ASIE, Monde malais

Philippines

Miné par le népotisme et les rébellions, musulmanes et communiste, l’archipel occupe une place stratégique entre le Pacifique et la Chine.

299 764 km2

République présidentielle

Capitale : Manille[1]

Monnaie : peso philippin

108 M de Philippins[2]

[1] La plus grande ville est Quezon-City.

[2] 10 millions d’expatriés vivent aux États-Unis et dans les pays du Golfe : leurs transferts d’argent représentent quelque 10 % du PIB.

Situées dans l’océan Pacifique, au sud de Taïwan et au nord de Bornéo et des Célèbes, les Philippines forment un archipel montagneux et volcanique de 7 600 îles et îlots, dont un peu plus de 2 000 seulement sont habités plus ou moins régulièrement. Il s’étend sur un peu plus de 1 650 km du nord au sud et un peu plus de 1000 km d’est en ouest.

Les deux tiers du territoire (réunissant les trois quarts de la population) sont constitués par les îles de Luçon (ou Luzon, 105 000 km²) au nord et de Mindanao (95 000 km²) au sud : située à 650 km des côtes chinoises, la première est le siège de la région capitale qui concentre la moitié des richesses du pays ; la seconde (dont la plus grande ville est Davao) rassemble, sur sa façade ouest, l’essentiel de la population musulmane du pays, le reste se trouvant sur les îles situées entre Mindanao et Bornéo.

La troisième plus grande île, Cebu, se trouve dans le vaste archipel central des Visayas, à l’ouest duquel s’étend celui, en partie musulman, de Palawan (1 700 îles).

De climat tropical, l’archipel est situé sur la ceinture de feu du Pacifique : il est bordé de profondes fosses marines (11 000 m à l’est de Mindanao) et traversé du nord au sud par de nombreux reliefs, souvent volcaniques, à l’image du point culminant du pays (près de 3 000 m à Mindanao). A ce volcanisme actif [1] s’ajoutent les typhons du Pacifique qui balaient sans relâche les côtes centrales et nord-orientales de l’archipel, faisant des Philippines le troisième pays du monde le plus exposé aux catastrophes naturelles. Celles-ci sont amplifiées par la déforestation, liée à l’exploitation du bois et aux migrations de populations, quittant les plaines surpeuplées du centre et du littoral pour les hautes terres. Les forêts ne couvrent plus qu’un quart d’îles autrefois très boisées.

[1] En 1991, l’éruption du Pinatubo fait un millier de morts et entraîne un refroidissement climatique temporaire.


Habitées par des populations majoritairement proches des Malais (et environ 10 % d’ethnies autochtones), les Philippines comptent une centaine de langues et dialectes, appartenant pour la plupart à la famille austronésienne. Les plus parlées sont le cebuano (ou binisaya) originaire de Cebu et parlé par un peu moins de 30 % de la population et le tagalog de Luçon, langue première d’environ un tiers des habitants ; il a donné naissance à la langue nationale et officielle : le pilipino. Suivent l’ilocano du nord de Luçon (10 %), l’hiligaynon ou illongo, langue des îles de Panay et de Negros (9 %), le bicolano du sud-est de Luçon (5 %)… Les Moros musulmans parlent le maranao et le maguindanao (à Mindanao) et le tausug (dans l’île de Jolo). Chacune de ces langues possède sa propre aire géographique, mais la forte émigration vers Luçon et Mindanao des populations des autres îles a contribué à la diffusion nationale de certaines d’entre elles : ainsi, les Tagalog et les Cebuano ont largement migré dans la grande île du sud. Le pilipino n’étant pas maîtrisé par environ 20 % de la population, certaines régions pratiquent au minimum le bilinguisme ou utilisent le chabacano, un créole fortement teinté d’espagnol. Celui-ci a été supplanté par l’anglais dans l’enseignement et l’économie.

Près de 93 % des habitants sont chrétiens, dont 81 % de catholiques romains (la troisième communauté au monde après celles du Brésil et du Mexique) et environ 5 % d’aglipayans (membres de l’Église philippine indépendante qui rejette la primauté du pape). Les autres sont musulmans (5 %) ou adeptes de religions populaires et autres cultes.

SOMMAIRE

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Tribus isolées et sultanats

Successivement peuplées de Négritos et d’Austronésiens venus de Chine (cf. Insulinde), les Philippines sont habitées, jusque vers l’an 1000 de l’ère commune, par des tribus dispersées[1] : elles peuplent de petits villages isolés ou vivent une existence semi-nomade dans les régions montagneuses de l’intérieur. Dénommées barangay (« ceux du même bateau »), ces petites communautés – parfois confédérées – pratiquent la culture du riz, la pêche, la chasse, la cueillette et les cultures sur brûlis. Occasionnels depuis le IIème siècle, notamment avec les Malais, les contacts avec l’extérieur se multiplient à partir du XIème, via l’arrivée croissante de marchands chinois, indiens, arabes et indonésiens qui troquent les richesses locales (perles, corail, or…) contre des textiles et divers matériaux. Présents ponctuellement dans l’archipel depuis le IXème siècle, les Chinois installent des communautés permanentes au XIIème. Ensuite, les Philippines passent dans l’orbite des royaumes maritimes sumatranais de Srivijaya, puis javanais de Majapahit.

A la fin du XIIIème, les premiers musulmans débarquent aux îles Sulu : situé au sud-ouest de Mindanao, à mi-chemin des richesses de la Chine et des Moluques, l’archipel bénéficie d’une position qui favorise sa prospérité. Au tout début du XVème siècle, un prince arabe de Johor (au sud de la Malaisie) y fonde le sultanat de Sulu : d’abord vassal de l’Empire de Brunei, il s’en émancipe en 1578. Une soixantaine d’années plus tôt, un autre aventurier arabe venu de Johor a fondé deux nouveaux États sur la grande île de Mindanao : les sultanats de Buayan (au sud, autour de la ville actuelle de Général Santos) et de Maguindanao (sur la côte ouest). La progression de l’islam à l’intérieur des terres donne naissance, un peu plus tard, à la Confédération des sultanats Maranao de Lanao. À leur apogée, les différents sultanats – dont celui de Sulu s’affirme comme le plus puissant – exercent leur souveraineté jusqu’à Palawan, ainsi que sur le nord de Bornéo et des Célèbes, des liens reliant la plupart des familles royales de la région. Dans la foulée de leurs chefs, les membres des différents clans locaux se convertissent à l’islam (les Tausug dans les Sulu, ainsi que les Maguindanao de l’actuelle province de Cotabato et les Maranao[2] voisins du lac Lanao), tandis que plusieurs vagues d’immigration malaise diffusent la religion musulmane jusque dans les Visayas et à Luçon.

[1] Certaines tribus peu mélangées de Luçon présentent la plus grande part mondiale de patrimoine génétique de l’Homme préhistorique de Denisova : elle est de 30 à 40 % supérieure à celle des Papous et des aborigènes australiens.

[2] Respectivement « peuple des plaines inondables » (qui, par déformation des Espagnols, donnera son nom à toute l’île) et « peuple du lac ».


Le passage sous domination espagnole

Le premier Européen arrive au début du XVIème siècle : parti pour un tour du monde qui lui a fait traverser un océan qu’il a – à tort – qualifié de « Pacifique », Magellan débarque à Cebu en mars 1521. Bien que son passage soit des plus rapides – puisqu’il est tué le mois suivant par le roi musulman d’une île voisine[1] – il n’en remet pas moins en question le partage du monde arrêté en 1494 entre les deux nations ibériques et pour cause : le traité de Tordesillas ne concernait que l’Atlantique. Portugais de naissance, Magellan navigue en effet pour le compte de l’Espagne et arrive en effet dans une région où son pays natal a déjà pris pied, en l’occurrence aux Moluques. C’est donc à l’est de celles-ci qu’un nouveau traité – signé à Saragosse en 1529 – fixe la ligne de partage entre Madrid et Lisbonne. Treize ans plus tard, une nouvelle expédition espagnole atteint l’archipel qui prend le nom de Philippines, en l’honneur du futur roi d’Espagne Philippe II. Menée par un corps expéditionnaire venu du Mexique, la conquête espagnole proprement dite commence en 1564-1565 et met fin à l’expansion vers le nord que les sultanats méridionaux avaient commencé à entreprendre.

Facilitée par l’absence d’une structure politique puissante dans l’archipel, la colonisation s’accompagne d’une politique de christianisation active, mais beaucoup plus respectueuse des religions traditionnelles que celle menée en Amérique. Le processus commence par la grande île de Luçon. Avec la participation de marchands chinois, les Espagnols font de Manille (fondée en 1571) et de son port de Cavite, un pôle majeur du commerce des galions entre la Chine et le Mexique, auquel les Philippines sont rattachées administrativement : de là, les produits chinois rejoignent l’Espagne et l’Europe pour y être revendus avec forces profits. Les occupants développent aussi les surfaces cultivées, dont ils confient la propriété aux chefs coutumiers et au clergé, l’Église catholique ayant exigé que les colons soient peu nombreux. Au fur et à mesure de leur progression vers l’intérieur des terres, les Espagnols parviennent à contrôler le nord et le centre de l’archipel, sans rencontrer d’opposition majeure, à l’exception de révoltes périodiques de la communauté chinoise de Manille (1603, 1636, 1762) réprimées dans le sang.

Pour asseoir sa domination, le colonisateur effectue un savant maillage du territoire et rassemble les populations dans des villages de réduction (reducciones) ou dans des concessions, calquées sur le modèle mexicain. Le choix de connecter l’archipel uniquement à l’Amérique – en dehors des autres réseaux internationaux – relègue d’abord au second plan l’exploitation des ressources de l’île. Mais les choses changent avec la suppression du commerce par galion, en 1843, la demande en produits chinois étant devenue moins intéressante du fait des progrès industriels effectués par l’Europe et de la production de cotonnades par les Anglais. Tandis que le commerce s’ouvre à de nouveaux pays, la plaine centrale de Luçon voit fleurir des cultures de tabac puis de riz, de coton et de canne à sucre, dont les productions sont exportées dans toute la région. Dès la fin du XVIIIème siècle, l’administration coloniale avait également favorisé l’exploitation de mines d’or, de cuivre et d’étain.

La conquête espagnole s’avère beaucoup plus difficile au sud, compte tenu de la force des sultanats locaux : celui de Maguindanao s’étend à toute la partie orientale de Mindanao dans la première moitié du XVIIème siècle et celui de Sulu pille régulièrement les villes côtières des Visayas et de Luçon, afin de capturer des esclaves qu’il revend aux aristocraties régionales. Face à la résistance des musulmans, qu’ils qualifient de « Moros » (en référence à leurs propres Maures), les colonisateurs lancent des expéditions ponctuelles et ne déploient des forces qu’à titre temporaire. Ainsi, en 1635, le gouvernement colonial construit un fort à Zamboanga (dans la partie péninsulaire de Mindanao la plus proche des archipels) et occupe même Jolo, la capitale des Sulu, mais les garnisons laissées sur place sont rappelées quelques années plus tard à Manille. Le sultanat de Sulu est alors à son apogée : au tournant des XVIIème et XVIIIème siècles, il obtient de son homologue de Brunei un territoire au nord de Bornéo, en récompense de l’aide qu’il lui a apportée pour combattre une rébellion[2]. En sens inverse, en 1703, le sultan de Sulu donne l’île de Palawan à son allié de Maguindanao, lequel la cède deux ans plus tard aux Espagnols.

Atténué par les guerres napoléoniennes, l’intérêt des puissances européennes pour le monde malais et son fructueux commerce resurgit dans les années 1840. En 1851, le gouvernement colonial espagnol conquiert Jolo, ce qui contraint le sultan à se réfugier sur une autre île. Affaibli, il doit renoncer à ses possessions de Bornéo et les céder par bail, en 1877, à la British North Borneo Chartered Company (BNBC). L’année suivante, le sultanat de Sulu devient vassal de l’Espagne : moyennant le versement d’une redevance annuelle, il parvient néanmoins à conserver une large autonomie en matière juridique, religieuse et culturelle. En 1885, un traité anglo-espagnol fixe les limites respectives des Sulu et de la BNBC.

[1] Seuls douze membres de l’équipage achèveront le tour du monde prévu.

[2] Devenues l’État malaisien du Sarawak, ces terres alimentent toujours un contentieux entre les Philippines, la Malaisie et l’Indonésie.

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Révoltes nationalistes et colonisation américaine

Au nord, le développement économique et l’accès des Philippins aux études supérieures favorise l’apparition d’une bourgeoisie locale, les « illustrados », composée de descendants de chefs traditionnels et de nombreux « mestizos », métis hispano ou sino-philippins. Mais, d’une manière générale, la population locale reste écartée de la direction du pays par les « peninsulares », les Espagnols de métropole. La discrimination raciale des ordres religieux nourrit des révoltes, y compris dans les casernes, tout au long de la seconde moitié du XVIIIème siècle et du XIXème, en particulier lorsque la défaite des Espagnols lors de la guerre européenne de Sept Ans (1762-1764) démontre leur vulnérabilité : Manille est même brièvement occupée par les Britanniques.

La situation évolue à la suite de la révolution espagnole de 1868 qui se traduit, entre autres, par l’octroi de libertés et l’abolition du travail forcé. Mais la restauration de la monarchie espagnole, trois ans plus tard, met fin à cette libéralisation. Après une nouvelle mutinerie de soldats philippins présentée comme une tentative de révolution, en 1872, les prêtres qui avaient pris la défense des métis et des autochtones (les « indios ») sont exécutés, exilés ou interdits de prêche. L’aristocratie et les ordres religieux espagnols reprennent la pleine direction du pays, en introduisant quelques timides réformes qui ne satisfont pas les aspirations libérales naissantes : sans prétendre à l’indépendance, le Movimiento de propaganda, fondé par des Philippins contraints à l’exil, réclame la transformation de leur pays en province espagnole à part entière, l’égalité de tous devant la loi et la diminution des pouvoirs monastiques. Mais il est pourchassé et ses revendications ne font pas fléchir Madrid. C’est en fait un jeune écrivain, fils de propriétaires fonciers, qui va porter le discours indépendantiste : parti faire des études de médecine en Espagne, José Rizal parcourt l’Europe et y écrit des romans dans lesquels il dénonce la condition de ses compatriotes. Sa renommée devient telle qu’à son retour aux Philippines, en 1892, il est exilé à Mindanao, où les Espagnols ont fini par prendre pied, du moins dans quelques secteurs côtiers au nord ainsi que sur les bordures du golfe de Davao à l’est.

Le même été 1892 nait une société secrète, majoritairement franc-maçonne, le Katipunan (Société des fils de la terre) qui ambitionne « de travailler à la libération de la race philippine de la tyrannie de l’Espagne et de son despotisme religieux ». Ses plans ayant été percés à jour par les Espagnols, son chef Andrès Bonifacio lance, à la fin du mois d’août 1896, une insurrection générale visant à renverser la domination coloniale, à l’image de ce qu’ont fait les Cubains. Rapidement, la révolte se propage en dehors de Manille. Elle prend encore plus d’ampleur après l’exécution de Rizal, que Bonifacio avait nommé Président honoraire de son organisation : l’écrivain est fusillé par les Espagnols à Manille en décembre de la même année. Mais les autorités parviennent à freiner la progression du mouvement en le divisant – son chef est assassiné par un rival, Emilio Aguinaldo – et en offrant une généreuse amnistie aux combattants déposant les armes. De fait, le mouvement prend fin en décembre 1897, avant de reprendre dès le mois d’avril suivant, les Espagnols n’ayant pas tenu leurs promesses.

A la même époque, les États-Unis, en guerre contre l’Espagne à propos de Cuba, détruisent la flotte espagnole dans la baie de Manille. Revenu d’exil, avec la complicité américaine, Aguinaldo relance l’insurrection et constitue un gouvernement qui, en juin 1898, proclame l’indépendance des Philippines (« Première République »), sous la protection de Washington. Madrid ayant demandé la paix, un traité est signé à Paris en décembre, en vertu duquel les Philippines sont cédées aux États-Unis pour vingt millions de dollars. Très vite, il apparait que le nouveau propriétaire n’entend pas accéder aux aspirations indépendantistes des révolutionnaires. Les premiers affrontements débutent dès février 1899 et ne s’achèvent qu’en 1905 : ils ont fait au moins un demi-million de morts parmi les Philippins, victimes de massacres, de bombardements des zones côtières et de regroupements dans des camps.

Au sud, les Etats-Unis ont signé un accord avec le sultanat de Sulu, en 1899, afin d’éviter que les Moros ne se joignent à la résistance des Philippins. Une fois celle-ci matée, Washington dénonce le « traité », en 1904, ce qui relance la lutte armée des musulmans dans l’archipel et à Mindanao. Le sultanat de Sulu est finalement annexé en 1915 par les États-Unis[1]. Les Américains y favorisent le développement de l’agriculture et des infrastructures, de même qu’à Mindanao pacifié dans les années 1913-1915. En parallèle, ils procèdent à la colonisation de Mindanao par des populations chrétiennes venues du reste de l’archipel, ce qui accroit le ressentiment des populations musulmanes du sud contre les Philippins du nord.

[1] Le sultanat de Sulu sera formellement aboli en 1940.


Une indépendance très encadrée

Soucieux de marquer leur différence avec l’Espagne, les États-Unis mettent en vente les terres des ordres religieux, créent une police locale et établissent un système d’enseignement secondaire laïque et gratuit (le primaire avait été institué par les Espagnols en 1863). Le pays devient le plus éduqué de la région, après le Japon. Ceci permet aux Américains de « philippiniser » l’administration et d’associer les élites locales à l’exercice du pouvoir, en vue d’une future autonomie. Ils s’appuient, en particulier, sur deux jeunes trentenaires rivaux, fondateurs du Parti nationaliste : Sergio Osmena issu d’une riche famille de métis chinois à Cebu et Manuel Quezon, ancien révolutionnaire de l’armée d’Aguinaldo, né à Luçon. Le premier ayant davantage les faveurs des Américains, le second choisit de se faire nommer comme représentant des Philippins aux États-Unis, ce qui lui permet d’y cultiver des réseaux. En 1916, il parvient à y faire voter une loi qui envisage de reconnaître l’indépendance de la colonie, dès qu’elle sera dotée d’un « gouvernement stable ». Tandis qu’Osmana négocie avec les Américains un statut intermédiaire entre administration directe et indépendance, Quezon – qui a pris la tête du Parti nationaliste – parvient à faire voter une loi établissant un Commonwealth de dix ans, au terme duquel les Philippines deviendront indépendantes. Une Constitution ayant été approuvée en 1935, le nouveau dispositif entre en vigueur, avec Quezon comme Président élu par le Congrès philippin. Les États-Unis ne conservent que trois compétences : la diplomatie, la monnaie et les douanes.

Dans la grande tradition philippine de recherche du consensus, le chef du Commonwealth nomme Osmena à la vice-Présidence et s’entoure de tous les hommes politiques qui comptent. Mais en pratique, la réalité du pouvoir est exercée, en province, par une centaine de grandes familles qui dirigent autant de fiefs se transmettant de génération en génération. Toutes ont bénéficié de l’essor économique favorisé par l’établissement du libre-échange avec les États-Unis et la mise en place de tarifs douaniers élevés avec les autres pays. L’économie locale s’est alors adaptée aux besoins du marché américain, comme en témoigne le développement rapide de l’industrie sucrière, de la culture du chanvre, du maïs et du tabac.

C’est de cette époque que date une inégalité foncière unique en Asie du Sud-Est – qui alimente la naissance d’un Parti communiste dès 1930 – et une structure de la propriété inchangée depuis. Laissant faire les grands féodaux en province, le locataire du palais présidentiel de Malacanan conforte son pouvoir à Manille. Malgré un état de santé précaire, il fonde une armée nationale et parvient à faire changer la Constitution en 1939 : la durée du mandat présidentiel est réduite à quatre ans (avec possibilité de se faire réélire) et les prérogatives de la Chambre unique partagées avec un Sénat. Malgré les critiques des hauts commissaires américains contre cette dérive autoritaire, Washington préfère ne pas réagir, face aux prétentions croissantes du Japon dans la région.

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De l’occupation japonaise à la pleine indépendance

En juillet 1940, l’état d’urgence est déclaré aux Philippines et Quezon (réélu Président en novembre suivant) reçoit carte blanche des États-Unis pour préparer la défense de l’archipel. Quelques heures après avoir frappé Pearl Harbor à Hawaï, en décembre 1941, les Japonais bombardent les bases américano-philippines. Le pays capitule en mai 1942, trois mois après la fuite de Quezon aux États-Unis. Des soldats ont toutefois réussi à échapper aux envahisseurs et forment un mouvement de résistance dirigé par un communiste : la Hukbong Bayan Laban sa Hapon (Armée du peuple anglo-japonaise). Ses membres, surnommés les Huks, tiennent des « zones libérées » dans plusieurs provinces montagneuses au nord de Manille, où ils distribuent les terres à des communautés paysannes, les grands propriétaires ayant fui l’avancée nippone.

En 1943, les Japonais accordent l’indépendance aux Philippines (IIème République), comme ils le font ailleurs dans la région, au nom de la solidarité entre peuples asiatiques. Mais, comme dans les autres pays, la brutalité de leur occupation leur aliène la population : considérant les Philippins comme un peuple inférieur, les Japonais se livrent à des massacres de civils et de prisonniers de guerre, et transforment des femmes en esclaves sexuelles pour l’armée. Après la bataille de Midway en juin 1942, les Américains reprennent l’offensive dans le Pacifique et leur aviation bombarde des positions nippones sur l’archipel à l’été 1944. En octobre, les troupes du général Mac Arthur, qui avait participé à la formation de l’armée philippine à la fin des années 1930, débarquent au sud-est de Luçon. Mais Manille ne tombe qu’en mars 1945, après un mois de cauchemar, les Japonais se battant jusqu’à la dernière extrémité en se servant de la population comme bouclier humain. En un mois de combats, cent mille civils ont été tués (soit 10 % des habitants), ainsi que seize mille soldats japonais et un millier d’Américains. Plus d’un million de Philippins sont morts durant le conflit.

Quezon étant mort en exil, Osmena prend la direction du pays. Il plaide en faveur du jugement des dirigeants ayant collaboré avec les Japonais, mais le protecteur américain redoute que cela ne se traduise par une arrivée de la gauche au pouvoir. Washington appuie donc son principal opposant Manuel Roxas, soutenu par l’Église et les grands propriétaires terriens et hostile à tout procès. Vainqueur des élections d’avril 1946, Roxas proclamera d’ailleurs une amnistie générale en janvier 1948. En juillet 1946, le pays obtient sa pleine indépendance et instaure comme langue nationale le pilippino, du tagalog mâtiné de quelques langues d’autres langues locales. Manille ayant été détruite à 80 % pendant la guerre, la capitale est établie dans une ville nouvelle, bâtie à proximité : Quezon city[1].

Sous la pression des Américains – qui conservent des bases aérienne à Clark et maritime à Subic Bay – le Président de la République nouvellement indépendante, Manuel Roxas, instaure un multipartisme relatif. Le Parti libéral présidentiel s’y pose en concurrent du vieux Parti nationaliste, bien que leur programme soit voisin et leurs frontières poreuses.

Dans ce système, plus que jamais marqué par le féodalisme, le clientélisme et la corruption, la rébellion anti-japonaise des Huks reprend les armes en 1948, sous le nom d’Armée populaire de libération, à l’image de celle qui vient de prendre le pouvoir en Chine. Mais leur lutte contre les troupes gouvernementales et les milices des grands propriétaires terriens est affaiblie à la fois par l’aide militaire que le régime reçoit des Américains et par la stratégie du ministre de la Défense, Ramon Magsaysay : lui-même issu de la guérilla anti-japonaise, il sait que la majorité des rebelles ne sont pas communistes et, en échange de l’arrêt des combats, leur offre l’amnistie et des terres. De fait, les affrontements baissent nettement en intensité dès 1951. Deux ans plus tard, fort de sa popularité, Magsaysay accède à la présidence. Considéré comme honnête et proche du peuple, il engage une réforme agraire et réoriente l’armée vers de nouvelles missions, en particulier des programmes d’action civique visant à enrayer la progression du communisme dans les campagnes. En 1954, le chef des Huks se rend. Sur le plan international, les Philippines se montrent un allié fidèle des États-Unis dans le combat qu’ils ont engagé contre le communisme : c’est ainsi à Manille qu’est créée, en septembre 1954, l’Organisation du traité de l’Asie du Sud-Est, censée être le pendant asiatique de l’OTAN[2]. Mais le chef de l’Etat meurt dans un accident d’avion en 1957 et aucun de ses successeurs immédiats n’a sa volonté réformatrice : tous deux redonnent aux grandes familles les pouvoirs qu’elles avaient perdus sous Magsaysay.

[1] Seconde ville la plus touchée au monde, après Varsovie, Manille redevient capitale en 1976.

[2] Jugée inefficiente, l’OTASE sera dissoute en 1977.


Marcos : prévarication, rébellions et dictature

En 1965, la corruption s’amplifie, sous une nouvelle forme, avec l’élection de Ferdinand Marcos, alors président du Sénat. Adepte d’une « Nouvelle société » (Bagong Lipunan, pendant de l’Ordre Nouveau instauré en Indonésie par Suharto), il redistribue certes des entreprises et des terres mais c’est, le plus souvent, au bénéfice de ses proches. A partir de 1966, il renforce l’armée, la police et les forces paramilitaires et commence à préparer une réélection qu’aucun de ses prédécesseurs n’a jamais pu obtenir. Sur le plan économique, la situation s’est dégradée : non seulement la politique népotiste de Marcos affecte les bons résultats obtenus par ailleurs (comme l’autosuffisance en riz atteinte en 1968), mais les Américains, empêtrés au Vietnam, réduisent leur aide ; quant aux investisseurs internationaux, ils sont devenus méfiants, du fait du climat délétère de la campagne présidentielle. La force dépréciation du peso alimente la montée de la grogne sociale.

Fin 1968, de jeunes militants maoïstes quittent le vieux parti communiste pro-soviétique. Les plus radicaux, tels José Maria Sison issu d’une famille aisée de propriétaires terriens, œuvrent à la création, au sein de la paysannerie, d’une branche militaire s’appuyant sur quelques anciens Huks : la Nouvelle Armée du Peuple (NPA). En janvier 1970, les étudiants et les ouvriers manifestent en masse contre le régime. Celui-ci prend le prétexte d’un attentat, prétendument commis par les communistes contre une réunion du Parti libéral en août 1971, pour commencer à supprimer les libertés individuelles. En septembre 1972, Marcos décrète la loi martiale en invoquant un complot d’extrême gauche contre le ministre de la Défense, ainsi que « le sérieux désordre » régnant à Mindanao et Sulu, en proie à des règlements de compte claniques et à la montée de revendications séparatistes (cf. Encadré). Soutenu par les Américains, au nom de la lutte contre le communisme, Marcos maintient un semblant de démocratie : en 1978, des élections consacrent la victoire sans partage du Mouvement pour la Nouvelle Société emmené par son épouse Imelda, une ancienne reine de beauté.

Réduite à la portion congrue, la direction de l’opposition choisit par prudence la voie de l’exil, à l’image du sénateur Benigno Aquino. La loi martiale est finalement levée en janvier 1981, en réponse aux exigences du pape avant sa visite dans l’archipel, ce qui n’empêche pas Marcos d’être confortablement élu en juin suivant pour un troisième mandat (en vertu d’une nouvelle Constitution, promulguée en 1973 mais pas appliquée jusqu’alors). Investie d’un rôle politique jusqu’alors inégalé, l’armée livre une lutte acharnée aux opposants, en particulier musulmans et communistes qui progressent dans les campagnes (au sud de Luçon, à Negros et au nord-est de Mindanao) et investissent le terrain de la guérilla urbaine : trois mille deux cents Philippins sont tués, trente-cinq mille torturés et le double emprisonné arbitrairement[1].

Un événement précipite la chute du régime : l’assassinat de Benigno Aquino par des militaires, en août 1983, dès sa descente de l’avion qui le ramenait à Manille. L’opinion publique tient Marcos pour responsable, tandis que la veuve du défunt, Corazon Aquino, fédère les oppositions : démocrates, communistes, Église catholique… La grogne monte aussi parmi les officiers de rang intermédiaire, mécontents du favoritisme qui régit les carrières et de l’incurie de leur hiérarchie : accusée d’atteintes régulières aux droits de l’homme, l’armée piétine en province, face aux rebelles musulmans et surtout à la NPA qui va contrôler jusqu’à 25 % du pays. C’est dans ce contexte que de jeunes officiers forment le RAM (Reform the Armed Forces Movement). Pour tenter de redorer son blason, Marcos avance alors à février 1986 l’élection présidentielle, dont il se proclame vainqueur face à « Cory » Aquino, au prix de fraudes sans précédent. Il donne également l’ordre à l’armée de réduire les mutins du RAM. L’archevêque de Manille lance alors un appel à ses compatriotes pour qu’ils bloquent l’autoroute menant aux camps rebelles. Des centaines de milliers de Manillais y ayant répondu favorablement, les troupes loyalistes ne peuvent intervenir et la hiérarchie militaire, ministre de la Défense en tête, abandonne le Président. Cory Aquino est proclamée chef de l’Etat et Marcos s’enfuit en direction d’Hawaï, à bord d’un hélicoptère américain.

[1] Un million et demi de Philippins auraient également été déplacés entre 1986 et 1994.

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La veuve, le général et l’acteur

La nouvelle Présidente hérite d’un pays exsangue : sa dette est estimée à vingt-sept milliards de dollars, dont au moins une quinzaine sont liés aux sommes placées par le clan Marcos sur des comptes étrangers. La nouvelle Constitution instaurée en février 1987 restaure un système plus démocratique : le Président sera désormais élu au suffrage universel pour un mandat de six ans non renouvelable et secondé par un vice-Président élu séparément. Affichant son ambition d’instaurer une société plus égalitaire, le pouvoir s’engage notamment à engager une réforme agraire. Mais « Cory » n’a ni l’expérience nécessaire, ni les moyens de ses ambitions. Appartenant à l’élite des propriétaires terriens, elle est jugée hautaine, favorise son clan et restaure la ploutocratie qui dominait avant la loi martiale. Incapable de remplacer les « trapos » (traditional politicians) ayant traversé tous les régimes, elle doit jongler avec la diversité des forces d’opposition. Un an après son arrivée au pouvoir, les communistes – alors à leur apogée avec 25 000 combattants sur une cinquantaine de « fronts » – rompent les négociations ouvertes avec le gouvernement et reprennent les armes, à la suite d’un accrochage meurtrier entre l’armée et des paysans. En province, les militaires sont appuyés par les vigilantes, les milices privées des caciques féodaux, qui s’attaquent aux populations civiles, sous le prétexte de traquer les communistes. Quant à l’armée, elle reste instable : la présidence Aquino est marquée par une demi-douzaine de tentatives de putsch, dont la plus sérieuse est celle du colonel Honasan, fin 1989. Mais les principaux dirigeants militaires restent fidèles à Fidel Ramos, chef de l’état-major qui se présente en mai 1992 à la présidence de la République : soutenu par « Cory », il arrive en tête avec un peu moins de 24 % des voix, maigre score qui lui permet cependant d’accéder à la fonction suprême.

Son passage à la tête de l’État se traduit par un redressement du pays. Tendant la main aux diverses rébellions, il engage des négociations avec la NPA (ce qui entraîne des dissensions entre « pragmatiques » et « radicaux », ainsi qu’entre faction régionales[1] et direction exilée) ; il signe également un accord avec les musulmans du MNLF en septembre 1996 et amnistie les militaires impliqués dans les complots du mandat précédent. Ce retour à la stabilité politique conduit les investisseurs internationaux à revenir d’autant plus volontiers dans l’archipel que la politique économique, très libérale, se traduit par de nombreuses privatisations et ouvertures de secteurs à la concurrence. L’agriculture reste en revanche à la traîne, alors qu’elle continue à employer la moitié des actifs. Les réformes agraires, tentées par Marcos en 1972, puis Cory Aquino en 1988, se heurtent à la résistance des grands propriétaires terriens, des entrepreneurs et des oligarques locaux, qui emploient des dizaines de milliers de miliciens. S’y ajoutent des seigneurs de la guerre musulmans offrant leurs services aux employeurs les plus généreux (notamment pour combattre tout ce qui peut s’apparenter à du communisme), ainsi que des milices tribales et des groupes armés liés à des mouvements religieux fanatiques, principalement évangéliques. De plus, les bons résultats obtenus sont affectés par la crise qui secoue le sud-est asiatique en 1997-1998. La situation sécuritaire se dégrade aussi dans le sud, où le MNLF est débordé par des groupes plus radicaux (cf. Encadré). Enfin, Ramos est confronté à une affaire de corruption qui l’empêche de mener à bien son projet de réviser la Constitution pour effectuer un deuxième mandat.

Cette issue fait les affaires de son vice-Président – et opposant – Joseph Estrada, qui est élu Président en mai 1998. Ancien acteur, « Erap » (« mon pote » en verlan tagalog) a les faveurs du peuple, friand des nombreux films d’action dans lesquels il défendait les pauvres contre les riches. Mais il est surtout proche du show-business et des milieux d’affaires, dont certains autrefois liés à Marcos. Après avoir été, comme sénateur, l’un des principaux artisans du non-renouvellement de la convention sur les bases américaines en 1992, il se rapproche des États-Unis dont il a besoin pour combattre les extrémistes musulmans. Alors que la corruption se développe, Estrada est impliqué dans une affaire de loterie illégale, contrôlée par la pègre, ayant servi à financer sa campagne électorale. Une procédure de destitution s’ouvre alors en décembre 2000 devant le Sénat, mais elle piétine. Comme en 1986, la population descend dans la rue à la mi-janvier pour exiger sa démission et, comme en 1986, la police et l’armée refusent d’intervenir. Estrada est finalement remplacé par sa vice-Présidente, Gloria Macapagal Arroyo, puis arrêté en avril pour divers délits.

[1] Certains groupes font même sécession comme l’ABB (Alex Boncayao Brigade), spécialisée dans la guérilla urbaine, ou versent dans le banditisme et les enlèvements.


Des « enfants de » à « Dirty Harry »

Fille de l’ancien Président Diosdado Macapagal (1961-1965), « GMA » arrive donc au pouvoir par le biais du « People power », comme Cory Aquino. A la différence de la première femme Présidente du pays, dont elle fut une collaboratrice, c’est une politicienne chevronnée, élue sénatrice avec un nombre record de voix dans l’histoire philippine. Perçue comme éloignée des problèmes du peuple, elle bénéficie en revanche de solides soutiens dans l’armée, la police, l’Église catholique et aux États-Unis. C’est ce qui lui permet de survivre à divers scandales et d’être formellement élue Présidente en mai 2004 (six ans plus tôt, c’est au titre de vice-Présidente qu’elle avait postulé), probablement grâce à des fraudes et à l’issue d’une campagne électorale très violente (près de deux cents morts). En février 2006, elle échappe à une tentative de coup d’État perpétrée par de jeunes officiers des forces spéciales l’accusant d’avoir « truqué les élections ». Durant son mandat, la Présidente œuvre au développement économique du pays, mais elle doit renoncer à mettre en place la réforme constitutionnelle qui lui aurait permis d’exercer le poste, nouveau, de Premier ministre auprès du futur Président. Sa fin de mandat est même assombrie, en novembre 2009, par le massacre de près de soixante personnes commis par la milice d’un gouverneur de Maguindanao, affilié au pouvoir : la plupart des victimes sont des journalistes ou des proches d’un candidat rival au gouvernorat.

« GMA » n’ayant pu se représenter, l’élection du printemps 2010 voit le succès de Benigno Aquino III, surnommé « Noynoy » : le fils de « Cory » est élu avec 42 %, loin devant Estrada qui faisait son retour, après avoir été « blanchi » des accusations pesant sur lui. Le scrutin voit par ailleurs le grand retour du clan Marcos sur la scène politique nationale avec l’élection d’Imelda au Congrès, du fils Ferdinand Jr au Sénat et celle de sa sœur comme gouverneur du fief familial. Bien que dépourvu du charisme de ses parents, le nouveau chef d’État fait preuve d’emblée d’une grande fermeté vis-à-vis de la Chine (au sujet des îles Spratleys, cf. Tensions en Mer de Chine méridionale) et vis-à-vis de la corruption locale (en destituant le Président de la Cour suprême, convaincu d’enrichissement personnel). Il se montre également ferme avec l’Église catholique en faisant adopter une loi qui autorise l’éducation sexuelle à l’école et l’accès aux moyens de contraception. Ces positions, inhabituelles sur la scène politique philippine, incitent les communistes à reprendre des discussions de paix, tandis que de nouveaux pourparlers sont engagés avec les séparatistes musulmans. La seconde partie de son mandat est en revanche entachée par quelques incidents, dont une gestion jugée insuffisante du typhon qui ravage la province de Samar et fait plus de 6 000 morts fin 2013. L’économie est de son côté florissante : ouverte aux Chinois depuis les années 2000, en particulier dans l’exploitation minière, elle l’est également à l’armée qui, de ce fait, est rentrée dans ses casernes.

Pourtant, le candidat soutenu par « Noynoy » est battu à l’élection présidentielle de mai 2016, au terme d’une campagne émaillée des violences habituelles (une vingtaine de morts). Avocat et candidat anti-élite, le populiste Rodrigo Duterte est élu avec 40 % des suffrages. Ancien maire de Davao, la grande ville de Mindanao, il y a gagné le surnom de « Dirty Harry » (en référence à un personnage de policier américain) après avoir confié à des escadrons de la mort le soin de lutter contre la délinquance. Tenant d’un régime parlementaire, il est favorable à un État décentralisé, à une normalisation des relations avec la Chine et avec la Russie (au détriment du lien historique avec les États-Unis) et à des négociations avec les rebelles. De fait, il propose au fondateur du PCP – un ami d’enfance – de revenir de son exil aux Pays-Bas et même d’entrer au gouvernement. Malgré le meurtre de trois soldats par la NPA dans l’île centrale de Négros, des pourparlers avec la guérilla communiste commencent en août 2016 en Norvège. Cela conduit une demi-douzaine de partis de gauche, proches du PCP, à rejoindre la coalition gouvernementale et Duterte à nommer un communiste ministre de la Réforme agraire.

Une guérilla communiste en perte de vitesse

Ayant fait plus de 30 000 morts depuis son déclenchement, l'insurrection de la NPA ne s'est pas pour autant propagée à tout le pays. A l’exception de quelques collaborations ponctuelles (pour récupérer des armes ou former des combattants), elle n'a pas réussi à se coordonner avec les autres rébellions, son discours communiste et nationaliste rebutant les séparatistes musulmans, comme les peuples autochtones ayant mené une guérilla dans les montagnes du nord de Luçon dans les années 1980[1]. 
Passée de plus de 20 000 combattants dans ses années fastes à environ 4 000, la NPA ne reste active que dans le sud-est de Luçon et au sud de l’archipel philippin. 

Moins de six mois après leur lancement, les négociations avec la NPA s’enlisent, la guérilla communiste accusant l’armée d’avoir profité de la trêve pour occuper plusieurs centaines de villages qui étaient passées sous son contrôle. Les relations entre le pouvoir et les personnalités progressistes qui l’avaient rejoint se tendent et plusieurs ministres sont contraints de quitter leur poste, en raison de leur proximité avec le PCP. Inversement, le poids des généraux et des officiers retraités de la police et de l’armée se renforce au sein de l’appareil gouvernemental. Les discussions sont officiellement rompues fin novembre 2017 et une « guerre totale » décrétée contre les rebelles maoïstes, après la mort d’un bébé dans une attaque commise contre un camp militaire. En parallèle, Duterte essaie de jouer la carte socio-économique : en 2018, il lance une « task force » chargée de mettre en place des actions de développement dans les régions rurales sensibles au discours communiste. Toutefois, les forces de l’ordre ont carte blanche pour combattre la rébellion sans « tenir compte des droits de l’homme », de même que l’impunité est accordée aux civils ou policiers qui abattent des trafiquants de drogue.

Duterte a en effet lancé, à l’échelle nationale, la campagne d’éradication de la délinquance qu’il avait menée à Davao. Dans certains cas, la répression sert aussi à éliminer des opposants, membres d’ONG et d’organisations de gauche : début mars 2021, neuf personnes sont abattues sans mandat ni sommation au sud de Manille ; certaines étaient syndicalistes ou membres de l’alliance marxiste Bayan, représentée au Parlement. Toute contestation de cette politique est balayée : après avoir retiré le pays de la Cour pénale internationale, en mars 2019, le pouvoir – qui domine le Parlement[2] – ferme au printemps suivant la principale chaîne de télévision du pays, critique vis-à-vis de la violence des actions anti-drogue. Début 2020, le bilan de cette campagne a atteint 12 000 morts, bien plus que la dictature de Marcos.

[1] Le référendum d’autonomie de la Cordillère, concédé en janvier 1990 à la guérilla locale, s’est conclu par un échec, le projet étant rejeté par quatre des cinq provinces concernées.

[2] La coalition pour le changement, organisée autour du Parti démocratique philippin-Pouvoir populaire (PDP-Laban) de Duterte, domine l’Assemblée et le Sénat.


Le retour des Marcos

Ne pouvant se représenter, Duterte pousse sa fille Sara à se présenter à la vice-Présidence de la République ; elle y est élue en mai 2022, tandis que Ferdinand Marcos Junior, surnommé « Bongbong » accède à la magistrature suprême avec près de 59 % des voix, loin devant sa principale concurrente, la vice-Présidente sortante. Dans un pays dominé par les grandes dynasties familiales, l’héritier de l’ancien autocrate accède au palais présidentiel de Malacanang avec le soutien des anciens chefs d’Etat Arroyo et Estrada. Dès son entrée en fonctions, le nouveau chef d’État affirme sa volonté de défendre fermement la souveraineté philippine, y compris en mer. Avant de quitter le pouvoir, Duterte avait lui-même pris ses distances vis-à-vis de la Chine, dont la concrétisation des promesses d’aide au développement étaient aussi faible que ses incursions maritimes étaient fréquentes : il avait ainsi mis fin aux pourparlers entamés avec Pékin, en 2018, sur des explorations gazières et pétrolières communes dans la ZEE des Philippines, en arguant que les exigences chinoises étaient incompatibles avec la Constitution philippine.

L’élection de Marcos Jr ne met pas fin aux violences politiques. En mars 2023, le gouverneur de la province du Negros oriental (centre) et cinq autres personnes sont abattus par des hommes vêtus d’uniformes similaires à ceux de l’armée, alors qu’ils distribuaient de l’aide alimentaire. Le mois précédent, après recomptage des voix, la Cour suprême avait confirmé l’élection du gouverneur, tandis que son homologue de la province méridionale du Lanao del Sur était blessé dans un attentat.

En avril, la reprise des relations militaires avec les États-Unis se confirme de manière ostensible (cf. Encadré). Après avoir recommencé à effectuer des patrouilles communes en mer de Chine méridionale, les armées des deux pays se livrent à des manœuvres dans la partie nord de l’archipel philippin. D’un niveau sans précédent, ces exercices surviennent au lendemain d’opérations chinoises ayant simulé un encerclement de Taïwan, distante de seulement 300 km de l’île de Luçon. Des heurts opposent également des garde-côtes des deux pays dans une zone attribuée aux Philippines par la justice internationale. En novembre, Manille – qui a annulé les projets chinois d’infrastructures ferroviaires sur son territoire – se rapproche ostensiblement du Japon, pour la fourniture de matériel (radars, garde-côtes) et la réalisation d’exercices militaires conjoints. En février 2024, le secrétaire d’État philippin à la Défense supervise la construction d’une base navale dans l’archipel septentrional des Batanes, au sud de Taïwan.

Rizières. Crédit : Quang Nguyen Vinh / Pexels
Des relations complexes avec les États-Unis

En mars 1947, les Philippines et les États-Unis signent deux accords octroyant l’usage de deux bases aux Américains (l’une navale, Clark, l’autre maritime, Subic bay) et définissant les termes de l'assistance militaire américaine au pays nouvellement indépendant. L'alliance entre les deux pays est scellée par le traité de défense mutuelle signé en août 1951. Plusieurs mois avant l'expiration de l'accord de 1947, d'intenses négociations s’engagent entre les deux gouvernements en vue de signer un traité d'amitié, de paix et de coopération qui prolongerait le bail des bases américaines aux Philippines. Mais en septembre 1991, alors qu’approchent les élections présidentielles, les nationalistes du Sénat philippin parviennent à rejeter la ratification de ce traité. Les deux bases sont progressivement fermées, entre fin 1991 et novembre 1992, fermeture qui met fin à plus de 450 ans d’occupation étrangère. Le traité de 1951 demeure en revanche en vigueur.
Face à la montée de la puissance chinoise, notamment en Mer de Chine méridionale (cf. article dédié), un « accord sur les forces étrangères » (Visiting Forces Agreement) est signé en 1999 : c’est dans ce cadre que les forces des deux pays mènent de grands exercices militaires conjoints et que, en janvier 2002, les États-Unis livrent des armes et commencent à envoyer plus de six cents soldats pour soutenir l’armée philippine contre les rebelles islamistes du sud. En avril 2014, Manille et Washington vont plus loin et signent un accord de coopération en matière de défense permettant aux forces armées américaines d’utiliser cinq bases de l'archipel, y compris celle de Subic bay, proche du récif de Scarborough que convoite la Chine. En juillet 2016, la justice internationale estime que les convoitises chinoises sont contraires au droit international et que Pékin a « violé les droits souverains » des Philippines, lorsque des garde-côtes chinois ont expulsé des pêcheurs philippins de Scarborough en 2012-2013.
La donne change avec l’élection du Président Duterte qui, dès septembre 2016, met en application ses promesses électorales : il réclame le retrait des forces spéciales américaines, engagées au sud des Philippines contre les rébellions communistes et musulmanes, au motif que leur présence donne des arguments aux rebelles ; il exclut par ailleurs que les Etats-Unis puissent de nouveau utiliser des bases philippines et demande à sa marine de ne plus participer à des patrouilles avec son homologue américaine en mer de Chine méridionale. Mais la position du nouveau chef de l’Etat est fluctuante : d’abord conciliant avec Pékin, il ordonne ensuite à son armée, en avril 2017, d’occuper la petite dizaine d’ilots et de récifs inhabités que son pays revendique dans l’archipel des Spratleys… avant de se raviser dès le mois suivant, au retour d’une visite à Pékin où une aide de vingt-six milliards de dollars lui a été promise. Au rang de celles-ci figure la livraison, à la police philippine, d’armes et de munitions que les Américains refusent de livrer, en raison de la violence de la lutte anti-drogue. En novembre 2018, lors de la première visite d’un Président chinois dans le pays depuis treize ans, Manille signe avec la Chine des protocoles d’accord sur l’exploration pétrolière et gazière conjointe de leurs zones contestées en mer de Chine, mettant ainsi en œuvre le type de solution bilatérale que promeut Pékin. En janvier 2020, des garde-côtes chinois mouillent dans plusieurs ports philippins. 
Pour autant, sous la pression d’une armée très pro-américaine, les relations avec Washington ne sont pas rompues, d’autant plus que le Président républicain Trump est moins regardant que son prédécesseur démocrate sur les droits de l‘homme : ainsi, des manœuvres militaires ont lieu, fin octobre 2018, avec des troupes américaines et japonaises et il est prévu que certains ports philippins (dont Subic bay, reconverti en zone industrielle accueillant des entreprises… chinoises) soient aménagés afin de permettre aux bâtiments de l’US Navy d’y effectuer des rotations. Mais, en février 2020, Duterte menace de ne pas reconduire le Visiting Forces Agreement, du fait des critiques que sa campagne antidrogue nourrit dans la classe politique américaine… avant de se raviser en juillet, face à la montée des tensions en mer de Chine méridionale. En mars 2021, c’est au tour de la Chine d’être mise en cause : le ministère de la Défense philippin accuse quelque deux-cents embarcations de la milice maritime chinoise, que Pékin présente comme de simples bateaux de pêche, de s’infiltrer dans son « territoire souverain ». Au printemps 2022, Philippins et Américains mènent des grandes manœuvres navales conjointes. 
Face aux menaces croissantes que la Chine exerce sur Taïwan (distante de moins de 100 km de l’île philippine d’Itbayat), le nouveau gouvernement philippin décide d’intensifier l’accord signé en 2014 avec les États-Unis. En février 2023, il donne aux forces américaines la possibilité d’utiliser quatre bases supplémentaires, situées dans des zones stratégiques : trois au nord de Luçon, à proximité de Taïwan, et une à Palawan, face aux Spratleys. 

Sud musulman : des rébellions en cascade

Représentant un peu plus de 5 % de la population du pays, les musulmans philippins sont implantés à 80 % dans la grande île méridionale de Mindanao (capitale Davao), principalement sur sa façade ouest : ils ne sont majoritaires que dans les provinces de Maguindanao (capitale Cotabato) et Lanao del Sur (capitale Marawi), ainsi que dans les îles de Basilan, Sulu (capitale Jolo) et Tawi-Tawi situées entre Mindanao et Bornéo.

D’abord culturelle et économique, la revendication identitaire des « Moros » prend un caractère plus politique au tournant des années 1960-1970, à la suite de deux épisodes. Le premier survient au printemps 1968, quand le gouvernement de Manille forme un commando d’ethnies Sama et Tausug (des boucaniers originaires de Sulu et Tawi-Tawi, connus depuis des lustres pour leurs enlèvements de commerçants chinois) ; leur mission est de soulever la population de Sabah, ancienne possession de l’ancien sultanat de Sulu que la Fédération malaisienne est en voie d’annexer (cf. Insulinde) : bien que Manille ne reconnaisse plus le sultanat depuis 1936, date de la mort du dernier sultan sans héritier direct, le Président Marcos avait promis de soutenir la dizaine de familles plus ou moins influentes qui en revendiquent l’héritage[1] ; mais cet objectif de former une « armée de libération » locale est finalement abandonné, ce qui entraîne une mutinerie des recrues musulmanes, dont certaines sont exécutées. Le second épisode qui conduit à la radicalisation des mouvements Moros est le massacre de quelque huit cents de leurs membres en 1971 par les catholiques intégristes du mouvement Ilunga, sans réaction des autorités. Quand Manille réagit, en septembre 1972, c’est pour instaurer la loi martiale dans tout le sud musulman et désarmer toutes les milices, notamment les « barracudas » qu’ont formés les Moros. Refusant de rendre leurs armes, certains occupent l’université de Marawi, dont ils sont délogés par la force, ce qui entraîne le lancement de la lutte armée par le Front moro de libération nationale (MNLF), mouvement de gauche tiers-mondiste fondé en 1969. Soutenu, comme de nombreuses autres rébellions à travers le Tiers-Monde, par le chef d’État libyen Kadhafi et bénéficiant de bases au Sabah (dont le gouverneur est trop heureux de se venger après le projet de déstabilisation de Marcos en 1968), le mouvement réclame l’indépendance d’un territoire équivalent aux différents sultanats ayant précédé l’arrivée des Espagnols et leur ayant résisté ensuite.

Mais la rébellion ne progresse pas et son image se dégrade, du fait d’accords tactiques passés avec la guérilla communiste (qui opère à l’est de Mindanao), mais aussi de pratiques se rapprochant du banditisme. Pourtant, sans doute par crainte de s’aliéner les producteurs musulmans de pétrole, le Président Marcos consent à la signature d’un accord, en décembre 1976 à Tripoli : il prévoit l’autonomie des treize provinces du « Moroland » (neuf provinces de l’ouest de Mindanao, ainsi que les trois îles du sud, plus celle de Palawan beaucoup plus à l’ouest). Mais le référendum organisé en 1977, dans des régions où les musulmans ne sont généralement pas majoritaires, ne donnent pas les résultats attendus par les séparatistes. Le MNLF reprend donc son combat, bien qu’il soit très affaibli : certains chefs locaux ont en effet cédé aux sirènes du pouvoir qui a accordé une légère autonomie à dix provinces, d’autres aident l’armée à combattre les communistes (avec lesquels le MNLF rompt tout accord en 1983). D’autres font sécession ; c’est le cas du n°2 qui, en 1978, fonde le Front islamique de libération moro (MILF) revendiquant l’application de la charia au sein d’une région dotée d’une plus large autonomie. Quant aux aides extérieures, elles se réduisent drastiquement, aussi bien celle de la Libye que celle de la Malaisie (qui s’est rapprochée de Manille au sein de l’ASEAN).

C’est dans ce contexte que la Présidente Aquino parvient à signer un nouvel accord d’autonomie avec le MNLF, en janvier 1987 à Djeddah, sous la houlette de l’OCI (Organisation de la communauté islamique). Organisé en novembre 1989, le référendum d’autonomie est approuvé par quatre des douze provinces dans lesquelles il était organisé. Un an plus tard, Lanao del Sur, Maguindanao et les trois archipels du sud sont réunis formellement dans la Région autonome musulmane de Mindanao (ARMM).

Pour contrer les groupes radicaux qui poursuivent le combat – dont le MILF qui est devenu le plus puissant, surtout à Mindanao – le chef du MNLF rentre aux Philippines pour signer un nouvel accord de paix avec le gouvernement Ramos, en septembre 1996 : reprenant peu ou prou les termes de l’accord de Tripoli, le texte autorise les militants du mouvement à garder leurs armes et confie à son chef, Nur Misuari, la direction d’un Conseil pour la paix et le développement du sud des Philippines (SPCPD). Mais sa gouvernance, accompagnée d’accusations de détournements de fonds, déçoit. En avril 2001, après une tentative de rébellion contre Manille, il est assigné à résidence et perd même la présidence du MNLF, lequel est en proie à des scissions de plus en plus radicales, sur fond de rivalités générationnelles (les jeunes dénonçant la trahison de leurs aînés), de changement de paradigme (le djihad international, incarné par des affiliations à al-Qaida, a supplanté le droit des peuples à l’autodétermination) et de rivalités ethniques : ainsi, le MILF recrute principalement parmi les groupes maguindanao du centre de Mindanao et maranao des provinces de Zamboanga et de l’île voisine de Basilan qui sont les ennemis héréditaires des Sama et des Tausug (l’ethnie de Misuari).

Amoindri par une vaste opération militaire déclenchée au printemps 2000, le MILF signe l’année suivante un accord avec le MNLF, débarrassé de son créateur, et rejoint à son tour la table des négociations. Un accord de cessez-le-feu est signé en août 2001 en Malaisie (qui joue désormais les intermédiaires), au grand dam des éléments les plus radicaux et de ceux qui se sont le plus engagés dans le banditisme. Parmi les sécessionnistes figure le groupe « Pentagone », qui se spécialise dans l’enlèvement d’otages (riches commerçants sino-philippins, missionnaires et plus généralement étrangers) comme tous les groupes dits « lost command ». Le plus connu des groupes réfractaires à la paix est Abu Sayyaf [2]. Né à la fin des années 1980 à Sulu et Basilan, sur les terres du MNLF, ce mouvement islamiste se fait connaître la décennie suivante par des actions sanglantes, en particulier contre les chrétiens, jusque dans la capitale régionale Davao. A la mort de son fondateur, en décembre 1998, il éclate en deux factions principales, l’une très religieuse (à Basilan) et l’autre plus criminelle (à Jolo). C’est celle-ci qui, en avril 2000, accède à la notoriété internationale en enlevant près de vingt touristes, notamment occidentaux, sur l’île malaisienne de Sidapan. Après leur libération en septembre suivant, contre force rançon, le groupe connait un afflux d’armes et de recrues (venues notamment du MNLF) qui lui permet de récidiver, en mai 2001, en enlevant vingt personnes (dont trois Américains) à Palawan, à 500 km de ses bases traditionnelles. L’opération est un camouflet pour l’armée philippine, puisque les terroristes parviennent à ramener leurs otages dans leurs bastions. En février 2005, Abu Sayyaf revendique, « comme cadeau de la Saint Valentin » à la Présidente Arroyo, la série d’attentats qui tuent une douzaine de personnes en une heure à Manille, Davao et General Santos (ville chrétienne du sud de Mindanao).

Inversement, le MILF rompt avec al-Qaida en 2003 (après la mort de son fondateur) et engage de nouvelles négociations avec le gouvernement : elles aboutissent, en 2008, à un accord en faveur de l’autonomie relative de sept cents communes. Mais il est retoqué par la Cour suprême philippine et la guerre reprend. En octobre 2011, des milliers d’habitants fuient des villes de la péninsule de Zamboanga, en proie à de violents combats entre le MILF et l’armée gouvernementale. Un an plus tard, les deux belligérants annoncent la conclusion d’un accord prévoyant l’établissement d’une nouvelle zone semi-autonome dans la région de Mindanao, le Bangsamoro (« patrie des moros »), bénéficiant de compétences élargies par rapport à l’ARMM qui est considérée comme un échec. En échange du désarmement des 12 000 miliciens du MILF, la région (représentant les cinq provinces de l’ARMM soit environ 12 000 km² et deux millions d’habitants) serait souveraine en matière budgétaire, percevrait une part équitable des ressources locales (dont 75 % des ressources minières), aurait sa propre police et appliquerait la charia pour les musulmans. L’accord est rejeté par les radicaux, dont les Combattants de la liberté de l’armée islamique des Bangsamoro (BIFF) qui se sont séparés du MILF en 2008, mais aussi par le MNLF et les chefs traditionnels des Sulu, qui trouvent trop importante la place accordée au MILF dans la gestion de la future autonomie. S’estimant marginalisée, la partie du MNLF restée fidèle à Misuari se rappelle au souvenir de Manille : en août 2013, elle proclame l’indépendance de la République de Bangsamoro et le mois suivant, envoie deux cents de ses combattants prendre plusieurs quartiers du grand port de Zamboanga, d’où l’armée philippine les déloge après une dizaine de jours de très violents combats. Misuari apporte aussi son soutien au débarquement de deux cents combattants dans le nord de Bornéo, en février 2013, en vue d’obtenir la restitution de l’État malais de Sabah. Les combats avec l’armée malaisienne font une soixantaine de morts.

Officiellement signé en mars 2014, l’accord conclu entre le gouvernement et le MILF connait sa plus grave violation en janvier suivant, quand une quarantaine de policiers sont tués, dans la province de Maguindanao, lors d’une opération destinée à arrêter un commandant du BIFF et un Malaisien membre de la Jemaah Islamiyah (liée à al-Qaaida) : la rébellion fait valoir que les forces de l’ordre ont violé les dispositions de l’accord en entrant dans la ville sans la prévenir. L’accord de paix n’ayant toujours pas été ratifié par le Parlement début 2016, le mouvement « Etat islamique » (Daech) en profite pour recruter ses propres troupes dans le sud philippin, après avoir l’obtenu l’allégeance, plus ou moins opportuniste, de la principale faction d’Abou Sayyaf (celle de Basilan), puis du BIFF et de deux groupes islamistes issus des diverses rébellions, le Mouvement islamique Rajah Solaiman et le Khalifa Islamiyah Mindanao (KIM ou « groupe Maute » du nom du clan familial qui le dirige). Fin 2016, des affrontements meurtriers opposent le MILF à certains de ces groupes qui, en pratique, se sont implantés sur des territoires distincts, recoupant plus ou moins ceux des anciens sultanats : archipel de Sulu pour le MNLF puis Abu Sayyaf, Maguindanao pour le MILF et le BIFF, Buayan pour Ansar al-Khalifah, Marano pour le groupe Maute.

En août 2016, de nouveaux pourparlers entre le gouvernement, le MILF et le MNLF s’ouvrent en Malaisie : leur objectif est de réécrire la Loi fondamentale de la Bangsamoro, puis de l’intégrer à la Constitution nationale. Inversement, le pouvoir lance une offensive contre Abu Sayyaf qui continue à harceler l’armée à Solo et Basilan et à y pratiquer enlèvements et décapitations (de chrétiens, mais aussi de musulmans accusés de collusion avec le pouvoir). En septembre, le groupe islamiste commet même un attentat meurtrier sur un marché très fréquenté de Davao, le fief du Président philippin. En avril 2017, des combats entre l’armée et Abu Sayyaf ont lieu dans l’île touristique de Bohol, située dans l’archipel des Visayas, à plus de 500 km de Jolo, signe que les groupes liés à l’EI essaiment de plus en plus fréquemment dans les îles situées au nord de Mindanao.

Mais c’est au cœur du pays musulman que les combats les plus violents éclatent, en mai 2017, entre l’armée et des combattants d’Abu Sayyaf et du groupe Maute : ils se déroulent à Marawi, la plus grande ville musulmane de Mindanao où les djihadistes proclament « l’Etat islamique de Lanao » (du nom du lac voisin). Prenant des otages parmi la faible population chrétienne locale, les insurgés comptent dans leurs rangs des dizaines d’islamistes malaisiens, indonésiens et singapouriens, mais aussi arabes, bangladais et tchétchènes. Habituée aux combats dans la jungle, mais pas à la guérilla urbaine, l’armée est en difficulté ; elle est même, parfois, victime de sa propre aviation (qui tue au moins une dizaine de soldats). En dépit des vives critiques du Président philippin à leur égard, les Américains dépêchent des forces spéciales, au nom de la lutte contre le djihadisme à laquelle les rebelles communistes et certains insurgés musulmans se disent également prêts à participer. Marawi est finalement reprise par l’armée philippine, après cinq mois de combats, ayant fait un millier de morts dont le chef d’Abu Sayyaf qui s’était autoproclamé émir de l’EI dans le sud-est Asiatique. Si le groupe Maute et la faction de Basilan sortent très affaiblis des combats, d’autres mouvements restent engagés dans la lutte contre le gouvernement : les trois factions du BIFF (dont la plus radicale, créée en 2017, est très active dans les provinces de Maguindanao et de Cotabato du nord), la faction de Sulu d’Abu Sayyaf (non liée à l’EI) ou encore l’Ansar al-Khalifa Philippines (AKP, basé dans la province méridionale de Sarangani).

En 2018, le bilan des combats depuis le déclenchement de la guérilla atteint les 150 000 morts. En janvier 2019, le « oui » l’emporte très largement (1,7 M contre 250 000 « non ») au référendum sur la création de la « région autonome Bangsamoro dans le Mindanao musulman (BARMM) ». En échange d’un dépôt de leurs armes par les combattants du MILF, la zone recevra d’importantes aides économiques et sera dotée d’une autorité transitoire jusqu’à l’élection, en 2022, d’un Parlement régional autorisé à voter des lois, conformes à la charia, sur les droits de la famille et de la propriété. La réaction des islamistes ne se fait pas attendre : deux jours après la proclamation des résultats, l’EI revendique le double attentat qui fait près de vingt morts dans une église catholique de la province de Sulu (où le « non » l’a emporté largement) : la première bombe explose lors de la messe, la seconde à l’arrivée de la police. Un nouvel attentat contre un rassemblement chrétien fait quatre morts en décembre 2023 à Marawi. Il survient après une frappe aérienne de l’armée philippine ayant tué une douzaine de militants de l’organisation islamiste Dawlah Islamiya-Philippine (le groupe Maute, lié à l’EI).

[1] Après avoir promis de saisir la CIJ de La Haye en 1962, Manille avait finalement signé, l’année suivante, l’accord officialisant l’extension de la Malaisie au Sarawak et au Sabah.

[2] Le « père du sabreur », mais son vrai nom est Al-Harakat al-Islamiyya (Le « Mouvement islamique »).

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