Espace slave oriental, EUROPE

Les Slaves orientaux, de la Rus de Kiev à la chute de l’URSS

Des Scythiques, premières cultures indo-européennes, jusqu’aux Soviétiques.


Historiquement, l’espace comprenant la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie s’étend sur plus de 6 900 kilomètres, de la mer Baltique et des Carpates à l’ouest jusqu’au détroit de Behring, qui le sépare de l’Amérique du Nord à l’extrême est. L’essentiel de ses quelque 40 000 km de littoral s’étire le long de l’océan Arctique au nord, de l’océan Pacifique à l’est, ainsi que des mers Noire et Caspienne (mer intérieure) au sud.

La majeure partie des terres est constituée de vastes plaines où prédominent du nord au sud la toundra, les forêts (sur 1200 km de large en Russie européenne et 2 000 km en Sibérie) et l’immense steppe eurasienne qui court de la Mandchourie et la Mongolie jusqu’au sud de l’Ukraine, en passant par la Sibérie méridionale et le Kazakhstan. Tirant son nom de l’appellation antique de la mer Noire (le Pont-Euxin), la steppe pontique en forme la partie occidentale. Cet ensemble de prairies, de savanes et de brousses tempérées s’étend, sur près d’un million de km² jusqu’à l’Oural et aux rives de la mer Caspienne ; il est limité au nord par la steppe boisée d’Europe orientale, à l’ouest par les Carpates et les collines moldaves, au sud par la mer Noire, le massif de Crimée et le Caucase (où se situe le mont Elbrouz, culminant à plus de 5 64O mètres) et à l’est par le massif de l’Oural. À l’exception du plateau de Podolie (dans l’ouest de l’Ukraine), la région qui prolonge la steppe pontique sur son flanc occidental est également plate, faite de terres fertiles (comme celles du bassin du Dniepr) et de forêts (40 % de la surface de la Biélorussie).

A l’est de l’Oural commence la Sibérie qui s’étend, sur près de 13 millions de km², jusqu’aux rivages du Pacifique (cf. Encadré). Son nom, très probablement d’origine turco-mongole, désignerait un peuplement très dispersé ou des marécages. De fait, la Sibérie occidentale (2,4 millions de km²) entre l’Oural et la ligne de partage des fleuves Ob et Ienisseï, est une vaste plaine truffée de marais et de lacs. A l’est de l’Ienisseï, la Sibérie centrale (4,1 millions de km²), est un plateau de 300 à 1 200 mètres d’altitude, entrecoupé de canyons et de lacs profonds comme le Baïkal. A l’est du fleuve Lena, la Sibérie orientale (ou Extrême-Orient russe, plus de 6 millions de km²) est constituée de divers massifs montagneux qui se terminent par la chaîne de volcans actifs du Kamtchatka (point culminant de toute la Sibérie à 4 750 m). Cette immense zone – couverte du nord au sud de toundra, de forêts (taïga) et de steppes – est celle des températures extrêmes : jusqu’à -71° C à l’extrême-est, mais aussi + 35° C dans certaines régions méridionales bénéficiant de l’air chaud de l’Asie centrale et du Moyen-Orient. Cette circulation est cependant rare, la température moyenne de la Russie étant inférieure à O°C, avec une grande amplitude thermique entre l’hiver et l’été (20° en moyenne à Moscou). Seule exception : le climat méditerranéen, voire subtropical, qui règne sur une petite partie des côtes de la mer Noire.

Plus de 100 000 cours d’eau, souvent pris par les glaces hivernales, arrosent la région. Les plus importants d’est en ouest sont : la Lena (4 400 km), le Ienisseï, l’Ob et son affluent l’Irtych qui se jettent dans l’Arctique ; le fleuve Oural, la Volga (3690 km) et ses affluents (la Kama, l’Oka et son affluent la Moskova), le Terek qui se déversent dans la Caspienne ; le Don (ancien Tanaïs, 1950 km) et son affluent le Donets, ainsi que le Kouban qui se jettent dans la mer d’Azov ; enfin le Dniepr (2290 km), le Boug et le Dniestr qui ont la mer Noire pour exutoire et coulent aussi dans les plaines ukrainiennes. A l’extrême sud-ouest, le Danube marque la frontière entre l’Ukraine et la Roumanie.

SOMMAIRE

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Scythes et Slaves, les premiers peuplements

Les steppes situées entre l’Ukraine actuelle et le nord de la mer Caspienne (voire du Kazakhstan) sont considérées comme l’un des berceaux des proto-indo-européens : ceux-ci sont généralement identifiés à la civilisation agricole des « kourganes » présente au nord de la Mer Noire du 5e au 3e millénaire AEC et dont les chevaux et véhicules à roues favorisent les migrations. Parmi ces cultures figure celle des « Yamna », des tombes en fosse érigées par des éleveurs nomades vivant au IVe dans les steppes au nord des mers Noire et Caspienne. De ce tronc partiront plusieurs branches des peuples indo-européens (Tokhariens, Baltes, Slaves, Celtes, Germains…).

Entre -1200 et -1000, des Cimmériens s’installent dans les steppes pontiques jusqu’à la Chersonèse[1], l’actuelle Crimée, à telle enseigne qu’Hérodote nommera « Bosphore[2] cimmérien » le territoire qu’ils occupent aux abords du détroit de Kertch, séparant le Pont Euxin (la mer Noire) du lac Méotide (la mer d’Azov). Probablement d’origine iranienne – au moins en ce qui concerne ses classes dirigeantes – ce peuple a peut-être intégré d’autres apports, de Thraces ou de populations sédentaires de la culture de Koban. A partir de -700, ils sont supplantés par d’autres Iraniens, les Scythes, qui s’installent dans la zone allant de l’Oural jusqu’à la mer Noire, après avoir été chassés des bords orientaux de la Caspienne par leurs « cousins » Massagètes. A l’époque, les peuples cavaliers de la steppe subissent à la fois la contrainte de l’expansion chinoise (cf. Monde sino-mongol) et la crise climatique de la période dite subatlantique : probablement victimes de la mort de leurs troupeaux et de mauvaises récoltes, du fait de températures fraîches et humides, ils sont enclins à migrer vers des régions moins touchées par les perturbations. Sous cette poussée, les Cimmériens s’enfuient en direction du Moyen-Orient via la Thrace et/ou le Caucase. Ils sont suivis un peu plus tard par les Scythes qui offrent alternativement leurs services militaires aux Assyriens, aux Mèdes, aux Lydiens…

Vers -800, d’autres populations – des Slaves probablement venus du Caucase – commencent à s’installer dans les forêts de l’actuelle Russie centrale et essaiment le long du Dniepr, du Don et de la Vistule. Ils sont bordés, au nord et au nord-est, par des Indo-européens de langues baltes ou par des populations finno-ougriennes : venues des montagnes de l’Oural, ces dernières se sont dispersées vers les rivages de la Baltique, à partir du troisième millénaire AEC.

Au tournant des VIe et Ve siècles, les Scythes sont repoussés au-delà du Caucase par les Mèdes, auxquels ils avaient un moment apporté leur soutien militaire. Ces Scythes s’installent alors en Thrace, ainsi que dans la région du Dniepr et en Crimée, aux abords des colonies portuaires que les Milésiens et d’autres Grecs ont fondées entre -700 et -550, pour acheminer jusqu’en Grèce la production de blé des riches terres situées à l’est de la Tauride[3]. Les plus importantes de ces villes sont Olbia du Pont (sur l’estuaire du Dniepr), Chersonèse (près de l’actuelle Sébastopol) ou encore Panticapée (Kertch). Cette dernière devient la capitale du royaume du Bosphore que plusieurs cités forment pour se défendre au début du Vème après avoir été victimes, au siècle précédent, de la guerre menée par le perse Darius contre les Scythes, lesquels utilisaient leurs bases de Crimée pour mener des raids en Anatolie ou en Syrie.  Au IVème AEC, un chef scythe parvient à rassembler sous son autorité la plupart des territoires situés entre le Danube et la mer d’Azov et effectue même une tentative d’expansion vers l’ouest, peut-être liée à la pression exercée à l’est par un autre peuple scythique, les Sarmates, établis aux Vème et IVème du Don à l’Oural et à l’ouest du Kazakhstan. Mais cette tentative d’expansion est un échec : affaiblis par une défaite face à leur voisin Philippe de Macédoine (-339), les Scythes sont éjectés des steppes européennes par les Sarmates, qui ont franchi le Don. Ils se sédentarisent alors au sein de deux royaumes scythes, l’un sur le delta du Danube (Petite Scythie) et l’autre à cheval sur la Crimée et le bas Dniepr, avec Neapolis (près de Simferopol) comme capitale. Ils y développent des relations ambivalentes avec les cités grecques de la péninsule, alternant intenses échanges commerciaux et culturels et conflits réguliers. C’est à l’occasion de l’un d’eux que, en 115 AEC, le roi du Bosphore sollicite l’aide de celui du Pont, qui règne de l’autre côté de la mer Noire. Le souverain appelé en renfort ne se contente pas de mettre fin au conflit : il met en effet la main sur le royaume qui l’avait appelé au secours.


Les vagues germaniques

Dans les années -230, de nouveaux venus se positionnent dans les plaines ukrainiennes. Freinés dans leur expansion en Europe centrale par les Celtes Boïens, des peuples Germains s’installent à l’embouchure du Dniepr, puis dans les Carpates orientales (les Skires et les Bastarnes[4]) ou sur les bords de la mer Noire (les Suèves). De leur côté, les Sarmates abandonnent leurs territoires à d’autres iranophones, sans doute issus de l’ensemble saco-massagète : les Alains. Arrivés d’un espace compris entre l’Aral et la Caspienne[5], en ayant sans doute assimilé des tribus sarmates, voire d’autres nomades des steppes européennes, ils sont mentionnés dès le 1er siècle EC dans les steppes ukraino-russes et au nord du Caucase. Les Sarmates qu’ils n’assimilent pas se divisent en deux groupes : les Roxolans qui prennent la direction de la Moldavie-Valachie et les Iazyges celle de la Hongrie.

Au milieu du IIème siècle de l’ère commune survient une nouvelle migration de Germains, de plus grande ampleur que les précédentes : vers 230, les Goths, sans doute venus du Jutland, fondent un État autour de la basse vallée du Dniepr. Ils font reconnaître leur suprématie par les peuplades déjà installées, telles que les Antes : formée de tribus essentiellement slaves (Polanes, Séverianes…), peut-être métissées d’Alains, cette confédération occupe alors une vaste région englobant les bassins hydrographiques du bas-Danube, du Dniestr, du Boug méridional, du Dniepr et du Don, dans des territoires formant de nos jours la Roumanie, la Moldavie, l’Ukraine et la Russie centrale et méridionale[6]. Le royaume gothique se scinde rapidement en deux : le sud de la Russie, à l’est du Dniestr, échoit aux Ostrogoths (« Goths brillants ») – qui détruisent la Néopolis scythe et obligent le Royaume du Bosphore, devenu tributaire des Romains[7], à leur céder ses ports – et la partie entre Dniestr et Danube aux Wisigoths (Goths « sages ») ; entre les deux naviguent des tribus Gépides. L’intrusion des Goths provoque la scission des Alains : tandis qu’une minorité gagne l’Europe centrale, la grande majorité demeure entre les montagnes du Caucase et les plaines du Donets, du Don et de la Volga, où elle fonde un royaume Alain au premier quart du IIIème siècle.

[1] Presqu’île en grec.

[2] Bosphore = passage resserré en grec

[3] C’est alors le nom donné à la Crimée, en référence aux Taures, le peuple potentiellement scythique qui habite ses rives méridionales.

[4] Les Bastarnes partagent alors, avec les Daces Carpiens (cf. Balkans), un territoire compris entre le Dniestr et les Carpates orientales.

[5]Certains auteurs les relient au pays de Yancai, mentionné par les Chinois entre Aral et Caspienne, qui se serait rebaptisé Alania au 1er siècle EC (cf. Asie centrale).

[6] Les Antes sont généralement associés à la culture de Pen’kovka, dont plus de soixante sites ont été identifiés au sud-est de l’Ukraine.

[7] Le royaume du Bosphore avait retrouvé une autonomie interne, sous protectorat de Rome, après la défaite du Pont face aux Romains au milieu du 1er siècle AEC.

L’irruption des peuples turcophones

Les premiers arrivés, dans les années 360, sont les Huns, issus des steppes eurasiennes. Ayant franchi la Volga, puis le Don, ces tribus majoritairement turcophones repoussent une partie des Alains vers l’Europe centrale et les montagnes du nord Caucase (cf. Caucase) ou bien les incorporent dans leurs troupes. Ainsi renforcés, les Huns déferlent la décennie suivante sur toute la région et y détruisent ce qui restait du royaume du Bosphore, ainsi que les Royaumes Ostrogoth (qu’ils fixent comme vassaux dans les Carpates et en Moldavie) et Wisigoth (qui fuient et sont accueillis en Mésie, dans l’Empire Romain). Dans les années 420, ils fondent en Thrace un véritable Etat qui s’étend jusqu’en Pannonie (Hongrie), en Valachie et dans l’actuelle Ukraine et a soumis – ou rallié – la majorité des tribus slaves vivant entre la Volga, le Rhin et la Baltique. Mais la disparition de leur chef Attila, au milieu du Vème siècle, rebat les cartes : tandis que les tribus slaves s’émancipent (le royaume des Antes est fondé en 523 entre Dniepr et Don) et se répandent en Europe centrale, des tribus hunniques retournent nomadiser dans les steppes de la région du Dniepr jusqu’à la basse Volga et s’y mélangent avec des groupes turcs, ougriens voire iraniens venus d’Asie orientale. Les Bulgares qui apparaissent en 480 dans la littérature occidentale comme alliés de Byzance contre les Goths en font peut-être partie (sous le nom d’Onoghour ou Oghour). Comme d’autres peuples, ils sont utilisés par les Byzantins pour sécuriser leurs frontières ou pour combattre des ennemis tels que les Sabirs qui nomadisent au nord-est du Caucase et envahissent la Transcaucasie (515-516), où ils sont combattus par les Perses.

La plupart de ces nomades sont soumis, à la fin des années 550 par les Avars : possibles héritiers des Jouan-Jouan mongolo-toungouses de Chine du nord (cf. Monde sino-mongol), ils bousculent les Bulgares de la Volga et détruisent le Royaume des Antes (602). Quinze ans plus tard, ils sont aux portes de Constantinople et ne renoncent à sa conquête qu’en échange d’un lourd tribut. A son apogée, le khanat Avar s’étend de la Volga à l’Elbe et de la Baltique à l’Adriatique mais, sous la pression des Slaves, il finit par se restreindre aux basse et moyenne vallées du Danube, au milieu du VIIe. Le seul peuple « post-hunnique » à retrouver sa liberté dans ce contexte est celui des Bulgares. Dans la seconde moitié des années 630, ils forment un royaume à l’est de la mer d’Azov et au nord-ouest du Caucase, entre les cours inférieurs du Kouban et du Don. Mais son existence est brève, puisque, dès la décennie suivante, le royaume Bulgare doit subir la poussée des Khazars.

Arrivé à la toute fin du VIe siècle sur les rives nord de la Caspienne, ce peuple turcophone (dont la dynastie serait issue d’un clan dirigeant des Türük, cf. Monde sino-mongol) soumet aussi les Sabirs et les « Huns » du sud-Daguestan, ainsi que les Alains du nord-Caucase et nombre de tribus slaves orientales basées dans les bassins inférieurs du Don et du Dniepr. Prospère, grâce à son emplacement idéal sur les routes commerciales entre la Caspienne et la mer Noire, le khanat Khazar devient un fidèle allié des Byzantins, en particulier pour contrer la progression des Arabes en Transcaucasie (cf. Caucase). C’est toutefois au judaïsme que ses élites se convertissent en 740, sans doute pour ne pas dépendre excessivement de Constantinople. En parallèle, les Khazars ont déplacé le centre de leur khanat plus au nord, pour se mettre davantage à l’abri des conquérants musulmans. Ils y vassalisent les Magyars. Sans doute originaire de la région entre Ob et Ienisseï, ce peuple ougrien a quitté les rives de la Volga (« Magna Hungaria ») dans la première moitié du VIIIe, sous la pression probable d’autres peuples, pour s’implanter plus à l’ouest ; qualifiée par les historiens contemporains de « Lébédie » (en référence au nom de leur chef), cette région englobe les steppes du Don et les steppes ukrainiennes à l’est du Dniepr. Quant aux vassaux Alains, ils se voient confier le rôle de gardes-frontières[1] dans les steppes du Don : c’est là qu’ils édifient leur royaume d’Alania, entre Kouban et Terek. Quant aux Bulgares qui ont refusé la domination khazare, ils ont suivi deux voies différentes : une partie s’est dirigée vers le sud-ouest et s’est sédentarisée dans les années 680 dans le bas-Danube, aux côtés de tribus slaves (cf. Balkans) ; d’autres choisissent de remonter le cours moyen de la Volga entre la fin du VIIIe et le milieu du IXe : ils y fondent une entité bulgare souveraine, bien que versant tribut aux Khazars, avec pour capitale la ville de Bolgar, au confluent du fleuve et de la rivière Kama, à une centaine de kilomètres au sud de Kazan.

[1] Les Alains joueront également les supplétifs des Turcs Kiptchak (ou Coumans) dans les steppes russo-ukrainiennes, du XIe au XIIIe siècle.

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Les premiers pas de la « Russie »

Dans les années 750, le nord voit arriver de nouveaux occupants : les Vikings. Majoritairement Suédois, ces envahisseurs « R(o)us[1] » s’installent sur le bas Volkhov, en amont du lac Ladoga situé à l’est du golfe de Finlande. Dans les années 830, ils y forment un kaghanat, terme emprunté aux turcophones bulgares et khazars qui les entourent. Cet embryon d’État est éliminé une trentaine d’années plus tard par les Slaves du nord, mais les Vikings ne disparaissent pas pour autant du paysage. S’ils ne s’intéressent guère à la conquête des forêts et des marécages qui les environnent, ils portent en revanche une forte attention aux différents cours d’eau qui s’écoulent en direction de la mer Noire et de la Caspienne : celles-ci sont en effet des portes ouvertes sur l’Empire byzantin, le Moyen-Orient et l’Asie centrale, marchés majeurs pour vendre leurs productions (fourrures, ambre, miel, résine, esclaves…) et pour acheter en retour des étoffes précieuses, de l’or et de l’argent. Dans leur expansion, les Vikings soumettent les populations finnoises et slaves orientales (Slovianes, Polianes, Drevljanes etc.) et imposent le paiement d’un tribut aux Khazars.

En 862, un de leurs chefs, Riourik, fonde Novgorod, au sud du lac Ladoga, tandis que deux de ses lieutenants chassent les Khazars de Kiev, une ville fondée par des Slaves, entre les VIe et VIIe siècles, sur le cours supérieur du Dniepr. Vingt ans plus tard, le successeur de Riourik, Oleg fusionne les établissements slaves et rus du nord et du sud au sein de la « R(o)us de Kiev » . Il s’agit d’une fédération très décentralisée dont Kiev est certes le centre, mais dont les membres sont largement indépendants, les différents princes rendant eux-mêmes des comptes à leur noblesse (les boyards), voire à des assemblées de citoyens, les vétché. D’autres États échappent à cette mouvance, telle la principauté de Polotsk : fondée au IXe siècle par des Slaves dans l’est de la future Biélorussie[2], elle soumet progressivement ses voisins immédiats, dont le prince de Minsk.

Durant trente ans, Oleg, et ses alliés mènent une politique d’expansion territoriale qui les voit investir le cours moyen du Dniepr, ainsi que la haute Volga et la région de l’Oka[3]. L’objectif est de sécuriser des voies navigables soumises aux menaces des nomades des steppes. Les choses sont en effet loin d’être stabilisées, comme l’illustre l’intrusion des Petchenègues, nom générique de différents clans turcophones établis dans la vallée du Syr-Daria (cf. Asie centrale). Nomadisant au IXe siècle dans le nord-ouest du Kazakhstan moderne, à l’est de la Volga, ils sont tombés eux aussi sous la domination des Khazars, qui les forcent à leur verser tribut. Mais tous ne l’entendent pas ainsi. A la fin des années 880, certains Petchenègues franchissent la Volga et s’installent entre le Don et le Dniepr. En 895, toujours sous la pression des Khazars et de tribus turcophones qui sont leurs alliées (comme les Oghouz), les Petchenègues traversent ce dernier fleuve : soutenus par les Bulgares du Danube, ils pénètrent dans le royaume de l’Etelköz (« entre les deux fleuves ») qui a été fondé, à l’ouest du Dniepr, par des Magyars ayant fui la guerre civile survenue au cours des années 830 dans le khanat khazar. Face à cette invasion, une grande partie des Magyars et de tribus turcophones alliées (telles que les Khabares) quitte la région et part s’installer plus à l’ouest, en direction des Carpates, posant les bases du futur royaume de Hongrie.

De leur côté, les Petchenègues se retrouvent à la tête d’un domaine, entre Dniepr et Danube, qui gêne considérablement les projets d’expansion vers la mer Noire de la Russie kiévienne, ainsi que de l’Empire byzantin. Ces deux puissances concurrentes s’affrontent régulièrement, recourant l’une et l’autre à des mercenaires scandinaves, les Varègues[4]. Mais il leur arrive aussi de signer des traités de paix (911, 945, 988), ne serait-ce que pour pouvoir faire face aux menaces des Petchenègues. En 934, ces derniers s’associent aux Magyars installés dans le bassin des Carpates pour piller la Thrace et menacer Constantinople. Dix ans plus tard, ils fournissent des troupes à la Russie kiévienne pour attaquer les Byzantins. Mais la fiabilité des Petchenègues est des plus faibles[5] : une vingtaine d’années après, ils tendent une embuscade au grand-prince de Kiev et font de son crâne une coupe à boire !

Inversement, le pouvoir du khanat khazar ne cesse de s’affaiblir au Xe siècle. Après avoir perdu le soutien de ses vassaux magyars, il doit affronter les Alains (qui se sont convertis au christianisme à la fin des années 910) et laisser s’émanciper le royaume, sédentaire et commerçant, des Bulgares de la Volga (qui ont adopté l’islam dans les années 920). Le coup de grâce lui est porté par ses anciens alliés Oghouz, ralliés aux Rus : en 965, le grand-prince de Kiev, auto-proclamé défenseur des tribus slaves, détruit la capitale des Khazars, dont l’État disparait au début du XIe. Eux-mêmes se fondent parmi les populations turcophones et caucasiennes avoisinantes. En 985, une alliance similaire entre la Russie kiévienne et les Oghouz bat les Bulgares de la Volga, augmentant d’autant le pouvoir politique des Oghouz, dont certains groupes s’avancent même jusqu’au bas Danube[6]. De leur côté, les Russes ont atteint les rives de la mer Noire, entre Dniepr et Dniestr, mais ils doivent renoncer à conquérir la Bulgarie, après une défaite face aux Byzantins (971).

En 980, le prince de Novgorod, Vladimir le grand, devient grand-prince de Kiev. Son mariage avec une sœur de l’empereur byzantin, en 988, entraine la conversion de la Russie kiévienne au christianisme, notamment par l’intermédiaire du missionnaire grec Cyrille. Déjà auteur, en compagnie de son frère Méthode, de la traduction des Évangiles en vieux slave, il adapte l’écriture grecque à cette langue, transformation qui donnera naissance à l’alphabet cyrillique[7]. L’organisation ecclésiale mise en place à la suite de cette conversion est dirigée par un métropolite qui réside à Kiev, sous l’autorité du patriarcat de Constantinople.

[1] L’origine du mot « Rous » est sujette à discussion, mais une majorité d’historiens pense qu’il dérive d’un mot finnois désignant la Suède et ses rameurs.

[2] Russie ou Ruthénie blanche, au sens probable de « vierge » car ayant échappé aux invasions mongoles.

[3] Des groupes scandinaves poussent même leurs raids en territoire musulman : c’est le cas en 913 au sud de la Caspienne et trente ans plus tard dans l’actuel Azerbaïdjan.

[4] Ils forment l’essentiel de la « garde varangienne », l’unité d’élite formée par l’empereur byzantin, à la fin du Xème

[5] Plus tard, la défection de ses troupes Petchenègues provoquera la défaite de l’armée byzantine face aux Turcs seldjoukides en 1071 à Mantzikert (cf. Anatolie).

[6] En 1065, des bandes Oghouz pillent les Balkans.

[7] Œuvre de disciples de Cyrille et Méthode, l’alphabet cyrillique nait en Bulgarie, à la fin du IXème siècle.

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Fragmentation russe et ascension kiptchak

Le travail d’expansion des souverains descendant de Riourik, les « Riourikides », est poursuivi par le fils de Vladimir, Iaroslav, en particulier aux dépens des Polonais à l’ouest, ainsi que des Lituaniens et autres Baltes et des populations finniques au nord : sous la pression des « Rus », les Finnois et les Estes se retrouvent séparés des autres peuples ougriens séjournant de part et d’autre de l’Oural (Maris, Mordves, Oudmourtes, Komis). En 1036, Iaroslav repousse les Petchenègues, qui ont tenté de s’emparer de Kiev. Il commence aussi à guerroyer contre les Kiptchak (que les Russes vont appeler Polovtses et les Byzantins Coumans[1]), une nouvelle confédération turcophone arrivée de Sibérie centrale (cf. Asie centrale). Les chroniques russes les signalent pour la première fois au milieu du XIe dans les steppes pontiques, au nord de la mer Noire, dont ils chassent les Petchenègues et des tribus Oghouz.

La Russie kiévienne est alors à son apogée : restée fidèle au rite byzantin lors du schisme majeur de 1054 au sein du christianisme, elle s’étend du lac Ladoga jusqu’à la mer Noire. Mais cette unité ne survit pas à la disparition de Iaroslav qui, peu de temps avant sa mort, a partagé la fédération entre ses cinq fils. Cette politique du partage de fiefs étant largement généralisée, une soixantaine de principautés plus ou moins éphémères vont coexister ou se succéder entre 1054 et 1224. L’une des plus importantes est celle de Polotsk qui, après avoir dû admettre la suzeraineté kiévienne, est alors au faîte de sa puissance, grâce au commerce qu’elle entretient avec les États de la Baltique.

En 1070, Kiev – qui conserve en théorie un rôle central – soumet ses anciens alliés Oghouz : après avoir mené des raids sur la Thrace au milieu des années 1060, ils commençaient à devenir trop menaçants. Les Kiptchak restent alors seuls maîtres de la steppe russe et des plaines fertiles du Dniepr, même si leurs camps principaux se trouvent sur la basse Volga, fleuve qui leur permet de commercer avec les Bulgares et les principautés russes. Par la route, ils échangent avec le Khârezm et par la mer Noire avec Byzance et l’Anatolie, sans abandonner pour autant les pillages de leurs voisins.  A la fin du XIe, les Kiptchak sont battus par le roi de Hongrie, puis repoussés au-delà du Don par la Russie kiévienne au début du XIIème. Ils se replient alors sur le territoire des Bulgares de la Volga, se réfugient chez leurs alliés géorgiens ou gagnent les Balkans, tout en continuant à fournir des auxiliaires militaires lors des guerres féodales que se livrent les souverains russes. C’est aussi à eux que Constantinople fait appel pour se débarrasser des Petchenègues qui, après leurs déboires en Russie, se sont retournés contre l’Empire byzantin. L’aide kiptchak s’avère efficace, puisque les Petchenègues sont quasi-anéantis en 1091, tout près de Constantinople. Certains groupes ayant échappé au massacre se réfugient dans les steppes pontiques où ils deviennent les auxiliaires, toujours aussi peu fiables, des princes russes. En 1122, les Petchenègues lancent une nouvelle offensive contre Byzance, mais elle se conclut par une telle défaite qu’ils disparaissent de l’histoire, assimilés par les Magyars, les Bulgares ou les Kiptchak (cf. Balkans).

Brièvement réunifiées en 1113, les principautés russes reprennent leurs querelles dès 1125, dans un nouveau contexte démographique. Les raids menés par les Kiptchak dans les régions du sud ont en effet provoqué un afflux de populations slaves dans les forêts du centre et du nord, renforçant d’autant le poids de deux États. Le premier est la république marchande de Novgorod qui, enrichie par son commerce avec les ports de la Baltique et gouvernée par un vétché, dispute aux Suédois le contrôle des territoires finno-ougriens situés entre le golfe de Finlande et la mer Blanche (ouvrant sur l’Arctique), en particulier l’Ingrie et la Carélie. Le second des États qui s’affirme est la principauté de Souzdal, au nord-est ; c’est sur son territoire qu’est fondé le petit bourg de Moscou (en 1156) et qu’est bâtie la ville de Nijni-Novgorod, en prévision d’une offensive contre le royaume des Bulgares de la Volga, dont la présence freine l’expansion des Russes vers l’est.

En prenant Kiev, en 1169, le prince de Souzdal s’affirme comme le souverain russe le plus puissant et installe sa capitale à Vladimir. Au sud-ouest, en bordure des Carpates, s’affirme la principauté de Galicie, dans l’Ukraine occidentale actuelle : elle tire son nom de sa capitale, Halytch, sans doute fondée par des montagnards des Carpates, descendants slavisés des Boïens, un peuple celtique ayant laissé son nom à la Bohême. En 1199, la Galicie fusionne avec son voisin septentrional de Volhynie, afin d’accroître son poids face aux ambitions de ses voisins polonais, hongrois et polovtses. En 1245, le prince accepte même de recevoir sa couronne du pape de Rome, afin de mettre fin aux visées des Chevaliers teutoniques sur son État. Cinq ans plus tôt, la principauté de Polotsk – qui n’a pas échappé aux divisions entre princes russes – s’est placée sous la protection du grand-duché de Lituanie, nouvelle puissance montante de la région. Les princes russes restent en effet sous la menace de plusieurs de leurs voisins, tels que les Bulgares de la Volga et surtout les Kiptchak qui vont exercer une pression constante, jusqu’à leur défaite face aux Mongols gengiskhanides.

[1] Les Arabo-Persans leur donnent aussi le nom de Coumans et les Magyars celui de Kun.


Deux siècles de domination mongole

En 1221, deux des généraux que Gengis-Khan avait chargés de poursuivre le sultan du Khârezm, ravagent l’Azerbaïdjan et la Géorgie, puis traversent le Caucase en direction des steppes ukrainiennes. Ils s’y heurtent alors à une coalition de peuples, Alains, Tcherkesses et Lesghiens, rejoints par les Kiptchak. Ces derniers s’étant désengagés, contre la promesse d’un partage du butin, les chefs mongols peuvent écraser les autres coalisés. Ils se retournent ensuite contre les Kiptchak qui, malgré le renfort des princes russes de Galicie-Volhynie, de Kiev, de Tchernikov et de Smolensk, sont taillés en pièces en 1223, sur les rives de la Kalka, une rivière se jetant dans la mer d’Azov.

Après cette première série de raids, les envahisseurs regagnent l’Asie centrale, en ayant ajouté à leur Empire les territoires au nord de la Caspienne. Gengis confie à son fils aîné cet immense apanage qui englobe le bassin de l’Oural, l’actuel Kazakhstan et la Sibérie occidentale jusqu’au nord du lac Balkhach. A la disparition de Djötchi en 1227, la même année que son père, le domaine est partagé entre ses fils, dont le plus en vue est Batu. C’est lui qui, en 1236, soumet les Bulgares de la Volga, tout en leur laissant une relative autonomie. Au terme de quatre années de campagne, menées jusqu’en Moravie, en Dalmatie, en Pologne et en Hongrie[1], les troupes mongoles battent et vassalisent la plupart des principautés russes, incendiant Kiev au passage. Épargnée grâce à la fonte des glaces, qui freine l’expansion mongole, Novgorod préfère se soumettre sans combattre, afin de pouvoir concentrer ses forces contre les puissances catholiques de la Baltique. Le calcul s’avère payant puisque, en 1240, le fils de Iaroslav, Alexandre, vainc les Suédois sur la Neva, rivière qui s’écoule du Ladoga jusqu’à la Baltique. Ce succès, qui lui vaut le surnom de « Nevski », est suivi deux ans plus tard d’une victoire face aux chevaliers Porte-Glaive sur le lac Peïpous, à l’est de l’actuelle Estonie.

Côté Kiptchak, le khan se réfugie en Hongrie[2] avec une petite partie de ses hommes, le plus grand nombre ralliant les gengiskhanides ; avec d’autres turcophones, comme les Bulgares et les Oghouz, ils vont former le fond du peuplement du khanat mongol de la Horde d’or[3]  que Batu proclame formellement en 1243, avec Saraï (« le palais », l’actuelle Volgograd) comme capitale. En pratique, sa « Horde bleue » domine le « Kiptchak occidental » : bassins de la Volga et de l’Oural, cours inférieurs du Don, du Donets, du Dniepr et plaines au nord de la mer Noire. La périphérie est laissée à ses frères et vassaux : les principaux sont Orda, chef de la Horde blanche dans le « Kiptchak oriental », au nord de la mer Aral et du lac Balkhach et Chayban qui hérite des territoires au sud et au sud-est de l’Oural méridional. A la différence des autres khanats gengiskhanides, qui adoptent plus ou moins le mode de vie des peuples vaincus (en Chine ou en Perse), la Horde d’or reste totalement imperméable aux influences slavo-byzantines. Elle commence même à se convertir à l’islam à partir de 1257, sous le règne du frère et successeur de Batu. Cette évolution ne l’empêche pas de faire preuve de tolérance religieuse, notamment vis-à-vis de l’Eglise russe.

D’une manière générale, ceux que les Russes dénomment « Tatars » n’interviennent pas dans les affaires intérieures des principautés, pourvu qu’elles payent leur tribut. Le seul domaine dans lequel le khan intervienne vraiment est l’attribution du yarlik, le titre qui donne aux grands-princes le droit de régner. Alexandre Nevski doit ainsi verser tribut à la Horde d’Or pour se faire reconnaître grand-prince de Kiev, puis de Vladimir. La Russie est alors divisée en une dizaine d’États : Vladimir-Souzdal, Volhynie-Galicie, Novgorod (qui guerroie contre la Suède pour le contrôle du golfe de Finlande, peuplé de tribus finniques : Votes, Ingriens, Caréliens), mais aussi Smolensk, Tourov-Pinsk, Tchernigov, Pereïaslav, Riazan, Tver. La principauté de Moscou voit le jour en 1263, sur les bords de la Moskova, après la mort de Nevski.

Mêlée aux guerres de succession entre les khanats gengiskhanides (en particulier contre l’Ilkhanat de Perse, alors défenseur des chrétiens et des bouddhistes, cf. Caucase) et à nombre de conflits extérieurs (par exemple aux côtés des Bulgares du Danube contre les Byzantins en 1265), la Horde d’Or finit par perdre de sa superbe. Le prince de Moscou va en profiter pour supplanter son suzerain de Vladimir-Souzdal et prendre l’avantage sur sa voisine de Tver, autre cité vassale en voie d’émancipation : en 1327, pour avoir aidé les Mongols à mater la révolte de sa rivale, Ivan 1er obtient le titre de Grand-Prince de Moscou. En rendant divers services au khanat, il permet à son domaine d’être épargné par les raids des armées « tatares », tout en percevant un tribut des princes russes pour prix de ses médiations avec le khan. Celui-ci renforce encore le poids de son obligé en 1331, lorsqu’il autorise l’installation à Moscou du métropolite orthodoxe, qui avait déménagé de Kiev à Vladimir une trentaine d’années plus tôt. Au milieu des années 1360, le pouvoir moscovite se matérialise par la construction de la forteresse du Kremlin, une enceinte de pierres venant remplacer les rondins de bois qui entouraient jusqu’alors ce fortin. Au nord, après des décennies de guerre entre Novgorod et la Suède, un traité finit par être signé en 1323 : en plus de la Carélie orientale (située le long de la mer Blanche), les Russes récupèrent une partie de l’isthme de Carélie, ainsi que l’Ingrie voisine, entre le lac Ladoga et le golfe de Finlande.

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En sens inverse, la Galicie-Volhynie a disparu. Elle a été affaiblie par sa lutte contre les Mongols, que certains Ruthènes ont fuis en direction des Carpates, dans une région sous influence hongroise qui devient connue sous le nom de Ruthénie subcarpatique. Les Polonais et leurs alliés lituaniens ayant défait les hordes « tatares », la Galicie (ou « Ruthénie rouge ») passe au royaume de Pologne, avec Lvov (ou Lviv) comme chef-lieu et la Moldavie comme vassale ; elle connait un fort développement du catholicisme. Quant à la Volhynie, la Podolie et Kiev, elles échoient dans les années 1360 à la Lituanie qui, dans la première moitié du XIVe, a annexé ce qui constitue l’actuelle Biélorussie, dont la principauté de Polotsk. Au passage, celle-ci a apporté au grand-duché son emblème[4], ainsi que sa langue : le lituanien n’existant pas encore sous forme écrite, c’est le « vieux ruthène » ou « vieux biélorusse », mélange de slavon (variante de vieux slave) et de dialectes locaux, qui est utilisé. A la fin du XIVe, les Lituaniens païens se convertissent au catholicisme et s’unissent à la Pologne[5]. Au tout début du siècle suivant, l’armée de leur grand-duc Vytautas s’empare de Smolensk, puis atteint les rives de la mer Noire, près de l’actuelle Odessa, en prenant aux Tatars la région comprise entre le Dniepr à l’est et le Dniestr à l’ouest.

De son côté, le khanat mongol sombre dans l’anarchie après l’assassinat du khan Özbeg et la mort de son successeur (1359) : quatorze khans se succèdent en vingt ans. Les princes russes en profitent pour cesser de payer leur tribut et, en 1380, le grand-prince de Moscou et de Vladimir, Dimitri Donskoï, défait les armées du khanat à Koulikovo, sur les bords du Don, ce qui renforce d’autant le prestige de la Moscovie. La même année, les Génois s’emparent de toute la Crimée. Mais la Horde d’Or va renaître sous l’égide d’un membre éloigné de la famille des djötchides, Toqtamich. Ayant mis la main sur la Horde blanche en 1378, grâce au turco-mongol Tamerlan, il profite de la révolte des princes russes pour s’emparer du trône de Saraï et unifier les deux Hordes. Les princes russes ayant refusé de lui rendre hommage, à la suite d’une nouvelle victoire de Donskoï, il les oblige à lui verser tribut en pillant Souzdal, Vladimir et en incendiant Moscou en 1382. Il fait de même avec les Lituaniens et les Polonais. Devenu le maître de l’actuelle Ukraine, de la Russie et des steppes de la Sibérie occidentale, Toqtamich se croit alors assez puissant pour ne plus rendre de comptes à Tamerlan. Lorsque celui-ci incorpore l’Azerbaïdjan à son empire (1386), Toqtamich considère qu’il s’agit d’une violation de son domaine et envahit la Transoxiane sans préavis. Après avoir soulevé le Khârezm et les hordes du Mogholistan, il va mettre le siège devant Boukhara, à la tête d’une armée comprenant de nombreux contingents vassaux (Russes, Géorgiens, Bulgares). Tamerlan réagit, rejette les envahisseurs de l’autre côté du Syr-Daria et porte la guerre dans les territoires de la Horde Blanche. Après six mois de poursuite dans les steppes, l’armée timouride écrase la coalition de Toqtamich dans la région de Samarra. Tamerlan divise alors la Horde d’Or en trois khanats (Astrakhan, Kazan et Crimée) à la tête desquels il place trois princes gengiskhanides ennemis du vaincu. Mais celui-ci n’abandonne pas la partie : allié aux Mamelouks d’Égypte, il se débarrasse des trois khans nommés et se lance à l’assaut des territoires timourides. En 1395, Tamerlan mène donc une nouvelle expédition contre son ancien protégé qu’il vainc sur les bords du Terek, avant de ravager Riazan et de menacer Moscou. Finalement repoussées par les Russes, ses armées se livrent au pillage sur le chemin du retour, pillant les comptoirs génois et vénitiens de Crimée et de l’embouchure du Don et saccageant le Kouban et le Caucase. Le souverain déchu essaie bien de retrouver son trône, mais il est éliminé par un de ses généraux qui s’est retourné contre lui et a fondé la Horde Nogaï. C’est elle qui, ayant pris le contrôle de la Horde d’or (sans être de descendance gengiskhanide), incendie Nijni Novgorod et marche sur Moscou pour exiger que les princes russes versent à nouveau leur tribut, avant de se retirer contre de vagues promesses d’obédience[6].

[1] Les Mongols ne se retirent d’Europe centrale qu’en raison de la disparition de leur grand khan, Ogodeï.

[2] Ils sont accueillis par le roi Bela IV, qui les installe dans deux régions portant encore aujourd’hui les noms de “Grande Coumanie” et “Petite Coumanie”. L’assassinat de Köten Khan par les barons hongrois entraîne un ravage de la Hongrie par les Kiptchak qui se réfugient ensuite en Bulgarie, où ils participeront à la naissance des principautés de Valachie et Moldavie.

[3] La Horde d’or pour les Russes, la Horde kiptchak pour les Arabo-Persans.

[4] Le chevalier avec un glaive, la « Pahonia » (poursuite) en langue biélorusse.

[5] « L’union personnelle », instaurée en 1386, consacre l’alliance de deux États ayant le même souverain.

[6] Le grand-prince de Moscovie, Vladimir 1er, avait été élu sans l’accord des Mongols en 1389 et leur avait racheté Nijni-Novgorod et Souzdal.


De la déliquescence mongole à la suprématie moscovite

Ne s’étant pas remise de ses guerres intestines, la Horde d’or se scinde en plusieurs entités :  dès le premier tiers du XVème siècle apparaît, sur les cours moyens de l’Ob et de l’Irtych (Sibérie), le khanat de Sibir réputé pour ses exportations de fourrures dans toute l’Asie. En 1438 nait le khanat de Kazan, trois ans avant que le khanat de Crimée ne proclame sa souveraineté, au terme d’une guerre d’indépendance de vingt ans. En 1450, après le meurtre du khan de Kazan, un de ses fils s’enfuit en Russie et obtient un territoire dans la région de Riazan : le khanat de Qasim (ou de Kazimov) vassal de Moscou[1]. En 1465, nait un khanat kazakh (cf. Asie centrale)[2], suivi du khanat d’Astrakhan un an plus tard.

Cette situation va favoriser l’expansion de la Moscovie, alors suzeraine des principautés de Riazan, Rostov, Iaroslavl et Tver, mais qui n’a en revanche aucun pouvoir sur les républiques marchandes de Pskov (fondée en 1348) et de Novgorod au nord, ni sur le sud-ouest, sous domination des Polonais et des Lituaniens. Dès son accession au trône, le grand-prince de Moscou et de Vladimir, Ivan III, annexe les principautés les unes après les autres[3]. En 1478, il met fin à l’indépendance de Novgorod, alliée de la Lituanie, ouvrant ainsi son domaine jusqu’aux rivages de l’océan Arctique. Durant son règne, la superficie de la Moscovie est quadruplée. En revanche, il n’engage pas de confrontation avec les « Tatars » et s’allie même au khanat de Crimée, devenu vassal des sultans turcs en 1475 : ces derniers font de la mer Noire un « lac ottoman », en s’emparant aussi des comptoirs génois du Dniepr et de Crimée. Fort de sa puissance, Ivan III fait reconstruire le Kremlin (endommagé quelques années plus tôt par des incendies, puis un tremblement de terre) et déchire – sur les marches de la cathédrale de la Dormition édifiée par un architecte italien – le traité soumettant Moscou au pouvoir du grand khanat mongol. En 1492, il marque clairement sa frontière sur la Baltique avec l’Ordre livonien – issu des chevaliers Teutoniques restés catholiques – en faisant ériger la forteresse d’Ivangorod, sur la rive droite de la Narva, face à celle que les Danois avaient construite au XIIIe siècle sur la rive gauche.

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Le khan de la « Grande horde », qui a pris le relais de la Horde d’or, marche donc sur Moscou en 1480 mais, faute d’avoir reçu les renforts que devait lui envoyer le roi de Pologne, il rebrousse chemin. L’année suivante, il est tué par les Nogaï, alliés au khanat de Sibir. Le pouvoir de la « Grande horde » est également menacé par la puissance montante des descendants de Chayban qui, sous le nom d’Ouzbeks, s’emparent de la Transoxiane en 1500 (cf. Asie centrale). Réduite à Saraï et aux nomades de la steppe, l’ancienne Horde d’or disparait deux ans plus tard, après la destruction de sa capitale par le khan de Crimée. Ce qui restait de son domaine est repris par les Nogaï, mais pour peu de temps : vingt ans plus tard, ils sont repoussés vers l’ouest par les Kazakhs. Ayant franchi la Volga, la horde Nogaï jette alors son dévolu sur Astrakhan, qu’elle défend contre le khanat de Crimée. Celui-ci a par ailleurs changé sa position et s’est retourné contre la Moscovie, laquelle demeure aussi sous la menace des khans de Kazan qui ont rassemblé les populations turques et ougriennes de la moyenne Volga et des contreforts de l’Oural (Tchouvaches, Tatars, Bachkirs, Mordves, Oudmourtes, Maris).

Dans l’ancienne Galicie-Volhynie, la diffusion croissante du catholicisme engendre la révolte de serfs ruthènes[4] de rite orthodoxe : ainsi naissent les communautés de Cosaques Zaporogue, du nom de la boucle du Dniepr dans laquelle ils sont implantés[5], région que Toktamich avait cédée à la Lituanie en échange de son aide contre Tamerlan. Mais, depuis, les Lituaniens ont été affaiblis par les guerres qu’Ivan III a engagées contre eux : à la faveur de ses victoires, le grand-prince de Moscou a gagné des territoires situés sur le cours supérieur de l’Oka, mais aussi la reconnaissance de sa souveraineté sur la Russie, nom qui prend progressivement le relais de celui de Moscovie. De leur côté, les Ottomans accroissent leur mainmise sur les bords de la mer Noire : en 1526, une quarantaine d’années après avoir pris pied dans le sud de la Bessarabie (qu’ils ont rebaptisé Boudjak[6]), ils reprennent aux Polono-Lituaniens la région de l’actuelle Odessa (qu’ils rebaptisent Yedisan).

LES COSAQUES
Le nom de ces communautés provient d’un mot d’origine turco-mongole signifiant « libre », « sans attache » : on le retrouve ainsi dans l’appellation qu’ont prise les Kazakhs quand ils se sont séparés des Ouzbeks. Par extension, il désigne des nomades et des mercenaires, vendant leurs services aux plus offrants, mais se livrant aussi au pillage. Les premiers groupes cosaques, signalés dans la région de la Volga, sont d’ailleurs composés de Tatars, utilisés comme gardes-frontières dans la région de Riazan, au milieu du XVème. Progressivement, ils s’ouvrent à des populations slaves ou valaques, en rupture de ban avec la société : des criminels, mais aussi des esclaves en fuite et des paysans fuyant le servage, les impôts et les guerres. Des bandes de cavaliers cosaques se forment entre le Don et la Volga à partir de 1470 et dans le bassin du Dniepr vers 1490. Vivant dans des camps retranchés, les « sitch », ces communautés pratiquent la démocratie directe : elles élisent leurs chefs militaires, dont le plus important porte le titre d’hetman (ou ataman), lors d'assemblées générales appelées Rada. Plus ou moins tolérées, ces bandes armées sont utilisées comme supplétifs militaires : par les Polonais pour combattre les Tatars de Crimée et leurs parrains ottomans et par la Russie pour sécuriser ses frontières du Caucase (Cosaques du Kouban et du Terek) ou pour conquérir la Sibérie.

[1] Le khanat de Kazimov restera sous la suzeraineté de Moscou, jusqu’à son annexion pure en 1681.

[2] Dissidents de la confédération des Ouzbeks, les Kazakhs fondent un khanat nomade qui s’étend des steppes au nord de la mer d’Aral jusqu’à l’Irtych et à l’Altaï.

[3]Le dernier Etat à se rallier à la Moscovie est la république de Pskov, en 1510, sous le règne du fils d’Ivan III qui prend également Smolensk aux Lituaniens.

[4] Par convention, le terme « ruthène » désigne en Occident les populations russes d’Ukraine et de Biélorussie.

[5] Signifiant « au-delà des tourbillons », la Zaporoguie fait allusion aux rapides du Dniepr.

[6] « Coin » le plus occidental de la steppe pontique, situé entre le Prout et le Dniestr, la région est prise aux Tatars par la principauté de Valachie, à la fin de la décennie 1320. Elle est aujourd’hui partagée entre la Moldavie et l’Ukraine.


De l’apogée des Riourikides à l’avènement des Romanov

Marié à la nièce du dernier empereur byzantin, tué par les Ottomans lors de leur prise de Constantinople en 1453, Ivan III développe le concept de « troisième Rome » pour sa capitale. Il met également en place un pouvoir absolu et fortement centralisé dont témoigne, notamment, la publication en 1497 du Soudiebnik, le premier code de lois russe. Son œuvre et celle de son fils sont poursuivies par Ivan IV « le Terrible », couronné « tsar[1] de toutes les Russies » en 1547. Cinq ans plus tard, il s’empare du khanat de Kazan, puis de celui d’Astrakhan en 1556, s’assurant ainsi le contrôle de tout le bassin de la Volga. En 1570, il ordonne le sac de Novgorod où s’est constituée une élite libérale vécue comme une menace. Ivan « le Terrible » lance également son armée combattre les Circassiens du Kouban et les Nogaïs du nord de la Caspienne. Pour conquérir les steppes de l’est de l’Oural, peuplées de Tatars, de Bulgares et de tribus ougriennes, il s’appuie aussi sur des Cosaques : en 1582, un de leurs chefs – agissant pour le compte de la riche famille marchande des Stroganov[2] – s’empare de la capitale du khanat Sibir qui disparait quatre ans plus tard, sous les coups de l’armée tsariste cette fois.

Ajoutés à une famine, ces défaites provoquent l’éclatement des Nogaï, la grande horde restée sur la Volga livrant parfois bataille à la petite installée le long du Kouban. La plupart de leurs membres finissent par devenir sujets et supplétifs militaires du khanat de Crimée, du fait de l’arrivée dans la région de nouveaux clans mongols, de confession bouddhiste : membres de la confédération des Oirats (cf. Monde sino-mongol), ils ont choisi de la quitter à partir de 1616 et de s’installer en basse Volga ; sous le nom de Kalmouks[3], ils vont devenir de précieux auxiliaires des Russes, au cours des guerres qu’ils livrent aux « Tatars » de Crimée, dans la seconde moitié du XVIIème. En 1571, l’armée du khan ravage Moscou et réduit en esclavage une partie de sa population. Bien que sous tutelle ottomane, la Crimée est alors un Etat puissant de quelque 150 000 km², passant aussi bien des alliances avec le khanat de Sibir qu’avec les Cosaques Zaporogue et les Polonais.

En 1569, la Pologne a définitivement pris l’ascendant sur son « conjoint » lituanien, passé au second rang au sein de la République aristocratique des Deux Nations créée par l’union de Lublin. Par ricochet, la plus grande partie des possessions lituaniennes de Ruthénie méridionale (Volhynie, Podolie, région de Kiev) deviennent polonaises : c’est de cette époque que date la frontière séparant la Biélorussie (demeurée lituanienne) de l’Ukraine. Lituaniens et Polonais restent néanmoins unis, en particulier lors des guerres de Livonie[5] qui mettent aux prises les différentes puissances de la région, entre 1558 et 1583. Finalement défaits, les Russes doivent renoncer à tout accès au golfe de Finlande, en cédant aux Suédois l’Ingrie et la rive occidentale du lac Ladoga, le nord de la Livonie et le duché d’Estonie (au nord de l’Estonie actuelle) et en abandonnant aux Polono-Lituaniens leurs conquêtes de Livonie, ainsi que Polotsk.

La signature de ces traités de paix présente toutefois un avantage : elle permet aux Russes de dégager des forces pour conquérir d’autres territoires et pour construire des fortifications, défendues par des colons-soldats, aux marges de leur tsarat, sur la Volga, dans le nord du Caucase et dans l’actuelle région de Kharkov. Cette démarche va conforter le nom donné à cette dernière région : l’Ukraine (« marche frontalière », un terme apparu dès 1187 pour désigner les zones méridionales de l’État kiévien). A l’extrême-nord, la découverte (par un navigateur britannique) d’une voie ouvrant sur la mer Blanche, voisine de l’océan Arctique, se matérialise par la réalisation du port d’Arkhangelsk en 1584.
A la mort d’Ivan IV, le pouvoir échoit à son fils Fiodor. Le nouveau souverain étant faible d’esprit, le pouvoir réel est exercé par son beau-frère, Boris Godounov, qui consacre l’indépendance religieuse de son pays vis-à-vis de Constantinople (cf. Encadré sur la religion en Ukraine) et crée le patriarcat de Moscou, en 1589 : l’Église orthodoxe de Russie devient alors autocéphale[6].

En 1598, après les disparitions plus ou moins suspectes de Fiodor, puis de son frère Dimitri, Godounov se fait élire tsar. C’est la fin de la dynastie des Riourikides. Le pouvoir du nouvel empereur n’est pas consolidé pour autant : il doit faire face à l’hostilité des boyards, mais aussi au mécontentement social qu’engendrent de mauvaises récoltes et des épidémies. L’ennemi polonais met rapidement à profit cette agitation : il suscite l’apparition d’un faux Dimitri – en réalité un moine défroqué – qui rallie les Cosaques du Don, des boyards révoltés, des paysans fuyant le servage, ainsi que les éleveurs et nomades des steppes (Tchouvaches, Bachkirs, Mordves) supportant mal la domination impériale. Entré dans Moscou en 1605, l’usurpateur monte la même année sur le trône, à la mort de Godounov. Mais son règne est de courte durée, puisqu’il meurt l’année suivante, dépecé par la foule. 

S’ensuit une période de forte instabilité, connue comme le « Temps des troubles ». Victorieux d’une rébellion paysanne contre le servage, un général apparenté aux Riourikides se fait élire tsar, mais il est battu en 1610 par les Polonais. Ceux-ci s’emparent de Moscou et installent un autre de leurs candidats sur le trône, avec l’objectif de convertir la Russie au catholicisme, à l’image de ce qui s’est produit un peu plus tôt dans ses provinces ruthènes : en 1596, au synode de Brest[7], une partie du haut-clergé orthodoxe local a fait sécession et donné naissance à l’Église grecque-catholique ukrainienne, unie à Rome (cf. Ukraine). Il en va autrement à Moscou, où le patriarche s’oppose fermement à toute conversion : en 1612, les Russes réunissent leurs forces à Iaroslav et reprennent leur capitale.

L’année suivante, le Zemski Sobor (l’assemblée de la noblesse, de l’Eglise et des communes) choisit un nouveau tsar faisant consensus : Michel Romanov, fils du patriarche moscovite et descendant de la première épouse d’Ivan IV. Une nouvelle dynastie s’installe, dans un pays saigné par ses voisins : les Polonais ont profité de l’instabilité pour reprendre de nombreux territoires, tandis que les Suédois ont conquis la Carélie occidentale, au nord du lac Ladoga, et vassalisé Novgorod. En 1617, un traité permet au tsar de récupérer la ville ; il doit en revanche abandonner toute prétention sur la Livonie et l’Estonie et céder aux Suédois la Carélie occidentale, l’isthme de Carélie et l’Ingrie (qui était brièvement redevenue russe). Moscou obtient par ailleurs, du roi de Pologne, la nomination d’un métropolite orthodoxe à Kiev, aux côtés de l’Église uniate.

A cette concession près, les Polonais demeurent très impliqués dans les conflits régionaux : au début des années 1620 et 1630, ils disputent aux Ottomans le contrôle de la Moldavie et de la Galicie, par ailleurs en proie aux soulèvements réguliers des Cosaques Zaporogue contre l’emprise de la noblesse polonaise sur les terres et les tentatives de conversion forcée de l’Église catholique. En 1648, leur hetman bat les Polonais, avec l’aide des Tatars de Crimée et des Russes, et instaure un quasi-Etat – ou hetmanat – dans le bassin de Dniepr, au carrefour de la Russie, de la Crimée tatare et de la Pologne. Dans la seconde moitié du XVIIe, d’autres Cosaques – ceux des bassins moyen et inférieur du Don – soumettent une partie des steppes situées au nord de la mer d’Azov. Ils y fondent une première ville, Slaviansk, pour exploiter les mines locales de sel gemme. Kharkov est fondée vers 1655.

En 1654, une nouvelle guerre débute entre la Russie et la Pologne, par ailleurs affaiblie par une invasion suédoise. Elle se solde treize ans plus tard par un armistice qui voit les tsars récupérer les villes de Smolensk, de Tchernigov et de Kiev. Du fait de rivalités entre groupes cosaques, l’hetmanat s’est pour sa part scindé en deux parties : une pro-russe sur la rive gauche du Dniepr, l’autre pro-polonaise sur la rive droite. Une douzaine d’années plus tard, un conflit initial entre Cosaques et Tatars débouche sur une guerre polono-ottomane[8]. En 1680, la question cosaque est également au cœur des rivalités entre Russes et Turcs qui aboutissent au tracé de la frontière ottomane sur le Dniepr inférieur.

[1] Également porté par des grands khans mongols, le titre de « tsar » fait référence à celui de l’empereur byzantin ; il dérive du latin « césar » (au même titre que l’allemand « kaiser »).

[2] Les Stroganov vendent notamment fourrures et sel jusqu’à Moscou.

[3] Kalmouks : « ceux qui sont restés » (sur les bords de la Caspienne) par rapport à ceux qui retourneront sur leurs terres ancestrales de Chine, en 1771.

[4] Le khanat comprend non seulement la Crimée elle-même (à l’exception de la côte sud et des ports contrôlés par les Ottomans), mais aussi une vaste portion des « champs sauvages » (la steppe pontique) défendue par les Nogaï.

[5] La Livonie correspond au nord de la Lettonie et à l’Estonie actuelles.

[6] Depuis 1448, le métropolite de Moscou était déjà nommé sans l’aval de Constantinople.

[7] Située dans l’actuelle Biélorussie, la ville prend ensuite le nom de Brest-Litovsk (« en Lituanie ») pour redevenir Brest en 1939.

[8] La Pologne y perd la Podolie, qu’elle récupère à l’extrême-fin du XVIIème


De la Moscovie à l’Empire russe

Sans rompre avec le servage et l’autocratie instaurés par ses prédécesseurs, Pierre 1er le Grand[1], couronné en 1682, modernise le pays et l’ouvre sur l’Occident, quitte à sacrifier ceux qui – comme son fils Alexis – s’opposent à cette ouverture. Des experts étrangers sont accueillis au sein de l’administration russe, la Douma des boyards et le Zemski Sobor sont remplacés par un sénat censitaire. L’impôt se généralise au sein de la société, afin de financer le développement de l’industrie, en particulier la puissante métallurgie de l’Oural, mais aussi l’expansion territoriale.

Celle-ci s’amplifie en Sibérie, déjà largement colonisée sous Michel 1er : ayant atteint l’Ob et l’Irtych, les Cosaques avaient fondé les villes de Ienisseïsk, Krasnoïarsk et Iakoutsk sur la Lena. Dans la seconde moitié des années 1640, ils découvrent la côte septentrionale de l’île Sakhaline et atteignent le passage entre l’Asie et l’Amérique. En 1652, Irkoutsk voit le jour au sud-ouest du lac Baïkal, sur le territoire des Bouriates. Dans certains cas, les populations autochtones résistent : c’est le cas à partir de la fin de la décennie 1640, dans la région du fleuve Amour, où les révoltés bénéficient du soutien de la Chine mandchoue. En 1689, le tsar signe le traité de Nertchinsk qui fixe la frontière avec la Chine sur l’Amour ; les Chinois y perdent quelque 2,5 millions de km² sur le Pacifique, mais évitent que les Russes ne s’aventurent dans le nord de leur pays. A l’extrême fin du XVIIème, un autre cosaque parachève la conquête de l’est et atteint la péninsule du Kamtchatka. En 1711, des aventuriers revendiquent les îles Kouriles pour le compte de la Russie.

La situation reste en revanche très tendue aux abords de la Baltique. En 1700, Pierre s’engage dans une coûteuse « grande guerre du nord » avec le roi de Suède, Charles XII, lequel mène ses troupes jusqu’à la mer Noire, en soutien à la révolte de l’hetman zaporogue Mazepa contre la Russie. La défaite des Cosaques, en 1709, met fin à leurs rêves d’indépendance. Finalement victorieuse de la Suède, la Russie récupère un accès sur la Baltique : le traité de Nystad, signé en 1721, lui rétrocède l’isthme de Carélie, l’Ingrie, l’Estonie et la Livonie suédoise jusqu’à Riga. Une nouvelle guerre menée contre les Suédois, de 1741 à 1743, permet aux Russes de récupérer la majeure partie de la Carélie.

Entretemps, en 1721, la Moscovie a pris le nom d’Empire russe, le souverain abandonnant le titre de tsar pour celui d’empereur, jugé plus occidental. En 1712, Pierre le Grand a également fait construire une nouvelle capitale sur des marais situés en Istrie, au fond du golfe de Finlande : Saint Petersbourg, en hommage à saint Pierre. L’empereur supprime également le patriarcat de Moscou qui, depuis l’avènement des Romanov, co-dirigeait de fait le pays[2].

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Le nouvel État est encore loin d’être stabilisé et doit faire face à une succession de révoltes à la fin des années 1710 : Cosaques du Don et d’Ukraine, Bachkirs à l’est de Kazan… Il doit aussi composer avec la menace des Ottomans et de leurs alliés tatars qui, en 1711, écrasent les armées tsaristes sur le fleuve Prout et renforcent leur contrôle sur les Zaporogue. Pour obtenir le concours des Perses contre les Turcs, la Russie rend aux shahs, dans les années 1730, les territoires que Pierre le Grand avait conquis le long de la Caspienne, notamment Bakou et Derbent (cf. Caucase).

En Extrême-Orient, la conquête se poursuit entre 1732 et 1741 avec la découverte de l’Alaska et des îles Aléoutiennes, et les premières expéditions du russo-danois Vitus Béring en Amérique du Nord. La colonisation progresse également dans la steppe eurasienne, mais de façon plus progressive. Si l’armée tsariste et ses supplétifs cosaques subissent une déroute, en 1717, en essayant de mettre au pas les khanats ouzbeks, l’Empire russe impose en revanche son protectorat aux trois hordes kazakhes, dans les années 1730-1740 (cf. Asie centrale). Il renforce également ses positions dans leur steppe, en érigeant des villes (comme Omsk) et des lignes de fortifications sur l’Irtych, puis en faisant de même sur le cours moyen de l’Oural, à Orenbourg (1743). Nourri d’influences occidentales, Pierre le grand crée la première université russe, à Moscou, ainsi qu’une Académie des sciences.

En 1756, débute la guerre de Sept Ans qui met aux prises toutes les puissances européennes. La Russie y est alliée à l’Autriche et à la France contre la Prusse, qui bénéficie de son côté du soutien de la Grande-Bretagne, mais aussi des indiscrétions du prince héritier russe : d’origine allemande – sa mère, fille aînée de Pierre 1er, a épousé le duc de Holstein – il communique secrètement aux Prussiens les plans de guerre de l’armée tsariste. Ceci ne l’empêche pas d’accéder au trône, sous le nom de Pierre III, lorsque l’impératrice, sa tante Elisabeth, décède fin 1761. Les armées russes assiègent alors Berlin et la Prusse s’attend à être démembrée. Mais le nouveau tsar, fidèle admirateur du roi Frédéric II, se retire du conflit et rend à la Prusse tous les territoires conquis, sans la moindre compensation. Suprême humiliation pour l’armée russe : elle se voit dotée d’uniformes similaires à ceux de ses ennemis. Dans la foulée, Pierre III s’aliène l’Église, en confisquant certains de ses biens, en retirant les icônes des lieux de culte et en obligeant les popes à se couper la barbe et à s’habiller comme des pasteurs protestants. Seul l’oukase qui libère les nobles de leur obligation de servir l’État, sauf en temps de guerre, trouve quelque crédit parmi les élites dirigeantes. Mais Pierre III s’est fait trop d’ennemis, à commencer par sa propre épouse et cousine : elle aussi d’origine allemande, elle le renverse en juillet 1762, le fait assassiner et monte sur le trône sous le nom de Catherine II.

[1] Le souverain mesurait deux mètres.

[2] Le patriarcat de Moscou sera rétabli en 1918, à la chute des tsars, mais pourchassé par les bolcheviks.

Grande Catherine et grande puissance

Engagée dans une longue guerre avec les Ottomans, mais aussi dans une flamboyante politique culturelle inspirée des « philosophes des Lumières » européens, la « Grande Catherine » augmente les taxes et la conscription, dans des proportions telles que le mécontentement gronde dans la population. L’homme qui conteste la légitimité de l’impératrice et va fédérer les différentes oppositions est un Cosaque du Don nommé Pougatchev. A partir de 1773, les insurrections se multiplient dans les régions de la Volga et de l’Oural. Elles émanent de paysans évidemment, mais aussi de commerçants et d’artisans des villes, de mineurs et d’ouvriers, de cosaques du Iaïk (le nom donné au fleuve Oural jusqu’au XVIIIe), de Bachkirs de la région d’Oufa, de Kalmouks[1] et d’autres peuples nomades ou montagnards, de membres du bas clergé ou de dissidents de la foi orthodoxe (mouvement des Vieux Croyants[2]) … Se présentant comme le « protecteur du peuple », Pougatchev plaide en faveur de la suppression du servage et du travail forcé, au sein d’une démocratie de type cosaque. Mais son mouvement hétérogène ne résiste pas aux forces tsaristes qui le répriment dans le sang dès 1774.

Entretemps, l’Empire a commencé à participer, en compagnie de la Prusse et de l’Autriche, au dépeçage de l’éternelle rivale polonaise. En 1772, le premier partage du pays attribue à la Russie la région biélorusse de Polotsk et toutes les terres à l’est du Dniepr, ainsi que la rive droite de la Dvina occidentale, qui se jette dans le golfe de Riga ; l’Autriche-Hongrie récupère la Galicie, avec sa capitale Lwow (Lviv en ukrainien) qui prend le nom de Lemberg. Au passage, Catherine II supprime l’hetmanat cosaque, dont le pendant polonais avait été dissous près d’un siècle plus tôt. En 1793, à l’occasion d’un deuxième partage de la Pologne, la Russie récupère Minsk, ainsi que la Podolie et la Volhynie : après une longue domination polono-lituanienne (au nord) et tatare (au sud), les trois-quarts de l’Ukraine deviennent russes. Dans cette « Malarossia » (Petite Russie)[3], l’Empire tsariste est voisin des Autrichiens – qui ont récupéré la Bucovine[4] – et des Ottomans qui sont suzerains du Boudjak, le littoral moldave de la mer Noire (cf. Balkans). Deux ans plus tard, un troisième partage met fin à l’existence de la Pologne : en acquérant ce qui restait de la Biélorussie et de la Lituanie, ainsi que la Courlande (au nord de la Lituanie, dans l’ancien domaine des chevaliers Porte-Glaive), la Russie se retrouve frontalière de l’Autriche et de la Prusse.

L’expansion territoriale s’exerce aussi au détriment de l’Empire ottoman. En 1774, ce dernier doit reconnaître la souveraineté russe sur une large partie du nord-Caucase, jusqu’alors aux mains de princes Kabardes, obligés de Constantinople. Quant au khanat de Crimée, il devient vassal de Saint-Pétersbourg, avant d’être purement et simplement annexé neuf ans plus tard ; son administration est confiée au prince Potemkine, favori de l’impératrice. L’annexion est confirmée en 1792, en même temps que l’accès au littoral compris entre le Dniestr et le Boug plus à l’est ; elle est suivie de l’édification de la ville d’Odessa sur l’emplacement d’une forteresse turque. La Russie domine désormais une portion d’autant plus large de la mer Noire qu’elle place aussi sous sa tutelle le royaume géorgien de Karthlie-Kakhétie, soucieux de se protéger des appétits ottomans (cf. Caucase).

À la fin du XVIIIe siècle, l’Empire met en culture les riches terres en humus (tchernoziom) de la steppe pontique, qui devient le « grenier à blé » des tsars. Le nom de Novorossiya (Nouvelle Russie) est donné à toute la région couvrant le Yedisan (Odessa et l’actuelle Transnistrie), la Tauride (la Crimée et ses abords) et la Méotide. De nouvelles villes sont fondées, comme Odessa et Sébastopol, et se peuplent de paysans ukrainiens et russes victimes de l’exode rural, ainsi que d’Allemands et de Hollandais, attirés par l’octroi de privilèges fiscaux. Le régime tsariste installe aussi des Grecs, chassés du Pont par les Ottomans, qui fondent la ville de Marioupol. Au début du XIXe, l’expansion russe se poursuit au nord du Daguestan, en Géorgie et dans une grande partie de la Ciscaucasie. La Russie y repousse sa frontière au sud du moyen Terek, où est bâtie la forteresse de Grozny, quelques années après la construction de la ville de Vladikavkaz (« maître du Caucase »), en territoire ossète (cf. Caucase).

La fin des persécutions religieuses, décrétée par Catherine II, se traduit par une renaissance culturelle des anciens khanats turco-mongols. Les plus avancés sont les Tatars, dont les commerçants essaiment entre Russie et Asie centrale et dont le niveau d’éducation devient le plus développé de toutes les régions turcophones. Bien qu’imprégnées de culture russe, leurs élites ne renoncent pas pour autant à leurs racines : en témoigne la naissance d’une doctrine musulmane, le jadidisme, qui se propagera un temps au Turkestan (cf. Asie centrale).

Devenue une puissance de plus de trente-cinq millions d’habitants, la Russie est d’abord alliée aux autres grands pays européens contre la France napoléonienne, avant de signer une paix séparée en 1807. Ceci lui permet de s’engager sur d’autres fronts : en 1808-1809, elle bat la Suède et s’empare de toute la Finlande, dont elle fait un grand-duché autonome au sein de l’Empire ; elle s’attaque également aux Perses, auxquels elle prend le Daguestan, le Chirvan et Bakou (cf. Caucase). En 1812, après six ans de guerre contre les Ottomans, elle leur prend le Boudjak et annexe la moitié orientale de la principauté de Moldavie, vassale des Turcs, entre le Dniestr et le Prut. Les tsars entreprennent la russification rapide de cette nouveau « gouvernement » auquel ils donnent le nom générique de Bessarabie[5]. Cette évolution territoriale s’accompagne d’un échange de population, de part et d’autre des bouches du Danube : des orthodoxes, Bulgares et Gagaouzes, quittent la Bulgarie (qui est restée ottomane) pour aller cultiver les terres du Boudjak ; en sens inverse, des musulmans qui y vivaient partent s’installer en Dobroudja roumano-bulgare.

C’est également en 1812 que les hostilités avec la France reprennent et que l’armée de Napoléon 1er franchit la Bérézina. Victorieux à Borodino, les Français ne peuvent en revanche prendre Moscou, incendiée, et doivent effectuer une terrible retraite, poursuivis par les forces tsaristes qui entreront dans Paris en 1814. L’année suivante, au Congrès de Vienne, la Russie récupère la tutelle des territoires polonais conquis par l’empereur français : l’ancien duché de Varsovie napoléonien devient un royaume de Pologne (ou royaume du Congrès) lié aux tsars par une union personnelle. Consolidés par la formation de la Sainte Alliance, que la Russie forme avec la Prusse et l’Autriche, les succès d’Alexandre 1er s’accompagnent d’une intense militarisation du régime : des villages entiers sont transformés en colonies de soldats, avec obligation pour les adultes comme pour les enfants d’y porter des armes ou de suivre une formation.

[1] Venus de Mongolie occidentale, les Kalmouks (Oirats) se sont installés dans les années 1630 en basse Volga, où ils ont fait allégeance aux tsars.

[2] Les Vieux Croyants se séparent de l’Eglise orthodoxe en 1666, quand le patriarche de Moscou veut réaligner le rituel russe sur la liturgie byzantine.

[3] « Petite Russie » prend alors une connotation péjorative, alors que la dénomination était jusque là géographique (par comparaison avec la « Grande Russie », plus loin de Constantinople)

[4] Partie nord de la Moldavie historique, la Bucovine est aujourd’hui divisée : sa portion orientale est en Ukraine et sa partie occidentale en Roumanie.

[5] La Bessarabie ne désignait jusqu’alors que les rivages du Danube et de la mer Noire (le Boudjak), après avoir d’abord qualifié la Valachie médiévale.


La guerre de Crimée, première révélatrice des fragilités impériales

A la mort du tsar, en 1826, le pouvoir échoit à son plus jeune fils, Nicolas, qui doit d’emblée réprimer une tentative de coup d’Etat menée par les « Décembristes », de jeunes officiers réformateurs partisans de son frère Constantin. Débarrassé de son opposition interne, le régime peut également réprimer les soulèvements extérieurs, tel celui qui survient en 1831 dans la région de Varsovie[1]. Sans renoncer à l’autoritarisme de ses prédécesseurs, Nicolas tient néanmoins compte de la multiplication des révoltes paysannes et réduit le champ du servage, en accordant des titres de propriété aux « paysans d’Etat », même si la moitié des paysans continuent à dépendre de propriétaires individuels. Au milieu du XIXème, la Russie compte plus de soixante-dix millions d’habitants, marché qui favorise le développement des activités industrielles, notamment textiles, commerciales et intellectuelles : le règne de Nicolas est marqué par le développement de l’instruction publique, la codification des lois et une effervescence littéraire qu’incarnent les Pouchkine, Lermontov, Gogol et autre Tourgueniev. Le pays poursuit par ailleurs son expansion territoriale dans le Caucase : à l’issue de deux guerres menées contre la Perse, puis contre les Ottomans, dans la seconde partie des années 1820, elle récupère les territoires arméniens et azerbaïdjanais détenus par les shahs, ainsi que le littoral nord-est de la mer Noire et le contrôle de la Circassie, région au sud du Kouban qui était jusqu’alors aux mains des Tcherkesses (ou Circassiens), vassaux théoriques des Turcs (cf. Caucase).

Cet expansionnisme (le territoire russe dépassant alors les 12 millions de km²) va provoquer une guerre internationale, à la fin du règne de Nicolas, sur fonds de rivalités politiques et religieuses. Mettant à profit l’affaiblissement de l’Empire ottoman, les orthodoxes russes réclament la primauté d’accès aux Lieux saints chrétiens de Jérusalem et le tsar entend conquérir les principautés roumaines de Moldavie et de Valachie, placées sous la suzeraineté théorique de Constantinople. L’armée ottomane ayant été écrasée par son homologue tsariste dans le Caucase, à l’automne 1853, la France – dirigée par un neveu de Napoléon 1er – et le Royaume-Uni déclarent la guerre à la Russie au printemps suivant. Concentré sur la péninsule de Crimée, et en particulier à Sébastopol, base de la marine russe, le conflit s’achève en 1856 par la victoire des alliés occidentaux.

A l’initiative de la France, qui ne souhaite pas s’en faire un ennemi irréductible, la Russie parvient à limiter les dégâts : elle ne perd que le sud de la Bessarabie au profit de la Moldavie occidentale, érigée en principauté « tampon » entre les Russes et les Ottomans[2]. La fin du conflit s’accompagne du déplacement, vers la Dobroudja ottomane (cf. Balkans), de dizaines de milliers de Tatars de Crimée qui avaient pris parti pour les Anglo-Français. Des centaines de milliers de Tcherkesses, d’Abkhazes et de Tchétchènes gagnent aussi l’Empire ottoman, après que la Russie a fini par vaincre l’insurrection des populations musulmanes du Caucase, abandonnées par Constantinople. Ils y sont remplacés par des colons russes et ukrainiens.

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Limitée dans ses conséquences territoriales, la défaite de 1856 a en revanche des implications sociales majeures. Considérée comme le premier conflit « moderne » de l’histoire (du fait de l’utilisation de nouvelles technologies comme les bateaux à vapeur, le chemin de fer, les fusils à canon rayé, le télégraphe et la photographie), la guerre de Crimée a révélé l’arriération militaire et industrielle de la Russie. Elle tient bien-sûr à l’incompétence et à la corruption régnant au sein du commandement, mais aussi à des causes structurelles : le pays est riche en ressources de toutes sortes, mais elles sont disséminées sur un territoire immense, aux conditions météorologiques parfois difficiles et aux moyens de communication faméliques. Le servage est également considéré comme une des causes majeures de cette arriération, dans la mesure où il freine la productivité agricole et où il empêche l’industrie de trouver la main d’œuvre dont elle a besoin. Il est donc aboli en 1861 par le nouveau tsar Alexandre II : des millions de serfs sont émancipés, au sein de communautés paysannes (les mir) dans lesquelles ils reçoivent des lopins de terre, souvent plus petits que ceux qu’ils cultivaient auparavant. De ce fait, nombre d’entre eux continuent de travailler comme fermiers pour les grands-propriétaires terriens, quand ils ne vont pas grossir le contingent des ouvriers de l’industrie. Des réformes sont également entreprises dans les domaines judiciaire, administratif et militaire, avec l’instauration de la conscription pour tous, au service de l’impérialisme russe.

Les conquêtes ont en effet repris en Asie centrale, région qui aiguise aussi les appétits de l’Empire britannique. Régulièrement révoltés contre le protectorat russe, les territoires kazakhs sont purement et simplement annexés entre 1822 et 1848. Saint-Pétersbourg obtient également de la Chine qu’elle lui cède les zones dans lesquelles se sont établis les Kirghizes, au sud et à l’est du lac Balkhach. En 1860, les Russes réalisent une nouvelle opération au détriment de la Chine : ils annexent la région de l’Amour et y fondent le port de Vladivostok (« le dominateur de l’Orient »). En revanche, ils mettent fin à leur colonisation du littoral nord-américain et vendent aux Etats-Unis, en 1867, les implantations portuaires qu’ils avaient constituées entre l’Alaska et la région actuelle de San Francisco.

La Russie reprend également sa marche en avant en Asie centrale, en mettant au pas les Etats ouzbeks qui lui avaient résisté au siècle précédent : entre 1865 et 1873, Boukhara, Kokand et Khiva sont placés sous protectorat et le second est même annexé en 1876, à la suite d’une révolte antirusse. Les nomades turkmènes sont également soumis la décennie suivante, de même que sont arrêtées les frontières entre l’Empire russe et l’Afghanistan (cf. Asie centrale). Des colons russes et ukrainiens prennent la place des populations soumises ou en fuite, notamment pour développer la culture du coton. La même chose se produit dans le Caucase et ailleurs dans l’Empire. Dans les années 1870 commence l’exploitation des vastes ressources en houille de la Méotide, découvertes dès le siècle précédent. Désormais connu sous le nom de Donbass[3], le bassin houiller va s’imposer comme un des bastions de l’industrie lourde sur le site de la vieille ville zaporogue d’Olexandrivka. L’expansion de l’Empire tsariste s’achève par l’annexion complète de la Géorgie, de l’Abkhazie et des dernières possessions arméniennes de l’Empire ottoman, à l’issue de la guerre qu’il a déclarée aux Turcs en 1877-1878, en soutien aux révoltes indépendantistes des peuples balkaniques (cf. Balkans). La Russie récupère par la même occasion le sud de la Bessarabie.

[1] En 1863, une seconde insurrection mettra fin à l’autonomie du royaume de Pologne.

[2] Cette Moldavie occidentale fusionnera avec la Valachie pour former la Roumanie (cf. Balkans).

[3] Littéralement bassin houiller du Donets (affluent du Don).


Les réformes emportées par la révolution de 1905

Cette stratégie d’expansion s’appuie sur une ambitieuse politique industrielle et sur le développement des moyens de communication. Des canaux sont creusés et des milliers de kilomètres de lignes ferroviaires construits au départ de Moscou, pour relier aussi bien Kiev que Varsovie, Königsberg sur la Baltique, Rostov-sur-le Don, Nijni-Novgorod… A l’est, la construction du Transsibérien s’achève en 1902, après une dizaine d’années de travaux. Le financement de ces infrastructures est assuré par une fiscalité alourdie, des mesures protectionnistes contre les importations et le lancement d’emprunts dans les pays étrangers, à commencer par la France, devenue partenaire privilégié du régime et des milieux d’affaires russes. L’industrie s’est à ce point développée que la Russie reconstruit en quelques années sa flotte militaire, anéantie durant la guerre de Crimée. A la fin du XIXème, le pays compte près de cent vingt-cinq millions d’habitants, à 45 % Russes[1]  et encore très majoritairement ruraux. Mais, du fait de l’industrialisation, la population des villes augmente : Saint-Pétersbourg et Moscou comptent déjà plus d’un million d’habitants. Les investissements étrangers favorisent l’essor de nouvelles régions, telles que l’Ukraine dont les ressources en charbon et en fer sont mises en valeur, au même titre que son potentiel agroalimentaire. En revanche, tout mouvement nationaliste est proscrit. L’usage de la langue ukrainienne est restreint, voire interdit : elle est en effet considérée comme une simple variante du russe alors que, comme lui et comme le biélorusse, elle est issue d’un mélange de slavon et de dialectes locaux. Dans le même temps, les premières grèves et mouvements ouvriers apparaissent à la fin de la décennie 1880, tandis qu’une partie de la population juge insuffisantes les réformes du tsar.

C’est dans ce contexte de profonde mutation économique que des mouvements d’essence révolutionnaire ou socialiste apparaissent, essentiellement dans l’intelligentsia : le nihilisme de Netchaïev, qui prône la destruction de l’Etat par tous les moyens et le populisme de Bakounine qui considère que seul le peuple paysan peut mener à bien une révolution contre l’absolutisme des Romanov. Convaincues que quelques actions bien ciblées peuvent provoquer la chute du régime, ces factions radicales vont multiplier les tentatives d’assassinat contre Alexandre II, jusqu’à celle qui provoque sa mort en 1882. Le meurtre ayant été attribué à des Juifs, des violences vont s’exercer en toute impunité contre la communauté juive jusqu’en 1884, puis dans les décennies suivantes[2]. Une douzaine d’années plus tard, après une terrible famine en 1891, les marxistes apparaissent sur la scène russe : mettant en avant le rôle révolutionnaire des classes ouvrières, à rebours des populistes, ils fondent un Parti ouvrier social-démocrate qui, dès son deuxième Congrès en 1903, se divise sur la stratégie à suivre. D’un côté, les « majoritaires » (bolcheviks) qui défendent, autour de Vladimir Ilitch Oulianov (dit Lénine), l’idée d’un parti très secret de professionnels de la révolution, de l’autre les mencheviks (« minoritaires ») qui plaident en faveur d’un parti de masse.  L’année précédente est née une autre formation, plus radicale, le Parti socialiste révolutionnaire (SR) qui se pose en héritier des populistes. Mais toutes ces tendances, qui opèrent en partie depuis l’étranger, restent marginales : l’essentiel de l’opposition, plus modérée, émane des nouvelles classes moyennes qui demandent avant tout des réformes sociales et une représentation politique plus juste.

Comme après la guerre de Crimée, une nouvelle défaite militaire va précipiter les choses. Elle a pour origine le contrôle de la Mandchourie chinoise, que la Russie dispute au Japon depuis l’extrême-fin du XIXème. Leur rivalité atteint un tel niveau que, en 1904, les Nippons attaquent la base russe de Port-Arthur et contraignent les navires qui y sont présents à se rendre. Appelée en renfort, la flotte de la Baltique est à son tour vaincue en mai 1905. En septembre suivant, le traité de Portsmouth consacre la victoire du Japon qui récupère le sud de l’île de Sakhaline, Port-Arthur et le chemin de fer trans-mandchourien (cf. Monde sino-mongol). La défaite de l’armée tsariste intervient dans un contexte intérieur de plus en plus troublé : confrontés à une crise économique et à des famines récurrentes, dues à une agriculture de subsistance dépourvue de moyens modernes, les ouvriers et les paysans multiplient les mouvements de grève et de révolte. De leur côté, les socialistes révolutionnaires commettent plusieurs attentats contre les ministres et les cadres d’un régime redevenu très autoritaire : échaudé par l’assassinat de son père, Alexandre III a abandonné toute velléité de réforme. En janvier 1905, une manifestation populaire dirigée par un pope et porteuse d’une pétition au tsar est mitraillée par la troupe. Ajoutés aux défaites de Mandchourie, ces troubles contraignent le régime à doter le pays d’une assemblée législative élue, la Douma, accédant ainsi aux demandes du Parti constitutionnel-démocrate, issu de la bourgeoisie libérale. Cette concession ne met pas fin pour autant à l’agitation : les jacqueries paysannes se poursuivent, tandis que des militaires se mutinent (tel l’équipage du cuirassé Potemkine sur la mer Noire) et que les marxistes montent des soviets (comités) parmi les cheminots, les marins, les ouvriers, à Moscou comme à Saint-Pétersbourg (autour de Léon Trotski).

Mais tous ces mouvements sont trop disparates pour menacer un régime qui reprend progressivement la main. D’excellentes récoltes à la fin de la décennie, une relance de l’industrie et l’intensification de l’éducation primaire achèvent de rallier la majorité de la population au pouvoir. Celui-ci en profite pour réduire quasiment à néant la place de l’opposition au sein de la Douma et pour restreindre les diverses libertés d’opinion qui avaient été concédées en 1905. De leur côté, les propriétaires n’appliquent pas les avantages sociaux accordés aux paysans et aux ouvriers. Cette situation favorise la renaissance de l’agitation dans les usines, agitation d’autant plus vive que le régime continue à réprimer sévèrement les grèves. Ce combat est mené, sous des formes différentes, par les différents partis révolutionnaires : les SR revendiquent en priorité une réforme agraire, sans renoncer au terrorisme pour y parvenir ; plus modérés, les mencheviks réclament davantage de libertés et l’instauration du suffrage universel ; les plus radicaux sont les bolcheviks qui, se définissant comme l’avant-garde du prolétariat, sont prêts à s’emparer du pouvoir par la violence. C’est à l’occasion de la campagne électorale que parait pour la première fois leur organe de propagande, la Pravda (vérité).

Au sommet de son art[3], l’Empire est en revanche très affaibli sur le plan diplomatique, vis-à-vis de l’Autriche en Europe centrale ou de l’Allemagne et de l’Angleterre au grand Moyen-Orient. Lorsque l’archiduc d’Autriche est assassiné par un nationaliste serbe, en juin 1914 à Sarajevo, la Russie joue la carte du panslavisme et défend la Serbie contre les puissances germaniques. Ainsi débute la première Guerre mondiale, dans laquelle le tsar est allié aux Français et aux Britanniques. Elle débute par des succès sur les Allemands, les Autrichiens et leurs alliés turcs mais, durant l’hiver 1914-1915, l’armée russe est contrainte de reculer et d’abandonner la Lituanie, la Pologne, la Galicie, après avoir laissé plus de quatre millions d’hommes sur les champs de bataille… Malgré tout le front se stabilise, ce qui n’est pas le cas de la situation à l’arrière. Le pays s’avère en effet incapable de faire face à un conflit qui menace de durer : concentrées sur l’effort de guerre, l’industrie et les grandes infrastructures ne peuvent plus répondre aux besoins de la population, pas plus que l’agriculture, les villes étant coupées des campagnes. Les grèves et les révoltes se multiplient, y compris chez les Kazakhs et les Kirghiz (cf. Asie centrale). Fait aggravant : l’impératrice, influencée par un pèlerin mystique, Raspoutine, est suspectée de vouloir négocier une paix séparée avec l’Allemagne, son pays d’origine.

[1] Le reste de la population est composé de 18 % d’Ukrainiens, 11 % de turcophones, 7 % de Polonais, 4 % de Juifs, 3 % de peuples du Caucase, mais aussi de Finnois, Baltes, Allemands, Iraniens, Mongols…

[2] Dans les années 1890, puis en 1903-1907. Elles feront des dizaines de milliers de morts et entraîneront l’exil de deux millions de Juifs (aux trois quart en Amérique du Nord).

[3] La Russie brille sur les plans littéraire (Gorki), musical (Borodine, Moussorgski, Rimski-Korsakov), scientifique (Mendeleïev)…


De la chute des Romanov à l’arrivée des bolchéviks

En février 1917, des incidents éclatent à Petrograd, le nouveau nom donné à la capitale russe[1] : après l’instauration d’un rationnement et le licenciement de milliers d’ouvriers, la colère s’empare de la foule qui appelle au retrait du tsar et à la fin de la guerre. Plus de cent-cinquante manifestants sont tués par les forces tsaristes, évènement qui pousse deux régiments à rejoindre les rangs des insurgés. En l’absence de tous leurs leaders – la plupart sont à l’étranger – les responsables révolutionnaires locaux se saisissent du mouvement et instaurent un soviet des ouvriers et soldats. De leur côté, des députés libéraux de la Douma forment un Comité destiné à rétablir l’ordre et à négocier avec les institutions. L’état-major de l’armée ayant poussé Nicolas II à abdiquer dès les premiers jours de mars, un gouvernement provisoire se met en place, avec l’aval du soviet local. Dominé par les constitutionnels démocrates, il est toutefois ouvert aux révolutionnaires tels que Kerenski, nommé à la Justice. En quelques semaines, la nouvelle équipe rétablit les libertés fondamentales, instaure le suffrage universel, décrète une amnistie générale, supprime toutes les discriminations et reconnait le droit à l’autodétermination de la Finlande et de la Pologne. Malgré leur caractère spectaculaire, ces mesures ne suffisent pas à répondre aux aspirations plus terre à terre des ouvriers, des soldats ou des paysans qui créent des comités, qui pour s’approprier son outil de travail, qui pour contester la hiérarchie en place, qui pour effectuer enfin un véritable partage des terres.

Jusqu’alors alliés de circonstance, les libéraux et certains révolutionnaires s’opposent en revanche sur la suite à donner à la guerre en cours. Quand les premiers sont partisans de la poursuivre aux côtés des Alliés, une partie des bolcheviks se prononce en revanche pour un arrêt immédiat des combats et pour le transfert de « tout le pouvoir aux soviets » : c’est le cas de Lénine qui quitte son exil suisse pour rejoindre son pays, aidé par l’Allemagne qui a tout à gagner de cette perspective de paix. Dès lors, la rupture est consommée entre les radicaux et les libéraux, qui forment un nouveau gouvernement avec les socialistes plus modérés (SR et mencheviks). En juin 1917, l’armée russe fait donc son retour sur le champ de bataille, mais son offensive est repoussée de plus de cent kilomètres dès le mois suivant. A l’arrière, les actes de désobéissance sont de plus en plus nombreux dans les usines et les campagnes, de sorte que le gouvernement doit parfois y faire intervenir la troupe. Cette effervescence gagne aussi les non russes : un congrès pan musulman se tient à Kazan et aboutit à la proclamation de l’Assemblée constituante d’un Etat tatar qui, en incluant les Bachkirs, les Tchouvaches et les Finno-ougriens avoisinants, correspond peu ou prou aux limites de l’ancien khanat. De leur côté, les Ukrainiens s’organisent pour accéder à l’indépendance : une Rada, largement progressiste, se réunit en mars 1917 à Kiev.

En juillet 1917, des manifestants civils et militaires de Petrograd demandent au soviet de prendre le pouvoir. Cette fois les dirigeants bolcheviks sont présents, mais ils sont partagés : Lénine hésite, Kamenev et Zinoviev prônent la modération, Staline le passage en force. Le gouvernement provisoire en profite pour reprendre la situation en main : le parti bolchevik est dissous et Lénine contraint à la fuite. Mais les radicaux renaissent dès le mois suivant, en jouant un rôle majeur dans l’échec du coup de force tenté par le général Kornilov, chef d’Etat-major de l’armée soutenu par les classes dirigeantes. Doté d’une direction affaiblie, gouverné par une multitude de comités et de soviets, l’Empire est plus déchiré que jamais : les mutineries et les désertions se multiplient et le retour des déserteurs dans les campagnes accentue la violence des jacqueries, dirigées aussi bien contre les grands propriétaires que contre les koulaks, un terme péjoratif désignant les paysans aisés sortis des communautés agraires.

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Toujours minoritaires dans l’opposition, mais renforcés par le rôle déterminant qu’ils ont joué contre les putschistes d’août, les bolcheviks vont tirer profit de cette situation insurrectionnelle. Revenu d’exil, Lénine organise la prise de pouvoir : elle est mise en œuvre par Trotski, dont le Comité militaire révolutionnaire rallie la garnison de Petrograd et les marins de Cronstadt. Dépourvu de forces solides, le gouvernement est déposé le 25 octobre. Lénine fait aussitôt valider le changement de situation par le deuxième congrès panrusse des soviets, en l’absence des mencheviks et de leurs alliés socialistes-révolutionnaires qui, après avoir plaidé en faveur d’un gouvernement de gauche, ont quitté la salle pour dénoncer le coup de force. En revanche, l’aile gauche des SR rallie les bolcheviks. Des élections constituantes sont organisées en novembre, mais elles n’accordent que 24 % des voix aux bolcheviks, loin derrière leurs rivaux sociaux-démocrates. Devenu chef du Conseil des commissaires peuples – le nouvel exécutif russe – Lénine fait encercler l’Assemblée constituante par ses gardes. Elle ne tiendra plus jamais d’autre réunion. Quant à la capitale, elle est rétablie à Moscou en janvier 1918, les bolcheviks craignant une révolte des quartiers ouvriers de Petrograd.

Deux mois plus tard, ils décident de mettre fin à la guerre pour consolider leur révolution. Les conditions fixées par le traité de Brest-Litovsk sont sévères pour la Russie qui doit abandonner l’Ukraine, les pays baltes et la Finlande, devenue indépendante après quatre mois de guerre civile entre conservateurs « blancs » et pro-communistes « rouges » ayant fait plus de 36 000 morts ; l’indépendance finlandaise est proclamée dans les limites de l’ancien Grand-duché, les Russes ayant refusé que ses territoires peuplés de Caréliens soient adjoints au nouvel Etat. Aux termes du traité, la Russie a perdu un tiers de sa population et de ses terres arables, la quasi-totalité de ses mines et la moitié de son industrie. Jugeant que les termes de la paix sont exorbitants, les SR de gauche lancent une insurrection en juillet à Moscou, mais ils sont vaincus et éliminés. Le même mois, le tsar et sa famille sont exécutés.

Mais le pays n’est pas sorti d’affaire pour autant : plusieurs chefs tsaristes refusent en effet de se soumettre, tels que Kornilov et Denikine dans le sud, l’amiral Koltchak à Omsk en Sibérie ou encore l’hetman des Cosaques du Don. En parallèle, l’effervescence révolutionnaire gagne toutes les périphéries de l’ex-Empire. Au Tatarstan, les bolcheviks favorisent dès 1918 la formation d’une Armée rouge musulmane et d’un « Parti russe des communistes musulmans ». Entre 1918 et 1921, des républiques bolchéviques apparaissent au nord du Caucase et sur les décombres des anciens khanats du Turkestan (cf. Asie centrale et Caucase), ainsi qu’en Extrême-Orient :  la République d’Extrême-Orient (ou de Tchita) est fondée en 1920 en Sibérie orientale, et celle de Touva l’année suivante, aux marges de la Mongolie (cf. Monde sino-mongol).

[1] Le nom de Saint-Pétersbourg étant jugé trop germanique et pas assez slave.


Les bolcheviks seuls maîtres à bord

C’est pour échapper aux convoitises d’une des nouvelles républiques soviétiques, en l’occurrence celle d’Odessa, que la Moldavie orientale – qui s’est émancipée de la Russie fin 1917, sous le nom de République démocratique moldavedécide de rejoindre le royaume « frère » de Roumanie. De leur côté, les nationalistes biélorusses ont proclamé une République populaire de Biélorussie en mars 1918, quelques mois après la proclamation d’une République démocratique d’Ukraine par leurs homologues ukrainiens en novembre 1917. En réaction, les bolcheviks ont instauré une République socialiste d’Ukraine qui, depuis sa base de Kharkov, a absorbé celle proclamée par les soviets de Donetsk ; en revanche, elle a dû renoncer à attaquer sa voisine occidentale, l’indépendance de l’Ukraine ayant été reconnue au traité de Brest-Litovsk. En réalité, le pouvoir à Kiev est exercé par un hetman représentant les intérêts de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. A la défaite de ces dernières, deux nouvelles entités ukrainiennes voient le jour en 1919 : la république houtsoule[2] en Ruthénie subcarpathique, autour d’Oujgorod, et la république populaire d’Ukraine occidentale, en Galicie, qui s’associe à la république démocratique de Kiev.

Ces indépendances multiples suscitent l’inquiétude des pays voisins qui redoutent que la fragilité de ces nouveaux Etats ne soit mise à profit par les bolcheviks pour gagner du terrain et opérer une jonction avec l’insurrection déclenchée par Bela Kun en Hongrie. Lorsque les communistes hongrois envahissent la république houtsoule, les Tchécoslovaques interviennent et l’annexent, avec le soutien des Roumains et des Polonais, redevenus indépendants. La Pologne annexe également la République nationale ruthène du peuple lemko qui s’était brièvement formée, fin 1918, dans les Carpates de Galicie.

La majeure partie restante de l’Ukraine est quant-à-elle devenue le terrain d’affrontement de plusieurs camps, parfois alliés, souvent opposés : les Polonais (qui ont chassé les communistes de Lviv et de la Galicie), les nationalistes ukrainiens, les bolcheviks (qui prennent Kiev et proclament une république soviétique d’Ukraine en mars 1919), leurs ennemis « russes blancs » du général Denikine appuyés par les Cosaques du Kouban, les Cosaques de Gregoriev qui revendiquent l’héritage des Zaporogues dans la boucle du Dniepr et l’Union des paysans de l’anarchiste Makhno aux abords de la mer d’Azov. Pour ajouter à la confusion, les armées « blanches » sont soutenues par des troupes britanniques, grecques et françaises, du moins temporairement : ainsi, les bolcheviks profitent du retrait des Français pour s’emparer d’Odessa et de la Crimée. La guerre n’en continue pas moins, puisque les « Blancs » reprennent ces régions, ainsi que Kiev, avant de devoir refluer durant l’hiver 1919-1920 : ayant noué une alliance tactique avec les anarchistes, l’Armée rouge repousse les forces tsaristes jusqu’en Crimée. C’est de là que leur nouveau chef, le lieutenant-général Wrangel, relance une offensive sur l’Ukraine, en profitant du fait que les Polonais ont attaqué à l’ouest et pris Kiev en mai 1920.

Le traité signé à Riga, l’année suivante, fixe la frontière russo-polonaise deux-cents kilomètres plus à l’est que la ligne proposée par le chef de la diplomatie britannique, lord Curzon : la Pologne se voit ainsi attribuer la Galicie, une grande partie de la Volhynie, les territoires ruthènes situés à l’ouest de Minsk ainsi que la région de Wilno (Vilnius), siège d’une éphémère République de Lituanie centrale. Quant à la Roumanie, elle met la main sur la Bucovine autrichienne et sur la Bessarabie russe. En Biélorussie, la fin de la République populaire conduit à une nouvelle séparation des Biélorusses entre deux Etats, l’URSS à l’est et la Pologne à l’ouest. Le conflit polono-russe étant achevé, l’Armée rouge peut alors concentrer ses forces contre la Crimée, dont elle expulse les « Blancs » en novembre 1920. Ne reste plus que l’armée insurrectionnelle (Makhnovchtchina) de Makhno qui, refusant de se soumettre aux bolcheviks, est à son tour vaincu et contraint à la fuite en août 1921. L’Ukraine sort exsangue d’un conflit marqué par les pillages, les massacres et les exactions de toutes sortes : des pogroms sont notamment commis, par les Ukrainiens comme par les Blancs, contre les juifs, dont les congénères sont nombreux parmi les dirigeants bolcheviks.

C’est également en 1921 que s’éteignent, en Mongolie et au Turkestan, les derniers feux des armées « blanches » : leurs chefs meurent ou partent en exil, victimes de leur incapacité à faire front commun et à rallier des populations rurales qui les considéraient comme des représentants de l’ancien régime. Le rêve d’unité des musulmans de l’Idel-Oural[2] a également volé en éclats : le commissaire aux nationalités des bolcheviks, Staline, y met fin en instaurant, en 1920, des républiques séparées pour les Bachkirs, les Tatars, les Tchouvaches, les Maris et les Oudmourtes.

Lorsque toutes les hostilités prennent fin, dix-sept millions de citoyens de Russie ont disparu, tombés sur le front ou victimes de la guerre civile. Aux pertes dues aux différents conflits s’ajoute celle de la région arménienne de Kars que les bolcheviks ont dû abandonner, à l’automne 1920, à la Turquie kémaliste, héritière de l’Empire ottoman. Sur le plan intérieur, les bolcheviks ont en revanche mis en place les outils nécessaires à leur exercice sans partage du pouvoir, au sein de leur République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR). Une police secrète, la Tcheka, a été formée dès début 1918, sous la direction de Dzerjinski, et des camps de concentration ouverts à la fin de la même année, pour accueillir les opposants arrêtés. Les révoltes n’ont en effet pas cessé avec la fin de la guerre civile. Les réquisitions du « communisme de guerre », la collectivisation forcenée et la « décosaquisation » agitent en effet les campagnes ; les famines qui en résultent font des millions de morts en Ukraine, ainsi que dans les bassins de la Volga et de l’Oural. Même les villes, frappées elles aussi par la famine, sont gagnées par la contestation d’un régime aussi peu démocratique. En mars 1921, les marins et ouvriers de Kronstadt, port du golfe de Finlande qui avait été à l’avant-garde des événements de 1917, se révoltent pour exiger davantage de libertés et dénoncer la confiscation du pouvoir par le Parti communiste (bolchevik) de Russie, le nouveau nom qu’ont adopté les révolutionnaires. La rébellion est matée dans le sang par Trotski.

Mais Lénine a pris conscience de la dégradation de la situation. S’il est intraitable sur le plan politique – le PC est le seul parti autorisé et toute faction y est interdite – il met en revanche en œuvre une Nouvelle politique économique, destinée à relever le pays : laissant à l’Etat le contrôle exclusif des grandes infrastructures (industrie lourde, finance, commerce extérieur), la NEP autorise en revanche l’existence d’un secteur privé dans l’agriculture et les petites manufactures. Le succès est au rendez-vous puisque, en 1926, l’économie russe a quasiment retrouvé son niveau de 1913. Mort d’apoplexie, en janvier 1924, Lénine ne voit pas l’intégralité de ces résultats. En revanche, il a eu le temps de consolider le système politique du pays. Après avoir satellisé les républiques soviétiques de Ciscaucasie et du Turkestan (cf. Asie centrale et Caucase) et annexé la République de Tchita[3], la RSFS de Russie s’est associée en décembre 1922, aux républiques de Transcaucasie, de Biélorussie orientale et d’Ukraine pour former l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Au passage, les deux dernières sont agrandies. En 1922, l’Ukraine hérite d’Odessa et du prolétaire bassin du Donbass, majoritairement peuplé d’Ukrainiens[5] ; deux ans plus tard, elle se voit adjoindre une République autonome soviétique moldave, constituée à partir de la partie méridionale de la Podolie, sur la rive gauche du Dniestr (cf. Moldavie). Quant à la Biélorussie, elle récupère, entre 1924 et 1926, tous les territoires russes situés le long de sa frontière orientale, entre Polotsk et Gomel.

De 1922 à 1940, l’URSS va s’agrandir des différentes RSS formées dans l’espace dominé par Moscou. Soucieux de ne pas reproduire le « chauvinisme grand-russe » des tsars, l’Union accorde à ses adhérents le droit à la sécession, ainsi qu’une grande autonomie administrative et culturelle : des réformes favorisent ainsi l’essor des langues, cultures et des élites nationales, y compris celles des Biélorusses qui, jusqu’alors, avaient toujours été considérés comme de simples « Russes de l’ouest ». Mais ces efforts vont être brutalement stoppés par le successeur de Lénine, qui considère que ces reconnaissances diverses constituent des menaces pour l’unité de l’URSS.

[1] Le nom donné aux Rusyn, les Ruthènes des Carpates.

[2] Idel est le nom tatar de la Volga.

[3] Depuis sa naissance, la république de Tchita était disputée entre bolcheviks et Blancs.

[4] A la fin du XIXème, les Ukrainiens ethniques représentaient plus de 52 % de la population du Donbass et les Russes moins de 30 %. D’abord établie dans cette région, à Kharkov, la capitale ukrainienne passe à Kiev en 1934.

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Staline, la dictature au pouvoir

A la mort de Lénine, des oppositions se font jour entre les ailes gauche et droite du PC. Animée par Trotski, la première dénonce le caractère trop libéral de la NEP et réclame un retour à des valeurs plus conformes avec les idéaux de la révolution : collectivisation agraire et industrialisation intensive ; la seconde souhaite en revanche que la politique d’ouverture économique de Lénine soit poursuivie, en particulier l’alliance entre la classe ouvrière et le monde paysan. Celui qui va tirer parti de ces divergences est l’homme qui est devenu secrétaire du parti en 1922 : Joseph Djougatchvili, dit Staline. « L’homme de fer » s’allie d’abord à Zinoviev et Kamenev pour isoler Trotski : évincé de son poste de commissaire du peuple à la guerre, il est exclu du parti et finalement contraint à l’exil, jusqu’au Mexique où il mourra assassiné en 1940. Staline se retourne ensuite contre ses alliés provisoires, qu’il écarte avec l’aide de Boukharine, le principal chef de l’aile droite. Celle-ci semble alors avoir imposé ses vues, mais il n’en est rien. Le nouveau maître de l’URSS donne en effet un violent coup de gouvernail à gauche : l’immense majorité des terres arables sont collectivisées, gérées par des coopératives (les kolkhozes) ou des fermes d’Etat (les sovkhozes). Au nom du peuplement des zones désertiques, et de l’éloignement d’une population jugée peu fiable, une zone autonome est créée pour les juifs, avec le yiddish comme langue officielle : elle est établie sur la rive gauche de l’Amour, à la frontière avec la Chine[1]

Dans l’industrie, la priorité est donnée aux biens de production, plutôt que de consommation. L’industrie lourde en profite, notamment celle destinée à la Défense, et de nouveaux centres industriels voient le jour dans le bassin de la Volga, dans l’Oural et dans le Kouzbass (Sibérie centrale). Les ouvriers qui ont les meilleurs rendements – tel le légendaire Stakhanov – bénéficient d’avantages multiples. Malheur en revanche à ceux qui rechignent : accusés de « sabotage industriel », ils sont exécutés ou envoyés au « goulag[2] », un vaste réseau de « camps de rééducation » s’étendant du nord de la Russie européenne jusqu’au nord-est de la Sibérie. Vingt millions de personnes y mourront durant l’ère soviétique, tandis que le double mourra de faim, toutes origines confondues.

Le sort fait aux paysans récalcitrants n’est pas plus enviable que celui réservé aux populations urbaines. Entre 1930 et 1933, un million de familles sont victimes de la « dékoulakisation » des campagnes et, à la fin de la décennie, un million de paysans sont envoyés dans des régions inhospitalières, en guise de punition. Malgré cette politique de terreur, la production agricole ne suit pas le rythme imposé et ne parvient pas à revenir à son niveau de 1928 ; les paysans se montrent en effet beaucoup plus productifs sur les quelque 3 % de terres qui leur ont été laissés qu’au sein des structures collectives. Les conséquences sont dramatiques puisque le pays connait une terrible famine en 1932-1933, qui conduit notamment le régime à confisquer les biens, notamment agricoles, de l’Eglise orthodoxe. Au Kazakhstan, les ratés de la collectivisation agraire font plus d’un million de morts – dont un tiers des éleveurs nomades – et autant dans les riches régions russes du Kouban, de la Volga et des terres noires. L’alimentation est même utilisée comme arme de répression contre les paysans rétifs d’Ukraine : l’Holodomor (« extermination par la faim ») y fait entre deux et demi et cinq millions de morts selon les sources. Privés de semences, les villageois sont rançonnés par l’armée et la police politique et ont interdiction de rejoindre les villes ; des trains de marchandises transportent les affamés jusqu’en rase campagne, où ils sont abandonnés. Pourtant, à la même époque, l’URSS continue à exporter du blé ukrainien.

Le pire commence fin 1934, lorsqu’un des plus proches compagnons de Staline – Kirov, chef du parti à Leningrad (nouveau nom de Petrograd) – est assassiné. C’est le début de la « grande terreur » qui va se traduire, jusqu’à fin 1938, par l’exécution d’au moins 250 000 personnes[3]. Des procès fabriqués de toutes pièces, assortis d’aveux publics des accusés, envoient à la mort tout ce qui restait de la vieille garde bolchévique : Kamenev, Zinoviev, Boukharine, Rykov. La hiérarchie militaire n’échappe pas à la tornade : près de la moitié des généraux de l’Armée rouge sont éliminés, à commencer par son chef et par le commandant de la Marine, ce qui ne sera pas sans conséquences quand l’URSS se retrouvera en guerre en 1941.

Diplomatiquement isolée après la révolution de 1917, l’URSS commence à rejoindre le concert international en 1934, quand elle est admise à la Société des nations (SDN). Deux ans plus tard, les Soviétiques soutiennent les républicains lors de la guerre civile espagnole, alors que les fascismes commencent à monter en Europe. Pourtant, c’est bien avec l’Allemagne nazie que Moscou signe un pacte de non-agression, en août 1939. Lorsqu’Hitler commence à menacer la Pologne, les Soviétiques redoutent de se retrouver seuls face aux Allemands, sachant que ces derniers ont pu annexer la région tchèque des Sudètes sans que les Britanniques et les Français ne bougent. Du coup, le chef de la diplomatie soviétique, Molotov, signe avec son homologue Ribbentrop un traité qui fait passer les deux Biélorussie sous tutelle du IIIème Reich, mais qui place dans la sphère d’influence soviétique l’Estonie, la Lettonie, la Finlande et la quasi-intégralité de l’Ukraine[4] : la Volhynie et la Galicie orientale polonaises, puis le nord de la Bukovine et le sud de la Bessarabie (ou Boudjak) roumains. En 1940, une partie de cette dernière région est rattachée à une portion de la république autonome moldave pour former une République socialiste soviétique de Moldavie à part entière, le reste de la rive gauche du Dniestr demeurant ukrainien (cf. Moldavie).

La conquête de la Finlande s’avère plus compliquée : la « guerre d’hiver » de 1939-1940 se traduit par la mort de plus de 130 000 soldats russes (contre moins de 25 000 à leurs adversaires) pour un gain territorial modeste : 10 % du territoire finlandais, dont l’isthme de Carélie.

La faiblesse affichée par l’Armée rouge est un indice des plus intéressants pour l’Allemagne nazie, qui est engagée dans la conquête de tout le continent européen. En juin 1941, Berlin lance trois millions de soldats à l’assaut de l’URSS sur trois fronts : Léningrad au nord, Smolensk et Moscou au centre et l’Ukraine au sud. La progression de l’opération Barbarossa est d’abord fulgurante, face à des forces soviétiques moins bien équipées et commandées. Les pays baltes et Smolensk tombent en quelques semaines, de même que l’Ukraine dont l’essentiel passe sous contrôle allemand à l’exception de trois zones qui sont (ré)attribuées à la Roumanie du dictateur fasciste Antonescu, allié de Berlin : la Bukovine du nord, la république socialiste de Moldavie et la rive gauche du Dniestr qui était restée ukrainienne. Ces conquêtes s’accompagnent de massacres de juifs, de Roms et de Polonais, parfois commis par des milices ruthènes, supplétives des nazis. L’Ukraine est notamment le théâtre de la « Shoah par balles », durant laquelle 1,5 million de Juifs sont massacrés au fur et à mesure que les troupes nazies avancent vers l’est. Sous couvert de nationalisme, quelque 250 000 Ukrainiens vont ainsi se battre aux côtés des Allemands[5]. Parmi les collaborateurs des occupants figure Stepan Bandera, chef d’une scission radicale de l’Organisation nationale ukrainienne (OUN) née en 1929 dans l’ouest de l’Ukraine. Mais sa proclamation d’une République ukrainienne à Lviv, en 1941, lui vaut d’être interné par les Allemands[6]. Une partie des « bandéristes » se retourne alors contre les nazis et fonde en Volhynie, en 1942, l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) qui lutte contre l’occupant, contre l’Armée rouge, mai aussi contre la résistance polonaise : en 1943-1944, elle élimine près de 100 000 Polonais en Volhynie et dans l’est de la Galicie.

A l’automne 1942, l’offensive de la Wehrmacht marque un temps d’arrêt : non seulement, les troupes allemandes ne rallient guère les populations slaves occupées (qu’elles considèrent souvent comme des « sous-hommes »), mais elles se heurtent de plein fouet aux rigueurs de l’hiver moscovite. Elles reprennent toutefois leur marche en avant au printemps 1942, en direction de la mer Noire, des champs pétroliers du Caucase et des rives de la Volga. C’est là qu’elles essuient une défaite majeure à Stalingrad, en janvier 1943, au prix de 600 000 morts dans les rangs soviétiques. Désormais aguerrie et mieux commandée, l’Armée rouge est aussi mieux équipés, grâce au matériel livré par les Occidentaux et à la mobilisation de l’industrie nationale ; celle-ci fabrique notamment des lance-roquettes multiples, les « katiouchas », que les Allemands baptisent les « orgues de Staline ». Le revers des nazis est d’autant plus marquant que, fin 1942, les Alliés ont ouvert un nouveau front en Afrique du Nord. Début 1943, les troupes allemandes doivent se retirer du Caucase et commencer leur reflux. En juillet, les blindés de l’Axe sont défaits à Koursk.

Malgré cette issue favorable, Staline réactive une procédure qu’il avait déclenchée dès l’été 1941 contre les Allemands de la Volga : la déportation, essentiellement vers l’Asie centrale, d’un million de personnes appartenant à des peuples accusés d’avoir favorisé la progression de l’envahisseur, en plus d’avoir affiché des positions pro-turques et de s’être opposés à la collectivisation et à la laïcisation. Sont ainsi déportés plusieurs peuples caucasiens (cf. Caucase), ainsi que les Tatars de Crimée et les éleveurs bouddhistes kalmouks restés en basse Volga[7]. A l’hiver 1943-1944, les troupes du maréchal Joukov récupèrent les territoires perdus au début de la guerre. A l’été en 1944, elles occupent l’Ukraine occidentale, où la NKVD (la police politique) exécute plus de 150 000 proches de la rébellion et en déporte plus de 200 000 ailleurs en Union soviétique. L’Armée rouge avance ensuite en direction de l’Europe centrale tandis que les Occidentaux, débarqués en juin 1944 sur les plages de France, progressent en direction de l’Allemagne. La conjonction des deux offensives s’effectue à Berlin, qui capitule en mai 1945.

Trois mois plus tard, c’est au tour du Japon de déposer les armes. Juste auparavant, Moscou – qui s’était jusqu’alors tenu en retrait du front asiatique – avait opportunément déclaré la guerre aux Nippons. Ceci lui avait permis de s’emparer de la Mandchourie, avec l’appui de la République populaire mongole, demeurée au rang d’Etat satellite, à la différence de la république de Tannou-Touva, purement et simplement annexée à l’URSS en 1944 (cf. Monde sino-mongol). L’URSS occupe aussi l’ensemble des îles Kouriles, ainsi que le sud de Sakhaline[8] (cf. Japon).

En Europe du nord, la Finlande – qui avait pris parti pour les Allemands afin de récupérer ses territoires perdus – doit céder aux Soviétiques les zones qu’elle avait reconquises : la Carélie orientale et le corridor de Petsamo, lui donnant accès à la mer de Barents et à l’Arctique, ainsi que l’isthme de Carélie. Afin de mieux asseoir sa domination sur cette région disputée, Moscou y installe des Russes à la place de 400 000 Finnois expulsés vers la Finlande. Le régime d’Helsinki reste par ailleurs soumis à une tutelle du Kremlin, la « finlandisation », qui se matérialise par le versement de réparations de guerre à Moscou (jusqu’en 1952) et par l’hébergement d’une base navale soviétique aux portes de la capitale finlandaise (jusqu’en 1956).

[1] Conçu comme une alternative au sionisme, jugé « nationaliste-bourgeois », le Birobidjan ne comptera jamais plus de 20 % de Juifs.

[2] Goulag est l’acronyme d’administration principale des camps.

[3] Plus d’un quart sont membres d’un peuple « étranger » (comme les Polonais) alors qu’ils comptent pour moins de 2 % de la population.

[4] Seule échappe à l’Ukraine soviétique la Ruthénie subcarpatique, conquise par la Hongrie en 1939.

[5] Au sein de la Légion ukrainienne et de la division SS Galicie. En sens inverse, sept millions d’Ukrainiens vont lutter contre l’occupant au sein de l’Armée rouge.

[6] Bandera sera assassiné par le KGB en 1959, à Munich. Quant à l’UPA, elle continuera à combattre les Soviétiques jusqu’en 1953-1954, essentiellement dans les Carpates.

[7] Une partie des Kalmouks était repartie vers la Mongolie dans les années 1770.

[8] L’URSS les récupère formellement en 1951, via le traité de paix nippo-américain de San Francisco.


De l’apogée stalinienne à la déstalinisation

Victorieuse, l’Union soviétique sort exsangue de cette « grande guerre patriotique » : avec vingt-six millions de morts (dont seize millions de civils) et des dégâts considérables, elle est le pays qui a le plus souffert. Dans le détail, c’est l’Ukraine qui a payé le prix le plus élevé, avec près de la moitié des pertes matérielles et près d’un tiers des pertes humaines ; en Biélorussie, près d’un quart de la population a disparu entre 1941 et 1945. Dans les pays baltes, les vagues successives de déportations et d’exécutions ont fait des dizaines de milliers de victimes, notamment juives, et la guerre ne s’arrête pas en 1945 : en Lituanie, des maquis vont combattre les Soviétiques jusqu’au début des années 1950[1].

Pour remettre le pays sur pied, Staline lance un colossal plan quinquennal qui porte ses fruits, au moins sur le plan industriel : en 1952, l’industrie produit deux fois plus qu’avant-guerre. La situation agricole reste en revanche précaire : la nouvelle famine qui éclate en 1946-1947 fait plus de 500 000 morts. Pour doper sa croissance, l’URSS bénéficie des ressources et du marché intérieur que lui apportent les pays d’Europe orientale et centrale que l’Armée rouge a libérés des nazis : entre 1947 et 1948, des gouvernements pro-soviétiques y sont formés par les communistes locaux, de gré ou de force (comme à Prague en 1948) ; seule la Yougoslavie, et plus tard l’Albanie, ne s’alignent pas sur Moscou. Pour « protéger les populations du camp socialiste de l’influence de l’impérialisme capitaliste et du fascisme », les frontières entre l’Europe de l’est et celle de l’ouest vont se couvrir de murs et de barbelés électrifiés que le premier ministre britannique Churchill qualifie, dès 1946, de « rideau de fer[2] ». Chargé de coordonner la politique des PC européens, le Kominform (bureau d’information) est fondé en 1947. Deux ans plus tard est créé le Conseil d’assistance économique mutuelle (Comecon), réponse au plan Marshall lancé par les Américains pour aider leurs alliés occidentaux.

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Devenue la deuxième puissance mondiale, derrière les Etats-Unis, l’Union soviétique s’est également agrandie de vingt-deux millions de ressortissants supplémentaires, habitant les régions baltes – où s’implantent de nombreux « colons » russophones – et toutes les zones polonaises et roumaines situées à l’ouest de sa frontière, entre Brest-Litovsk et l’embouchure du Dniestr. En 1945, l’URSS annexe aussi la région allemande de Königsberg, port libre de glace sur la Baltique et ville hautement symbolique, puisqu’ancienne capitale des chevaliers teutoniques et de la Prusse ; une fois annexée, la cité prend le nom de Kaliningrad. Moscou se fait par ailleurs céder Oujgorod et ses environs par la Tchécoslovaquie ; cette Ruthénie subcarpathique rejoint alors la RSS d’Ukraine qui réunit dès lors tous les territoires ukrainiens : la Volhynie, la Galicie et la Podolie (jadis polono-lituaniennes), la Bucovine (autrefois moldave), le Boudjak, le Yedisan et la Méotide (anciennement turcs ou tatars)[3]. Seule la Crimée reste rattachée à la Russie. Pour délimiter sa frontière avec la Pologne, l’URSS a obtenu d’aller un peu au-delà de la ligne Curzon, qui avait rejetée en 1920 : elle récupère ainsi toute la Galicie orientale, Lviv comprise. Ce redécoupage s’accompagne d’importants mouvements de population : un million de Polonais fuient ce qui est devenu l’Ukraine occidentale en direction de la Pologne, tandis que les Ukrainiens de l’est de Lublin font le chemin en sens inverse. A cette occasion, la Biélorussie récupère tous ses territoires, sauf la région de Bialystok qui retourne à la Pologne.

Même si leur indépendance n’est que théorique, les RSS d’Ukraine et de Biélorussie sont associées par la Russie à la fondation de l’Organisation des nations unies (ONU) qui succède à la SDN. En pratique, la réalité du pouvoir continue de s’exercer au Kremlin, où se succèdent éliminations et répression. Au début des années 1950, le goulag est à son apogée : il compte plus de 2,7 millions de détenus environ, auxquels s’ajoute un chiffre identique de « déplacés spéciaux », assignés à résidence dans des régions inhospitalières du pays (Sibérie, Kazakhstan, Extrême-Orient soviétique). Une nouvelle « purge » se profile au début de l’année 1953 : elle vise des médecins du Kremlin, pour la plupart juifs, accusés de projeter l’assassinat des dirigeants soviétiques. Mais cette affaire du « complot des blouses blanches » n’ira pas à son terme : Staline décède en mars, victime d’une attaque cérébrale.

Sa disparition est suivie d’une période de direction collective, assurée par Malenkov, Kaganovitch et Nikita Khrouchtchev, tous trois membres de la garde rapprochée du dictateur défunt. Pourtant, leur gouvernance se traduit par une lente déstalinisation, dont témoigne le changement symbolique de nom de Stalingrad, rebaptisée Volgograd. Menaçant de s’emparer du pouvoir, le chef du NKVD (successeur de la Tchéka), Beria, est exécuté fin 1953. Rattachée directement au Parti (devenu PC de l’Union soviétique), la police politique prend le nom de KGB (Comité à la sécurité d’Etat). En février 1956, le rapport secret de Khrouchtchev au XXème Congrès du PCUS remet en cause un certain nombre de décisions et de crimes de Staline, ainsi que son culte de la personnalité et son exercice solitaire du pouvoir.

La fin de l’année 1956 voit par ailleurs la réhabilitation d’un certain nombre des peuples « punis » durant la seconde Guerre mondiale. Caucasiens et Kalmouks sont autorisés à revenir chez eux (cf. Caucase), mais pas les Meshkets, ni les Allemands de la Volga. Les Tatars de Crimée recevront l’autorisation une douzaine d’années plus tard, mais sans récupérer leurs terres, dans une péninsule que le numéro un soviétique a attribuée en 1954[4] à l’Ukraine, où il a passé toute sa jeunesse.

Cette relative ouverture du régime est contestée par le « groupe antiparti », que mènent le chef du gouvernement Boulganine et celui de la diplomatie Molotov. Khrouchtchev parvient finalement à évincer tous ses rivaux du bureau politique, en 1957, mais sans élimination physique, ce qui marque une rupture supplémentaire par rapport au stalinisme. L’année suivante, il accède à la présidence du Conseil des ministres. Son « règne » est marqué par une relance de la politique agricole, jusqu’alors négligée au profit de l’industrie lourde : le programme phare en est la mise en valeur de millions d’hectares de terres vierges entre le sud-est de la Russie européenne, le Kazakhstan et la Sibérie. La période enregistre également des succès technologiques majeurs : en 1961, une fusée Spoutnik envoie le premier homme dans l’espace, Youri Gagarine, au nez et à la barbe des Américains.

[1] De 1946 à 1953, les violences auraient causé plus de 300 000 morts.

[2] L’exemple le plus emblématique du rideau de fer est le mur érigé autour de Berlin-ouest en 1961.

[3] En 1948, Kiev récupère aussi des îles roumaines de la mer Noire (cf. Ukraine).

[4] Pour le 300ème anniversaire de la guerre ayant entrainé le retour de l’Ukraine dans le giron russe.


De la guerre froide à la dislocation

L’affrontement américano-soviétique prend de l’ampleur. En 1955, un traité d’amitié, de coopération et d’assistance mutuelle est signé avec les satellites communistes : connue sous le nom de Pacte de Varsovie, cette alliance est une réponse à l’adhésion de la République fédérale allemande à l’OTAN, l’organisation militaire pilotée par les Etats-Unis. C’est au nom de ce traité que les troupes soviétiques interviennent à Budapest, à l’automne 1956, pour mater l’insurrection d’une partie des Hongrois qui pensaient, communistes compris, qu’ils pourraient s’émanciper en partie de la tutelle de l’URSS. Le mouvement et sa répression font plus de trois mille morts. En octobre 1962, la « guerre froide » russo-américaine manque tourner à l’affrontement militaire, quand Moscou entreprend d’installer des missiles nucléaires sur le territoire de son allié cubain, en riposte à l’installation d’engins américains similaires en Turquie… Face à la fermeté du Président américain, qui organise le blocus maritime de Cuba, le numéro un soviétique doit finalement reculer. Khrouchtchev sort d’autant plus affaibli de cette crise que les résultats de sa politique agricole ne sont pas au rendez-vous : après un succès initial, le programme « des terres vierges » a subi des ratés, dus à l’asséchement des sols, de sorte que – suprême humiliation – l’URSS doit importer des céréales d’Occident à partir de 1963. La même année est consommée la rupture définitive entre Moscou et Pékin[1], Mao n’ayant cessé de qualifier de « révisionnistes » les réformes khrouchtchéviennes, tandis que le numéro un soviétique raillait l’échec du « Grand bond en avant » (cf. Chine).

Finalement, Khrouchtchev est destitué par le Présidium du PCUS en 1964. Il est remplacé par un triumvirat conservateur, dont sortira un de ses proches, Leonid Brejnev, Secrétaire général du parti. C’en est fini des réformes. L’heure est à la stabilisation d’une économie toujours fragile, grevée par le budget militaire : si l’URSS a atteint la parité nucléaire avec les Etats-Unis à la fin des années 1960, c’est au prix de dépenses importantes pour un PIB deux fois inférieur à celui de ses rivaux. Le budget doit également supporter le coût de l’interventionnisme soviétique : dans ses satellites européens (répression du « printemps de Prague » en 1968), mais aussi en Asie contre le rival chinois (où un incident frontalier le long de la rivière Oussouri dégénère en 1969[2]), en Afrique (en soutien aux guerres d’indépendance d’Angola et du Mozambique) et en Amérique centrale. Paradoxalement, les années 1970 connaissent plutôt un affaiblissement des tensions est-ouest, avec notamment la normalisation des relations entre les deux Allemagne et l’ouverture de négociations soviéto-américaines sur la stabilisation de leurs arsenaux nucléaires. Mais l’accalmie n’est que partielle : si l’URSS renonce à intervenir dans les pays occidentaux, elle n’abandonne pas pour autant ses projets d’expansion dans le reste du monde. C’est ainsi que, fin 1979, l’Armée rouge envahit l’Afghanistan, dont elle devra se retirer dix ans plus tard (cf. Afghanistan), au prix de lourdes pertes humaines, mais aussi économiques, du fait des limitations de transferts de technologies imposées par les Américains. Dirigés par le très conservateur Ronald Reagan, ceux-ci ont notamment engagé un programme militaro-spatial de grande envergure : l’initiative de défense stratégique ou « guerre des étoiles ». Moscou n’entend pas moins rester maître dans son pré carré. En 1980-1981, la contestation, par les Polonais, de la « souveraineté limitée » imposée par l’URSS est matée et un coup d’Etat porte au pouvoir un général pro-soviétique.

A la mort de Brejnev, en 1982, le pays sort affaibli par des années d’immobilisme économique et politique. En témoigne la baisse de la démographie chez les Slaves, alors que la part des musulmans dans la population passe de moins de 11 % à plus de 16 % en vingt ans. Pendant que la nomenklatura régnait sans partage, une société civile s’est formée ; plus urbaine et plus éduquée que ses devancières, elle commence à contester la verticalité du pouvoir et la russification de la culture. Ses premiers hérauts sont des intellectuels tels que Sakharov et Soljenitsyne, dont le roman « L’Archipel du goulag » parait en 1973 à Paris. La question des droits de l’homme en URSS commence à devenir un sujet de politique internationale : il figure ainsi au menu de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, qui se tient en 1973 à Helsinki.

Les successeurs et héritiers de Brejnev, Andropov puis Tchernenko, n’effectuent qu’un passage éphémère au pouvoir. Tous deux disparaissent, victimes de leur grand âge. Les choses changent profondément en 1985, avec l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev à la tête du PCUS. Partisan d’une révision interne, destinée à revivifier le socialisme soviétique, il entreprend de réformer le fonctionnement économique et politique du pays. Les deux mots clés de sa stratégie sont la « perestroïka » (restructuration) qui fait une petite place à l’économie de marché – pour la première fois depuis la NEP – et la « glasnost », qui entend faire la transparence sur le processus décisionnel. De fait, elle ouvre la porte aux critiques du régime, critiques d’autant plus nombreuses que, faute de ligne claire, les réformes économiques ne font qu’aggraver la situation et le mécontentement de la population. Gorbatchev essaie d’en tenir compte, en prenant de nouvelles dispositions : en 1988, il introduit l’élection au suffrage universel d’une partie des députés (ce qui favorise, l’année suivante, la promotion de candidats ne faisant pas partie des caciques du parti). En 1990, tout en créant à son profit la fonction de Président de l’URSS, il autorise les candidatures hors parti, ce dont vont profiter les nationalistes de plusieurs républiques.

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Ces gestes d’ouverture s’avèrent toutefois insuffisants alors que, en 1986, la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, au nord de Kiev, a illustré les absurdités du système et que le modèle soviétique commence à se fissurer chez certains satellites européens : son symbole majeur, le mur de Berlin, tombe en novembre 1989. Partout, des millions de personnes manifestent ouvertement pour obtenir davantage de liberté[3] et des tensions ethniques réapparaissent à la périphérie, dans le Caucase et en Asie centrale (cf. ces régions). Face à ce processus de déliquescence, des forces soviétiques interviennent en janvier 1991 à Vilnius, où les nationalistes lituaniens ont proclamé l’indépendance de leur république en mars précédent. En mars, Gorbatchev organise un référendum sur le maintien d’une Union rénovée, mais il est boycotté par six des quinze républiques.

En fait, c’est de l’intérieur même de la Russie que va arriver le danger principal. Evincé du PC moscovite, parce qu’il accusait les apparatchiks du parti de freiner les réformes, Boris Eltsine profite des ouvertures de Gorbatchev pour se faire élire député, lors du premier scrutin au suffrage universel depuis l’avènement du communisme. En juin 1991, les Russes l’élisent Président de la République de Russie : il devient ainsi le premier non communiste officiel à diriger une république soviétique, de surcroît la plus importante (elle occupe les trois quarts du territoire et représente un peu plus de la moitié de la population soviétiques). Les « durs » du régime essaient de reprendre la main en août suivant, mais leur tentative de putsch est un échec : la rue et l’essentiel de l’armée soutiennent Eltsine. Dès les semaines suivantes, l’Ukraine et huit autres républiques déclarent leur indépendance et le PCUS est dissous. L’URSS ne se résume plus qu’à la Russie et au Kazakhstan. Début décembre, les numéros un russe, ukrainien et biélorusse se réunissent à Minsk et entérinent la disparition de l’Union soviétique.  A la fin du mois, ils lui substituent une Confédération des états indépendants (CEI) que rejoignent huit autres républiques, à l’exception de la Géorgie et des pays baltes, déjà indépendants avant le putsch des conservateurs russes. Le jour de Noël, Gorbatchev démissionne de la présidence d’un pays qui n’existe plus, tandis que vingt-cinq millions de Russes se retrouvent ressortissants d’un autre pays que la Russie.

[1]Un traité d’amitié, d’alliance et d’assistance mutuelle entre les deux pays avait été signé en 1950, en dépit de la méfiance que Mao et Staline nourrissaient l’un envers l’autre.

[2] Les combats font plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de morts.

[3] Une « chaîne humaine » rassemble deux millions de personnes en 1989 dans les républiques baltes. Une autre s’étire sur 500 km début 1990 en Ukraine, où le Mouvement national ukrainien (Roukh) a été fondé l’année précédente.


La Sibérie, terre de mélanges

La Sibérie orientale aurait vu se mêler, vers -30 000 mélange, des populations autochtones et des peuples d’Asie du Sud-Est. Vers -25 000 certains migrent vers le « pont » de l’actuel détroit de Behring qu’ils franchissent au bout de quelques millénaires (les premières traces d’Amérindiens sont datées de -23 000).
Les premiers habitants identifiés de la Sibérie sont qualifiés de « Ienisseïens » : ils parlent des langues « proto-sibériennes », à l’image des anciens Tingling (et probablement du peuple Jié, cf. Monde sino-mongol) et des quelques maigres ethnies subsistant encore dans la région (Ostiaks et Kètes). Ils se trouvent en contact avec les peuples cavaliers, de langues iraniennes, qui nomadisent dans les steppes de Sibérie méridionale, les Saces (ou Saï) et leurs cousins Wusun . Aux Ienisseïens vont s’ajouter des populations de Samoyèdes (telles que les Nenets) qui, après s’être détachées du groupe linguistique finno-ougrien, auraient quitté l’Oural aux environs de 200 AEC, non pas vers le nord ou l’ouest mais vers l’est, en franchissant l'Altaï et les monts Saïan. De même, après l’éclatement de l’Empire gengiskhanide, certaines tribus turco-mongoles ne migrent pas vers l’ouest, mais vers le nord : c’est le cas des Iakoutes (ou Sakhas), cavaliers de la région du lac Baïkal qui émigrent dès le XIIIème vers la Sibérie orientale, en remontant la Lena, et se mêlent aux populations sibériennes et toungouses locales (telles que les Évènes et les Evenks).

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