ASIE, Extrême-Orient et haute Asie

Tensions en mer de Chine méridionale

Pékin revendique la totalité d’une zone de 3,5 millions de km² bordée par cinq autres pays.

S’étendant de Singapour à Taïwan, cette vaste étendue maritime porte presque autant de noms que le nombre de pays qui en revendiquent tout ou partie (Chine, Taïwan, Philippines, Vietnam, Malaisie, Brunei) : mer de Chine méridionale, mer du sud, mer de l’est, mer d’Asie du Sud-Est ou mer des Philippines occidentales. Les eaux de ces îles désertes, parfois recouvertes par les flots, attisent l’intérêt des pays riverains, en raison de leur positionnement stratégique – c’est la deuxième voie mondiale de commerce maritime avec un tiers du tonnage marchand international – et de leurs richesses potentielles en métaux et en hydrocarbures.

Ses deux-cent cinquante îlots, représentant 130 000 km de côtes, sont répartis en plusieurs archipels. Situés dans la partie sud, entre les côtes vietnamiennes à l’ouest et celles de Bornéo et de l’île philippine de Palawan à l’est, les Spratleys (ou Spratly)[1] comptent un peu moins de deux cents structures, dont seulement une trentaine d’îles à proprement parler ; elles sont éparpillées sur 410 000 km² de surface maritime, représentant moins de 5 km² de terres, souvent hostiles. Plus au nord, entre les côtes nord-vietnamiennes et la grande île chinoise de Hainan, les Paracel[2]  représentent cent-trente îlots et rochers, dont très peu sont de vraies îles. A l’est des Paracel, en direction des Philippines, se situent le récif de Scarborough et le banc de Macclesfield (Zhongsha). Enfin, au nord-est, l’atoll des Pratas (ou Dongsha) est administré par Taïwan, mais revendiqué par la Chine, comme toutes les îles taïwanaises situées le long de ses côtes.

Tous les pays riverains revendiquent des droits sur les Spratleys : malgré leurs rivalités, Pékin, comme Taïwan, considèrent qu’au moins 80 % de la mer de Chine méridionale sont chinois, y compris certaines eaux bordant les côtes d’autres États (à l’image de l’archipel indonésien de Natuna[3], dans lequel opèrent occasionnellement des pêcheurs chinois accompagnés de garde-côtes). Dès 1947, la Chine a établi la carte (dite « ligne en neuf traits[4] ») de ses revendications sur 2 millions de km² de zone maritime. Occupés par le Japon en 1938, puis par la Chine nationaliste (1945-1950), les lieux sont redevenus largement inhabités ensuite, de sorte qu’ils n’ont pas été attribués dans le traité de San Francisco, mettant officiellement fin à la guerre avec le Japon (1951-1952). Le sud Vietnam s’en est attribué la souveraineté après 1954, estimant qu’il était l’héritier des droits de l’ancien royaume d’Annam (cf. Vietnam), tandis que Taïwan, successeur de la Chine nationaliste, conservait une garnison sur la moins petite des îles, Itu Aba. Les autres Etats riverains ont suivi, à l’exception de Brunei qui ne réclame que le récif Louisa. Les Philippines, dont la zone économique exclusive (ZEE) de base couvre une partie des Spratleys, ont occupé quelques îles en 1956 et ont installé des pêcheurs dans l’une d’entre elles. Le Vietnam réunifié a pris possession d’une vingtaine d’îlots (après que les sud-Vietnamiens avaient été chassés des Paracel) et la Malaisie en a occupé une demi-douzaine, au large du Sabah, en 1983. L’occupation chinoise proprement dite a débuté en 1988, par des combats meurtriers contre les Vietnamiens autour du récif de Johnson South (quelque 70 morts). Elle s’est poursuivie par l’occupation d’une demi-douzaine d’îlots, dont le dernier, Mischief[5] en 1995. Sur ce récif, alors sous contrôle de la marine philippine, la Chine a aménagé trois ans plus tard des installations de réception de petits bateaux de guerre, présentées comme des abris pour pêcheurs. En parallèle, Pékin a interdit à Manille de militariser ses propres îlots.

Plus au nord, les Paracel ne sont disputées que par les Chinois et les Vietnamiens. Elles seraient entrées dans l’orbite des seconds en 1816, l’Empereur de l’époque y instaurant la taxation des pêcheurs. L’armée chinoise les a envahis en 1974, un an avant la chute du sud-Vietnam, alors qu’une garnison sud-vietnamienne était établie dans l’île de Pattle (les combats faisant quelque 70 morts).

A l’ouest des Paracel, la Chine revendique évidemment le banc immergé de Macclesfield, ainsi que le récif de Scarborough, distant de 120 milles nautiques de la grande île philippine de Luçon. En 1997, des navires de guerre philippins y ont hissé leur pavillon et en ont interdit l’accès à des bateaux chinois.

Non seulement Pékin occupe des îles – et considère comme ses eaux territoriales la zone des douze milles nautiques les entourant – mais elle mène une politique de « poldérisation » de récifs sous-marins des Spratleys[6], les transformant en îles artificielles susceptibles d’accueillir des appareils de chasse et des avions ravitailleurs[7], des frégates, des installations radars et autres batteries de missiles. Pour remblayer les 13,5 km² de cette « muraille de sable », d’une hauteur d’environ trois mètres, les Chinois auraient dragué cinquante millions de mètres cubes, occasionnant au passage des dégâts sévères à l’environnement.

Palawan aux Philippines. Crédit : CCPAPA / Pixabay

Par ses décisions, la Chine est accusée de remettre en cause le « consensus de Phnom-Penh » par lequel, en 2002, les pays signataires s’engageaient à favoriser un développement concerté de la zone (et, l’année d’après, à interdire toute nouvelle construction). Les Chinois font fi, en particulier, des deux cents milles nautiques reconnus à chaque riverain par les conventions internationales sur le droit de la mer. La Chine a bien ratifié, en 1996, celle des Nations-Unies mais a promulgué, dans la foulée, une loi stipulant que son application ne saurait « affecter les droits historiques dont jouissent les Chinois », droits que ses voisins qualifient parfois « d’hystériques ». Les questions de souveraineté sont compliquées par le fait que, en droit international, seuls les récifs, rochers et affleurements émergés (au moins à marée basse) donnent droit à l’attribution d’eaux territoriales, ce qui est loin d’être le cas de la plupart des « objets maritimes » des Spratleys. Pour en avoir confirmation, Manille a décidé de saisir la Cour permanente d’arbitrage de La Haye, après que des garde-côtes chinois avaient expulsé des pêcheurs philippins du récif de Scarborough en 2012-2013. Dans son verdict, rendu en juillet 2016, la CPA estimé que la Chine avait « violé les droits souverains » des Philippines, puisqu’il n’y avait « aucun fondement juridique pour (qu’elle) revendique des droits historiques sur des ressources dans les zones maritimes à l’intérieur de la ligne en neuf traits ». En l’absence de toute base légale, aucune des îles de l’archipel des Spratleys ne peut donc conférer à la Chine une zone économique exclusive (ZEE).

Cela n’empêche pas Pékin de poursuivre sa stratégie d’occupation, y compris militaire. Après avoir installé, en février 2016, des batteries de défense aérienne sur l’île de Yongxing, siège de sa préfecture de « Chine méridionale » dans les Paracel, la marine chinoise réalise, avec son homologue russe, des manœuvres sans précédent dans la région, en septembre suivant : opérations défensives et de sauvetage, exercices de défenses d’îlots et de « captures d’îles », essais balistiques… Au printemps 2019, Pékin signe avec le Cambodge un accord destiné à utiliser, pour au moins trente ans, la base navale de Ream, donnant sur le golfe de Thaïlande, lui-même voisin de la Mer de Chine méridionale ; bien que la constitution cambodgienne interdise toute base étrangère sur le territoire national, la Chine pourrait y faire accoster des navires de militaires, mais aussi y stationner des soldats et même des armes. Enfin, depuis février 2021, les garde-côtes chinois sont autorisés à être lourdement armés.

La situation entraîne un surarmement dans la région, en particulier du Vietnam (cf. l’encadré sur les relations sino-vietnamiennes dans l’article consacré à ce pays), ainsi qu’une dégradation des relations de Pékin avec Jakarta : en mai 2015, la marine indonésienne coule un chalutier de Chine pour démontrer sa politique de fermeté, puis arraisonne en mars 2016, un bateau venu pêcher au large des Natuna ; la Chine devra envoyer un garde-côte chinois pour « libérer » ses pêcheurs. Tandis que le Vietnam réclame un durcissement et que les Philippines alternent fermeté et compromis (cf. ce pays), les pays de la région jouent plutôt l’apaisement : en août 2017, l’ASEAN[8] adopte une feuille de route visant à mettre en place un code de bonne conduite en mer de Chine méridionale… fût-il juridiquement non contraignant.

De leur côté, les États-Unis intensifient leur présence dans la zone, considérée comme libre à la circulation. Après avoir déployé des effectifs au nord de l’Australie en 2012, les Américains font naviguer, en octobre 2015, un destroyer au large de Mischief et d’îles artificielles chinoises, arguant qu’elles sont dépourvues d’eaux territoriales, du fait même de leur artificialité. Les Américains renforcent également leur coopération avec leurs alliés dans la région : déjà membres du Quad (Dialogue quadrilatéral pour la sécurité) conclu à la fin des années 2000 avec le Japon, l’Australie et l’Inde, ils signent en septembre 2021 un nouveau partenariat de sécurité et de défense (Aukus) avec le Royaume-Uni et l’Australie, incluant la fourniture de sous-marins à propulsion nucléaire aux Australiens.

Début 2023, les Philippines accordent aux Américains l’accès à quatre nouvelles bases, en plus de celles qui leur étaient déjà ouvertes. En août suivant, un regain de tension est enregistré autour de l’atoll d’Ayungin [encore appelé Second Thomas Shoal], la marine chinoise empêchant le ravitaillement des marins philippins qui en assurent la garde, à bord d’un navire échoué. Situé au carrefour des deux grands axes de navigation dans les Spratleys, Second Thomas est d’autant plus convoité qu’il est voisin de l’atoll Mischief, que les Chinois ont doté d’une piste d’atterrissage. D’après des images satellitaires, ils auraient également construit une piste pour des avions légers et agrandi le port dans l’île Triton, îlot des Paracel le plus proche du territoire vietnamien. En novembre, Manille se rapproche ostensiblement du Japon, pour la fourniture de matériel (radars, garde-côtes) et la réalisation d’exercices militaires conjoints.

Le mois suivant, Tokyo et les dirigeants de l’ASEAN (organisation de l’Asie du Sud-Est) s’engagent à « renforcer leur coopération » en matière de sécurité maritime face aux ambitions croissantes de la Chine dans la région. En janvier 2024, c’est avec le Vietnam – pourtant idéologiquement proche de la Chine – que Manille signe des accords de coopération pour coordonner leur surveillance en mer de Chine méridionale. Le mois suivant, le secrétaire d’État philippin à la Défense supervise la construction d’une base navale dans l’archipel septentrional des Batanes, au sud de Taïwan. En avril, les Philippines participent à un exercice naval inédit, dans leur zone économique exclusive de mer de Chine, avec les marines américaine, japonaise et australienne. Pékin réplique en déployant à proximité des patrouilles de « combat en mer ».

[1] Les Spratleys sont dénommés Nansha (sables du sud) en chinois, Kalagan en philippin et Truong Sa en vietnamien

[2] Paracel : Xishaqundao en chinois ou Quan Dao Hoang Sa (plages de sable doré) en vietnamien.

[3] Situé entre la péninsule malaise et l’île de Bornéo, l’archipel de Natuna compte plus de 270 îles peuplées de 100 000 habitants.

[4] Elle est également connue comme « ligne en U » ou « langue de bœuf » (en vietnamien).

[5] Mischief : Panganiban en philippin, Huangyan Dao en chinois.

[6] La poldérisation est aussi pratiquée par les Philippines et par le Vietnam (notamment sur l’île même de Spratley).

[7] Mischief est ainsi dotée d’une piste d’atterrissage longue de 3 000 mètres.

[8] Association des nations de l’Asie du Sud-­Est.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *