652 090 km²
Emirat islamique
Capitale : Kaboul
Monnaie : l’afghani
33 millions d’Afghans (estimation 2017)
Le drapeau blanc islamique a remplacé le drapeau républicain tricolore.
Totalement enclavé – le port le plus proche est à plus de 1 000 km – l’Afghanistan partage 2430 km de frontière avec le Pakistan à l’est, un peu plus de 930 avec l’Iran à l’ouest, un peu plus de 2 000 avec des pays d’Asie centrale au nord (1 200 avec le Tadjikistan, 740 avec le Turkménistan et près de 140 avec l’Ouzbékistan), sans oublier une frontière de 76 km avec la Chine dans le Pamir.
La diversité ethnique et linguistique de l’Afghanistan témoigne de sa place au carrefour des mondes iranien, indien et turco-mongol d’Asie centrale, position qui lui a valu le qualificatif historique de « cimetière des Empires ». Le territoire afghan se structure autour de l’imposante barrière montagneuse de l’Hindou Kouch (la montagne « tueuse d’Indiens ») : prolongement occidental de la chaîne de l’Himalaya, elle fragmente le pays en régions ayant longtemps vécu isolées les unes des autres, ce qui explique la naissance tardive de l’Afghanistan en tant que pays à part entière. Au sud et au sud-ouest du massif s’étendent des steppes et des plateaux, traversés de fleuves tels que le Helmand, qui courent jusqu’au Séistan iranien et au Baloutchistan irano-pakistanais. A l’ouest, à la frontière de l’Iran, se situent l’oasis d’Hérat et ses environs, anciennes composantes de la province historique du Khorasan (« d’où vient le soleil »), territoire qui englobait l’est de l’Iran, une partie de l’Afghanistan et du Pakistan (jusqu’à la vallée de l’Indus), ainsi que le sud des actuels Turkménistan, Ouzbékistan et Tadjikistan. Au nord de l’Hindou-Kouch, les vallées fertiles de l’ancienne Bactriane (du nom de la cité principale d’alors, Bactres) sont ouvertes sur l’Asie centrale : la zone, dont la ville majeure est aujourd’hui Mazar-e Charif, est frontalière du Tadjikistan, dont elle est séparée par le fleuve Piandj qui se prolonge en Amou-Daria (l’Oxus de l’Antiquité). Au sud-est de l’Hindou Kouch se trouve le bassin de la rivière Kaboul, principal affluent de la rive droite de l’Indus, où est située la capitale afghane : c’est un carrefour majeur, puisqu’il ouvre à la fois sur l’ex-Bactriane (via différentes passes et depuis 1964 un tunnel), mais aussi sur Peshawar et la plaine pakistanaise de l’Indus, à travers les passes de Khyber. Le pays compte enfin quelques zones reculées au peuplement particulier : les montagnes centrales du Hazarajat (du nom des Hazaras, peuple chiite d’origine mongole), les montagnes voisines d’Herat peuplées de Aïmaq (des nomades proches des Tadjiks et censés descendre des armées de Tamerlan), le massif des Nouristanis au nord-est de Kaboul et la haute chaîne du Pamir[1], territoire de Tadjiks ismaéliens, à l’extrême nord-est.
Près de 80 % de la population est persanophone, l’ethnie la plus nombreuse étant celle des Pachtouns (un peu moins de 40 %). Régis par un code d’honneur[2], les clans (« qawm ») et tribus pachtouns sont rattachés à deux grandes Confédérations rivales[3] ou bien sont restés indépendants, comme ceux qui habitent les Monts Souleiman, situés de part et d’autre de la frontière pakistano-afghane. Sont également persanophones les Tadjiks (25 %, y compris les Farsiwan d’Herat et les Pamiris), les Hazaras (moins de 9 %), les Aïmaq 4 % et les Baloutches (un peu plus d’1 %). S’y ajoutent des turcophones Ouzbeks (9 %) et Turkmènes (5 %) et une trentaine d’autres ethnies telles que les Pashai et les Nouristani (2 %), les Brahoui (moins d’1 %)… Le pachtou et le dari (persan) sont les deux langues officielles.
Plus de 80 % des Afghans sont musulmans sunnites (de rite hanéfite) et un peu moins de 20 % chiites duodécimains ou ismaéliens (Hazaras, Tadjiks, Pamiris).
[1] Les montagnes du Pamir (qui culminent à près de 7 500 m au Tadjikistan) forment un « nœud » à la jonction des monts Tian-Shan (nord), de la cordillère du Kunlun (est), du Karakorum au sud et de l’Hindou Kouch au sud-ouest.
[2] Le pachtounwali cultive des valeurs telles que l’hospitalité, la séparation des sexes ou encore la vengeance.
[3] Essentiellement rurales, voire nomades, les tribus de la Confédération Ghilzai regroupent environ neuf millions de personnes en 2019 contre cinq millions à celles de la Confédération Durrani, qui constitue l’élite de la société afghane.
SOMMAIRE
- Le passage dans l’orbite soviétique
- Le djihad contre l’occupation soviétique
- Un djihad victorieux, mais sans issue politique
- L’émergence des talibans
- L’engagement massif des Américains
- Le difficile accouchement du régime Karzaï
- Un gouvernement corrompu et impuissant
- La tentation ultranationaliste de Karzaï
- Tripatouillage électoral et irruption de l’EI
- Des talibans renforcés
- A la recherche d’une paix tangible
- Le retour au pouvoir des talibans
- Le retour au fondamentalisme
- ENCADRE : un enjeu régional
- ENCADRE : Daech au Khorasan
- ENCADRE : l’argent de la drogue
Dès l’indépendance, Aman Allah engage son pays dans un ambitieux programme d’occidentalisation, en s’inspirant de l’exemple de la Turquie kémaliste ; pour contrecarrer les influences britannique et russe, il fait appel à des Allemands. Mais ces réformes, telles que l’émancipation des femmes et l’interdiction du costume traditionnel dans les rues de Kaboul, passent mal dans une partie de la population, très largement rurale et attachée aux structures claniques : en 1929, des révoltes de tribus contraignent le souverain à s’enfuir. Un chef de bande tadjik lui succède, mais il est renversé au bout de neuf mois par le général Nadir, commandant des troupes largement composées de Pathans, les Pachtouns de l’Empire des Indes. Le nouveau roi restaure l’autorité de l’Etat, mais meurt assassiné en 1933. Son successeur, Zaher, applique une politique conservatrice, y compris sur le plan extérieur : ainsi, l’Afghanistan ne cède pas aux sirènes allemandes durant la seconde Guerre mondiale, espérant que les Britanniques se montreront reconnaissants et lui rendront des territoires.
A la fin du conflit, alors que commence à se poser la question de la décolonisation des Indes, les dirigeants afghans caressent l’idée de réunifier, au sein d’un « Pachtounistan », les Pachtouns résidant de part et d’autre de la frontière. Mais cet espoir fait long feu : non seulement les hommes politiques indiens, hindous comme musulmans, s’y opposent, mais les Pathans eux-mêmes n’y sont pas favorables, après avoir obtenu du futur Pakistan la promesse qu’ils bénéficieraient d’une certaine autonomie au sein de leurs zones tribales ; ils sont par ailleurs nombreux dans les rangs de l’armée pakistanaise, qui exerce la réalité du pouvoir fédéral [1]. L’idée d’une réunification n’en continue pas moins à motiver une partie de la classe dirigeante afghane, à l’image du prince Daoud qui prend la tête du gouvernement en 1953. Ses démêlés avec le Pakistan, allié des Etats-Unis, le poussent à se rapprocher de l’Union soviétique, qui commence à former des officiers afghans. Mais l’activisme pachtoun du Premier ministre se heurte à l’hostilité des autres communautés afghanes qui obtiennent son départ en 1963.
[1] Un Pathan, le maréchal Ayub Khan, dirigera le Pakistan de 1958 à 1969.
Le passage dans l’orbite soviétique
En 1964, l’adoption d’une Constitution contribue à une légère libéralisation qui se traduit, notamment, par la création de nouvelles formations politiques telles que le Parti communiste. Diplomatiquement, l’Afghanistan essaie de se concilier les bonnes grâces des Soviétiques (qui construisent le tunnel de Salang) et des Américains (qui aménagent la liaison Kaboul-Kandahar-Hérat). La situation de la population ne change guère, comme l’illustre la famine qui fait 100 000 morts en 1971-72, dans l’indifférence du pouvoir, majoritairement confisqué par l’aristocratie pachtoun. En 1973, un coup d’Etat, soutenu par les communistes, destitue le roi. La République est instaurée en août, avec l’ex-Premier ministre Daoud comme Président. Très autoritaire, le nouveau régime essaie de prendre ses distances avec l’URSS, en se tournant vers les pays pétroliers du Moyen-Orient. Mal lui en prend : en avril 1978, Daoud est déposé et massacré avec toute sa famille lors d’un nouveau coup d’Etat militaro-communiste.
Cette « révolution du Saur [1] » conduit à la monopolisation du pouvoir par le seul Parti démocratique du peuple afghan, néanmoins divisé depuis sa naissance en deux tendances rivales, portant chacune le nom de leur journal : le Khalq (« peuple »), dirigé par un Ghilzai et très présent dans l’armée ainsi que dans l’enseignement, et le Parcham (« drapeau »), plus bourgeois et dirigé par le Durrani Babrak Karmal. Dès juillet 1978, la première tendance prend le dessus sur la seconde et instaure un régime d’une extrême brutalité : d’avril à octobre, 100 000 personnes sont assassinées dans les provinces rétives, ainsi que dans les rangs des mollahs et des notables régionaux. Le régime engage par ailleurs une réforme agraire qui se heurte au traditionalisme des campagnes, où dominent les logiques de clan. Dès le printemps 1979, une guérilla éclate dans le Nouristan et se répand de telle sorte que, quelques mois plus tard, le Khalq ne contrôle plus que les villes et les axes routiers, en dépit de l’armement que lui livre Moscou. Les Soviétiques en tirent les conséquences et déploient 85 000 hommes dans le pays en décembre 1979 (leur nombre dépassera ponctuellement les 100 000). Après avoir installé Karmal au pouvoir, ils s’efforcent de sécuriser les zones stratégiques et de neutraliser la guérilla, en détruisant systématiquement les villages.
[1] Le Saur ou taureau, nom du mois pendant lequel s’est produit le coup d’Etat.
Le djihad contre l’occupation soviétique
Face à l’occupant, les moudjahidines (combattants) de l’opposition sont divisés, conformément aux divisions mêmes de la société afghane : ainsi, les Pachtouns rejoignent le Harakat-e enqetab-e Islami (Mouvement de la révolution islamique), le Jebh-e-Nejat-e Melli (Front de libération nationale, d’origine soufie) de Sebghatoullah Modjadeddi, le Ittihad-e Islami (Alliance islamique) du wahhabite Abdul Rasul Sayyaf, le Hezb-e Islami (Parti islamique) de Gulbuddin Hekmatyar (H-i-G) ou sa scission dirigée par Younes Khalis (H-i-K); d’autres sont membres du Jamiat-e Islami (Société islamique) plus modéré et dominé par les Tadjiks ; quant aux Hazaras, ils défendent leur propre cause, à savoir un statut d’autonomie, principalement au sein du Wahdat, mais aussi du Harakat-e Islami. Les diverses factions essaient de se fédérer dans un « Front » unique – à l’exception des Hazaras qui n’ont même pas été conviés à y participer – mais en vain.
Armés par le Pakistan (soucieux de mettre fin aux prétentions du régime de Kaboul sur ses zones pachtounes), par l’Iran (pour les chiites) et par les Etats-Unis, les rebelles reçoivent aussi le soutien de l’Arabie saoudite : en 1979, ses services secrets mandatent le fils d’une influente famille d’origine yéménite, Oussama ben Laden, pour organiser le recrutement et la formation de volontaires arabes, prêts à mener le djihad contre les Soviétiques [1]. L’un de ses principaux relais est Jalaluddin Haqqani, qui l’accueille sur ses terres de Khost, frontalières du Pakistan. La guerre s’intensifie à un point tel que, à la fin des années 1980, plus de cinq millions d’Afghans ont dû se réfugier à l’étranger, essentiellement au Pakistan et en Iran. Un tournant intervient en 1986, quand la résistance se voit dotée de missiles anti-aériens performants fournis par les Etats-Unis, via ses relais régionaux arabes ou pakistanais, tandis que l’URSS s’engage sur la voie de réformes.
Des négociations finissent par s’engager, sous l’égide de l’ONU, en présence des Etats-Unis, mais sans les moudjahidines. Elles aboutissent à un accord en mai 1988. Dès le mois de février suivant, les troupes soviétiques se retirent, après avoir perdu entre 15 000 et 50 000 hommes (les pertes afghanes atteignant, entre 500 000 et deux millions de morts). Moscou continue toutefois à armer le régime afghan, dirigé depuis près de trois ans par le chef de la police secrète Muhammad Najibullah. C’est l’effondrement de l’URSS, fin 1991, qui provoque la chute de la République démocratique d’Afghanistan : toujours affaibli par les divisions internes entre le Parcham et le Khalq (qui négocie même secrètement avec le Hezb-i-K), le régime communiste ne peut plus compter sur sa force aérienne, faute de livraisons russes de carburant ; la fin de l’aide soviétique entraine également de nombreuses désertions dans les rangs des forces armées et des milices pro-gouvernementales, privées de soldes, d’armes et de rations alimentaires. Cette situation conduit ces troupes à abandonner leurs garnisons sans combat, voire à rejoindre la rébellion, à l’image du Jumbish (Mouvement national islamique) de l’ancien général communiste Abdul Rashid Dostom. Le chef de guerre ouzbek rejoint ainsi une galaxie de mouvements dont les moyens n’ont cessé de se renforcer : devenus méfiants vis-à-vis d’Hekmatyar – suspecté de duplicité – les Américains choisissent en effet de livrer davantage d’aide, et sans intermédiaire, à divers commandants de l’intérieur, tels que le Pachtoun dissident du Hezb Abdul Haq au sud de Kaboul et les chefs tadjiks du Jamiat, Ismail Khan dans la région de Hérat et Ahmed Shah Massoud dans la vallée du Panchir. Ce dernier entre dans la capitale afghane en avril 1992, suivi des autres groupes de moudjahidines. Le régime s’effondre et Najibullah tente de fuir Kaboul, mais sans succès.
[1] Dans les années 1980, plus de 35 000 islamistes du monde entier combattent dans les rangs des moudjahidines.
Un djihad victorieux, sans issue politique
La République démocratique est dissoute, remplacée par l’État islamique d’Afghanistan, sans que celui-ci ne dispose d’institutions claires. Pour y remédier, les partis victorieux se réunissent à Peshawar et signent un accord qui prévoit la nomination d’un gouvernement intérimaire, avec Hekmatyar comme Premier ministre et Massoud comme ministre de la Défense, jusqu’à la tenue d’élections générales. Mais le chef du Hezb, toujours fortement soutenu par le Pakistan, rejette l’accord. Dès la fin du mois d’avril, de premiers combats pour le contrôle de Kaboul opposent les partisans d’Hekmatyar, alliés à des membres du Khalq, à ceux du Jamiat. Lourdement défaites, les troupes du chef pachtoun doivent se replier sur les hauteurs de la capitale qu’elles bombardent le mois suivant. Les relations s’enveniment également entre les chiites du Wahdat, soutenus par l’Iran, et les wahhabites d’Ittihad, financés par l’Arabie saoudite et ponctuellement rejoints par des combattants du Harakat, voire du Jamiat, au nom de la solidarité sunnite.
Quand le chef du Jamiat, Burhanuddin Rabbani, devient président de l’Afghanistan en juin 1992, la capitale est divisée entre factions, tandis que Kandahar lui échappe : la grande ville du sud est aux mains de commandants pachtouns qui se déchirent sur fond de querelles claniques. De son côté, Hekmatyar reste menaçant : à la fin de l’année, il reçoit le renfort du Wahdat – qui quitte le gouvernement – et assiège Kaboul, la privant d’eau, d’électricité et de vivres. Un nouvel accord de paix entre belligérants est signé en mars 1993 à Islamabad : le chef du Hezb accepte de prendre la tête du gouvernement, à la condition expresse que Massoud ne dirige pas la Défense. Celui-ci démissionne donc, mais pour rien : Hekmatyar se retire de l’accord et reprend les bombardements qui lui vaudront le surnom de « boucher de Kaboul ». En janvier 1994, il renforce ses positions grâce au ralliement de Dostom : opérant une nouvelle volte-face, le chef ouzbek apporte l’appui de ses avions aux insurgés, tandis que ses miliciens, surnommés « les voleurs de tapis », se livrent à forces pillages, viols et meurtres. La situation dans la capitale est devenue telle qu’elle a perdu les trois quarts de ses habitants depuis l’occupation soviétique. A la fin de l’année, les forces de Massoud, redevenu ministre de la Défense, consolident leurs positions dans la ville ; en revanche, les troupes du Jamiat perdent Mazar-e Charif qui passe aux mains de Dostom.
L’émergence des talibans
Le conflit s’éternisant, les services secrets pakistanais (ISI) changent leur fusil d’épaule. Lassés des échecs répétés d’Hekmatyar, ils commencent à soutenir un nouveau mouvement religieux pachtoun : né dans les madrasas (écoles théologiques musulmanes) implantées dans les zones tribales et les camps de réfugiés afghans au Pakistan, il reçoit le nom de talibans[1]. Fortement influencé par le déobandisme, une école de pensée qui prône le retour à « un islam juste et respectant les principes islamiques », le mouvement recrute essentiellement parmi les Durrani et se développe rapidement en ralliant des commandants locaux, surtout du Harakat, mais aussi des militants du Khalq. Les talibans émergent pour la première fois sur la scène militaire en août 1994, quand le mollah Mohammed Omar et ses élèves prennent les armes pour protéger la population, à la suite de deux agressions commises par des chefs de bande. Soutenus par l’ISI pakistanaise et par la puissante corporation des camionneurs – qui fait appel à eux pour mettre fin au banditisme sur la route reliant le Pakistan à l’Asie centrale – ils deviennent maîtres de Kandahar dès novembre : la ville leur est remise, sans combat, par son commandant militaire, mollah Naqib, pourtant membre du Jamiat.
En quelques mois, les talibans s’emparent de la moitié sud du pays. Lassées de la guerre, les populations se montrent favorables à leur action qui met fin au racket sur les routes et assure la liberté du commerce, combien même cet état de droit est-il fondé sur la plus stricte application de la loi islamique : lapidations publiques de couples illégitimes, interdiction aux femmes de travailler et d’étudier, port obligatoire de la barbe, interdiction d’écouter de la musique, de regarder des films, de jouer aux échecs (autant de passe-temps décadents)… et même de jouer avec des ours en peluche (toute représentation d’un être vivant étant interdite par les écritures saintes). Bien que d’origine largement tribale, le mouvement entend aussi dépasser les codes du « pachtounwali » et leur substituer les règles édictées par Mahomet : dans les villages conquis, il va remplacer les jirgas – les assemblées traditionnelles – par des chouras, dirigées par des mollahs.
En janvier 1995, Rabbani propose de démissionner pour sortir de l’impasse et de remettre le pouvoir à une administration provisoire supervisée par les Nations unies, mais rien n’y fait : Hekmatyar reprend ses bombardements, Dostom s’empare de Kunduz, grande ville stratégique située entre Kaboul et le Tadjikistan, tandis que les talibans se rapprochent de Kaboul. En février, ils s’emparent même de l’artillerie du Hezb et, le mois suivant, éliminent le chef et fondateur du Wahdat, Abdul Ali Mazari. Le mouvement hazara éclate alors en deux : tandis qu’une partie se rallie aux étudiants en religion, autant par crainte de massacres que par souci de se venger des exactions du Jamiat, une autre partie continue de les combattre dans le Hazarajat, sous la direction de Karim Khalili. En septembre, les talibans s’emparent de Hérat et partent à l’assaut de Kaboul, avec le renfort des volontaires arabes de ben Laden. Pour contrer leur offensive, Hekmatyar se résout à rejoindre le gouvernement au printemps 1996, aux côtés du Jamiat, de l’Ittehad, du Harakat et du Wahdat de Khalili. Mais cette union sacrée s’avère trop tardive pour être efficace : en septembre suivant, les talibans s’emparent de Jalalabad, ainsi que de la province de Kunar. Ils bénéficient du ralliement du Hezb de Khalis, puissant dans le Nangarhar, ainsi que du réseau qu’a constitué Haqqani, devenu le relais privilégié de ben Laden et des services pakistanais, après avoir été un des principaux bénéficiaires de l’aide américaine contre les Soviétiques. Sur leur lancée, les étudiants en religion arrivent aux portes de Kaboul, que les troupes de Massoud ont désertée, afin d’éviter un nouveau bain de sang. A peine la capitale conquise, les militants islamiques exécutent Najibullah, avant de reprendre leur marche en avant et de prendre aux milices de Dostom les provinces de Badghis et de Faryab (nord-ouest).
[1] Issu de l’arabe, le mot « taleb » désigne en pachto un étudiant en théologie.
En octobre 1997, le pays prend le nom « d’Émirat islamique d’Afghanistan » et son chef s’autoproclame « commandeur des croyants ». Les talibans s’engagent par ailleurs à éradiquer la culture du pavot, dont le pays est devenu le premier producteur mondial et dont eux-mêmes ont fait commerce pour financer leur guerre. Cette campagne d’éradication provoque une nouvelle vague d’exil dans le pays : ne parvenant plus à joindre les deux bouts, de nombreux paysans fuient leurs créanciers ou vendent leurs terres. En août 1998, après la conquête de Mazar-e Charif, le nouveau régime contrôle environ 80 % du pays, tout en n’ayant été reconnu que par une poignée d’Etats, dont l’Arabie saoudite qui a pourtant rompu avec ben Laden, réfugié en juin 1996 en Afghanistan, après avoir été expulsé du Soudan. Le régime wahhabite de Riyad se satisfait en effet du fondamentalisme des talibans, dont il forme la police religieuse et qu’il finance : un argent qui s’avère utile pour « retourner » nombre de seigneurs de la guerre locaux.
Bénéficiant de renforts venus des madrasas du Baloutchistan et des zones pachtounes du Pakistan, les islamistes s’emparent en septembre de la province de Bamiyan mais se heurtent à Massoud qui contrôle encore 10 % du pays et leur reprend l’importante base de Bagram, au nord de Kaboul. La communauté internationale commence, par ailleurs, à montrer son inquiétude. En juillet 1999, les États-Unis imposent des sanctions financières et commerciales au nouvel État afghan, qu’ils soupçonnent d’avoir soutenu les attentats ayant frappé les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie l’été précédent. En octobre, c’est l’ONU qui exige l’extradition d’Oussama ben Laden, lequel partage désormais des liens matrimoniaux avec mollah Omar. Mais ces sanctions et exigences restent lettre morte. En septembre 2000, les islamistes forcent Massoud à se replier dans sa vallée du Panchir. En mars suivant, ils font sauter à l’explosif les Bouddhas géants de Bamiyan, inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco, au motif que l’islam interdit toute représentation humaine.
Prétendument regroupée dans un Front national islamique uni pour le salut de l’Afghanistan, l’opposition aux talibans est en réalité toujours aussi désunie, comme l’illustrent les combats pour le contrôle de Mazar-e Charif : la ville tombe une première fois aux mains des talibans en mai 1997, grâce à la trahison du second de Dostom ; mais, mécontent de se voir confisquer le pouvoir par ses nouveaux alliés, le traître se retourne contre eux, avec l’aide des chiites du Wahdat : les talibans sont expulsés de la ville après avoir subi de très lourdes pertes et de terribles atrocités (des prisonniers sont jetés vivants dans des puits où sont lancées des grenades). Mais la gouvernance chiite se passe si mal qu’une nouvelle trahison, cette fois de commandants du Hezb, favorise le retour des talibans en août 1998, avec son lot d’horreurs : des détenus sont enfermés dans des conteneurs, où ils meurent de soif et d’asphyxie. De fait, l’Alliance du nord n’a d’alliance que le nom : chacun de ses membres a ses propres intérêts. Le chiite Khalili est parti à la reconquête du Hazarajat, avec l’aide de l’Iran qui a également aidé Ismail Khan à se tailler un fief autonome au nord-ouest ; Dostom a également reconstitué un bastion au nord de Mazar-e Charif, le long de la frontière avec l’Ouzbékistan, avec l’aval de Rabbani qui s’est brouillé avec Massoud. Ce dernier disparait en septembre 2001, victime d’un attentat-suicide islamiste commis par deux pseudo-journalistes.
L’engagement massif des Américains
Deux jours après la disparition du « Lion du Panchir », des avions-suicides frappent New-York et les Etats-Unis. Ceux-ci invitent alors les autres pays à les rejoindre pour combattre le terrorisme international partout où il se trouve, en particulier en Afghanistan : le mouvement de ben Laden, al-Qaida, a obtenu de chapeauter tous les camps d’entrainement islamistes, y compris ceux d’Hekmatyar et de mouvements rebelles pakistanais. Joignant le geste à la parole, les Etats-Unis commencent leurs bombardements – accompagnés de largages humanitaires – en octobre sur Kaboul, Kandahar, Jalalabad, Hérat, Mazar, afin de détruire les infrastructures des talibans et des qaedistes. Baptisée « Liberté immuable » (Enduring freedom), l’opération est menée depuis l’Océan indien, mais aussi depuis une base en Ouzbékistan.
Pour autant, aucune solution politique alternative aux talibans ne se dégage : depuis son exil romain, l’ancien roi Zaher Shah a bien obtenu le soutien des Occidentaux et de plusieurs responsables de l’Alliance du Nord, en vue de convoquer une Loya Jirga, « Grande Assemblée » de chefs traditionnels [1] chargée d’élire de nouveaux dirigeants. Mais la propre tribu du roi déchu, les Popalzaï (membres de la Confédération Durrani), se rallie aux talibans, de même que Hekmatyar qui leur indique l’emplacement exact de ses anciens dépôts d’armes et de munitions. Le mouvement islamiste a également beau jeu de souligner que l’ancien souverain est soutenu par une coalition internationale « d’incroyants » et « un ramassis de communistes », à l’image de Dostom mais aussi d’un des successeurs de Massoud, le général Fahim, ancien adjoint de Najibullah dans les services de renseignement.
Malgré les bombardements américains – il est vrai beaucoup moins intenses qu’en Irak ou en Serbie – les talibans maintiennent leurs positions sur le terrain, par exemple à Mazar-e Charif où ils ont posté des milliers d’hommes bien entraînés, sous la responsabilité du chef du Mouvement islamique d’Ouzbékistan. Conformément aux engagements pris avant la mort de Massoud, la Russie livre des chars d’assaut au Front Uni. Quant aux Etats-Unis, ils commencent à bombarder directement la ligne de front en octobre 2001 et à larguer des munitions à l’Alliance du nord (ainsi que du fourrage pour les cavaliers qui harcèlent les blindés talibans !), en vue de conquérir l’aéroport de Mazar. Le dispositif aérien américain se renforce, au risque d’accroître les bavures au sein des populations civiles, parmi lesquelles se cachent les fondamentalistes : utilisation des bombardiers lourds B-52, emploi de bombes à effet de pénétration dans le sol (puisque les talibans et leurs alliés qaedistes se terrent dans des grottes et des tunnels), recours à des avions espions pouvant voler vingt-quatre heures sans pilote… Des commandos américains et britanniques commencent aussi à opérer ponctuellement au sol, afin de mieux cibler leurs frappes aériennes mais aussi de coordonner les actions des différentes factions de l’opposition. Des tentatives de retournement de tribus sont également menées dans le sud pachtoun, mais sans succès : rentré de Dubaï pour s’en charger, Abdul Haq est arrêté puis exécuté par les talibans, de même que plusieurs partisans d’Hamid Karzaï, un royaliste Popolzaï qui avait brièvement rallié les talibans, avant de dénoncer leur inféodation au Pakistan.
Les fondamentalistes musulmans connaissent leur premier revers majeur en novembre 2001, quand Mazar est prise par trois chefs, jusqu’alors rivaux : Dostom, le Tadjik Mohammed Atta et le Hazara Mohammed Mohaqiq (dissident du Wahdat). Après la chute de la ville, sans combats massifs, l’Alliance du nord poursuit sa progression, bénéficiant à la fois du repli des talibans vers leurs bastions méridionaux et du ralliement de nombreux commandants locaux qui troquent le turban noir des étudiants en religion contre la roualeh, le large béret aux bords retournés des moudjahidines : c’est le cas à Bamiyan et Taloqan et même dans les provinces orientales de Paktia, Paktika et Khost. Mi-novembre, les chefs de l’Alliance font entrer leurs troupes dans Kaboul, malgré leurs promesses de ne pas investir la capitale tant qu’une solution politique n’aurait pas été mise en place. De son côté, Khan reprend Hérat. Ne résistent plus que Kunduz – une des rares régions du nord à forte minorité pachtoune – et une partie du sud – Kandahar et les provinces voisines d’Helmand, Zabol et Uruzgan (montagnes du centre-est) – sur lequel s’arc-boutent le mollah Omar et ses alliés arabes. Dans les autres zones du sud et de l’est, les talibans ont préféré remettre eux-mêmes le pouvoir à des Pachtouns, plutôt que de les voir passer aux mains des « nordistes ». Dans la plupart des cas, ces nouveaux gouvernants fondamentalistes ne diffèrent des talibans que sur un point : leur haine des « Arabes » ; c’est le cas de la faction de Younes Khalis dans la province de Nangarhar ou des partisans de la défunte « Choura de l’est » dans la région de Ghazni.
Faute de chef incontesté, le pouvoir est plus que jamais aux mains des chefs de guerre qui réinstaurent le brigandage et les « pateks » (les barrages rançonnant les passants) et reconstituent des fiefs régionaux ou locaux : c’est le cas de Khan, qui doit toutefois compter avec les milices de commandants voisins, ou encore des Hezbis de Khanis qui sont concurrencés par trois autres milices pachtounes, proches de feu Abdul Haq, dans la province de Nangarhar. Quant aux inimitiés anciennes, elles sont loin d’avoir disparu : les factions rivales du Wahdat se disputent le contrôle de Bamiyan, mais aussi de Mazar. Même Kaboul est partagé entre Qanouni, Sayyaf et le chef du Harakat chiite. Les méfiances sont également vives entre membres tadjiks et ouzbeks de l’Alliance, d’autant que chaque camp s’est placé sous l’ombrelle d’un protecteur différent : les premiers ont été aidés par les forces spéciales de la Russie (qui fait même son retour à Kaboul, pour construire un hôpital), tandis que les seconds ont progressé avec l’appui des commandos des Etats-Unis. Ceux-ci intensifient par ailleurs la traque de Ben Laden, notamment en dotant leurs avions de capteurs thermiques ou magnétiques, capables de détecter des traces de vie sous d’importantes épaisseurs de rochers. Les frappes se concentrent aussi sur Kunduz, où sont retranchés 20 000 combattants aguerris dont la moitié de « légionnaires islamiques (Pakistanais, Ouzbeks, Arabes, Tchétchènes, Ouïghours, Bangladais, Philippins) qui, n’ayant rien à perdre, n’hésitent pas à exécuter les talibans tentés par la désertion ; à l’issue d’un accord de reddition obtenu par Dostom, la ville est prise par le Tadjik Mohammed Daoud.
[1] Apparue pour la première fois au début du XVIIIème, la Loya Jirga est devenue un moyen privilégié de recherche de consensus et de prise de décisions, dans des domaines aussi divers que le déclenchement de la guerre contre les Anglais, l’émancipation des femmes (1928), l’instauration de la monarchie constitutionnelle (1964)…
Le difficile accouchement du régime Karzaï
En même temps que le Pakistan se résout à reconnaître l’Alliance du nord, une Conférence internationale est péniblement mise sur pied par l’ONU, fin novembre 2001, à Bonn. Les Pachtouns y sont représentés par trois mouvances : les envoyés de Zaher Shah, les tenants du « processus de Chypre » (lié à l’Iran et piloté par le gendre d’Hekmatyar) et les partisans du « processus de Peshawar » (proche du Pakistan et dirigé par le « Pir[1] » monarchiste Gailani). L’accord trouvé en décembre, sans les talibans, prévoit la formation d’une « Administration intérimaire », dirigée par Hamid Karzaï. Bien que composée sur des bases ethniques, elle ne satisfait pas pour autant tous les chefs de guerre : de Dostom à Khan, en passant par Sayyaf, Khalili et Gilani, un certain nombre dénonce la surreprésentation du Jamiat au sein de la nouvelle instance. De fait, si Rabbani en a été exclu, la jeune garde panchirie héritière de Massoud y occupe des postes clés : la Défense pour Fahim, l’Intérieur pour Qanouni et les Affaires étrangères pour Abdullah. Nombre de partis et de tribus pachtouns considèrent par ailleurs que Karzaï n’est qu’un « alibi » face à la suprématie tadjike : jugé peu pratiquant, il est considéré comme inféodé à la CIA et à l’ISI. L’accord de Bonn prévoit également la constitution d’une armée afghane et le déploiement intérimaire d’une Force internationale d’assistance à la sécurité (ISAF), si possible à majorité musulmane, agissant sous mandat de l’ONU : dans sa résolution 1386, l’organisation considère en effet que les attentats anti-américains du 11 septembre, en tant que « menaces à la paix et à la sécurité internationale », sont justiciables du chapitre VII de la Charte onusienne autorisant le recours à la force. Cette perspective ne satisfait vraiment ni les Américains (concentrés sur la traque de Ben Laden), ni les Russes (qui ont repris pied dans le pays grâce à leurs excellentes relations avec les gouvernants tadjiks de Kaboul) et encore moins les différents « roitelets » afghans, dont le pouvoir et les trafics pourraient être gênés par ces troupes extérieures. Malgré tout, l’ISAF commence à se déployer, pour atteindre rapidement 4 500 hommes appartenant à une quinzaine de pays de l’OTAN, dont un seul est musulman, la Turquie. Loin de désarmer, les chefs de guerre qui occupent Kaboul continuent à y circuler sous de lourdes escortes armées, tandis que la criminalité augmente en flèche dans la capitale.
C’est dans ce contexte que, à la fin de l’année 2001, Rabbani remet le pouvoir à Karzaï, lequel doit aussitôt nommer Dostom vice-ministre de la Défense, afin d’éviter un embrasement du nord du pays. Le nouveau pouvoir redoute que le chef ouzbek, mécontent d’avoir dû partager une partie de son ancienne zone d’influence, ne se retourne contre Kaboul, avec l’aide de ses nombreux alliés : les milices ismaéliennes de la province de Baghlan (autrefois armées par les Soviétiques), les Hazaras de Mohaqiq et les Tadjiks Hératis d’Ismail Khan. Le Président de la nouvelle Administration intérimaire doit également trancher le différend opposant les deux chefs de guerre ayant permis la reprise de Kandahar, début décembre : l’ancien gouverneur Gul Agha, revenu d’exil à la tête de centaines d’hommes, et son ancien subordonné, le mollah Naqib, négociateur de la reddition de dirigeants talibans locaux. Mais tous les chefs fondamentalistes ne se sont pas rendus, tel mollah Omar ou Jalaludin Haqqani, réfugié au Waziristan pakistanais ; d’autres dignitaires sont hébergés par quelques potentats locaux refusant l’autorité de Kaboul ou bien ont été exfiltrés vers l’Iran par des conservateurs du régime de Téhéran, en dépit de son hostilité vis-à-vis de ces extrémistes sunnites. En revanche, le Pakistan livre aux Etats-Unis quelques cadres qui rejoignent la base américaine de Guantanamo, sur l’île de Cuba, où ils sont considérés comme des prisonniers de guerre, ce qui n’est pas le cas des combattants d’Al-Qaida, groupe terroriste qui n’a signé aucune convention internationale. Ben Laden a quant-à-lui disparu, sans doute dans les hautes montagnes de Tora-Bora, près de Jalalabad [2]. Appuyés par des commandants pachtouns de la Choura de l’est, les commandos américains le traquent, tandis que le Pakistan masse des milliers d’hommes à sa frontière pour capturer des fuyards, sans que les Pathans des zones tribales ne se révoltent contre cette présence militaire. L’aviation américaine pilonne aussi la zone, larguant des centaines de bombes à fragmentation « daisy cutters[3] » dont les dommages collatéraux s’avèrent d’autant plus élevés que certains chefs tribaux donnent volontairement des informations erronées aux Américains, afin de se débarrasser de rivaux.
A Kaboul, le gouvernement afghan commence à désarmer les combattants, mais la situation en province reste précaire : en janvier 2002, de violents combats éclatent dans les régions de Kunduz et de Mazar entre combattants ouzbeks et tadjiks ; à Gardez, capitale du Paktia[4], ce sont les Pachtouns qui se déchirent, quand le gouverneur nommé par Kaboul essaie de récupérer le pouvoir confié par la choura locale à un autre dirigeant. A Khost, des affrontements meurtriers opposent la police officielle à la milice d’un seigneur de la guerre. Dans les provinces de Halmand et de Nangarhar, les tribus se révoltent contre la décision du gouvernement Karzaï d’interdire toute culture et usage du pavot à opium alors que, depuis la chute des talibans, la production avait repris à grande échelle[5]. Face à cette inflation des combats, nourris par les armes qui ont été livrées aux chefs de guerre au fil des années, la question se pose d’un renforcement et d’un redéploiement de l’ISAF en dehors de Kaboul. Le sujet est d’autant plus crucial que la constitution de l’armée afghane est laborieuse : engagés depuis 2002 dans une nouvelle guerre en Irak, les Américains ont en effet « délégué » une part croissante des opérations militaires en Afghanistan à des « warlords » qui, Fahim en tête, rechignent à fournir hommes et armement à l’armée nationale, tandis que Khan et Dostom gardent jalousement le produit des recettes douanières qu’ils perçoivent sur le commerce vers l’Iran ou vers l’Asie centrale.
En juin 2002, une Loya Jirga se réunit à Kaboul : elle consacre le pouvoir de Karzaï et évince définitivement Zaher Shah, qui est toutefois autorisé à regagner son palais. Mais la situation provinciale est toujours aussi délicate : à Mazar, Atta a évincé Dostom et l’a contraint à se replier plus à l’ouest, mais leurs troupes s’affrontent régulièrement ; à Kandahar, les petits chefs locaux profitent des rivalités entre Gul Agha, Naqib et le propre frère de Karzaï[6] ; et à Hérat, Khan a établi une police religieuse qui n’a rien à envier à celle des talibans. Malgré l’éviction des talibans, les fondamentalistes musulmans restent très présents dans les allées du pouvoir, comme en témoignent la réapparition d’une direction de la propagation de la vertu et de la prévention du vice à Kaboul, ainsi que l’interdiction des chaînes étrangères dont les programmes sont jugés « pornographiques et anti-islamiques ».
L’influence des talibans reste également prégnante dans les provinces méridionales où nombre de recrues, et même de chefs de district, leur reversent une partie des salaires… attribués par les Américains. Ceux-ci continuent leur traque des principaux chefs islamistes, non sans bavures[7], ce qui ne fait que renforcer les rangs des talibans et d’al-Qaida, au même titre que le retour de l’insécurité, que les fondamentalistes musulmans avaient réussi à faire reculer. Rejoints début 2003 par Hekmatyar et ses partisans, les rebelles bénéficient également de l’aura dont bénéficie la résistance anti-américaine en Irak. De mois en mois, l’opposition afghane multiplie les attaques, avec des groupes de plus en plus nombreux qui s’en prennent prioritairement aux maigres troupes de l’armée nationale,es à laquelle ils infligent des pertes de plus en plus lourdes. Du coup, en octobre 2003, le mandat de l’ISAF est prolongé d’un an, avec une extension hors de la région de Kaboul « si ses ressources le lui permettent »[8]. Parallèlement, le régime et les Américains essaient de gagner la confiance des régions pachtounes, en lançant un plan d’assistance aux provinces méridionales s’appuyant sur les PRT, des équipes militaro-civiles de reconstruction.
En janvier 2004, une Loya Jirga constitutionnelle se conclut par un texte qui dote le pays d’un régime présidentiel (légèrement atténué par des pouvoirs accrus donnés au Parlement), en fait une République islamique (l’islam étant proclamé religion d’Etat[9]) et reconnait aux femmes un statut égal à celui des hommes. Sur le plan culturel, des langues officielles régionales sont reconnues, aux côtés du dari et du pachto, dans les régions où elles sont majoritairement parlées (l’ouzbek, le baloutche, le tadjik pamiri, les langues pachaï et nouristanies du Nouristan). Parallèlement, la situation se dégrade à Hérat, où le fils d’Ismail Khan, devenu ministre de l’aviation, est tué par des soldats afghans en mars, avant que lui-même ne soit démis de ses fonctions de gouverneur provincial en septembre[10]. Les Américains déploient un millier d’hommes supplémentaires, les attaques des talibans s’étant intensifiées à l’approche de l’élection présidentielle d’octobre. Suivi par 70 % des électeurs, le scrutin voit l’élection de Karzaï dès le premier tour, loin devant Qanouni, Mohaqiq et Dostom : si le Président fait le plein dans les zones pachtounes, il n’obtient en revanche que des miettes dans la nouvelle province hazara de Daïkondi et dans la vallée du Panchir, alors qu’il avait choisi Khalili et un des frères de Massoud comme vice-Présidents.
[1] Un « Pir » est l’équivalent asiatique d’un cheikh.
[2] Ben Laden sera éliminé par les Américains en mai 2011 au Pakistan.
[3] L’effet de souffle de ces « faucheuses de marguerites » réduit un camion à la taille d’un paquet de cigarettes !
[4] Gardez est aussi un nœud routier vers les provinces de Paktika et de Khost, voisines du Pakistan et donc propices à toutes les contrebandes.
[5] En 2004, l’Afghanistan fournit 87 % de l’opium mondial, sur une surface, jamais atteinte, de 130 000 hectares. Aux cultures traditionnelles des provinces de Helmand, de Nangarhar et du Badakhshan, se sont rajoutées de nouvelles plantations, l’ensemble représentant la moitié du PIB. Autre nouveauté : la conversion de l’opium en héroïne, en Afghanistan même.
[6] En 2009, le Washington Post révèlera qu’Ahmed Wali, considéré comme lié à divers trafics dans sa province de Kandahar, émarge aussi à la CIA qui l’aurait aidé à créer sa milice pour lutter contre les talibans.
[7] En juillet 2002, plus de quarante personnes sont tuées lors d’un mariage dans la province d’Uruzgan, les coups de fusil de joie tirés pour la circonstance ayant été pris pour des tirs hostiles.
[8] La coalition comptera jusqu’à 150 000 hommes dans le pays, dont plus de la moitié d’Américains.
[9]Les croyants d’autres religions auront toutefois le droit de vivre librement leurs croyances (article 2) et d’autres cultures islamiques seront enseignées dans les écoles publiques.
[10] Comme Gul Agha, également démis de son poste à Kandahar, Khan se voit octroyer un ministère, celui de l’Energie (qu’il ne conservera pas au renouvellement de 2009).
Un gouvernement corrompu et impuissant
Au printemps 2005, l’opposition armée se regroupe dans un « Front des Moudjahidines » qui réunit les talibans, les qaédistes, le réseau de Haqqani, les partisans d’Hekmatyar et même des combattants pakistanais jusqu’alors engagés contre les Indiens au Cachemire. Mieux organisés et mieux formés (notamment en ce qui concerne les Cachemiris, passés entre les mains des services secrets du Pakistan), les rebelles infligent des pertes de plus en plus lourdes aux fonctionnaires et représentants de l’Etat. Le pouvoir n’est pas plus efficace pour protéger les talibans qui se sont ralliés à lui, de sorte que certains regagnent les rangs de l’insurrection. Celle-ci recourt de plus en plus à des modes d’action largement étrangers à la tradition afghane – comme les attentats suicides et les décapitations – ce qui témoigne du rôle croissant qu’y jouent les « Arabes ». Mais les « forces vives » sont afghanes : en l’absence de progrès tangible dans leur développement, de nombreux habitants des régions pachtounes rejoignent l’opposition armée et se proposent comme kamikazes ou comme combattants. Les rebelles deviennent également capables d’aligner des centaines d’hommes lors de certaines opérations, au point de contraindre certains soldats de l’OTAN à les payer pour ne pas être attaqués. Ils bénéficient aussi de l’immobilisme du Pakistan – qui a passé un accord de paix avec les tribus du nord-Waziristan pour éviter un embrasement de ses zones tribales – et de la complicité de trafiquants de drogue, dont ils protègent les nombreux convois : malgré les sommes englouties par la communauté nationale pour éradiquer ce trafic, celui-ci est de plus en plus florissant au point que, dans certaines zones, la moitié des zones irriguées est consacrée aux cultures d’opium.
Les insurgés profitent également de l’impuissance du gouvernement Karzaï qui, en septembre 2005, ne peut empêcher l’élection comme députés de nombreux chefs de guerre, de talibans ralliés, d’anciens communistes et de trafiquants de drogue notoires. Face aux désertions et aux retards dans la formation de ses troupes, le Président décide même de financer les multiples milices locales qu’il voulait supprimer et nomme des criminels connus comme hauts responsables de la police. Accusé d’être largement formé d’Afghans de la diaspora, dont la seule préoccupation est de s’enrichir, le pouvoir souffre d’un tel discrédit que, dans nombre de districts, les populations consultent l’administration parallèle mise en place par les talibans. Ceux-ci circulent librement dans de nombreuses zones du sud où ils ont notamment détruit des dizaines d’écoles, pour annihiler la politique gouvernementale de scolarisation des jeunes, particulièrement des filles. La police est laissée aux mains des tribus, souvent trop atomisées pour contrecarrer efficacement l’influence talibane, d’autant plus prégnante que l’autorité traditionnelle des « maliks » (les chefs de tribus) et des « khans » (les seigneurs féodaux) est battue en brèche par celle des mollahs religieux.
En octobre 2006, un message attribué au mollah Omar appelle à l’intensification de la guerre contre les étrangers qui, Etats-Unis et alliés de l’OTAN confondus, comptent plus de 40 000 soldats dans le tout le pays et dont la présence de plus en plus mal supportée : le moindre accident de la circulation provoqué par des véhicules américains peut dégénérer en émeutes, y compris à Kaboul, sans parler des bombardements mal ciblés qui continuent à tuer des dizaines de villageois ici ou là. Résultat : le bilan des victimes de violence est quatre fois supérieur en 2006 à celui de l’année précédente, déjà considérée comme très meurtrière. Personne n’est épargné, comme en témoigne l’attentat qui vise le Pachtoun Modjadeddi, éphémère chef de l’Etat à la chute du régime communiste, devenu Président du Sénat et chef de la commission chargée de réintégrer les anciens combattants talibans dans la société : sorti vivant de l’attaque, il met directement en cause les services pakistanais, qui s’appuient plus particulièrement sur le réseau Haqqani. Les mêmes sont pointés du doigt, par leurs homologues américains, dans l’attentat à la voiture piégée qui touche l’ambassade d’Inde à Kaboul, en juillet 2008, et tue une quarantaine de personnes[1]. La violence des islamistes devient en effet de plus en plus protéiforme et frappe sans discernement : des dizaines d’enfants sont tués à l’occasion d’attentats-suicide visant des soldats hollandais sur un marché de la province d’Uruzgan ou des parlementaires en visite dans une usine de la capitale du Baghlan. La violence n’épargne pas les coopérants étrangers , ni les chefs de milices pro-gouvernementales : en février 2008, l’un d’eux est tué à Kandahar, en compagnie d’une soixantaine de personnes qui assistaient à un combat de chiens, spectacle que les talibans avaient interdit parce qu’il donnait notamment lieu à des paris d’argent. Au printemps suivant, les insurgés font la preuve de leurs capacités opérationnelles – et des complicités dont ils bénéficient parmi les forces de l’ordre – en parvenant à tirer à l’arme légère et à la grenade contre Karzaï lors d’une cérémonie officielle, puis en libérant des centaines de détenus de la prison de Kandahar.
Sorti indemne de l’attentat, le Président afghan multiplie les signaux à destination des chefs afghans : après l’adoption par la Chambre basse, en février 2007, d’une loi d’amnistie écartant toute sanction judiciaire contre les différents seigneurs de la guerre ayant opéré depuis vingt-cinq ans (Khalili devenu vice-Président, Dostom chef d’état-major de l’armée, Khan, Sayyaf, Fahim, Rabbani…), il invite, en vain, le mollah Omar à rentrer dans son pays pour participer à sa reconstruction. Sachant qu’il sera moins soutenu par la nouvelle administration démocrate américaine, élue en novembre 2008, il joue de plus en plus la carte du nationalisme, dénonçant les ingérences étrangères et les bavures occidentales (d’ailleurs souvent minimisées par les Américains). En mars 2009, le nouveau Président américain annonce une stratégie qui mixe l’accroissement des effectifs militaires (jusqu’à 60 000 hommes, en plus des 32 000 de l’OTAN) avec une diplomatie tous azimuts et l’envoi de centaines de civils pour promouvoir l’éducation et le développement économique. En mai, Washington nomme même un nouveau chef à la tête de ses troupes en Afghanistan, afin de mieux cibler ses opérations : c’est le premier limogeage de ce niveau depuis celui de Mac Arthur en Corée, en 1951. Ces changements apparaissent d’autant plus nécessaires que, pour la première fois, la violence n’a pas connu de trêve hivernale et a gagné des provinces jusqu’alors épargnées, comme celles de Jowzjan et de Laghman. Le nord du pays est en voie de « talibanisation » progressive : chassés d’une partie de leurs fiefs méridionaux, les rebelles investissent les districts pachtouns de régions majoritairement tadjikes, en jouant des frustrations éventuelles de leurs congénères vis-à-vis de l’ethnie localement dominante ; ils jouissent par ailleurs d’une popularité croissante chez les Ouzbeks. Ce faisant, les talibans se rapprochent aussi de la frontière avec le Tadjikistan, devenu le principal canal d’approvisionnement de la coalition internationale, la passe de Khyber étant devenue trop dangereuse.
Selon un phénomène déjà observé, les violences s’intensifient à l’approche des élections. Juillet 2009 devient le mois le plus meurtrier pour la coalition internationale depuis le début de la guerre et son commandement militaire écrit que, sans nouveaux renforts (« surge »), les forces internationales courent à l’échec, face à des insurgés qui ont perfectionné leurs méthodes de combat. Au nombre des victimes de cet été meurtrier figure le directeur de campagne du candidat Abdullah. De père pachtoun et de mère pamirie, l’ancien compagnon de Massoud est un des rares à affronter Karzaï aux présidentielles, le reste de la communauté tadjike étant divisée entre les fils de Massoud et ses disciples du Panchir, les Hératis proches de Khan et le gouverneur de la province de Balkh, Atta, enrichi grâce au transfert transfrontalier avec l’Ouzbékistan. De son côté, le chef de l’Etat poursuit ses tractations : après avoir surtout joué la carte pachtoune, en rappelant d’anciens cadres communistes puis monarchistes et en courtisant des responsables régionaux du Hezb, il s’est rapproché, à l’approche du scrutin, d’anciens chefs de guerre comme Fahim et Mohaqiq ; en vue de séduire l’électorat ouzbek, il réinstalle Dostom au poste de chef d’état-major des forces armées, dont il l’avait pourtant suspendu, après son refus de coopérer à une enquête sur l’assassinat d’un de ses rivaux. Sans surprise, Karzaï arrive en tête au 1er tour des élections en août, marquées par une participation en chute libre (à peine 40 %) et « des fraudes considérables » selon le représentant de l’ONU dans le pays : ainsi, l’encre soi-disant indélébile utilisée pour le scrutin pouvait être effacée avec des détergents du commerce. Pour la forme, Karzaï n’est crédité « que » de 49,67 % au premier tour et doit en disputer un second, en novembre, qu’il remporte haut la main, Abdullah s’étant retiré de la compétition. Promettant de mettre fin à la « culture de l’impunité », le Président réélu donne des gages à la communauté internationale en évinçant des ministres suspectés de corruption, ainsi que les chefs de guerre (qui restent toutefois représentés par des comparses). Militairement, les Etats-Unis et l’OTAN annoncent l’envoi de milliers d’hommes supplémentaires en 2010, alors que la police et l’armée afghanes sont toujours minées par les désertions, le sous-équipement et les différends ethniques.
En février 2010, la Conférence internationale de Londres valide le principe d’une « réintégration » rémunérée des talibans les moins idéologisés et le renforcement des forces afghanes, afin qu’elles prennent progressivement la place des troupes étrangères. Cette « afghanisation » de la sécurité, suivie d’une reconstruction civile, est illustrée par le lancement de l’offensive « Mushtarak » (« ensemble ») contre le district de Marjah dans la province de Helmand : 15 000 hommes sont engagés, dont 2 500 soldats afghans et, pour la première fois, le régime de Kaboul a été associé à sa préparation et les populations averties, afin de minimiser les pertes civiles. La ville est reprise sans combats majeurs, mais les talibans la reprendront, comme les fois précédentes, en mettant à profit l’incurie des dirigeants locaux (corruption des fonctionnaires, détentions arbitraires, absence de projets scolaires et sanitaires)[2]. En juin suivant, les forces internationales enregistrent un nouveau record de pertes (plus de cent morts), qui conduit le Président américain à changer une nouvelle fois de chef militaire dans le pays et à nommer le général Petraeus, expert de la lutte anti-insurrectionnelle et chef du CentCom, le commandement central des forces américaines dont dépendent notamment l’Afghanistan et l’Irak. Alors même que le nombre de soldats occidentaux approche les 150 000 (dont 90 000 Américains) et que leur départ en juillet 2011 n’est plus forcément envisagé, leur nouveau patron obtient de Karzaï la formation de milices villageoises (sur le modèle des milices tribales sunnites en Irak), placées sous l’autorité du ministère de l’intérieur, le temps que l’armée afghane se mette totalement en place. A ce dispositif s’ajoutent les 40 000 « contractuels », employés par une cinquantaine de sociétés de sécurité privées, pour des activités de logistique, de protection et de renseignement. A la différence de ce qui se pratique dans d’autres pays en guerre, la moitié de ces entreprises ne sont pas étrangères mais nationales, l’une des plus importantes appartenant même à un des frères de Karzaï[3]. Ces sociétés de sécurité agissent parfois comme des milices privées enrichissant des seigneurs de la guerre… voire les talibans eux-mêmes, puisqu’elles leur versent parfois des commissions, afin que les convois qu’elles protègent ne soient pas attaqués. L’aide civile internationale se voit ainsi en partie siphonnée, alors qu’elle demeure globalement faible : environ vingt-cinq milliards de dollars de 2002 à 2010, c’est-à-dire pas plus que les sommes allouées à la formation des forces de sécurité… et dix fois moins que les dépenses militaires américaines sur la même période[4].
[1] La participation de l’Inde à la reconstruction des infrastructures du pays et son ouverture de consulats sont vécues comme une véritable provocation par le Pakistan.
[2] En 2009, la police avait été chassée de Marjah par les habitants eux-mêmes, avant le retour des rebelles.
[3] En août 2010, le Président afghan signera un décret donnant quatre mois à la majorité des sociétés de sécurité privées pour disparaître du pays, mais il devra revenir en arrière en février 2011, sous la pression américaine.
[4] En 2010, l’investissement militaire américain en Afghanistan dépasse celui effectué en Irak.
La tentation ultranationaliste de Karzaï
Malgré la poursuite guerre, l’Afghanistan attire les convoitises, comme en témoigne le retour remarqué de la Russie en août 2010 : à l’occasion d’un sommet tenu à Sotchi, le Président russe propose à son homologue afghan de remettre sur pied des dizaines d’infrastructures construites par les Soviétiques et d’apporter son aide, sous la forme de livraison d’armes et de formation des policiers. Ce contexte favorise les velléités d’indépendance de Karzaï vis-à-vis des Occidentaux : en avril 2010, il va jusqu’à accuser les Occidentaux d’être responsables des fraudes électorales et à légitimer la résistance talibane dans le cas où les Américains continueraient à se mêler de la politique intérieure afghane. Joignant le geste à la parole, il fait libérer quelques jours plus tard le chef de l’Armée des musulmans, un groupe proche des talibans, que la justice avait condamné pour l’enlèvement de trois employés de l’ONU en 2004. Karzaï se rapproche aussi du Pakistan et limoge son chef des renseignements, notoirement connu pour ses positions anti-pakistanaises. De même obtient-il la démission du ministre de l’intérieur, apprécié des Occidentaux, qu’il remplace par son adjoint, considéré comme corrompu par le démissionnaire.
Ces événements interviennent en juin, après le tir de roquettes talibanes à proximité de la zone où le Président avait convoqué une « Jirga de la paix » : celle-ci lui avait donné mandat pour dialoguer avec ceux qu’il avait désignés comme ses « chers talibans », c’est-à-dire ceux ayant rompu avec al-Qaida. A cette fin, Karzaï annonce la mise en place d’un Haut conseil pour la paix (HCP) qui comprend des membres du Hezb-e-Islami, rallié au gouvernement en échange d’un départ de l’OTAN dans un délai d’un an. En réalité, le mouvement d’Hekmatyar a dû se résoudre à ce nouveau changement tactique, afin d’enrayer sa propre chute : traversé par les scissions et les défections de ses combattants vers les talibans, qui les payent mieux, il est aussi victime des tentatives d’al-Qaida de lui prendre ses positions, notamment dans la région de Baghlan. L’offensive de charme de Karzaï n’a en revanche pas le même succès vis-à-vis de la mouvance talibane qui lui répond par forces attentats contre les officiels, civils, militaires ou religieux, susceptibles de collaborer avec Kaboul ou les Occidentaux. In fine, 2010 s’avère être l’année la plus meurtrière depuis l’arrivée des premières troupes occidentales : 10 000 personnes ont trouvé la mort dans le conflit, dont plus de 2 000 civils et plus de 5 000 insurgés. Les Américains entrent dans leur dixième année de guerre, la plus longue qu’ils aient jamais menée, en ayant perdu un millier d’hommes depuis 2001 et leurs alliés presqu’autant.
Le bilan s’alourdit encore en 2011, avec plus de 3 000 civils tués, notamment dans les provinces de Wardak, Logar et Kapisa, voisines de Kaboul, où se replient les insurgés chassés du sud par les offensives de l’OTAN. Les attentats s’intensifient aussi contre les forces de l’ordre, en particulier contre les centres de recrutement : l’objectif est d’empêcher le régime de disposer des 300 000 hommes qui lui permettraient de prendre le relais des « forces d’occupation » étrangères dans tout le pays. En novembre, les forces afghanes se sont toutefois déployées sur la moitié du territoire, qu’il s’agisse de provinces entières (Bamiyan, Panchir, Hérat), de capitales provinciales, d’une partie de la région de Kaboul et même de districts en pays pachtoun. Les soldats occidentaux conservent en revanche le contrôle de tout le sud-est, en particulier de la province de Kandahar.
Dans ce contexte, la violence n’épargne personne : en juillet 2011, le frère de Karzaï est assassiné dans sa résidence ultra-sécurisée de Kandahar, suivi du maire de la ville, victime d’un kamikaze dont la bombe était cachée dans son turban. La même technique est utilisée en septembre, à Kaboul, pour éliminer l’ancien Président Rabbani qui avait pris la tête du Haut conseil pour la paix. Ce faisant, les talibans signifient à Karzaï que toutes ses initiatives sont vouées à l’échec, s’il ne confie pas la mission de négocier à un Pachtoun et s’il continue à privilégier les contacts avec des « modérés », au lieu de s’adresser directement à « l’Emirat islamique d’Afghanistan ». Celui-ci reste en effet reconnu par la plupart des groupes insurgés, tels que le réseau Haqqani et le Front Dadullah, meurtrier de Rabbani. Pourtant les méthodes et les agendas des factions fondamentalistes diffèrent : la très nationaliste choura de Quetta, fidèle au mollah Omar et qui tient l’axe Quetta / Kandahar, s’est en effet éloignée du djihad transnational prôné par Al-Qaida qui, avec Haqqani et ses alliés talibans pakistanais (TTP), tient toute la zone allant des zones tribales du Pakistan jusqu’aux provinces voisines de Kunar, Nouristan, Nangarhar et Laghman. En janvier 2012, ces mouvements créent une alliance commune, en présence de représentants du mollah Omar et d’émissaires qaedistes : la choura Murakbah.
Face à eux, l’armée afghane se dit en passe d’atteindre les 350 000 hommes (face à environ 70 000 talibans), mais son financement est loin d’être assuré [1], de même que celui des 15 000 gardes de sécurité privés et des 30 000 policiers et miliciens locaux qui la suppléent. En effet, le pays ne subvient qu’à un tiers de ses dépenses civiles et militaires et le retrait des troupes occidentales pourrait entraîner un manque à gagner de 4,2 milliards d’euros en matière de logistique et de sous-traitance. Le gouvernement s’efforce d’y répondre en nouant des partenariats : en octobre 2011 avec l’Inde, sur l’exploitation de ressources minérales et la formation de l’armée et en décembre suivant avec la Chine, sur l’exploitation de pétrole (puis sur la formation de la police). Mais le pays reste gangréné par une corruption endémique et une économie de rente : forces régionales de sécurité, milices privées, talibans et autres groupes tirent de substantiels profits de taxes sur l’exploitation des richesses minérales locales. Seules 8 % des exploitations seraient légales. En 2011, le FMI suspend son soutien au pays après un scandale impliquant un frère de Karzaï et un de Fahim, l’un des vice-Présidents : les dirigeants de la Kaboul Bank s’étaient en effet accordés près de 580 M$ de prêts, sans les rembourser, de sorte que la première institution financière afghane n’avait évité la faillite que grâce à une intervention de la Banque centrale. La suspension des aides internationales, destinée à sanctionner l’absence de lutte gouvernementale contre la corruption, fait indirectement le jeu des talibans : ils profitent en effet du non-paiement de nombreux fonctionnaires pour déployer leur propre administration à travers le pays, sans commettre leurs erreurs passées ; la justice est rendue de façon moins expéditive, les autorités villageoises sont informées des positionnements d’engins explosifs, des instances gratuites de règlement des conflits fonciers sont mises en place…
Face à cette emprise territoriale croissante, le pouvoir de Kaboul ne veut négocier qu’avec le Pakistan, jugeant que les talibans « ne sont pas capables de décider par eux-mêmes », tandis que les représentants du mollah Omar lui dénient toute représentativité. En janvier 2012, Karzaï dénonce donc l’ouverture d’un bureau de représentation talibane au Qatar, qu’il avait pourtant approuvée le mois précédent, arguant que cette décision lui a été imposée par les Etats-Unis[2]. Les relations entre Kaboul et Washington sont de plus en plus tendues, à l’unisson du sentiment anti-américain qui se développe dans le pays. En février, des émeutes ensanglantent Kaboul, Jalalabad, Herat et d’autres villes après la destruction, par des soldats américains, de Corans ayant servi à des prisonniers de Bagram pour communiquer entre eux. Le mois suivant, un sergent de l’US Army assassine une quinzaine de civils, en majorité des femmes et des enfants, dans un district de la province de Kandahar considéré comme un bastion des talibans. Doutant de la thèse du « coup de folie » face à une bavure sans précédent[3], Karzaï dénonce la mise à l’écart de la justice afghane dans l’enquête et demande que les troupes américaines se retirent des postes avancés. Les conditions du maintien des Etats-Unis dans le pays font en effet l’objet d’âpres discussions. En septembre, les Américains remettent bien la prison de Bagram aux Afghans, tout en conservent le contrôle d’un de ses blocs.
La France, en revanche, retire tous ses effectifs combattants en novembre 2012, un an plus tôt que prévu, après une succession de pertes dans la Kapisa : en juin, une patrouille y est notamment victime d’un kamikaze déguisé en femme, mode opératoire qui va se développer, de même que les attaques contre la communauté chiite et que la décapitation ; une quinzaine de villageois du Helmand en sont ainsi victimes, en août, lors d’une fête qui avait le « tort » d’être mixte. Les attentats visent aussi les adeptes de pratiques interdites par les talibans, y compris le bouzkachi, un sport équestre extrêmement populaire, et ne respectent même plus certaines traditions musulmanes : dans le Nangarhar, en août 2013, une explosion tue au moins une douzaine de femmes et enfants dans un cimetière où ils rendaient hommage à la défunte épouse d’un chef de tribu favorable au gouvernement Karzaï, pratique courante à la fin du ramadan. Les plus jeunes paient un lourd tribut à ces violences aveugles, qu’ils soient victimes de bombardements de représailles des Américains après des attaques rebelles ou bien d’attentats commis contre des convois de l’OTAN, même à proximité d’écoles. Les provinces réputées les plus paisibles, comme celles du Panchir et de Nimroz (sud-ouest), n’échappent pas à cette spirale meurtrière, à laquelle participe à nouveau le Hezb, dans un énième retournement.
Fin 2013, Karzaï opère aussi une nouvelle volte-face : alors qu’une Loya Jirga l’enjoint de signer un accord de sécurité prévoyant le maintien de quelques milliers de soldats étrangers, après 2014, pour assister l’armée afghane et mener des opérations anti-terroristes contre Al-Qaïda, le Président pose comme condition préalable la signature de la paix avec les talibans. Soucieux de laisser une place dans l’histoire de son pays, Karzaï cultive en effet une position de plus en plus nationaliste alors que, selon le New-York Times, il aurait détourné des centaines de millions d’argent liquide américain en dix ans (outre des subsides reçus de l’Iran) : censés financer le Conseil national de sécurité, ces versements de la CIA auraient en fait alimenté la corruption et certains chefs de guerre, y compris talibans. De fait, le régime continue d’entretenir des liens avec certains insurgés : ainsi, en octobre 2013, les Américains capturent, à bord d’un convoi officiel afghan, un chef militaire du TTP pakistanais, que Kaboul voulait utiliser comme négociateur. C’est finalement un taliban jugé modéré, le mollah Baradar, qui est choisi comme interlocuteur : sous la pression américaine, l’ex-bras droit d’Omar est libéré de la prison pakistanaise. Il y était détenu depuis trois ans, au motif qu’il avait osé rencontrer des émissaires de Karzaï et de ce fait enfreint les consignes de l’ISI, signe de la méfiance que les services d’Islamabad entretiennent vis-à-vis de l’aile nationaliste des talibans : ils lui préfèrent le réseau Haqqani, même s’il utilise les positions des talibans pakistanais comme base arrière (cf. Encadré sur les zones tribales dans Pakistan).
[1] Plusieurs rapports feront apparaître le caractère fictif de nombreux soldats, bien que leurs soldes soient versées.
[2] Le bureau de « l’Emirat islamique d’Afghanistan » ouvrira néanmoins en juin 2013 à Doha.
[3] La précédente s’était produite en 2005 à Haditha (Irak), avec le meurtre d’une vingtaine de civils par des soldats américains. Ici, le meurtrier sera condamné à la prison à vie par la justice militaire américaine en août 2013.
Tripatouillage électoral et irruption de l’EI
La perspective de négociations n’empêche pas les insurgés afghans de multiplier leurs attaques au printemps 2014, y compris contre les instances électorales au cœur de Kaboul, en vue de perturber le scrutin présidentiel. Début avril, la participation au premier tour dépasse les 50 %, sans permettre l’élection immédiate d’un candidat : l’inoxydable Abdullah arrive en tête, suivi de l’ancien ministre des Finances Ashraf Ghani, membre de la Confédération Ghilzai, et beaucoup plus loin du poulain de Karzaï qui, lui, ne pouvait se représenter. Alors qu’il mène campagne, après avoir obtenu le ralliement de Sayyaf arrivé quatrième, l’ancien compagnon de Massoud réchappe d’un double attentat à la sortie d’un meeting à Kaboul. Les résultats du second tour, en juillet, sont calamiteux : même la commission électorale reconnaît que le scrutin a été entaché d’irrégularités, commises par « des gouverneurs et des officiels du gouvernement » et annonce l’ouverture d’une enquête ; sur un peu plus de 13 millions d’inscrits, le nombre de votants a flambé de six millions au premier tour à plus de huit millions au second, laissant entrevoir des bourrages d’urnes massifs. Le spectre d’une partition entre le pays pachtoun et les provinces tadjikes et hazara resurgissant, les Américains convainquent les deux adversaires de former un gouvernement d’union nationale. Supposé avoir réuni 55 % des suffrages, Ghani est proclamé Président en septembre, tandis que Abdullah devient chef de l’exécutif, un poste nouvellement créé équivalent à celui d’un premier ministre, mais aux contours mal définis. Sitôt entré en fonctions, le nouveau chef d’Etat signe un accord de sécurité avec les Américains, en vertu duquel 12 500 soldats étrangers resteront dans le pays pendant deux ans, afin de former les forces de sécurité afghanes, voire d’intervenir exceptionnellement dans des combats. En revanche, la quasi-totalité des forces de l’OTAN se retire en décembre 2014, laissant les forces afghanes privées de leur principal appui aérien, au risque de voir leurs pertes s’alourdir encore.
Un nouveau record de morts (15 000) est battu l’année suivante, malgré les deux stratégies mises en œuvre par le nouveau pouvoir : la passation d’accords locaux de non-agression avec des chefs talibans au sud et le recours à des milices dans des villes telles que Kunduz. Mais un nouvel acteur, adepte des attentats aveugles et des décapitations de masse, est entré en jeu sur la scène afghane : l’organisation Etat islamique (Daech). Accusant les talibans d’être des auxiliaires des services secrets pakistanais, le mouvement d’origine irakienne rallie des groupes insurgés du Nangarhar et de Kunar à l’est, mais aussi du Helmand et de la zone frontalière de l’Ouzbékistan, par où transite la drogue destinée à l’Asie centrale. Il se renforce aussi avec des talibans pakistanais chassés du nord-Waziristan et des combattants issus du MIO ouzbek. Les talibans, eux, sont en proie aux divisions, aggravées par la mort de mollah Omar, reconnue en juillet 2015 : c’est d’ailleurs un groupe dissident, le Front du suicide, qui a fait « fuiter » l’annonce de ce décès, survenu deux ans plus tôt au Pakistan. Son successeur, mollah Mansour, est intronisé « commandeur des croyants » et reconnu par le chef d’al-Qaida ; considéré comme un pragmatique, il est réputé proche des Pakistanais et du réseau Haqqani, ce qui lui vaut d’être contesté par la partie la plus nationaliste de la Choura de Quetta, ainsi que par les groupes hostiles à toute négociation, dont certains font d’ailleurs sécession à l’image du Tora Bora Military Front [1] dans le Nangarhar. Des affrontements fratricides éclatent dans les provinces d’Herat et de Faryab et, en décembre, mollah Mansour lui-même est gravement blessé, lors d’une réunion entre talibans. Mais, même divisé, le mouvement reste capable de coups d’éclat, d’autant que lui aussi bénéficie du renfort de combattants arabes, ouzbeks et tadjiks chassés du nord-Waziristan par l’armée pakistanaise. En septembre, plusieurs centaines de rebelles s’emparent de Kunduz, mettant à profit le ressentiment des Pachtoun locaux et l’incurie de l’armée afghane et des milices, divisées entre le gouverneur pachtoun nommé par le Président et le patron de la police tadjik choisi par le chef de l’exécutif. Les soldats afghans parviennent à reprendre la ville quelques jours plus tard, mais c’est grâce à l’appui aérien que leur apporte l’OTAN (qui frappe au passage un hôpital de MSF) et à l’engagement au sol de forces spéciales américano-occidentales. Les insurgés n’observent même plus de trêve hivernale : en décembre 2015, les combats font rage dans leur fief du Helmand, dont les autorités nationales n’ont jamais réussi à reprendre totalement le contrôle. Quelques semaines plus tard, l’armée afghane se retire d’ailleurs de certains districts, ainsi que de ses positions avancées dans la province rurale méridionale d’Uruzgan.
[1] Le TBMF est issu du H-i-K, traversé par les scissions après la mort de Y. Khalis.
Des talibans renforcés
En mai 2016, le mollah Mansour est tué par des frappes américaines de drones, mais sa disparition renforce le mouvement davantage qu’il ne l’affaiblit. Son remplaçant, le mollah Haibatullah, est en effet un « docteur de la loi » reconnu par ses pairs, ce que Omar n’était pas lui-même. Soucieux de reconstituer l’unité talibane et de crédibiliser son pouvoir, il s’entoure de deux vice-émirs : un des fils du mollah Omar, Yaqoub, mais aussi Sirajuddin Haqqani ; chef du réseau lié à al-Qaida depuis la maladie de son père[1], il devient responsable des opérations militaires. Le nouveau chef rétablit également dans leurs fonctions des commandants évincés par son prédécesseur. Du coup, la grande majorité des dissidents revient dans le giron des talibans qui infligent de sévères défaites à « l’Etat islamique dans la province du Khorasan » (ISKP, la représentation locale de Daech) dans le sud et le sud-est ou l’oblige à passer des accords tacites de non-agression. Pour ressouder son mouvement, le nouveau chef des talibans lance des offensives tous azimuts : encerclement de la capitale du Helmand, Laskhar Gah, entrée dans celle d’Uruzgan, Tarin Kot, nouvelle attaque de Kunduz. Même si des divergences tactiques subsistent entre les chouras de Quetta et de Peshawar, les talibans sont redevenus suffisamment opérationnels pour contrôler près de 40 % du territoire afghan, représentant un tiers de la population, malgré le maintien de 13 500 soldats étrangers sur place.
Face à eux, l’armée nationale reste faible : largement dépendante des seigneurs de la guerre et des pouvoirs locaux, elle est minée par la corruption. L’encadrement compte quelque 1 000 généraux (autant que l’armée américaine), dont certains ne sont que trentenaires, au détriment des officiers de rang intermédiaire ; certains officiers continuent à percevoir les soldes des déserteurs et des soldats tués ou bien font payer leur nourriture à leurs soldats, afin de constituer les pots de vin qu’ils doivent verser pour bénéficier d’un avancement. De son côté, la troupe arrondit ses fins de mois en revendant armes et matériels aux talibans qui ont largement infiltré l’armée, comme en témoigne le nombre croissant de violences contre les forces de l’ordre commises par des soldats et des policiers « retournés » ; toutefois, l’essentiel de ces « tirs de l’intérieur » semble davantage être le fait de rancœurs diverses, de vengeances de la part de clans hostiles à tout processus de paix ou encore d’autoradicalisation. Le souci d’augmenter rapidement les effectifs se traduit en effet par des recrutements peu vigilants, y compris d’anciens déserteurs. De fait, l’armée afghane est largement une « armée de check-points », évitant au maximum les engagements massifs qui pourraient entrainer trop de pertes ou de désertions. Il arrive aussi fréquemment que ce soient les policiers, pas les mieux formés pour ces opérations, qui soient envoyés en première ligne, forces de police qui sont parfois aussi très impliquées dans le trafic de drogue et les atteintes aux civils telles que les viols.
Du coup, non seulement les Américains décalent leur planning de retrait, mais ils annoncent même l’envoi de plus de 2 000 soldats supplémentaires au terme d’une année encore plus meurtrière que la précédente : l’armée et la police ont perdu 6 800 hommes (+ 35 %), tandis que la violence aveugle frappe toujours plus de civils. Aux attentats-suicides du réseau Haqqani (une soixantaine de morts en avril contre le Service de protection des personnalités en plein Kaboul) répondent ceux de l’ISKP : en juillet, plus de quatre-vingt personnes périssent lors d’une manifestation de Hazaras qui dénonçaient pacifiquement, dans la capitale, l’oubli de leur province de Bamyan par les autorités ; en mars suivant, un commando habillé en personnel médical tue une cinquantaine de patients et de soignants au sein du principal hôpital militaire d’Afghanistan, en plein cœur de Kaboul. Affaibli et replié dans ses bastions du Nangarhar et de Kunar, ainsi que dans quelques poches septentrionales, Daech conserve en effet des cellules dormantes capables de mener des actions urbaines, dont le caractère extrêmement meurtrier marque beaucoup plus les esprits que les combats dans les campagnes : ses attentats font en effet dix fois plus de morts et de blessés en 2016 qu’en 2015. L’EI cible prioritairement les minorités religieuses (Hazaras, Sikhs [2], soufis) d’Afghanistan, mais aussi du Baloutchistan pakistanais, avec le concours de groupes pakistanais connus pour leur anti-chiisme virulent.
Paradoxalement, la violence de l’ISKP renforce le poids politique des talibans qui apparaissent d’autant plus fréquentables que, eux, n’ont pas de prétentions internationales. Ils ont, de surcroit, opéré un virage stratégique, en ciblant de préférence les agents du gouvernement, fût-ce au prix de victimes collatérales : en avril 2017, ils attaquent une base de l’armée à Mazar-e-Charif (plus de cent-quarante recrues, désarmées, sont tuées), font exploser le mois suivant un camion piégé dans le quartier du gouvernement et des ambassades à Kaboul (plus de cent-cinquante morts) ou déciment, en octobre, une base militaire de la province de Kandahar. En parallèle, ils s’efforcent de prouver leurs capacités administratives, en particulier dans leur « capitale » du Helmand, Musa Qala : les centres médicaux sont protégés, les filles peuvent aller à l’école, la télévision et la cigarette ne sont plus interdits…. Un modus vivendi a également été trouvé à Kunduz avec le gouvernement qui gère le centre de la ville et l’aéroport, tandis que les talibans contrôlent les faubourgs. Ces accommodements divers font qu’ils sont plus que jamais considérés comme des renégats et des impies par l’ISKP. La concurrence entre les deux mouvements islamistes se matérialise par des affrontements directs : en juin, les combattants de Daech chassent les talibans du réseau de grottes de Tora Bora, l’ancien sanctuaire de ben Laden, avant d’en être eux-mêmes chassés par l’armée afghane, probablement aidée par des talibans : aucun des acteurs de la guerre d’Afghanistan n’a en effet intérêt à ce que le pays devienne le nouveau sanctuaire de l’EI, alors en passe de perdre son califat irako-syrien. En avril, l’aviation américaine lance la plus puissante bombe non nucléaire jamais utilisée sur les grottes de l’organisation.
Le Président Ghani s’efforce, quant-à-lui, de consolider ses alliances pachtouns : en mai 2017, il organise en grandes pompes le retour dans la capitale de Hekmatyar. En plus de l’opposition armée des talibans, le chef de l’Etat doit en effet affronter la fronde de ses alliés politiques supposés. Son vice-Président Dostom, exilé en Turquie à la suite d’accusations de viol portées par un adversaire politique, lance l’éphémère alliance du triangle d’Ankara avec le chiite Mohaqiq, deuxième adjoint de Abdullah, et avec le Jamiat de Rabbani, chef de la diplomatie en exercice. Ghani réagit à cette fronde en évinçant un des seigneurs de la guerre qui s’opposait à lui, « l’Empereur du nord » Mohammad Atta Noor qui est contraint d’abandonner son poste de gouverneur de la province de Balkh en décembre 2017. En revanche, en juillet suivant, le Président doit accepter le retour de Dostom, à la suite des violents heurts ayant suivi l’arrestation d’un des partisans du leader ouzbek, le chef de la police de Maïnama (au nord-ouest). Contesté en interne, le pouvoir de Kaboul ne parvient pas davantage à se faire reconnaître par les talibans qui, en février 2018, lancent un appel aux Américains à discuter directement avec leurs représentants basés au Qatar, à la veille d’une conférence afghane pour la paix qu’ils continuent de boycotter. De fait, une délégation américaine, pilotée par un diplomate d’origine afghane, noue des contacts avec le mollah Baradar.
Pour négocier dans la position la plus forte possible, les insurgés multiplient les opérations, notamment pour empêcher les élections législatives, organisées avec trois ans de retard. Malgré plus de deux cents actions djihadistes, qui font de ce scrutin le plus meurtrier jamais connu, quatre millions d’électeurs (sur un peu moins de neuf millions d’inscrits) se rendent quand même aux urnes. Mais le vote n’a pu se dérouler partout : il été reporté dans la province de Kandahar, ainsi que dans celle de Ghazni, dont la capitale a été occupée par les talibans au mois d’août, avant que le renfort de soldats américains ne permette de les déloger, au prix de centaines de morts. Pour les rebelles, l’intensification des actions dans les villes est un moyen de répondre à l’accroissement des bombardements américains qui atteignent un niveau inégalé en 2018[3]. Avec plus de 3 800 morts, cette année devient la plus meurtrière pour les civils, l’ISKP y prenant largement sa part : à Kaboul, un kamikaze se fait sauter en s’étant fait passer pour un caméraman arrivant avec les secours sur les lieux d’un premier attentat ; à Kandahar, un attentat tue une dizaine d’enfants massés à proximité d’un convoi de l’OTAN… Les oulémas deviennent également une cible privilégiée : en juin, une demi-douzaine meurt à l’issue d’un rassemblement qui venait de décréter une fatwa contre le terrorisme et en novembre une cinquantaine est victime d’un attentat-suicide lors d’une cérémonie de célébration de la naissance de Mahomet. Quant aux combats entre djihadistes, ils continuent à faire rage : les talibans infligent de cuisantes défaites à l’ISKP dans les provinces septentrionales de Sar-e-Pul et de Jawzjan, où l’organisation s’était implantée pour profiter de la contrebande vers le Turkménistan voisin. Pour échapper à leurs rivaux, des dizaines de combattants de l’EI préfèrent se rendre aux forces de sécurité afghanes.
[1] Le décès de Jalaludine Haqqani est annoncé en septembre 2018
[2] En août 2017, des policiers et des habitants d’un village chiite de la province septentrionale de Sar-e-Pul sont forcés de se jeter du haut de falaises, par des talibans alliés de l’ISKP.
[3] Au premier trimestre 2019, ces frappes et les missions de reconnaissance au sol afghanes tuent plus de civils que les actions des insurrections diverses. Pourtant, malgré les demandes de sa procureure gambienne, la Cour pénale internationale renonce à ouvrir une enquête sur les crimes de guerre commis en Afghanistan, aucun des belligérants n’étant prêt à y coopérer.
A la recherche d’une paix tangible
Parallèlement, les négociations s’intensifient, via différents canaux : tandis que l’émissaire américain multiplie les contacts – chaotiques – à Doha, la Russie organise des rencontres à Moscou, entre les talibans et l’opposition politique afghane, l’ancien Président Karzaï y représentant plus ou moins le pouvoir. Un « échange de points de vue » inter-afghan est également prévu, en avril 2019, dans la capitale du Qatar : mais le pouvoir afghan se montrant incapable de bâtir une délégation réduite (elle compte deux-cent cinquante personnes censées représenter tous les clans afghans), les talibans rejettent la rencontre. Celle-ci a finalement lieu en juillet, sans autre résultat qu’un engagement, aussitôt violé, à ne plus faire de victimes civiles. Quant aux négociations de Doha, elles achoppent sur plusieurs points : les talibans jugent injustifié le maintien d’une force anti-terroriste américaine dans le pays, puisqu’il leur est demandé qu’aucun mouvement djihadiste ne puisse plus y opérer ; de son côté, le gouvernement afghan, toujours pas associé directement aux discussions, exclut toute libération inconditionnelle de prisonniers. Dans ce contexte, les insurgés renouent avec leur stratégie de perturber les présidentielles à venir. Malgré une organisation bien meilleure qu’aux élections précédentes, le premier tour ne mobilise que 20 % du corps électoral en septembre 2019. Une nouvelle fois, les résultats sont soumis à une très forte contestation et les résultats ne sont proclamés qu’en février suivant, après l’invalidation d’un bulletin exprimé sur trois : Ghani est réélu, en ayant réuni cette fois un peu plus de 50 % des voix contre un peu moins de 40 % à Abdullah : celui-ci rejette cette annonce, comme les autres candidats. Le même jour de mars, les deux rivaux se proclament chef de l’Etat, dans deux ailes différentes du Palais présidentiel.
Le pouvoir afghan se retrouve plus faible que jamais quand, fin février, le chef politique des talibans et celui de la diplomatie américaine trouvent un accord. Il prévoit que les forces occidentales se retireraient sous quatorze mois, en échange de l’arrêt des violences, de la rupture des talibans avec les mouvements djihadistes et de l’ouverture de pourparlers inter-afghans ; en outre, Kaboul libèrerait cinq mille détenus et les talibans un millier. Ghani n’envisageant de libérer les prisonniers que par étapes, en fonction de l’évolution des négociations, les talibans reprennent leurs attaques, mais uniquement contre les forces gouvernementales. De son côté, l’ISKP, qui ne s’estime lié par aucun accord, continue ses attentats aveugles. En mars, jusqu’à cinquante attaques sont recensées par jour. Ayant déjà dépensé plus de deux mille milliards de dollars[1] et perdu 2 400 soldats dans le conflit – qui a également fait plus de 160 000 morts côté afghan[2] – les Américains mettent à exécution leur menace de diminuer leur aide, afin d’obliger les deux pouvoirs rivaux de Kaboul à s’entendre. Une issue est trouvée en mai : Abdullah est nommé à la tête de la Commission nationale de réconciliation (organisatrice des négociations avec les talibans) et ses partisans, dont Dostom, rejoignent le gouvernement. A la fin du ramadan, le pouvoir afghan libère des centaines de prisonniers talibans, mais il reprend aussi ses opérations contre les insurgés, au lendemain de deux attentats très meurtriers commis par l’ISKP : l’un d’eux fait vingt-cinq morts, y compris des nourrissons, au sein d’une maternité de Kaboul. Le processus de paix est également contesté par les franges talibanes les plus radicales : en juin, cinq collaborateurs du procureur général afghan sont assassinés, alors qu’ils se rendaient à Bagram pour sélectionner des détenus libérables. Les talibans exigent qu’y figurent plusieurs centaines de criminels de droit commun, dont des trafiquants de drogue notoires.
Les négociations finissent par s’engager mi-septembre à Doha, mais si laborieusement que la violence ne faiblit pas : afin de peser dans les discussions, les talibans intensifient en effet leur pression militaire, quitte à ne pas tenir certains de leurs engagements. La mort d’un des hauts dirigeants d’Al-Qaida, tué en octobre dans une zone sous leur contrôle, illustre de manière flagrante la persistance des relations entre les talibans et le mouvement djihadiste, via le clan Haqqani, lequel est également soupçonné d’entretenir des liens avec l’EI. Le même mois, l’aviation américaine doit intervenir pour éviter que les assaillants ne s’emparent de la capitale du Helmand, la seule zone leur échappant encore dans cette province. De son côté, l’EI cible des maternités et des lieux d’enseignement de la capitale : une quarantaine de morts dans une école chiite fin octobre, une vingtaine à l’université début novembre[3]. La situation économique, elle, ne cesse de se dégrader : victime, comme le monde entier, d’un coronavirus, 74 % de la population est passée sous le seuil de pauvreté, soit 20 % de plus qu’un an plus tôt. Le pays est plus que jamais sous perfusion : 75 % de ses dépenses civiles et 90 % de ses dépenses en sécurité dépendent des donateurs internationaux.
[1] En dollars constants, le conflit aurait coûté plus de 2 000 milliards $ aux Etats-Unis, moins que la seconde Guerre mondiale (près de 2 900), mais davantage que la première (191) et que la guerre du Vietnam (494).
[2] En avril 2021, le décompte des morts effectué depuis le début du conflit fait état de 68 000 militaires et policiers, plus de 51 000 insurgés et plus de 47 000 civils.
[3] En 2019, un tiers des enfants ne sont pas scolarisés.
Le retour au pouvoir des talibans
En mars 2021, alors que le spectre d’un retrait des troupes occidentales en mai continue de planer sur le pays, la nouvelle administration démocrate américaine enjoint aux deux parties de reprendre les négociations au plus vite, afin de mettre en place un gouvernement intérimaire ; à cette fin, elle presse fermement le Président Ghani de constituer un front uni avec Abdallah, Karzaï et Sayyaf. Le chef de l’Etat y répond partiellement, en évoquant la formation d’un gouvernement ouvert à tous les opposants, le temps d’organiser de nouvelles élections. Mais, malgré l’intermédiation de la Turquie, les négociations restent dans l’impasse et les Etats-Unis annoncent le retrait de toutes leurs troupes d’ici au 4 juillet, date de leur fête nationale, tout en étudiant leur redéploiement dans des pays d’Asie centrale et du Golfe et en confiant la protection de l’aéroport de Kaboul à la Turquie. Confronté à la perte rapide de soutiens techniques – dans le maniement de missiles sophistiqués ou la maintenance de ses avions militaires – le régime afghan arme des dizaines de miliciens pour faire face à des talibans qui ne désarment pas : le lendemain de l’évacuation des premières troupes américaines, début mai, un attentat frappe une maison d’hôtes de la province de Logar, à la rupture du jeun du ramadan (une vingtaine de morts). Quelques jours plus tard, c’est une école de filles d’un quartier hazara de Kaboul qui est visée : trois bombes, déclenchées à tour de rôle, font une cinquantaine de morts.
Fin juin, après le déclenchement de frappes aériennes décidé par le Pentagone contre les talibans du sud, les insurgés accélèrent leurs opérations : ils s’emparent du principal poste-frontière avec le Tadjikistan et le confient à des alliés tadjiks, quelques jours avant que les Américains ne commencent leur retrait et ne remettent aux Afghans la base hautement symbolique de Bagram, non sans avoir saboté délibérément certaines installations, signe de leur défiance vis-à-vis de l’armée de Kaboul. Dépourvus de soutien aérien et de munitions, faute d’une logistique insuffisante pour la largeur du front – les combats ayant éclaté dans quatre cents localités – les soldats et miliciens afghans s’enfuient ou se rendent, à l’exception des 50 000 hommes des forces spéciales. La percée des talibans n’en est que plus rapide : ils s’emparent de postes-frontières avec le Turkménistan, le Pakistan et l’Iran, s’ouvrant ainsi autant de sources de revenus et de taxes. En plus de contrôler de vastes zones rurales au nord et à l’ouest – où ils se livrent à des exécutions sommaires d’administrateurs locaux ou d’habitants soutenant le régime – les insurgés encerclent plusieurs grandes villes. Les premières capitales provinciales à tomber sont celle de la province de Nemroz au sud-ouest, puis Sheberghān, le fief de Dostom, au nord-ouest. Elles sont suivies de Kunduz, verrou majeur entre Kaboul et le Tadjikistan, et de Ghazni, carrefour essentiel entre la capitale nationale et Kandahar. Constatant que certains des commandants talibans font partie de ceux libérés à la suite des accords de Doha, le Président afghan enterre le processus de négociation.
Face aux désertions, voire au ralliement de soldats gouvernementaux aux insurgés, il bat le rappel des différents seigneurs de la guerre du pays, y compris ceux qui, comme Dostom rentré de Turquie, contestaient son autorité. Mais cette initiative destinée à tenir les grandes villes fait long feu : Herat est prise malgré la réactivation des milices d’Ismail Khan, qui se rend pour être exfiltré en Iran. Elle est suivie de la capitale du Helmand et surtout de Kandahar, en dépit des efforts de l’ancien gouverneur de la ville, devenu ministre des Affaires tribales, pour mobiliser la tribu Sharzaï contre les talibans, majoritairement Noorzaï. Après la chute quasiment sans combats de Mazar-e Sharif, fief de Mohammad Atta, puis de Jalalabad, capitale du Nangarhar, Ghani se retrouve encerclé dans Kaboul. Il s’en échappe mi-août alors que la capitale tombe, sans le moindre coup de feu. Les talibans n’ont mis qu’une dizaine de jours à s’emparer de toutes les grandes zones urbaines du pays. Les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux organisent, dans la précipitation, l’évacuation aérienne de plus de 120 000 personnes, qu’il s’agisse de leurs ressortissants, mais aussi d’une partie de leurs collaborateurs afghans. Les scènes de débâcle sont accentuées par l’attentat-suicide que commet l’Etat islamique au Khorasan, aux abords de l’aéroport de Kaboul : il fait une centaine de morts, dont une quinzaine de soldats américains et britanniques.
Soucieux d’offrir un visage moins radical que lors de leur premier passage au pouvoir, une partie des nouveaux maîtres du pays décrète une amnistie en faveur de tous les fonctionnaires gouvernementaux et engage des discussions avec Karzaï et Abdullah, dans la lignée des négociations tenues précédemment à Doha et Moscou. Néanmoins, la perspective de former un « gouvernement inclusif » ne ravit pas les franges les plus fondamentalistes des talibans, qu’elles soient strictement nationalistes ou bien qu’elles poursuivent un agenda plus international, comme le réseau Haqqani. Localement d’ailleurs, les règles les plus strictes de la charia sont appliquées. Sur le plan diplomatique, les nouveaux dirigeants afghans s’engagent à ne pas accueillir sur leur sol de groupes pouvant menacer les intérêts de leurs voisins, tels que les séparatistes musulmans du Xinjiang chinois : en cas de retrait des grands bailleurs internationaux, l’aide économique de la Chine pourrait s’avérer vitale pour un pays dont plus de 70 % de la population vit sous le seuil de pauvreté et dont une partie des avoirs est placée sur des comptes à l’étranger[1]. Inversement, la reconnaissance des talibans est un moyen, pour Pékin, d’évincer l’ennemi indien de la scène afghane, mais aussi d’envisager une diminution des attaques contre ses projets au Pakistan voisin (cf. Baloutchistan).
En septembre, les talibans font tomber la dernière poche de résistance, la vallée du Panchir tenue par le Front national de la résistance du fils Massoud. Contrairement à leurs promesses d’ouverture, ils forment un gouvernement provisoire largement dominé par les Pachtouns et par les radicaux : le poste de Premier ministre est attribué à Mohammad Hassan Akhund, un ancien conseiller d’Omar, Baradar n’obtenant qu’un des postes de vice-Premier ministre ; la Défense échoit au mollah Yaqoub, l’Intérieur à Sirajuddin Haqqani et la diplomatie à un des négociateurs de Doha. Dépourvue de la moindre femme, la nouvelle équipe au pouvoir ferme le ministère des Affaires féminines et attribue ses locaux à celui de la Promotion de la vertu et de la prévention du vice. La nouvelle Constitution stipule, dès le premier de ses quatre-cents articles, que les lois et la politique seront établies en fonction de la jurisprudence hanafite. Le pachtou est érigé en langue nationale, le dari conservant un statut de langue officielle.
Dans les mois suivant son retour, le régime doit faire face à une série d’attentats suicides de l’EI, contre des talibans à Jalalabad, mais aussi contre une importante mosquée sunnite de Kaboul et des mosquées chiites de Kunduz et même de Kandahar. En novembre, l’attaque d’un hôpital militaire de la capitale entraîne même la mort du chef des forces talibanes locales, membre du réseau Haqqani.
Le retour au fondamentalisme
Au printemps 2022, les talibans empêchent le retour des filles dans les collèges et lycées, sous prétexte de difficultés logistiques. En réalité, la décision témoigne du succès de la tendance la plus conservatrice du mouvement, comme en atteste un peu plus tard l’obligation faite aux femmes de porter le voile intégral dans l’espace public. Les nouveaux dirigeants interdisent également la production de pavot, base de l’opium et de l’héroïne, dont ils avaient pourtant lourdement taxé les producteurs, afin de financer leur effort de guerre. L’Afghanistan produit 80 % du pavot mondial, lequel représente 14% de son PIB (cf. Encadré). Le régime continue par ailleurs d’entretenir des liens étroits avec le djihadisme international : fin juillet, un drone américain élimine le chef d’al-Qaida, Ayman al-Zawahiri, dans la résidence qu’il occupait dans un quartier aisé de Kaboul, à l’invitation du réseau Haqqani. Sur le plan économique, le pouvoir fait feu de tout bois pour compenser l’arrêt de l’aide internationale qui, toutes sources confondues, représente 40 % du PIB : il se lance dans l’extraction massive de matières, notamment de charbon destiné au marché pakistanais.
En septembre, un attentat-suicide de l’EI provoque la mort de deux employés de l’ambassade de Russie, un des rares grands pays à avoir conservé une représentation diplomatique en Aghanistan. A la fin du même mois, une cinquantaine d’étudiantes et étudiants perdent la vie dans leur établissement d’enseignement : situé dans un quartier hazara de Kaboul, il était un des derniers du pays à accueillir garçons et filles au sein de classes communes. Alors que les libertés des femmes se restreignent mois après mois (interdictions de voyager sans accompagnant masculin, d’entrer dans les parcs et salles de sport, d’étudier à l’université), le numéro un taliban rappelle, en novembre, que la charia doit être appliquée sans la moindre restriction dans le pays.
En décembre, l’EI vise le siège du Hezb d’Hekmatyar et l’ambassade du Pakistan, sans que leurs principaux occupants ne soient touchés. Les attentats surviennent peu après le séjour à Kaboul du ministre pakistanais des Affaires étrangères, venu parler des tensions frontalières entre les deux pays, alors que les talibans pakistanais ont annoncé la reprise de leurs actions armées. Quelques jours plus tard, un attentat vise un hôtel prisé des hommes d’affaires chinois, de plus en plus nombreux dans le pays. Pékin s’est en effet engagé à soutenir l’économie afghane, à condition que l’Afghanistan ne serve pas de refuge à ses séparatistes ouïghours.
En début d’année, le chef suprême des talibans décide de créer un Conseil national de sécurité, dirigé par un proche, qui mettrait plus ou moins sous tutelle les ministres de la Défense et de l’Intérieur. En effet, Sirajuddin Haqqani et le mollah Yaqoub ne dissimulent plus certaines de leurs divergences avec la haute direction talibane, s’inquiètant en particulier des conséquences, sur l’ouverture du pays, du radicalisme que professe Haibatullah Akhundzada. Les relations se sont notamment dégradées avec le Pakistan, après la reprise des attentats des talibans locaux : Islamabad accuse Kaboul d’inaction, voire de complicité avec les insurgés pakistanais. En février, des échanges de tirs éclatent entre forces frontalières des deux pays sur le poste de Torkham, un des points de passage les plus fréquentés.
Le mois suivant, c’est le nord qui est frappé : le gouverneur de la province de Balkh est victime d’un attentat-suicide dans ses bureaux de Mazar-i-Sharif. Il était connu pour avoir mené la lutte contre l’EI, lorsqu’il exerçait la même fonction au Nangarhar. Le poids de la filiale de Daech dans le Nord et l’Est freine certains projets miniers et pétroliers, notamment chinois. En revanche, les talibans peuvent compter sur la générosité de grands fortunes du Golfe, ce qui n’empêche pas une part croissante de la population de vivre dans la pauvreté. Pendant ce temps, la production de méthamphétamine [ou « crystal meth »] explose : cette drogue est synthétisée à partir de l’éphédrine, elle-même extraite de l’éphédra, une plante abondante en Afghanistan. En revanche, la production de pavot à opium est en chute libre, depuis son interdiction en avril 2022 : elle ne représente plus que 10 300 hectares contre 233 000 un an plus tôt (soit un tiers de la production agricole de l’époque).
En mars 2024, les talibans condamnent des frappes pakistanaises ayant tué une demi-douzaine de femmes et d’enfants dans les provinces de Khost et Paktita. Islamabad rétorque avoir dû agir après la mort d’une demi-douzaine de ses soldats, attaqués au nord-Waziristan par des hommes venus d’Afghanistan. En mai, ce sont quelques uns des rares touristes du pays à être pris pour cible : trois Espagnols et leurs trois accompagnateurs afghans sont tués dans le bazar de Bamiyan, la principale destination touristique d’Afghanistan.
En août, les talibans adoptent une loi d’une centaine de pages sur la promotion de la vertu et l’élimination du vice ; elle introduit de nouvelles restrictions dans la vie des Afghans, en particulier des femmes. En décembre, l’EI refait parler de lui de façon spectaculaire, en tuant le ministre en charge des réfugiés : frère du fondateur du réseau Haqqani, il est victime d’un attentat-suicide dans son propre ministère.
[1] Neuf milliards de dollars, dont sept saisis en août 2021 par les autorités américaines.
Un enjeu régional
Même au XXIème siècle, l’Afghanistan demeure un carrefour stratégique. Situé entre l’océan Indien et l’Asie centrale, son territoire se situe en effet au cœur des projets de développement des grandes puissances régionales. Ainsi, en février 2018, a été lancé le projet de gazoduc TAPI, destiné à acheminer le gaz naturel du Turkménistan vers le Pakistan et l’Inde, en passant par l’Afghanistan, mais en évitant l’Iran, alors que Téhéran a investi dans le développement du port de Chabahar, au Sistan-Baloutchistan, pour offrir un débouché maritime aux productions de l’Asie centrale. La concurrence internationale est également attisée par la richesse du sous-sol afghan : pétrole, terres rares, lithium, talc du Nangarhar, marbre du Helmand, rubis et lapis-lazuli du Badakhchan, émeraude du Panchir…
L’Afghanistan est également le premier producteur mondial d’héroïne, avec l’Asie centrale et la Russie comme premières voies d’expédition vers l’Europe. Ces pays sont donc particulièrement intéressés par la situation de leur voisin méridional, d’autant plus intéressés qu’ils redoutent la diffusion, depuis le sol afghan, d’un autre fléau : le terrorisme islamiste. Les talibans, et surtout al-Qaida, hébergent en effet bon nombre d’insurgés de la région, depuis le Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO) jusqu’aux Moudjahidines du peuple iraniens, en passant par les séparatistes ouïghours de Chine et les islamistes tadjiks, kirghizes ou tchétchènes. L’Alliance du nord reçoit donc un soutien non négligeable des pays de la région pour lutter contre les talibans : l’ouzbek Dostom bénéficie de l’appui de l’Ouzbékistan, tandis que la Russie arme progressivement les forces de Rabbani et Massoud, à condition qu’ils cessent toute aide aux insurgés islamistes du Tadjikistan. L’émergence de l’Etat islamique (EI ou Daech) a toutefois changé la vision des Russes qui, comme les Chinois et les Iraniens, se sont résolus à considérer les nationalistes talibans comme une partie incontournable de la résolution du conflit et comme un rempart contre les visées internationalistes de l’EI (cf. Encadré). Moscou a même été suspecté d’armer et de financer la mouvance talibane, afin qu’elle mette fin aux activités de Daech en Afghanistan, voire qu’elle tue des soldats américains. Les Etats-Unis boycotteront d’ailleurs les négociations organisées par la Russie avec les autres puissances régionales.
Pour le Pakistan, l’Afghanistan est un rival de longue date, en particulier du fait de la question pachtoune : Islamabad redoute qu’un afflux de réfugiés afghans sur son sol n’attise les revendications séparatistes de leurs congénères pakistanais, les « Pathan », établis dans les zones tribales frontalières des deux pays. L’obsession des Pakistanais est donc d’installer à Kaboul un régime ami qui tue dans l’œuf toute idée de « Pachtounistan », qui leur ouvre les portes de l’Asie centrale et qui ne favorise pas les intérêts de l’ennemi indien. Pour parvenir à ses fins, le Pakistan soutient Hekmatyar, puis les talibans. Afin de freiner les investissements de l’Inde dans le pays et de contrecarrer son rapprochement régional avec les Etats-Unis, il finance également des groupes (le réseau Haqqani en Afghanistan, le Lashkar-e-Taiba et le groupe Nazir au Pakistan) qui sont chargés de s’en prendre à l’OTAN et aux intérêts indiens. Tout en s’impliquant, à partir de 2011, dans l’ouverture de contacts entre le pouvoir de Kaboul et les talibans, Islamabad adopte aussi des mesures de terrain : la construction d’une clôture électronique barbelée tout le long de sa frontière avec l’Afghanistan, en commençant par les deux Waziristan, est lancée en 2017 ; en parallèle se poursuit le rapatriement, parfois forcé, des 2,5 millions de réfugiés afghans se trouvant dans le pays.
Le Pakistan se méfie aussi d’un rapprochement entre l’Afghanistan et l’Iran, deux pays culturellement proches (le dari est « cousin » du farsi iranien). En témoigne l’assassinat, en 1998, de diplomates et de journalistes iraniens à Mazar-e Charif, sans doute tués par des fondamentalistes sunnites, membres du Sipah-i-Sahiba pakistanais. Pour combattre les talibans, soutenus par l’ennemi juré saoudien, les Iraniens arment le Wahdat chiite ainsi que le Tadjik (donc persanophone) Massoud, mais ils hébergent aussi le très sunnite Hekmatyar. Les bureaux de ce dernier sont fermés en février 2002, au motif que ses actions « peuvent créer des tensions » avec Kaboul. Le régime de Téhéran n’adopte pas pour autant une position univoque vis-à-vis du nouveau pouvoir afghan : certaines de ses factions conservatrices sont ainsi soupçonnées d’avoir aidé des talibans, et même des membres d’Al-Qaida, à fuir l’Afghanistan. L’Iran joue aussi la carte de « l’émir de l’ouest » Ismail Khan, lui aussi persanophone, qui demeure puissant malgré son éviction du poste de gouverneur d’Hérat en 2004. Téhéran finance dans cette province et celles qui le jouxtent des infrastructures de transport ainsi que des mosquées, des madrasas et des activités culturelles chiites.
Le régime iranien est également accusé d’entraîner des groupes talibans dans sa province du Sistan-Baloutchistan et de leur fournir des munitions et de l’assistance médicale. C’est d’ailleurs en revenant d’Iran, où il avait rencontré des chefs des Gardiens de la révolution et des émissaires du gouvernement russe, que le mollah Mansour est tué, alors qu’il rejoignait le Baloutchistan pakistanais depuis le Baloutchistan iranien. Pour Téhéran, comme pour Moscou et Pékin, les talibans constituent à la fois un moyen de gêner les intérêts américains et indiens dans la région, mais aussi d’empêcher la propagation régionale de Daech. Enfin, Téhéran garde un autre « fer au feu » sur la scène afghane : la communauté chiite des Hazaras, qui constituent la grande majorité des trois millions d’Afghans vivant en Iran, en tant que réfugiés ou migrants économiques. C’est en leur sein qu’ont été formées les brigades Fatemiyoun (Fatimides) parties soutenir le régime syrien contre ses rebelles djihadistes, mais qui pourraient être rapatriées en Afghanistan, si la protection des intérêts iraniens le nécessitait.
Daech au Khorasan C’est depuis les zones tribales pachtounes du Pakistan que l’organisation Etat islamique (Daech) effectue son implantation sur la scène afghane. En février 2014, un ultraradical de la tribu Mohmand, Omar Khalid, y égorge une vingtaine de soldats pakistanais, capturés en 2011, alors même que le gouvernement d’Islamabad était engagé dans des négociations avec les talibans pakistanais du TTP. Ayant quitté ceux-ci, le meurtrier fonde le « Ahrar-ul-Hind » (Libération de l’Inde), puis fait allégeance au califat proclamé par Al-Baghdadi en Irak et en Syrie. D’abord réticent à cette adhésion, du fait de son caractère tribal marqué – contraire à l’idéologie universaliste de son mouvement – le chef de Daech finit par l’accepter, d’autant qu’elle lui permet de battre en brèche l’autorité d’Al-Qaïda, précisément né à la frontière pakistano-afghane. Le groupe prend le nom d’Etat islamique dans la province du Khorasan (ISKP). Cette référence au nom historique de la région renvoie à un « hadith » du prophète Mahomet, selon lequel la conversion à l’islam de l’Inde, signe annonciateur de la fin des temps, se ferait depuis cette région. Le nom de Khorasan permet aussi de dépasser le concept d’Etats-nations que les djihadistes radicaux rejettent, à la différence des nationalistes talibans. L’ISKP reproche d’ailleurs à ces derniers de n’avoir aucun autre agenda que la reconquête de l’Afghanistan dans ses frontières nationales et à Al-Qaïda d’avoir abandonné sa mission internationale en s’associant avec les talibans afghans et pakistanais. Le nouveau groupe prospère à la faveur des problèmes de succession qui agitent le TTP, après la mort de son chef en septembre 2013 : le pouvoir ayant échappé aux fondateurs du mouvement, les Mehsud du Waziristan, des chefs importants rejoignent l’ISKP. Celui-ci profite également des dissensions opposant les deux adjoints du mollah Omar, en Afghanistan, sur fond de vieilles rivalités tribales : se sentant évincé par mollah Mansour, membre de la tribu Ishaqzai, Abdul Khadem Rauf fait défection et rejoint l’ISKP, dont il favorise la diffusion dans toutes les zones où sa tribu Noorzai est implantée, du Helmand à Quetta, en passant par Kandahar. La dissimulation de la mort de mollah Omar provoque une nouvelle vague de défections parmi les combattants talibans, furieux qu’on leur ait caché la vérité. L’ISKP se trouve également renforcé, dans les provinces afghanes de Khost, Paktya, Paktika et Kunar, par l’arrivée de militants du TTP fuyant les opérations que l’armée pakistanaise mène contre leur mouvement dans les agences tribales voisines du Wazristan, d’Orakzai et de Kurram. Mais le mouvement décline dès 2016, à la fois parce-que les talibans afghans retrouvent globalement leur unité, mais aussi parce que ses violences répétées ont tellement détérioré certaines structures tribales que des tribus ont fini par lui retirer leur soutien. Ses effectifs demeurent inconnus, compris entre un millier d’hommes selon les Américains (qui ont tendance à minimiser cette menace, par rapport à celle que représentent les talibans) et plus de dix mille selon les Russes (qui comme la Chine, redoutent cette ombre djihadiste planant aux portes de leur ex-Turkestan).
L’argent de la drogue
Représentant jusqu’à 90 % de la production mondiale certaines années, l’opium afghan emploie plus de 400 000 paysans et assure environ 15 % du PIB, sans que de véritables cultures de substitution apparaissent : le pavot est ainsi quatre fois plus rentable que le blé. Pour les ruraux saignés par la guerre ou de retour d’exil, il reste le moyen le plus rapide de gagner de l’argent. Plus de la moitié des surfaces cultivées se trouve dans les campagnes pachtounes d’Helmand et de Kandahar, mais le trafic alimente tous les camps, y compris à l’extérieur du pays. Sur un montant annuel estimé à plus de soixante milliards de dollars, seuls trois reviendraient aux Afghans eux-mêmes : 0,7 milliard aux cultivateurs et 2,3 aux trafiquants de toutes natures (élus, seigneurs de la guerre, gouverneurs, policiers et douaniers, magistrats et chefs islamistes). Le trafic possède des ramifications dans le système bancaire, officiel comme officieux, y compris dans la Hawala musulmane. Pour autant, il n’assurerait que 15 % des ressources talibanes et n’aurait pas alimenté de manière plus significative les finances d’al-Qaida : après la chute des communistes, les cultures ont été majoritairement récupérées par les services pakistanais, pour prix de leurs livraisons d’armes aux moudjahidines, afin de financer diverses guérillas anti-indiennes, principalement au Cachemire. Le trafic se déroule aussi vers l’Iran, non sans heurts : des centaines de policiers iraniens sont tués par des trafiquants afghans et des centaines de paysans enlevés contre rançons, ce qui conduit Téhéran à armer des milices d’auto-défense dans la province du Khorasan (qui partage 750 km de frontières avec l’Afghanistan). Après avoir battu des records en 1999, la production de pavot en zone talibane chute massivement l’année suivante, le mollah Omar ayant prononcé une fatwa d’éradication en juillet, sans doute pour écouler des stocks importants (et éviter ainsi une chute des cours), mais peut-être aussi pour tenir compte d’une grande sécheresse interprétée comme une punition d’Allah. En revanche, les cultures progressent de façon spectaculaire dans le Badakhshan, sous contrôle de l’Alliance du nord, dont certains chefs organisent le trafic vers l’ex-URSS. Elles finissent aussi par reprendre dans le sud pachtoun, au point d’enregistrer de nouveaux records en 2007 et 2008 (et même de dépasser le niveau de consommation mondiale) : les talibans ont en effet réalisé que leur hostilité à la drogue leur avait aliéné les populations rurales ; ils les autorisent donc à reprendre cette activité, pourvu qu’elles acquittent un « impôt islamique » variant entre 10 et 20 % de la valeur de leur production et que celle-ci ne soit destinée qu’à des non-musulmans. Le pays devient également un producteur majeur de résine de cannabis. De nouveaux records sont battus au milieu des années 2010, les surfaces cultivées de pavot ayant été multipliées par ving-huit. A la fin de la décennie, la culture du pavot représente 20 à 30 % du PIB afghan.