Anatolie, ASIE

L’Anatolie historique

L’Asie mineure de l’Antiquité a vu s’épanouir des civilisations majeures (Hittites, Lydie) et passer les plus grands conquérants (Grecs, Perses), jusqu’à sa domination par les Turcs Ottomans.

Les steppes d’Anatolie centrale sont bordées par les plaines bordant la Mer Égée à l’ouest (face à la Grèce) et par plusieurs ensembles montagneux : la chaîne pontique qui longe la rive sud-est de la mer Noire, les monts Taurus et anti-Taurus qui surplombent la Méditerranée au sud-ouest et les hauts massifs de l’est. Le nord-est est occupé par une large partie du plateau arménien, où coule l’Araxe et où le Tigre et l’Euphrate prennent leur source ; c’est là aussi que trône le point culminant de la région, le massif volcanique de l’Ararat (près de 5 200 m), sur lequel se serait échouée l’arche de Noé.

SOMMAIRE


Domination Hittite et implantations grecques

Terre du plus ancien temple de pierre connu au monde, à Göbekli Tepe (sud-est, vers -10 000), l’Anatolie a été urbanisée dès le début du troisième millénaire, notamment à Troie, aux abords du Bosphore, le détroit qui sépare la Turquie de la Grèce[1]. Entre -2800 et -2500, elle voit s’installer en son centre une population de langue « asianique », peut-être venue du Caucase : les Hattis (ou Hattiens). Un demi-millénaire plus tard, entre -2300 à -2000, ils sont rejoints par des peuples Indo-Européens, locuteurs de langues dites anatoliennes, qui sont arrivés du nord de la mer Noire via les détroits des Balkans ou peut-être par le Caucase : les Louwites et les Palaïtes au centre, les Nésites plus au nord, dans la boucle du fleuve Halys. Hattis et Indo-Européens y côtoient d’autres « Asianiques », les Hourrites implantés aux environs du lac de Van et au nord de la Mésopotamie, ainsi que des tribus du Zagros, de langue inclassable, les Kassites.

Vers -1800 émerge un nouveau peuple Indo-Européen, de langue nésite : les Hittites. Ils se mêlent aux autochtones Hattis et commencent à former de petits royaumes. A la fin du XVIIIe, la dynastie de la ville de Kussara parvient même à une première unification des Etats anatoliens. Mais elle ne résiste pas aux raids des Hourrites, pas plus qu’à ceux des semi-nomades Gasgas (ou Kaskas) établis dans la chaîne pontique, au sud-est de la mer Noire. Une nouvelle tentative s’avère plus fructueuse vers -1640, quand Hattusilis 1er fusionne les divers royaumes Hittites en un Empire Hittite qui mène des raids contre les Hourrites, contre l’Arzawa Louwite (à l’est du grand lac salé de Tuz) et jusqu’en Syrie contre les Amorrites. Mais cette domination est de courte durée et, cinquante ans plus tard, les Hittites doivent se replier sur leur noyau originel. Leur capitale, Hattusa, est conquise par les Gasgas et le Royaume Louwite de Kizzuwatna (au sud-ouest) prend son indépendance ; quant aux conquêtes méridionales des Hittites, elles passent aux mains du Royaume de Mitanni fondé par les Hourrites des hautes Mésopotamie et Syrie à la fin du XVIIe. A son apogée, il s’étend jusqu’en Cilicie et sur la majeure partie de l’Anatolie centrale.

A la même époque, vers -1600, de nouveaux acteurs, les Grecs Mycéniens, ont fait irruption sur les côtes occidentales, en évinçant les Indo-Européens locaux (Cariens, Lélèges), alors que le travail du fer commence à se développer en Anatolie. Au nord-est, des tribus locales, les Hayasa-Azzi, ont formé une confédération de royaumes, depuis les montagnes du lac de Van jusqu’au domaine des tribus Gasgas, avec la plaine d’Erzeroum (ou Erzurum) comme cœur probable.

Passé, vers -1450, sous la tutelle du Kizzuwatna, l’Etat résiduel Hittite renaît de ses cendres vers -1380, en ralliant les vassaux de l’Egypte au Levant, en envahissant la Confédération Hayasa-Azzi et en mettant fin au Royaume du Mitanni (-1322). Le nouvel Empire hittite voisine avec de nombreux autres Etats : ceux des Louwites (Kizzuwatna, Arzawa, Lukka en Lycie), ceux de la Confédération des Gasgas au nord, celui des Ahhiyawa (probablement des Achéens[2]) à l’ouest.

De -1400 à -1200, les Mycéniens ont en effet poursuivi leur expansion le long des côtes, sur terre (Milet) et sur mer (Rhodes). Le « clou » de cette progression est la fameuse guerre de Troie : entre 1280 et 1180 AEC (la date précise restant inconnue), elle oppose les Grecs à cette cité de l’Hellespont (l’actuel détroit des Dardanelles), alliée aux Hittites, sur fond de conflit pour le contrôle de Chypre et de son cuivre. Vaincue, Troie est détruite.

Les cartes sont rebattues, au tournant des XIIe et XIe siècles, avec le débarquement, depuis les Balkans, de peuples thraco-illyriens sans doute apparentés[3] : d’une part les Muški (ou Mouchkis) qui migrent vers la haute vallée du Tigre et vers le lac de Van, de l’autre les Phrygiens aux bords du fleuve Halys. Les Louwites s’en trouvent repoussés vers le sud, tandis que certaines populations (Lukka, Shardanes) nomadisent sous le nom de Peuples de la Mer et qu’apparaissent de nouveaux Etats : la Lydie sur la côte ouest, la Carie plus au sud (dans l’arrière-pays de Milet et dans la vallée du Méandre), la Lycie dans l’extrême sud-ouest. Après le saccage d’Hattusa par les Gasgas et les Peuples de la Mer vers -1 200, l’Empire hittite disparait (-1 189) : son cœur passe au Royaume de Phrygie[4] et une dizaine d’Etats néo-Hittites se forment à sa périphérie, en Cappadoce, en Commagène et en Cilicie.

A la même époque, l’afflux de Grecs se poursuit sur les côtes et les îles égéennes, avec l’arrivée d’Eoliens et d’Ioniens, chassés de Grèce par les envahisseurs Doriens. Entre -1000 et -800, ils s’imposent progressivement aux Phrygiens et aux Louwites sur les côtes occidentales. Au milieu du siècle suivant, les Grecs – principalement de Milet et de Mégare (Grèce centrale) – établissent leurs premières colonies sur les bords de la mer Noire, qu’ils dénomment Pont-Euxin (mer hospitalière). Parmi elles figure Sinope, fondée vers -630 par les Milésiens en Paphlagonie, à mi-chemin de la Colchide géorgienne et du Bosphore thrace.


Des apogées phrygiennes et lydiennes à l’arrivée des Perses

Une autre mutation s’opère dans la seconde moitié du IXe sur le plateau arménien, à l’ouest du lac de Van, avec la montée en puissance du Royaume d’Ourartou (tirant sans doute son nom du Mont Ararat) : il est constitué, sans doute pour se protéger des Assyriens, par l’union des Hayasa-Azzi avec les royaumes Nairi[5] fondés par les Hourrites à partir de -1200, après la disparition du Mitanni. Centré autour de Tushpa (près de l’actuelle cité de Van), l’Ourartou s’étend de l’Anti-Taurus et du Kurdistan jusqu’au versant méridional des Alpes pontiques[6] et même à Lattaquié et Byblos sur la Méditerranée, à la faveur d’un affaiblissement assyrien. En Cilicie et en Anatolie orientale, il est en lutte permanente avec les tribus Caucasiennes des Monts Zagros, avec les Louwites et les néo-Hittites, ainsi qu’avec les Mannéens du lac d’Ourmia et leurs puissants alliés Assyriens qui, vers -710, ont soumis la quasi-totalité des derniers royaumes néo-Hittites. C’est contre l’Assyrie que l’Ourartou fait alliance avec la Phrygie du roi Midas III[7], alors à son apogée.

Mais la puissance phrygienne est éphémère : en -679 (ou -696), la capitale du royaume, Gordion, est envahie et saccagée par les Cimmériens, des Indo-Iraniens venus du nord de la mer Noire qui ont fondé une colonie dans la région de Sinope et exercent leurs activités de piraterie, de pillage et de mercenariat jusqu’au Proche-Orient (cf. Caucase). Entre 650 et 630 AEC, ils sont signalés en Cappadoce, en Cilicie, dans le Pont et en Lydie, puissance émergente de la région dont ils dévastent la capitale, Sardes, ainsi que les campagnes. Leur progression est brutalement freinée, vers -635, par d’autres mercenaires indo-iraniens, les Scythes, ce qui favorise l’expansion du Royaume de Lydie : riche des mines et paillettes d’or du fleuve Pactole, il achève d’absorber la Phrygie, fragmentée depuis les ravages cimmériens et la mort du roi Midas, et s’empare notamment de la côte carienne. Cette montée en puissance inquiète un autre peuple indo-iranien, alors en pleine ascension : les Mèdes qui viennent d’écraser l’Assyrie et s’apprêtent à provoquer la disparition de l’Ourartou (cf. Caucase). En -590, le roi de Médie déclare donc la guerre à la Lydie. Le traité qui est signé cinq ans plus tard établit la frontière entre les deux Etats sur le fleuve Halys : la partie orientale de l’ancien royaume phrygien passe alors aux mains des Mèdes, tandis que la Lydie s’étend vers l’ouest. En -560, le roi lydien Crésus[8] s’empare même de la Grèce ionienne et contrôle ainsi toute l’Anatolie occidentale.

Mais cette domination est sans lendemain : moins de quinze ans plus tard, les Lydiens comme les Mèdes sont éliminés de toute l’Asie Mineure par les Perses Achéménides, qui la découpent en satrapies de leur Empire ou en États vassaux. La conquête des cités ioniennes, dont Smyrne et Ephèse, entraîne l’intervention des Grecs d’Europe et le déclenchement de deux guerres « Médiques » qui culminent avec la bataille de Marathon (-490). L’accord de paix qui s’en suit (-449) reconnaît l’autonomie des cités ioniennes. Dans la foulée, la Carie[9] s’émancipe. En mer Noire, des colonies grecques se développent sous la tutelle perse, à l’image du micro-empire de Sinope qui occupe toute la rive sud-est, jusqu’à la cité tributaire de Trébizonde.

[1] Bosphore signifie « passage resserré » en grec.

[2] Achéens est le nom générique donné aux Grecs par les Anatoliens (notamment par les Hittites)

[3] Certains historiens verront une possible coïncidence, au VIIIe siècle, entre le roi Mita des Muski, qui convoite les États néo-Hittites, et le roi phrygien Midas.

[4] Ayant pour capitale Gordion, la Phrygie célèbre principalement la déesse Cybèle.

[5] Nairi : terre des cours d’eau en assyrien

[6] Les Alpes pontiques surplombent la rive sud-est de la mer Noire, jusqu’au sud-ouest de la Géorgie.

[7] Dans la mythologie grecque, Midas avait hérité de la faculté de changer tout ce qu’il touchait en or.

[8] Établi à Sardes, Crésus est considéré comme le premier à avoir fait frapper des pièces de monnaie métalliques

[9] La Carie restera connue pour son satrape Mausole et son monument funéraire à Halicarnasse

Le théâtre d’Ephèse. Crédit : Luis Barreto / Unplash

Des Macédoniens aux Romains

Les cartes sont une nouvelle fois rebattues quand le Macédonien Alexandre débarque en Asie Mineure (-334) et met globalement fin à la domination des Perses. Plusieurs satrapies en profitent pour s’émanciper, en particulier sur les bords de la mer Noire : c’est le cas de la Bithynie cimméro-phrygienne, de la Paphlagonie, de la Cappadoce pontique et de l’Arménie, royaume qui s’étend du Caucase et des bords anatoliens de la Mer Noire (« Petite Arménie ») jusqu’à la Sophène et la Commagène, aux portes de la Cilicie (cf. Caucase). La disparition prématurée d’Alexandre provoque le partage de ses possessions entre ses successeurs, lesquels sont mus par de profondes rivalités : les Séleucides du Moyen-Orient (dont la capitale est à Antioche, sur les rives de l’Oronte) et les Lagides d’Egypte se disputent l’Asie Mineure, exception faite des régions pontiques, souvent aux mains de dynastes iraniens. En -279, la zone connait également une déferlante de Celtes Galates qui, en échange de leur soutien au Royaume de Bithynie, obtiennent leur propre Etat de Galatie en Anatolie centrale. Une quinzaine d’années plus tard, le royaume ionien de Pergame[1] profite de cette agitation pour se séparer des Séleucides et occuper, pour une vingtaine d’années, la Phrygie et une grande partie de l’Asie Mineure.

Au début du IIe siècle, les Séleucides, ayant retrouvé une certaine vigueur, s’enhardissent à passer sur le continent européen, en Thrace, puis en Thessalie. Mais ils sont battus, aux Thermopyles, par les Macédoniens alliés aux Romains. Poussant leur avantage, ces derniers contre-attaquent dans les possessions séleucides d’Asie Mineure. Battu sur mer, puis sur terre à Magnésie (-189), le Royaume Séleucide est repoussé au-delà du Taurus et réduit à la seule Cilicie. Le reste de la zone passe sous contrôle de Rome, mais de manière indirecte : plutôt que de l’occuper de façon permanente, les Romains préfèrent la confier à des Etats clients tels que Pergame[2] ou encore les Royaumes de Cappadoce (Lycaonie), de Bithynie et du Pont, aux côtés de quelques Etats indépendants (Pisidie, Galatie, Commagène, Cappadoce…). Parmi ceux-ci figure le Royaume d’Edesse, formé dans les années -130 en Osrhoène (au sud des monts Taurus) par un chef de tribu probablement araméen : sa dynastie des Abgarides conservera son indépendance jusqu’au début du IIIème de notre ère, fût-ce comme Etat client de l’Empire romain ou de ses ennemis iraniens, Parthes puis Perses.

Deux nouvelles puissances régionales émergent de cette redistribution des cartes et contestent la domination romaine : d’abord le Royaume du Pont qui, à la fin du IIème siècle avant notre ère, s’étend depuis sa capitale de Sinope. Son roi, Mithridate VI, soumet les Scythes, annexe la « petite Arménie », conquiert une partie de la Galatie et de la Paphlagonie et lance une série de guerres, dites Mithridatiques, contre Rome. Une vingtaine d’années plus tard, au début du Ier siècle, c’est le Royaume de Grande Arménie qui connait son apogée sous le règne du roi Tigrane II, avec la ville actuelle de Diyarbakir pour capitale (cf. Caucase). Il s’étend en Cilicie et jusqu’en Syrie, aux dépens des Parthes, nouvelle puissance dominante en Iran et à l’est de l’Anatolie, depuis qu’ils y ont supplanté les Séleucides[3]. Ayant choisi de s’allier, les rois du Pont et d’Arménie tentent de soulever les Grecs d’Asie Mineure contre Rome au prix d’un bain de sang (100 000 Grecs massacrés lors des Vêpres d’Ephèse), mais ils finissent par être vaincus : en -66, la Grande Arménie devient royaume obligé des Romains et doit rendre ses conquêtes à leurs alliés, tandis que naissent des Etats vassaux des Parthes. La même année, Rome obtient une victoire définitive sur le Pont, dont il annexe une partie du territoire et confie le reste à des roitelets vassaux (Arménie, Lycaonie, Paphlagonie, Commagène, Cilicie, Galatie). Dans la seconde moitié du 1er siècle de l’ère chrétienne[4], l’empereur Vespasien finira par transformer ces États « clients » en authentiques provinces de l’Empire romain (puis de l’Empire romain d’Orient, dit « byzantin »[5], qui lui succède à la fin du IVe).

[1] C’est à Pergame que le traitement des peaux pour l’écriture, en remplacement du papyrus, est perfectionné au IIème s. AEC, sous le nom de parchemin (pergamena, « peau de Pergame »)

[2] Sans héritier, le dernier souverain attalide de Pergame choisit Rome comme exécuteur testamentaire (-133).

[3] Le dernier souverain Séleucide a été déposé par les Romains en -64

[4]Le christianisme est introduit en Anatolie par Saint-Paul, notamment à Ephèse.

[5] Terme qui n’apparait que dans la seconde moitié du XVIème siècle et ne se diffuse qu’au milieu du XIXème.


L’intrusion des Turcomans

Cette période s’achève quand les Perses Sassanides, la nouvelle puissance régnant à l’est de l’Euphrate, envahissent Antioche, ainsi que la Cappadoce et la Cilicie au début du VIIe. Les Byzantins reprennent l’avantage, mais doivent vite faire face à un nouvel expansionnisme : celui du califat arabe, des Omeyyades d’abord, puis des Abbassides. En 838, ceux-ci s’emparent d’Ancyre (Ankara). Une trentaine d’années plus tard, les Byzantins commencent à les repousser vers l’est mais, durant un siècle, ils vont devoir compter avec les dynasties nées de l’affaiblissement des Abbassides : les Tulinides d’Egypte, qui poussent jusqu’en Cilicie, et les Hamdanides de Syrie, qui avancent un temps jusqu’au lac de Van. Dans cette région s’autonomisent aussi des dynasties tribales kurdes, telles que les Marwanides.

Fragilisé par ces incursions successives, le pouvoir byzantin va subir un impact encore supérieur de la part des Oghouz, une confédération de nomades turcophones venus d’Asie centrale. Tandis qu’une partie de leurs tribus s’empare du pouvoir dans l’espace irano-mésopotamien et y instaure la dynastie des Grands Seldjoukides au milieu du XIe (cf. Iran), d’autres préfèrent continuer à se livrer au nomadisme et au pillage ; désignées sous le nom générique de Turcomans (ou Turkmènes), ces tribus gagnent les steppes largement sous-occupées de l’est anatolien. Ayant participé à la défaite des Byzantins à Manzikert (1071), au nord du lac de Van, elles en profitent pour pénétrer plus avant en Anatolie.C’est là que, à la fin des années 1070, un de leurs chefs, cousin du sultan iranien, crée un nouvel État autour d’Iznik (l’ex-Nicée chrétienne), puis de Konya (l’ex-Icônium) : le sultanat Seldjoukide de Roum[4]. Concurrencé par un autre Emirat turcoman, celui des Danichmendides, né à la même époque au nord-est du plateau anatolien, le nouveau sultanat doit également compter avec les groupes turcomans qui continuent à nomadiser en Anatolie et en Azerbaïdjan. Il doit notamment faire face, dans ses territoires périphériques (les « udj »), à l’agitation de vassaux théoriques, les ghazis, des « guerriers de la foi » qui se livrent à des razzias sur les terres chrétiennes environnantes. Certains Arméniens en tirent les conséquences et choisissent de descendre vers la Cilicie, où ils créent les principautés de Petite Arménie, distinctes des États croisés qui naissent alors au Proche-Orient. De son côté, l’Empire des Grands Seldjoukides commence à se fragmenter à partir des années 1080 ce dont profite notamment la dynastie turcomane des Artukides, qui règne sur la région de Diyarbakir et même provisoirement sur Alep[5].

A l’extrême fin du XIe, les chrétiens entreprennent de reconquérir leurs lieux saints du Levant passés sous domination musulmane. Le demi-siècle qui suit est fait de succès alternés de chacun des deux camps, Seldjoukides de Roum d’un côté, Croisés chrétiens de l’autre. Si ces derniers s’allient au Royaume arménien, fondé à la fin du XIIe par unification des principautés de Cilicie, ils combattent en revanche les Byzantins : en mettant à sac Constantinople, au tout début du XIIIe, les Croisés provoquent l’éclatement de l’Empire byzantin en États rivaux, dont deux situés en Anatolie, les Empires de Trébizonde (placé sous protectorat Géorgien) et de Nicée (en Lydie et Phrygie). C’est ce dernier qui rétablit l’Empire romain d’Orient en 1261, mettant à profit les revers que connaissent les Croisés face à leurs adversaires musulmans, en particulier les Mamelouks d’Égypte. Dans la seconde moitié du XIIIe siècle, ces derniers infligent également des défaites majeures aux Arméniens de Cilicie, pourtant alliés à la nouvelle puissance dominant le Moyen-Orient, les Mongols qui, en 1277, écrasent le sultanat de Roum et le morcellent en « beylicats » vassaux, tels que l’Emirat des Karamanides dans le Taurus.

[1] Bilad al-Rum en arabe, c’est-à-dire « le pays des Romains » (en l’occurrence des Byzantins).

[2] Les deux branches des Artukides seront vaincues, l’une par les Seldjoukides de Roum dans les années 1230, l’autre par la Confédération turcomane des Moutons noirs en 1408.

Le château de Sinope. Crédit : caglar-oskay / Unsplash

La naissance de l’Etat Ottoman

C’est à l’ouest de l’Anatolie qu’une nouvelle puissance, elle aussi d’origine oghouze, émerge à l’extrême fin du XIIIe siècle : vassale du sultanat de Roum, la tribu des Osmanlis profite de l’affaiblissement de son suzerain pour fonder son propre Etat au sud de Nicée, comme le beylicat de Menteche l’a déjà fait au sud-ouest dans les années 1260. Sous la conduite de Osman 1er, le nouvel Emirat Ottoman s’empare de Brousse en Bithynie (dont il fait sa capitale), puis de Nicée et de l’Emirat voisin de Kurasi, s’ouvrant ainsi un accès au détroit des Dardanelles, puis à la Thrace méridionale, sur le continent européen. Ayant pris Andrinople aux Byzantins (1361), les Ottomans y transfèrent leur capitale, avant de pousser jusqu’au sud de la Bulgarie. A la même époque, ils commencent à soumettre les autres Emirats turcs d’Anatolie, dans les régions d’Ankara et du sud-est – battant l’émir Karamanide près de Konya – avant d’imposer leur suzeraineté à Sinope, puis d’atteindre Kayseri en Cappadoce et enfin l’Euphrate. Au sud-ouest, ils soumettent en 1390 les beylicats de Menteche et d’Aydin (autour d’Izmir), réputés pour la puissance de leur flotte. Leurs conquêtes s’appuient, notamment, sur un corps d’infanterie constitué de prisonniers chrétiens (puis d’enfants raflés) : les Janissaires (« nouvelle troupe » en turc).

Au tournant du XVe siècle, plus de la moitié de l’Anatolie est ottomane, ce qui inquiète les confédérations de tribus turcomanes qui se sont constituées à l’est de l’Anatolie au cours du XIVe : celle des Moutons noirs (Kara Koyunlu) aux abords du lac de Van et sa rivale des Moutons blancs (Ak Koyunlu) qui opère un peu plus à l’ouest, depuis Diyarbakir. Cette inquiétude conduit des émirs turcomans à solliciter l’aide de Tamerlan, nouveau potentat du Moyen-Orient. Ayant battu les Ottomans près d’Ankara (1402), le chef turco-mongol restaure l’indépendance des principautés disparues : l’émirat Karamanide se retrouve à dominer un tiers du plateau anatolien, aux côtés de petits États vassaux (les beylicats) et des deux principautés nées de l’anéantissement du royaume d’Arméno-Cilicie[1] par les Mamelouks en 1375.

Cette fragmentation est toutefois de courte durée. Dès la fin des années 1420, les Ottomans profitent de la mort de Tamerlan pour rétablir leur domination sur quasi-totalité de l’Anatolie, à l’exception des domaines des confédérations turcomanes : d’abord celle des Moutons noirs, qui s’est étendue sur l’Anatolie orientale, l’Azerbaïdjan, l’Irak et une large partie de l’Iran, puis celle des Moutons blancs qui récupère tous ces territoires à la fin des années 1460. Pour contrecarrer les ambitions ottomanes, les Ak Koyunlu s’allient aux Karamanides et aux Vénitiens, ce qui n’empêche pas leur défaite au début des années 1470 et l’intégration complète des possessions karamanides à l’Empire ottoman, une dizaine d’années plus tard. Les deux principautés de Cilicie vassales des Mamelouks succombent à la même époque. Dans les années 1490, les Moutons blancs entrent en déliquescence : victimes de querelles de succession, ils sont éliminés par les Perses Séfévides au tout début du XVIe (cf. Iran).

Entretemps, le sultan Mehmed II s’est attaqué aux rivages de la mer Noire, soumettant les comptoirs locaux de Gênes, vassalisant le khanat Tatar de Crimée et annexant l’Empire de Trébizonde, dernier vestige de l’Empire byzantin. Ce dernier a en effet succombé aux coups des Ottomans, qui se sont emparés de la quasi-totalité des Balkans et surtout de Constantinople (1453), dont ils ont fait leur capitale[2]. Ayant battu les Hongrois un peu plus tôt en Bulgarie et au Kosovo, le souverain Mehmed 1er s’est également rendu maître de la Grèce, de la Serbie, de l’Herzégovine, de l’Albanie… Au tournant du XVIème, Hongrois et Polonais ont également reconnu sa suzeraineté sur la Valachie et la Moldavie. Les seules bases chrétiennes à résister encore quelque temps à l’emprise turque dans la région sont Chypre et Rhodes, possessions respectives de Venise et des Hospitaliers[3].

[1] Après l’extinction de sa dynastie arménienne, la Petite Arménie était passée en 1342 aux Lusignan de Chypre.

[2] Constantinople ne prendra le nom d’Istanbul qu’en 1930, suite à la réforme de la langue turque instaurée par Atatürk. Jusqu’à cette époque, « Stamboul » ne désignait que la Vieille Ville (la péninsule historique).

[3] Les Ottomans s’empareront de Rhodes en 1522 et de Chypre en 1571 (où ils installent des paysans anatoliens, favorablement accueillis par les autochtones orthodoxes, ravis d’être débarrassés de la tutelle catholique des Vénitiens. Il en ira plus ou moins de même en Crète au milieu du XVIIème).

La mosquée Fatih d’Istanbul, en hommge à Mehmed II. Crédit : dabbas / Unsplash

Ascension et reflux de la puissance ottomane

Devenu puissance régionale majeure, l’Empire Ottoman reste en revanche contesté par les Turcomans de l’est anatolien. Réfractaires au pouvoir de Constantinople, nombre d’entre eux sont séduits par le discours de la confrérie séfévide, née en Azerbaïdjan oriental au tournant des XIIIe et XIVe siècles : probablement soufie à l’origine, elle se réclame ouvertement du chiisme à partir du XVe et rallie de nombreux adeptes parmi des tribus turcomanes qualifiées de Qizilbash (« têtes rouges »), en référence à la couleur de leur turban. Après s’être fait proclamer chah à Tabriz, leur chef Ismaïl a proclamé le chiisme duodécimain comme religion officielle. La propagation de son mouvement, notamment dans l’ancien Émirat Karamanide, enflamme l’Anatolie centrale et orientale en 1511. Le nouveau sultan Sélim 1er réprime cette révolte avec une extrême vigueur et s’empare de l’est anatolien : les tribus turcomanes rebelles sont repoussées vers l’Empire perse des Séfévides et ces derniers chassés de Tabriz. Les Ottomans consolident également leur pouvoir en Anatolie centrale : Diyarbakir est prise en 1515 et les beys kurdes placés sous sa suzeraineté. L’année suivante, les forces ottomanes vont encore plus loin, en s’attaquant à un pouvoir potentiellement menaçant : celui des sultans Mamelouk d’Egypte, dont des troupes sont stationnées dans la région du Taurus. Sélim 1er les défait, rallie la Syrie, franchit le Sinaï et intègre l’Égypte à son Empire. Reconnu protecteur des lieux saints de l’islam par le chérif de La Mecque, il reprend le titre de calife, tombé en désuétude.

La puissance ottomane est à son apogée sous le souverain suivant, Soliman dit « le magnifique ». Ayant battu les Hongrois à Mohacs (1526), il établit sa suzeraineté sur la Transylvanie et sur la Hongrie orientale, qu’il conserve malgré l’intervention des Habsbourg dans le conflit. La paix signée en 1562 consacre la suprématie Ottomane en Méditerranée orientale[1]. Elle intervient sept ans après la signature d’un autre traité, cette fois avec les Séfévides de Perse, que les armées de Soliman ont chassés de Bagdad et de Bassora, ainsi que de Van et Erzurum en Anatolie orientale. Mais le contentieux entre les deux puissances moyen-orientales ne prendra fin qu’en 1639, avec un traité (effectif jusqu’à 1918) fixant leur frontière sur les monts Zagros : la Mésopotamie échoit aux Turcs, l’Arménie et l’Azerbaïdjan aux Perses.

Sur le front européen, la puissance ottomane est freinée par la Sainte Ligue constituée, autour du Pape, par l’Espagne et Venise : d’abord sur mer (défaite navale de Lépante, au large de la Grèce, en 1571), puis sur terre, avec l’échec du siège de Vienne en 1688. C’est le début du reflux Ottoman en Europe. Au traité de Karlowitz (1699), les Turcs doivent renoncer à un certain nombre de leurs possessions, notamment la Hongrie, la Transylvanie, la Croatie. Après de nouveaux affrontements, aux issues variables, un traité est signé en 1739 à Belgrade : les Ottomans conservent la Morée (Péloponnèse grec), la Serbie et une partie de la Valachie. Moins de soixante ans plus tard, des hostilités débutent avec l’Empire russe : les Ottomans vont y perdre successivement leur suzeraineté sur la Crimée et sur la Bessarabie. Au nom de la protection des orthodoxes, Moscou soutient également les velléités d’indépendance des régions ottomanes à majorité chrétienne : tour à tour la Grèce, la Serbie, la Moldavie et la Valachie (réunies en Roumanie), le Monténégro, la Bulgarie, la Bosnie-Herzégovine, Chypre s’émancipent de Constantinople, sous des statuts divers. A la fin du XIXe, la domination ottomane sur l’Europe ne se résume plus qu’à la Roumélie, c’est-à-dire aux régions plus ou moins islamisées des Balkans (Thrace, Macédoine, Albanie).

[1] A son apogée, l’Empire ottoman couvre 18 millions de km².

Crédit : tansu sayiner / Unsplash

Des jeunes Turcs à Mustafa Kemal, la fin des Ottomans

L’influence croissante de la Russie sur la scène balkanique conduit les autres puissances européennes à s’intéresser à elle (comme en témoigne la guerre de Crimée 1854-1856). Dans le même temps, elles ménagent la « Sublime Porte », l’un des noms que les chancelleries continentales donnent à l’Empire ottoman (en référence à la porte d’honneur monumentale du grand vizirat de Constantinople), quand elles ne l’appellent pas « l’homme malade de l’Europe ». Conscient de son affaiblissement, le pouvoir s’efforce de réagir. La révolte grecque de 1821 ayant démontré l’incurie des Janissaires, Mehmet II les écrase dans le sang. A partir de 1839, le sultan engage des réformes administratives, en matière d’éducation, de fiscalité et de gouvernance des provinces et des millets (les communautés non musulmanes). Cette politique autoritaire de réorganisation (« Tanzimat ») est poursuivie par ses successeurs, en particulier Abdülhamid II, surnommé le « Sultan rouge » en raison de sa propension à massacrer les Bulgares, Arméniens et autres révoltés de l’Empire. Faisant du califat un élément clé de ses trente-trois ans de règne, il favorise également le développement agricole de l’Anatolie occidentale qui est devenue le cœur de l’Empire, mais aussi le refuge des populations musulmanes fuyant les nouveaux États indépendants des Balkans, ainsi que l’avancée des Russes en Crimée et dans le Caucase. Leur expansion est appuyée par les populations arméniennes de l’Empire Ottoman, qui réclament l’application des réformes imposées par les Européens au sultan (notamment en 1878 par le traité de Berlin). Ce dernier y répond, au milieu des années 1890, par des massacres qui font quelque 200 000 morts, en particulier dans les zones peuplées de Kurdes.

Dès les premières années du XXème siècle, le pouvoir vacillant du sultan est ouvertement contesté, cette fois par des fonctionnaires et des officiers turcs ayant fondé, à Salonique, un Comité Union et Progrès (CUP). Adeptes du pantouranisme et du panturquisme[1], ces « Jeunes Turcs » exigent la restauration de la Constitution suspendue en 1878, deux ans après sa promulgation. Leur influence ne cessant de s’étendre, le pouvoir doit leur concéder la création d’un Parlement et l’organisation d’une élection que le CUP remporte en 1912. Dès l’année suivante, il s’empare du pouvoir via un coup d’État, après la défaite de l’armée ottomane lors de la première Guerre balkanique. Dans la même décennie, la Crète se rattache à la Grèce, tandis que l’Italie s’empare de la Libye et des îles du Dodécanèse, au sud-ouest de la côte anatolienne.

C’est alors que survient la première Guerre mondiale, au cours de laquelle Constantinople s’allie aux puissances germaniques. Après une révolte arménienne à Van, et surtout après la déroute de l’armée d’Enver Pacha contre la Russie dans le Caucase, le triumvirat qui dirige les Jeunes Turcs abandonne sa politique de tolérance initiale vis-à-vis des Arméniens : considérant qu’ils sont complices des Russes, il décide de les « réinstaller » en Syrie et dans le nord de l’Irak. Entre avril et juillet 1915, entre 1,3 et 1,5 million d’Arméniens vont périr dans ces déplacements forcés et dans des massacres que la plupart des historiens qualifient de génocide (cf. Génocide arménien). La vision de la Turquie est en revanche celle de « massacres mutuels » entre Arméniens et Turcs, ayant fait beaucoup moins de morts. A ce bilan s’ajoutent le massacre et la déportation d’autres populations chrétiennes : environ 250 000 Assyro-Chaldéens et Syriaques entre décembre 1914 et juillet 1918 dans les régions de Van et de Mardin (en Anatolie) ainsi que d’Ouroumieh (près de Mossoul) et quelque 250 000 Grecs de la mer Noire entre 1916 et 1923[2].

A l’issue de la guerre, les Ottomans retrouvent le pouvoir et, début 1919, condamnent à mort les dirigeants des Jeunes Turcs ayant pris la fuite[3]. La Sublime Porte sort exsangue du conflit, ayant perdu l’ensemble de ses possessions moyen-orientales. Le traité signé à Sèvres, en 1920, entérine cette situation en les confiant aux Britanniques (Irak) ou aux Français (Grande Syrie) ; de son côté, la Grèce hérite de la quasi-totalité de la Thrace orientale (à l’exception de Constantinople et de ses environs), ainsi que de la région d’Izmir (l’ex-Smyrne) sur la côte occidentale turque ; des zones d’influence sont également attribuées, en Anatolie même, à Londres, Paris et Rome ; des territoires, courant jusqu’en Perse, sont réservés à la création éventuelle d’un État kurde ; quant aux détroits du Bosphore et des Dardanelles, ils doivent passer sous statut international.

Ce dépeçage de l’Empire provoque un nouveau sursaut nationaliste, conduit cette fois par Mustafa Kemal, le général chargé de la démobilisation en Anatolie orientale. Un nouveau massacre d’Arméniens ayant conduit les Alliés à investir Constantinople, le mouvement national se structure à partir d’Ankara, en 1920. C’est à partir de là qu’il mène la reconquête des territoires perdus, soit par la négociation (avec la Russie en Anatolie orientale, l’Italie au sud-ouest de l’Anatolie et la France en Cilicie, ainsi que le long de la frontière avec la Syrie), soit par la force vis-à-vis de la Grèce : à l’issue de la guerre qui les oppose, de 1919 à 1922, les Grecs sont contraints d’évacuer la région d’Izmir, puis la Thrace orientale. A la fin des hostilités, 1,3 millions de Grecs, dont les survivants du Pont, sont forcés de quitter la Turquie, tandis que quelque 500 000 Turcs et musulmans des Balkans font le trajet en sens inverse. Sur le plan intérieur, Kemal dissout le sultanat Ottoman en novembre 1922 et instaure la République en octobre suivant (cf. Turquie).

[1] Né à la fin du XIXème siècle en Hongrie, le touranisme ou pantouranisme prône l’union des peuples de langues altaïques et finno-ougriennes au sein d’une entité commune dénommée Touran. Au début du XXème, il se recentre en Turquie sur le regroupement des populations de langue turcique (panturquisme).

[2] Certains historiens évoquent 500 000 à 750 000 morts parmi les Assyriens-Syriaques (70 % de la communauté de l’époque en Turquie) et environ 350 000 parmi les Grecs pontiques.

[3] Deux des plus importants seront assassinés par des activistes arméniens à Berlin (1921) et Tbilissi (1922).

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