ASIE, Indochine

Thaïlande

L’ancien Siam évolue entre monarchie constitutionnelle et absolue, entre putschs militaires et alternances démocratiques.

513 120 km²

Monarchie constitutionnelle

Capitale : Bangkok (Krung Thep Maha Nakhon[1])

Monnaie : le baht

69 millions de Thaïlandais

[1] Encore plus long, le nom officiel de la capitale signifie « La ville des anges, grande ville, résidence du Bouddha d’émeraude, ville imprenable du Dieu Indra, grande capitale du monde ciselée de neuf pierres précieuses, ville heureuse, riche dans l’énorme Palais royal pareil à la demeure céleste, règne du dieu réincarné, ville offerte à Indra et construite par Vishnukarn ».

Placée au centre de la péninsule indochinoise, la Thaïlande s’étend sur environ 805 km d’est en ouest et 1 770 km du nord au sud : situées au sud de l’isthme de Kra, les provinces les plus méridionales font géographiquement partie de la péninsule malaise (cf. infra).

Le pays partage des frontières terrestres avec quatre pays : la Birmanie à l’ouest (1 800 km), le Laos au nord-est (1 750 km), le Cambodge au sud-est (800 km) et la Malaisie au sud (500 km). Il compte 3 200 km de côtes, sur le golfe de Thaïlande à l’est et la mer d’Andaman à l’ouest.

Un peu plus de la moitié de la Thaïlande est occupée par les riches bassins agricoles du plus grand fleuve thaïlandais (la Chao Phraya ou Menam) et de la plaine centrale. La capitale est située dans le delta que le fleuve forme en se jetant dans le golfe de Thaïlande. L’autre petite moitié du territoire est constituée par les 71 000 km² du sud péninsulaire et par les 185 000 km² du plateau de Khorat bordant le Mékong au nord-est (Isan). Les plaines centrales et le bas plateau Isan, qui concentrent la majorité de la population et la plus grande partie des terres agricoles du pays, sont encadrés par des chaînes montagneuses : la plus élevée, frontalière de la Birmanie, culmine à près de 3 000 mètres. La région péninsulaire du sud est traversée par une chaîne d’altitude moyenne (moins de 1 800 m) bordée d’étroites plaines côtières.

La Thaïlande bénéficie d’un climat globalement tropical, avec saisons sèche et humide. Le nord connait une saison plus froide.

Le groupe thaï représente 80 % de la population : des Siamois au centre et dans une partie de la péninsule (38 %), des Isan ou Lao au nord-est (32 %)[1] et des Muangs ou Yuan dans l’ancien royaume septentrional de Lan-Na (10 %). S’y ajoutent environ 14 % de Sino-thaïs. Les autres populations sont d’origine austronésienne (3 %), présentes principalement au sud comme les Malais ou les Moken, ou austro-asiatiques (un peu plus de 2 %) comme les Khmers à la frontière du Cambodge, les Môns au centre, les Kui et les Lawa au nord-est. Reste environ 1 % de Tibéto-birmans (Karen à la frontière de la Birmanie, Akha, Lahu et Lisu au nord), de montagnards Hmong (groupe Miao yao) au nord et de Semang (aborigènes « Negritos ») au sud.

95 % des Thaïlandais sont adeptes du bouddhisme théravada (cf. L’Inde creuset de religions). Un peu moins de 5 % sont musulmans, principalement les Malais (cf. infra La question musulmane).

[1] Les Lao sont plus nombreux en Thaïlande qu’au Laos même.

SOMMAIRE

Crédit : Qimono / Pixabay

Le redécoupage territorial du Siam

Ayant repoussé les Birmans et récupéré son indépendance dans le dernier quart du XVIIIème, le royaume de Siam s’étend, dans la première moitié du siècle suivant, au détriment du Cambodge et des Laotiens (cf. Indochine avant les indépendances), prenant à ce dernier le plateau de Khorat en 1827. Arrivée au pouvoir en 1782, la dynastie Chakri fonde la même année une nouvelle capitale en aval de la Chao Phraya : Bangkok. Sous l’influence du roi Mongkut, ancien moine bouddhiste, le royaume s’ouvre aux influences étrangères au milieu des années 1850 : pratiquant une diplomatie adaptative, dite « du bambou », il signe des traités avec le Royaume-Uni, puis les États-Unis et la France, afin de moderniser les infrastructures du pays. Son fils va plus loin en confiant à des experts étrangers le soin de réorganiser l’administration[1] et en engageant plusieurs réformes sociales, telles que l’abolition de l’esclavage. Institutionnellement, la monarchie conserve en revanche son caractère absolutiste.

Malgré les traités signés, le pays voit son indépendance menacée à la fin du XIXème siècle. De par sa position centrale en Indochine, il est en effet coincé entre les ambitions des Britanniques (qui ont achevé de conquérir la Birmanie et s’implantent en Malaisie) à l’ouest et au sud et celles des Français à l’est : des années 1860 aux années 1880, la France a en effet imposé son protectorat au Cambodge, au Viet Nam et enfin au Laos ; le Siam s’y opposant, des troupes françaises occupent la rive gauche du Mékong, en 1893, afin d’obliger Bangkok à reconnaître la domination de Paris sur les principautés laotiennes. Trois plus tard, la Grande-Bretagne et la France s’accordent pour signer un accord de neutralisation du bassin du Ménam, avant de procéder à quelques redécoupages administratifs au début du XXème. Des terres situées sur la rive droite du Mékong sont attribuées au Laos (1902-1904) et d’autres attribuées ou rétrocédées au Cambodge : des territoires du nord (en 1904), puis les provinces de Battambang et Siem Reap (en 1907). En 1909, le Siam cède également ses droits aux Britanniques sur quatre États de la péninsule malaise (Perlis, Kedah, Kelantan et Terengganu) ; en revanche, il conserve sa souveraineté sur les provinces actuelles de Pattani, Narathiwat, Yala, Songkhla et Satun (constituée à partir d’une portion de l’Etat de Kedah).

Au prix de ces concessions territoriales, le Siam parvient à conserver son indépendance, alors que tous ses voisins sont sous tutelle anglaise ou française. Libéré de contraintes diplomatiques, le roi Rama V lance la modernisation de son pays, réorganisant l’administration, faisant construire un réseau de chemins de fer et creuser un canal entre Bangkok et Ayuthya (l’ancienne capitale historique), encourageant la création de banques et d’industries. Faute d’une main-d’œuvre suffisamment qualifiée, il fait appel à des formateurs anglais, ainsi qu’à des immigrés chinois qui prospèrent comme marchands, planteurs, industriels… Symbole de son développement : le pays fait son entrée à la Société des nations, au lendemain de la première Guerre mondiale, en récompense de sa déclaration de guerre à l’Allemagne en 1917.

[1] A cette occasion, le Siam absorbe définitivement, en 1892, l’État septentrional de Lamphun (l’ancienne capitale du Haripunchai môn) qui était devenu son vassal, après s’être libéré de la tutelle birmane au XVIIIème siècle.


Les militaires au pouvoir

Le royaume n’est pas épargné par la crise économique mondiale qui sévit dans les années 1930. Le gouvernement tente d’y répondre, en réduisant fortement les traitements de la fonction publique et les dépenses militaires. Se sentant menacés, des galonnés et des fonctionnaires en tirent les conclusions et s’emparent du pouvoir en juin 1932, sans effusion de sang. Alliant civils et militaires, le nouveau gouvernement prend toutefois un tour de plus en plus autoritaire, sous l’impulsion des chefs de l’armée, fervents admirateurs du régime japonais. Signe de cette évolution nationaliste, le pays change de nom et prend celui de Thaïlande (Prateth Thaï ou « pays des Thaïs ») en 1939. L’objectif est de gommer les différences entre les divers parlers thaïs pratiqués dans le pays. Au début du XXème siècle en effet, à peine un quart de la population parle le siamois ; dans l’ancien royaume septentrional de Lan Na domine le thaï du nord et le pak tai au sud, en direction de la péninsule malaise ; enfin, les plateaux de l’est, de part et d’autre du Mékong, sont le domaine d’un ensemble de dialectes qualifiés de « isan » en Thaïlande (et de « lao » au Laos).

Sous la direction de Phibun Songkhram, un colonel devenu Premier ministre en 1938, la Thaïlande réclame à la France les territoires perdus au début du siècle ; après quelques affrontements armés à la frontière du Cambodge, elle les récupère en 1941, avec l’appui du Japon. En mars 1942, le régime de Bangkok s’aligne clairement sur les Nippons et déclare la guerre aux Américains et aux Britanniques, ce qui lui permet de remettre la main sur les États malais cédés trente-trois ans plus tôt et même de conquérir l’est du pays chan, en Birmanie[1]. Une partie des civils ayant participé au coup d’État a cependant gardé des contacts avec les Alliés et c’est l’un d’eux, le juriste Pridi Phanamyong, qui devient chef du gouvernement, quand Phibun doit démissionner en juillet 1944, victime de la défaite des Japonais.

[1] La Thaïlande devra restituer l’ensemble de ces territoires en 1946, après la défaite de son allié japonais.

Chiang Mai. Crédit : icon0.com

Des parenthèses démocratiques

L’armée ayant été disqualifiée par sa collaboration avec l’occupant nippon, les premières élections libres jamais organisées dans le pays se tiennent en janvier 1946 : elles voient la victoire de la gauche de Pridi sur les partis du centre et de droite. En mai suivant, une nouvelle Constitution, démocratique, est adoptée, mais la mort brutale du roi, dès le mois suivant, change la donne : accusé de régicide, Pridi est contraint à l’exil par les militaires. En novembre 1947, les partisans de Phibun renversent le gouvernement, avant que leur chef ne reprenne directement le pouvoir en avril 1948, à la faveur d’un coup d’État. Il en est toutefois écarté, en 1957, par le chef de l’armée de terre, le général Sarit, qui instaure la loi martiale, abolit la Constitution, dissout le Parlement et poursuit l’opposition. Hostile à toute velléité séparatiste, le pouvoir fait éliminer des politiciens militant pour l’égalité des populations de l’Isan, une région longtemps sous influence laotienne.

Déjà engagé aux côtés des États-Unis lors de la guerre de Corée, le régime renforce ses liens avec les Américains, heureux de pouvoir compter un allié sûr dans une Indochine en proie au développement des insurrections communistes. Dans le cadre du partenariat stratégique signé en 1962, Washington déploie plus de 30 000 soldats en Thaïlande, dont le territoire est utilisé pour bombarder le nord-Vietnam et le Laos. En réaction, Chinois et nord-Vietnamiens appuient, à partir de 1965, la guérilla lancée quelques années plus tôt par le Parti communiste thaïlandais : passé dans la clandestinité après son interdiction en 1952, le PCT (fondé dix ans plus tôt par des Sino-thaïs) va se montrer particulièrement actif auprès des minorités ethniques du nord et du nord-est du royaume, en particulier dans l’Isan, mais aussi le long des frontières méridionales avec la Birmanie et la Malaisie, en liaison avec ses homologues locaux (PCB et PCM).

Sur le plan intérieur, la suppression de toute vie politique contribue à renforcer le poids de la monarchie dont le représentant Bhumibol (« force de la terre »), couronné sous le nom de Rama IX en 1950, plaide en faveur du retour à un régime parlementaire. En juin 1968, une nouvelle Constitution instaure une monarchie constitutionnelle et, en février suivant, les partis de nouveau autorisés concourent aux élections législatives. Leurs résultats sont partagés : le pouvoir s’impose dans les campagnes, l’opposition à Bangkok. Mais cette expérience démocratique ne dure pas : en novembre 1971, le Premier ministre et les commandants en chef des trois armes et de la police conduisent un coup d’État. Ce nouveau coup de force accroit l’agitation étudiante, dirigée à l’origine contre la présence de troupes américaines dans le pays et contre la corruption. Fondé à la fin de l’année 1969, le Centre national des étudiants thaïlandais (NSCT) réclame finalement le départ des militaires et l’adoption d’une nouvelle Constitution. En octobre 1973, malgré son interdiction pour subversion communiste, le mouvement réunit 100 000 personnes dans les rues de Bangkok.

Pour mettre fin aux affrontements meurtriers avec la police (entre soixante-dix et trois cents morts selon les sources), Bhumibol intervient et contraint le Premier ministre militaire Thanom Kittikhachon, en poste depuis près de dix ans, à prendre le chemin de l’exil. Le pouvoir est confié à un universitaire, chargé de préparer des élections, dans un contexte de forte agitation sociale : émeutes dans le quartier chinois de Bangkok, mouvements étudiants, manifestations paysannes, grèves ouvrières. Une nouvelle Constitution est promulguée en octobre 1974 et des législatives se tiennent en janvier suivant, sans désigner de vainqueur clair : élu à la tête d’une très large coalition, dans laquelle son propre parti ne joue qu’un rôle mineur, le nouveau Premier ministre est lâché par ses partenaires conservateurs un an plus tard. De nouvelles élections sont convoquées en avril 1976.


L’heure de la répression

Marquée par plusieurs assassinats, la campagne électorale est si violente qu’à peine 40 % des inscrits (et même moins dans la capitale) se déplacent pour voter. Dirigé par le Parti démocrate, le gouvernement ne parvient pas à résoudre la crise, de sorte que les partisans de Kittikachon en viennent à envisager son retour. Cette perspective déclenche la colère d’étudiants et d’ouvriers dont la manifestation à l’université Thammasat, en octobre 1976, est violemment réprimée par les parachutistes de la police des frontières et la milice des « Buffles rouges sauvages ». Cette répression (une centaine de morts) va précipiter plusieurs milliers de jeunes Thaïs dans les rangs d’une guérilla communiste qui est alors à son apogée : alignant quelque 10 000 combattants, elle est présente dans plus de la moitié des provinces et se rapproche de Bangkok.

L’instabilité est telle que le roi laisse le ministre de la Défense s’emparer du pouvoir. Un magistrat de la Cour suprême est nommé à la tête du gouvernement, devenant ainsi le vingtième Premier ministre depuis l’abolition de la monarchie absolue. Son passage est aussi éphémère que celui de la plupart de ses prédécesseurs, puisqu’il est remplacé en octobre 1977 par le chef suprême des forces armées, un an après le départ des derniers soldats américains. Le nouveau chef du gouvernement opère un rapprochement diplomatique avec le Laos et avec le Vietnam, en dépit de l’intervention d’Hanoï au Cambodge en 1979. Il laisse cependant les opposants armés de ses deux voisins (Hmong laotiens, Khmers rouges et autres factions cambodgiennes) opérer depuis son territoire, devenu le refuge ou le lieu de transit des centaines de milliers de réfugiés fuyant les régimes communistes d’Indochine. Localement, en revanche, la guérilla communiste est en pleine déliquescence : victime de la sécession de sa faction pro-vietnamienne, le PCT fait aussi les frais du rapprochement opéré par son parrain chinois avec Bangkok ; les redditions vont se succéder par milliers au long des années 1980.

En mars 1980, un nouveau général, Prem Tinsulanonda, est nommé à la tête du gouvernement où il restera huit ans, malgré deux tentatives de putsch en 1981 et en 1985. Les factions les plus extrémistes de l’armée s’opposent en effet à sa politique d’industrialisation, ainsi qu’à une éventuelle réduction du rôle des militaires dans les institutions. Sur le plan international, les relations restent difficiles avec le Laos : entre décembre 1987 et février 1988, près de mille personnes sont tuées dans la « guerre des collines » opposant militaires laotiens et thaïlandais pour le contrôle de 80 kilomètres carrés aux confins de la province contestée de Sayaboury[1] au nord-ouest.

A l’été 1988, les élections générales portent au pouvoir un nouveau général qui n’en est pas moins victime, à son tour, d’un coup d’État fomenté par le commandant suprême des forces armées et le chef de l’armée de terre en février 1991. La loi martiale est rétablie mais, faute d’un candidat faisant l’unanimité, le « Comité national pour la préservation de la paix » satisfait en partie les revendications de la population en nommant un civil comme Premier ministre. Marqué par un achat massif de voix dans les campagnes, le scrutin de mars 1992 voit le succès des partis proches de l’armée : c’est même le chef, civil, du très officiel Parti des militaires qui est pressenti pour diriger le gouvernement, mais sa mise en cause dans un trafic d’héroïne[2] conduit finalement à la nomination du chef des forces terrestres. La violente contestation de ce choix par les classes moyennes, sévèrement réprimée par l’armée en mai, conduit le roi à intervenir une nouvelle fois : il nomme un ancien diplomate comme Premier ministre.

[1] La province était restée thaïlandaise, jusqu’à sa restitution au Laos en 1946.

[2] En octobre 2011, l’assassinat par des trafiquants de drogue d’une douzaine de marins chinois, sur le Mékong, rappelle les accointances de certaines autorités locales thaïlandaises, y compris militaires, avec le narcotrafic du « triangle d’or » (cf. Birmanie).

Parc historique d’Ayutthaya. Crédit : icon0.com

L’avènement des businessmen

Les élections qui suivent, et l’adoption d’une nouvelle Constitution démocratique en 1995, n’y changent rien : si le pouvoir reste aux civils, il se caractérise surtout par la fragilité des coalitions gouvernementales qui l’exercent. En revanche, la présence croissante d’hommes d’affaires dans les allées gouvernementales favorise la mise sur le côté de la rhétorique purement nationaliste des militaires, au profit d’une logique de développement économique. Profitant de sa position centrale dans la région (illustrée par la fondation de l’ASEAN[1] en 1967 à Bangkok), la Thaïlande multiplie les initiatives en matière de coopération, en particulier entre les bassins de la Chao Phraya, du Mékong et de l’Irrawady birman, mais aussi avec la Malaisie et l’Indonésie.

Mais l’ouverture économique n’est pas sans risque. En 1997, la crainte d’un krach financier provoque la chute du gouvernement, de nouveau dirigé par un militaire, et son remplacement par le chef du Parti démocrate. La seizième version de la Constitution, promulguée en octobre 1997, se traduit par de nouvelles réformes telles que l’instauration d’une commission électorale et d’un tribunal constitutionnel, l’introduction de motions de censure, l’élection des sénateurs au suffrage universel direct…. C’est un nouveau venu qui en tire profit, Thaksin Shinawatra, un milliardaire sino-thaï ayant fortune dans les télécommunications : son parti Thai Rak Thai (TRT[2]) arrive en tête aux législatives de 2001, succès d’autant plus notable que 70 % des électeurs sont allés voter. Originaire de Chiang Mai, au nord, le nouveau Premier ministre lance une politique de nature populiste qui lui vaut le soutien des milieux modestes et des ruraux, mais lui aliène les élites et la classe moyenne :  moratoire sur les dettes des agriculteurs les plus pauvres, généralisation de la couverture maladie pour tous, subventions aux villages et aux PME… Bien que contesté, y compris dans l’entourage royal, Thaksin devient le premier chef de gouvernement à finir son mandat, malgré une série de drames : épidémies en 2003 et 2004, instauration de la loi martiale contre les islamistes radicaux, tsunami de décembre 2004. Mieux : il est réélu en février 2005.

Pourtant, la contestation monte, notamment pour non tenue des promesses électorales. Pour y mettre un terme, Thaksin décide de retourner devant les électeurs et dissout le Parlement en février 2006. L’opposition ayant appelé à boycotter le scrutin, celui-ci est invalidé par la Cour constitutionnelle et de nouvelles élections convoquées pour octobre. Elles n’auront jamais lieu : un mois avant, une junte militaire prend le pouvoir, avec la bienveillante neutralité du roi. C’est d’ailleurs un général de réserve, proche du palais, qui est nommé chef de l’exécutif. La loi martiale ayant été instaurée, une énième Constitution est rédigée et adoptée en août 2007, avant la tenue d’élections en décembre. Thaksin prend sa revanche : le scrutin est largement remporté par son nouveau Parti du pouvoir du peuple (PPP, successeur du TRT dissous) et le poste de Premier ministre échoit à un de ses fidèles.

[1] ASEAN : Association des nations du Sud-Est asiatique.

[2] TRT : les Thaïs qui aiment les Thaïs.


Chemises jaunes contre chemises rouges

Mais les partisans les plus acharnés de l’ordre établi excluent que Thaksin – exilé pour échapper à des accusations de malversation – puisse effectuer le moindre retour. C’est le cas de l’Alliance populaire pour la démocratie (PAD), une formation ultranationaliste qui alimente aussi le regain de tension armée avec le Cambodge au sujet de la possession du temple de Preah Vihear (cf. Encadré dans Cambodge). Vêtus de jaune – la couleur royale – les opposants au retour de Thaksin multiplient les actions, dont le blocage des aéroports de la capitale, à la fin de l’année 2008. Le PPP ayant été à son tour dissous, les rênes du pouvoir sont confiées, en décembre, au chef du Parti démocrate. Du coup, à partir d’avril 2009, ce sont les partisans de l’ancien Premier ministre, vêtus de rouge, qui occupent le cœur de Bangkok, pour obtenir de nouvelles élections. Après l’érection de barricades dans le quartier d’affaires de Bangkok, la fermeture des commerces et le blocage de la circulation, l’état d’urgence est proclamé dans la capitale en avril 2010. Finalement, après des affrontements avec les forces de l’ordre ayant fait plus de quatre-vingt-dix morts, les « chemises rouges » doivent renoncer à leur mouvement au mois de mai. L’impasse demeurant totale, le roi dissout le Parlement un an plus tard, pour un résultat identique au précédent : les élections de juillet 2011 sont largement remportées par le Pheu Thai (Parti pour les Thaïs) de Yingluck Shinawatra, la sœur cadette de Thaksin, une femme d’affaires novice en politique. Les vaincus essaient de faire interdire le parti victorieux, mais sans succès. Yingluck est donc nommée à la tête du gouvernement.

Politiquement, le pays s’est fractionné en deux, selon une ligne de partage qui reflète l’histoire de son unification : le Parti démocrate et les « chemises jaunes » représentent majoritairement les élites sino-thaïlandaises, les milieux d’affaires, les classes moyennes urbaines, les paysans riches du sud et du centre, l’armée et même le palais royal ; de leur côté, les « chemises rouges » sont majoritairement issues des zones rurales pauvres du nord (l’ancien Lan Na, autour de Chiang Mai) et de la vingtaine de provinces de l’Isan, où le bouddhisme peut se mêler à des pratiques animistes. C’est d’ailleurs en leur faisant d’immenses promesses, comme d’éliminer la pauvreté en quatre ans, que le Pheu Tai a massivement rallié les suffrages ruraux[1]. Ainsi l’Isan, qui compte un tiers de la population thaïlandaise, ne reçoit que 6 % du budget national contre 70 % au grand Bangkok.

[1] Les agriculteurs et leurs familles représentent près de la moitié de la population thaïlandaise.

Bangkok. Crédit : Photolaz’s Images

Douzième coup d’État et vingtième Constitution

En novembre 2013, la perspective d’un retour du premier ministre déchu, à la faveur d’une loi d’amnistie, remet le feu aux poudres : les « chemises jaunes » réunissent jusqu’à 400 000 personnes dans les rues de Bangkok et occupent des ministères ainsi que la télévision.  Refusant de tomber dans une répression sanglante, alors que des heurts avec les « chemises rouges » commencent à faire des morts, la Première ministre propose d’organiser de nouvelles élections, mais les Jaunes refusent et réclament le remplacement du Parlement par un « Conseil du peuple » élu par les corporations. En janvier 2014, ils commencent un blocage de la capitale. Yingluck ayant dissout le Parlement, des législatives anticipées sont organisées en février 2014, mais le blocage de 10 % des bureaux de vote par les opposants empêche quelque dix millions d’électeurs de s’exprimer. Finalement, les résultats du scrutin sont invalidés par la Cour constitutionnelle qui destitue ensuite la cheffe du gouvernement, pour abus de pouvoir lors de nominations[1].

Dès le mois de mai, le chef d’État-major instaure la loi martiale et suspend la Constitution : c’est le douzième coup d’État réussi depuis 1932. Chef du Conseil national pour la paix et l’ordre, Prayuth Chan-ocha est officiellement intronisé lors d’une cérémonie surréaliste : le général ne s’agenouille que devant un portrait du souverain puisque, à ce moment là, le se repose dans un de ses palais. En août 2016, une nouvelle Constitution – la vingtième depuis 1932 – est adoptée par 60 % des votants (58 % de participation). Elle renforce considérablement les pouvoirs de la junte : le mode de scrutin est modifié (pour privilégier les coalitions plutôt que les grands partis) et tous les sénateurs (et plus seulement la moitié) seront nommés par le pouvoir, avec le droit d’élire, en compagnie des députés, un premier ministre non élu. Une nouvelle fois, le pays s’est divisé : le « non » a rallié la majorité des suffrages du nord et du nord-est, ainsi que de l’extrême-sud musulman, tandis que le « oui » l’emportait largement à Bangkok et dans les six provinces du sud thaïs et bouddhistes. Ces dernières sont frappées par l’incendie criminel de centres commerciaux, ainsi que par l’explosion d’une dizaine de bombes, dont deux contre des stations balnéaires réputées (quatre morts) : sans lien avec l’insurrection malaise, ces événements surviennent quelques jours après le scrutin, alors que démarrait un long week-end de célébration de  l’anniversaire de la reine.

[1] Menacée d’une lourde peine de prison, pour « négligence » dans la gestion d’un programme d’aide aux agriculteurs, la sœur de Thaksin s’enfuit à son tour du pays en août 2017.


Le retour de l’absolutisme royal ?

Le décès de Bhumibol en octobre 2016 – après soixante-dix ans de règne – ouvre une période de retour, au moins partiel, à la monarchie absolue. Couronné en mai 2019 sous le nom de Rama X, le fils du souverain disparu exige en effet que soient amendés plusieurs articles de la nouvelle Constitution : il récuse notamment le fait de devoir céder sa place à un régent lorsqu’il est absent du pays, ce qui est fréquent puisqu’il réside la plupart du temps en Allemagne ; refusant que la Cour constitutionnelle soit l’arbitre ultime en cas de crise majeure, il rejette aussi l’idée que toute proclamation royale soit contresignée par un ministre ou par le président du Parlement. En janvier 2019, il désavoue sa sœur, qui envisageait de se présenter aux élections sous l’étiquette du Pheu Tai, et enjoint à ses compatriotes de voter « pour les bonnes personnes », en l’occurrence pour le chef de la junte et son nouveau Parti du pouvoir de l’État du peuple (Palang Pracharat).

La formation gouvernementale arrive finalement en tête aux législatives de mars, mais avec seulement 23 % des suffrages. Elle est même devancée par le PT en nombre d’élus. Le Premier ministre sortant n’en est pas moins réinvesti, grâce au vote des sénateurs choisis par le régime. Le scrutin a également vu émerger un nouveau parti d’opposition, très critique vis-à-vis du pouvoir des militaires ; fondé par un jeune héritier, l’Anakot Maï (ou Future forward, Parti du Nouvel avenir) est dissous dès février 2020, pour appels séditieux et infraction au financement électoral, et ses dirigeants interdits de toute activité politique pour dix ans. L’affaire alimente le ressentiment d’une partie de la population. En septembre 2020, des dizaines de milliers de jeunes manifestent contre le régime et contre le pouvoir de plus en plus absolu du roi, qui a notamment remis au goût du jour l’article 112 du Code pénal punissant le crime de « lèse-majesté » : c’est à ce titre qu’une fonctionnaire est condamnée, en janvier 2021, à quarante-trois ans de prison, après avoir partagé sur internet un clip jugé diffamatoire vis-à-vis de la famille royale. Le train de vie du nouveau monarque est particulièrement visé, notamment après qu’il a décidé, en juin 2018, de prendre le contrôle des avoirs de la couronne, jusqu’alors gérés par le ministère des finances. Considéré comme le roi le plus riche du monde, Rama X possèderait une fortune estimée à une trentaine de milliards de dollars, dans un pays qui, selon le Crédit suisse, est devenu le plus inégalitaire du monde, devant la Russie et la Turquie : en 2018, 1 % de la population y détenait près de 67 % des richesses nationales.

Sur le plan diplomatique, la Thaïlande cherche à rééquilibrer ses relations avec les grandes puissances et a été parmi les premiers pays à acheter du matériel militaire chinois, à la suite d’un accord signé en 2017. En revanche, l’achat de sous-marins à Pékin a été abandonné, le montant de la commande ayant soulevé une forte opposition politique.

Celle-ci inflige une lourde défaite aux partis proches de l’armée, à l’occasion des élections législatives de mai 2023. Scission du Palang Pracharat, le parti de la Nation thaïlandaise unie (UTN) de Chan-ocha n’arrive qu’en cinquième position. Il est devancé par son ancienne formation, dirigée par le vice-Premier ministre, par le Parti de la fierté thaï du ministre de la Santé et par les deux principales formations de la démocratie civile : le Pheu Thai – conduit par une fille de Thaksin – et surtout Move Forward (Phak Kao Klai en siamois). Rejoint par les membres de Nouvel avenir, après la dissolution de leur formation, ce parti social-démocrate – arborant la couleur orange – arrive en tête du scrutin, après avoir fait le plein de voix dans les villes, sur un programme qui prévoit de remettre en cause les privilèges des militaires et de limiter le champ d’application du crime de lèse-majesté. Son leader, le quadragénaire Pita Limjaroenrat, réussit à réunir la majorité absolue des 500 députés, en ralliant les « rouges » du PT et cinq petits partis, mais il n’obtient pas assez de voix parmi les 250 sénateurs nommés par l’armée. En juillet, sa candidature à la tête du gouvernement est rejetée par le Parlement, qui l’accuse d’avoir « voulu renverser la monarchie« , au prétexte qu’il voulait revoir la loi sur le crime de lèse-majesté. Son élection comme député est même (temporairement) invalidée, au motif qu’il n’avait pas déclaré les parts détenues dans une télévision… n’émettant plus depuis des années.

Revenant sur son engagement de ne pas tracter avec les militaires, le Pheu Thai s’allie à une dizaine de partis conservateurs favorables à l’armée. Ceci permet à un de ses membres, le magnat de l’immobilier Srettha Thavisin, d’être nommé Premier ministre. Dans le même temps, Thaksin rentre d’exil, en espérant que la junte commue les huit années de prison prononcées contre lui (il bénéficiera d’une liberté conditionnelle en février). En janvier 2024, une peine sans précédent est prononcée pour crime de lèse-majesté : un trentenaire est condamné à cinquante ans de prison, pour l’exemple. Le même mois, la Cour constitutionnelle ordonne à l’opposition de renoncer à toute réforme de la loi sur ce sujet, sous peine de voir un tel projet assimilé à une tentative de renversement de la monarchie. En mai, une activiste poursuivie pour crime de lèse-majesté décède en prison, des suites de la grève de la faim qu’elle avait entamée.

                  LA QUESTION MUSULMANE

Comptant pour à peine plus de 2 % de la population thaïlandaise, les Malais en représentent 80 % dans les provinces méridionales de Pattani, Yala, Narathiwat et Satun. Couvrant un peu moins de 11 000 km², elles sont pour l’essentiel les héritières de l’ancien sultanat musulman de Patani (un seul « t » en malais) annexé en 1771 par le Siam et officiellement rattaché à lui en 1909. 
Les tentatives de « siamisation » de la région (fermeture des écoles coraniques, enseignement obligatoire du thaï) génèrent des troubles qui vont prendre un caractère insurrectionnel après la seconde guerre mondiale, dans les quatre provinces n’ayant pas réussi à obtenir leur rattachement à la Fédération de Malaisie britannique. Les affrontements font plusieurs centaines de victimes et des milliers de réfugiés chez le voisin malais. 
Une nouvelle phase de guérilla reprend dans la seconde moitié des années 1970, menée par des factions mal coordonnées mais qui, pour certaines d’entre elles, bénéficient du soutien financier, voire militaire, de pays musulmans. Les insurgés bénéficient aussi de la mansuétude de la Malaisie et de ses Etats du Kelantan (dirigé par un parti islamique) et de Kedah. Le mouvement le plus structuré est le BRN (Barisan Revolusi Nasional ) mais il n’échappe pas plus que les autres à une criminalisation croissante (extorsion de fonds, contrebande de pétrole, trafics de drogue et d’êtres humains). Dans les années 1980, une série d’amnisties et de mesures administratives (dont la promotion de Malais) ramène le calme, tandis que la Malaisie commence à arrêter et à renvoyer en Thaïlande des dirigeants rebelles réfugiés sur son sol. 
Mais la rébellion reprend en 2004, avec l’arrivée de Thaksin et l’instauration de la loi martiale dans les provinces méridionales. Certaines factions – liées au MILF philippin ou aux séparatistes indonésiens d’Aceh – affichent même une coloration islamiste. Déclarant le djihad aux bouddhistes, elles réclament de nouveaux droits (port du hijab pour les femmes dans les lieux publics, ouverture de mosquées, expansion des études islamiques dans les écoles publiques), en plus des revendications émises jusqu’alors : contrôle accru des autochtones sur les affaires locales, reconnaissance du jawi (dialecte local du malais) comme langue officielle et de la loi islamique dans les affaires de divorce et d’héritage. 
En 2009, le gouvernement démocrate fait un geste en donnant plus de pouvoirs au Centre de l’administration des provinces de la frontière sud (SBPAC), mais la mesure reste insuffisante. De 2004 à 2015, plus de 6 500 personnes ont perdu la vie dans les violences, les victimes étant d’ailleurs davantage musulmanes que bouddhistes : si les forces de l’ordre et les moines (parfois décapités) sont en effet pris pour cibles, d’autres actions prennent la forme d’attentats aveugles sur les marchés, de mitraillages de magasins et d’élimination « d’informateurs » supposés de la police. 
Sous l’égide de la Malaisie, des négociations s’ouvrent en mars 2013 entre le gouvernement et le BRN, mais elles sont rompues six mois plus tard, du fait des exigences des séparatistes (retrait des troupes thaïlandaises, amnistie de tous les combattants) et d’une série d’attaques meurtrières contre les forces gouvernementales qui prouve que les sexagénaires envoyés négocier à Kuala-Lumpur n’ont que peu d’emprise sur les cellules armées agissant sur le terrain. C’est pourtant avec un mouvement encore moins représentatif, le Mara Patani  (rassemblant quelques groupes séparatistes des années 1960), que le gouvernement poursuit des discussions. En mai 2014, les insurgés plus radicaux se rappellent au bon souvenir des autorités, en menant une trentaine d’attaques en une journée dans le sud de la Thaïlande, dont l'incendie d'un centre commercial, des fusillades et des attentats à la bombe qui, miraculeusement, ne font qu’un mort : une musulmane… En novembre 2019, une quinzaine de personnes trouvent la mort dans l’attaque d’un poste de patrouille tenu par des civils : bouddhistes comme musulmans se dotent en effet de plus en plus de milices d’autodéfense. Lassées des violences, les populations musulmanes se détournent de plus en plus des mouvements rebelles, tout en restant rétives au pouvoir central : en 2016, elles votent largement contre la nouvelle Constitution, alors qu’elles avaient accueilli favorablement celle de 2007.
En août 2015, la Thaïlande se retrouve aussi aux prises avec le terrorisme islamiste international : une bombe visant un sanctuaire hindou, très fréquenté par des touristes chinois ou d’origine chinoise, tue une vingtaine de personnes à Bangkok. Le suspect arrêté le mois d’après est un Chinois d’origine ouïghour, une ethnie musulmane dont la Thaïlande avait expulsé une centaine de membres vers la Chine, en juillet précédent.

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