre 2023, plus de quatre-cents personnes ont été tuées par les Israéliens au sud-Liban, dont plus de trois cents combattants du Hezbollah et des factions de la même mouvance (Amal et Jamaa Islamiya).

En avril, l’assassinat d’un cadre des FL crée une remontée de tension dans la communauté chrétienne : elle pointe la responsabilité de réfugiés syriens, avec la complicité du Hezbollah.

[1] 0,1 % de la population (moins de 4 000 personnes) possède 10 % des revenus du pays… soit autant que les 50 % les plus pauvres ! Les écarts se sont amplifiés, du fait du clientélisme communautaire, dans un pays où la fiscalité sur les riches est dérisoire.

[2] L’aide iranienne au Hezbollah a atteint jusqu’à 700 millions de dollars par an.

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Le sud-Liban, un Etat dans l’Etat

En 1969, l’accord du Caire reconnait aux Palestiniens le droit de mener des actions contre Israël depuis le sud-Liban, actant de fait la transformation de cette région en « Fatahland », du nom de la principale organisation palestinienne. C’est cette situation qui, en 1978, conduit l’armée israélienne à intervenir jusqu’au cours inférieur du fleuve Litani, longtemps revendiqué comme frontière d’Israël par les sionistes. L’ONU parvient à imposer une force d’interposition au sud, la FINUL, sauf dans une « zone de sécurité » d’un peu plus de 1100 km² que l’Etat hébreu confie à une milice supplétive, l’Armée du Liban libre (puis du Liban sud, ALS), commandée par des chrétiens, mais composée de nombreux soldats chiites.

En avril 1996, à la suite d’escarmouches meurtrières du Hezbollah et alors que l’Etat hébreu est en campagne électorale, l’armée israélienne lance l’opération « Raisins de la colère » qui ne se limite pas à la zone méridionale ; pour la première fois depuis 1982, Tsahal bombarde les quartiers chiites du sud de Beyrouth, des centrales électriques de la capitale, plusieurs villes côtières telles que Tyr et Saïda, ainsi que des bases du Hezbollah dans la Bekaa sous contrôle syrien et même des positions de l’armée libanaise. Plusieurs civils sont tués, notamment la centaine qui s’était réfugiée dans un poste fidjien de la FINUL, touché par l’artillerie israélienne. L’enquête de l’ONU conclura à l’improbabilité d’une erreur technique ou de procédure de Tsahal, tout en occultant le fait que le mouvement chiite tirait parfois certaines de ses salves à proximité immédiate des zones onusiennes. De son côté, le Hezbollah reprend son pilonnage du nord de la Galilée, dont Israël évacue les enfants. Après une quinzaine de jours de bombardements intenses (13000 obus et 1200 raids aériens côté israélien, 700 roquettes katiouchas côté « Résistance islamique ») un cessez-le-feu intervient sous l’égide des Etats-Unis et de la Syrie ; il reprend, sous forme écrite, les termes de l’accord passé oralement en 1993 : les belligérants (bien que le Hezbollah ne soit pas cité dans « l’arrangement ») sont censés ne se livrer à aucune attaque contre les civils de part et d’autre de la frontière, mais conservent le droit de combattre dans la zone sud et d’exercer un droit de riposte… ce qu’ils ne manqueront pas de faire à plusieurs reprises. En Israël, l’opinion comme la classe politique commencent à trouver que l’occupation du sud-Liban coûte très cher, militairement (plus de 1200 soldats tués depuis 1978), économiquement (l’ALS continue à être payée, alors que les désertions et les trahisons s’y multiplient) et politiquement : en devenant le fer de lance de la résistance anti-israélienne, le Hezbollah a en effet gagné la légitimité libanaise qui lui faisait en partie défaut, ce qui lui a notamment permis de faire son entrée au Parlement de Beyrouth en 1992. En mai 2000, le gouvernement israélien en tire les conséquences et, en deux jours, il évacue la « zone de sécurité ». Tsahal à peine parti, le mouvement chiite s’empare de toutes les positions abandonnées, provoquant l’effondrement de l’ALS, dont les 2500 miliciens se réfugient en Israël ou se rendent à l’armée libanaise ou à Amal. Plusieurs centaines seront condamnés à des peines de prison, pour collaboration avec l’ennemi. De son côté, la FINUL se déploie sur les 82 km de la frontière libano-israélienne – en vertu des résolutions de 1978 – suivie par une force d’un millier de soldats et policiers libanais chargés de la sécurité intérieure dans la zone. Mais, en pratique, le Hezbollah conserve son armement et le contrôle des lieux, eu égard à la faiblesse de l’armée libanaise, formée de 60 000 hommes, mal équipés et dont moins d’un tiers sont effectivement opérationnels.

En juillet 2006, le mouvement chiite lance l’opération « Promesse tenue » au sud-Liban, en référence à son engagement de faire de 2006 « l’année de la libération des prisonniers ». Pour Israël, le coup est rude car son armée est déjà engagée dans des combats contre les Palestiniens de la bande de Gaza. Mais l’Etat hébreu réagit avec l’opération « Punition adéquate » (qui tue notamment quatre soldats onusiens), à laquelle le Hezbollah réplique en tirant des milliers de missiles et de roquettes jusqu’à 75 km à l’intérieur d’Israël, tirs dont sont aussi victimes des enfants et femmes arabes israéliens. Les bombardements provoquent le déplacement de plus de 300 000 Israéliens du nord vers le sud et le centre du pays et, inversement, l’exode d’un Libanais sur quatre (dont 300 000 vers la Syrie). Face à la résistance acharnée du Hezbollah, qui se fond dans la population et semble avoir multiplié les abris souterrains pour mieux resurgir après une attaque, Tsahal intensifie ses bombardements avec des bombes « anti-bunkers », guidées par satellite ou laser ; l’armée israélienne doit aussi se résoudre à engager des forces au sol, afin de chasser le Hezbollah d’une zone tampon de 8 km de profondeur, voire jusqu’au fleuve Litani (à une trentaine de km), pour la remettre ensuite à une force d’interposition internationale. Mais le Hezbollah ne désarme pas et, pour mieux démentir les affirmations israéliennes selon lesquelles ses capacités de tir ont été largement diminuées, tire jusqu’à plus de 200 roquettes par jour, de plus en plus loin en territoire israélien.  Le bilan des pertes est lourd : 1100 civils et plus de 600 combattants côté libanais, une quarantaine de civils et une centaine de soldats côté israélien. Les pertes ne s’arrêtent d’ailleurs pas au cessez-le-feu puisque, deux mois après, trois personnes meurent encore chaque jour en moyenne, tuées par le million de sous-munitions qui sont demeurées sur le terrain sans exploser (dont certaines, laissées par le Hezbollah, étaient chargées de milliers de billes métalliques, destinées à faire le maximum de victimes). En août 2006, une résolution franco-américaine, incluant des remarques libanaises, finit par être adoptée par le Conseil de sécurité de l’ONU : elle intime aux deux belligérants de retirer leurs forces d’une zone tampon – entre le fleuve Litani et la « ligne bleue » qui fait office de frontière – dans laquelle se déploieront 15 000 soldats libanais, aidés par la FINUL dont les effectifs passeraient de 2 000 à 15 000 hommes (après avoir perdu 250 soldats depuis 1978). Pour autant, la question du désarmement des groupes armés est renvoyée à des discussions ultérieures, le Hezbollah entendant bien conserver son arsenal au nom de son droit à la « résistance » contre l’occupation du pays. La résolution ayant été acceptée par Israël, l’armée libanaise commence son déploiement dans une zone de 125 km de long et une quarantaine de profondeur, où elle n’avait plus mis les pieds depuis 1969.En 2007, des rapports de l’ONU jugent « troublant » qu’aucune saisie d’armes de contrebande n’ait été effectuée à la frontière et mettent en cause la corruption, ou les connexions claniques, des personnels chargés du contrôle ; ils soupçonnent aussi le Hezbollah de construire des dépôts d’armes et des pas de tirs de missiles au nord du Litani, en bordure de la zone tampon surveillée par la FINUL. Cette situation accroît le sentiment, en Israël, que la tactique adoptée par Tsahal n’a atteint aucun de ses objectifs, ni la libération de deux soldats capturés par le Hezbollah, ni la destruction de ses moyens militaires.  La méfiance israélienne est d’autant plus grande que, en octobre 2006, le mouvement chiite se livre à une démonstration de force devant des centaines de milliers de partisans dans les banlieues sud de Beyrouth.

LES FERMES DE CHEBAA et la question frontalière

Situés au nord du Golan, sur environ 45 km², les hameaux de Chebaa ont été conquis par Israël lors de la guerre de 1967, au détriment de l’armée syrienne qui y était déployée depuis les années 1950. Le Liban considère pourtant que ces terres, en possession de Libanais depuis les années 1920, lui appartiennent, mais sans pouvoir apporter de cartes précises de bornage. Israël comme l’ONU estiment donc que les fermes ayant été occupées lors de la guerre des Six Jours, elles ne relèvent pas de la résolution 425 – qui a permis de libérer la zone de sécurité occupée par Tsahal en 1978 – mais de la résolution 242 sur l’ensemble du Proche-Orient. Plus globalement, cette question renvoie au sujet des frontières dans ce secteur : pour Beyrouth, la seule qui fasse foi est celle tracée entre la Palestine et la Syrie dans l’accord franco-britannique de 1923, réaffirmée dans l’armistice israélo-libanais du 23 mars 1949, sachant que plusieurs modifications, entérinées par les deux pays, ont eu lieu depuis.

La frontière maritime, elle, n’est pas du tout délimitée : la question est d’autant plus sensible que le Liban revendique une partie du gisement gazier « Léviathan » découvert en 2010 par les Israéliens, dans des eaux profondes situées au droit de la frontière terrestre israélo-libanaise. Le contentieux, qui inclut les gisements de Karish et de Cana, porte sur une zone que le Liban avait estimée à 860 km² en 2011, mais qu’il a portée à 1430 km², lorsque des négociations sur l’ensemble des frontières se sont ouvertes en octobre 2020, sous l’égide de l’ONU. A l’initiative des Etats-Unis, un accord est finalement trouvé deux ans plus tard : revenus à leurs demandes de 2011, les Libanais obtiennent d’exploiter le droit d’exploiter le gisement potentiel de Cana, y compris la partie située dans la ZEE israélienne, en échange d’une compensation versée par l’exploitant pétrolier à l’Etat hébreu.


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