Caucase, EUROPE

Le Caucase, « montagne des langues »

Barrière entre l’espace russe et le monde turco-perse, les hauts reliefs du Caucase ont subi la domination de toutes les puissances régionales, tout en abritant de très vieux Etats.

Terre de légende de l’Antiquité[1], le Caucase comprend – dans son acception la plus large – toute la zone comprise entre le détroit de Kertch sur la mer Noire (que les Grecs appelaient le Pont-Euxin) et la péninsule d’Apchéron, au nord de Bakou, sur les rives orientales de la mer Caspienne. Elle est structurée par l’imposante barrière du Grand Caucase – 1 300 km de long sur 150 à 200 km de large – dont le sommet, le Mont Elbrouz, culmine à plus de 5 600 mètres.

Au nord s’étend ce que les Russes nomment la Ciscaucasie, un piémont ouvrant sur les steppes et les plaines du fleuve Kouban à l’ouest (avec les villes de Krasnodar et de Stavropol) et du Terek à l’est, entre l’Ossétie et le Daguestan (ou Daghestan).

Le sud du Grand Caucase est qualifié de Transcaucasie : il comprend deux dépressions, l’une verdoyante sur les bords de la mer Noire à l’ouest – la Colchide – et l’autre plus sèche sur les rivages de la Caspienne. Entre les deux coule le fleuve Koura, qui arrose Tbilissi. Sa plaine fluviale est dominée, au sud, par la chaîne du Petit Caucase, ensemble montagneux de 400 km de large qui culmine à près de 4 100 mètres dans le massif volcanique de l’Alaghez (à l’ouest du lac Sevan), mais dont l’altitude moyenne n’excède pas 2 000 mètres.

Le versant méridional du Petit Caucase surplombe les 400 000 km² du haut-plateau arménien, région de 1 000 à 2 000 m d’altitude drainée par les eaux de l’Araxe, rivière que les Arméniens et les Géorgiens considèrent comme la véritable frontière naturelle entre l’Europe et l’Asie. C’est sur ces plateaux que se situent la capitale arménienne Erevan, mais aussi le lac de Van et le mont Ararat (massif volcanique culminant à près de 5 200 mètres), aujourd’hui en Turquie, ainsi que le lac d’Ourmia, proche de Tabriz dans l’actuel Azerbaïdjan iranien. C’est là aussi que le Tigre et l’Euphrate prennent leur source.

[1] Les anciens Grecs considéraient le Caucase comme la patrie de Prométhée et c’est vers la Colchide que les Argonautes devaient partir à la recherche de la Toison d’or. C’est aussi au sud du Caucase, sur le mont Ararat, que l’arche de Noé se serait échouée.

Crédit : Bourrichon / Wikipedia

SOMMAIRE


Les premières civilisations

La présence du genre « homo » dans la région est attestée au moins depuis 1,8 million d’années : c’est l’âge donné aux fossiles d’Homo georgicus (ou Homme de Dmanissi), l’un des premiers représentants du genre Homo identifiés hors d’Afrique. Au VIe millénaire AEC, le néolithique (âge de la pierre polie) fait son apparition dans les plaines inondables du sud de la région et se poursuit dans l’ouest-nord-ouest au cours du millénaire suivant. Le sud du Caucase est considéré comme le foyer initial de la famille des langues indo-européennes, vers -6000, foyer dont se seraient ensuite séparées plusieurs branches migratoires (vers les steppes pontiques, l’Anatolie, le plateau iranien…).

Plusieurs cultures se développent à l’âge du bronze, comme celle de Maïkop-Koban (d’environ -4 000 à -1 500) depuis la péninsule de Taman (sur le détroit de Kertch) jusqu’aux contreforts du Grand Caucase et du littoral de la mer Noire : elle est connue pour ses cultures en terrasse et son inhumation des morts sous des tumulus, les kourganes, similaires à ceux de la civilisation indo-européenne toute proche de Yamna. En Transcaucasie centrale et orientale, dans l’actuel Azerbaïdjan, s’épanouit la culture Khodjali-Gədəbəy (-3 300 à -2 600 ans), tandis que le sud du Caucase, l’est de l’Anatolie et le nord-ouest de l’Iran sont le domaine de la culture de Kouro-Araxe (de -3 400 à -2 000), très majoritairement composée d’agriculteurs-éleveurs pratiquant déjà la viticulture. Lui succède, dans la même aire géographique, la culture de Trialeti (-2 000 à -1 450).

Entre l’âge du bronze ancien et l’âge du fer se développent deux cultures présentant des analogies : celle de Colchide (-2 700 à -700) et celle de Koban plus au nord, dans l’actuelle Ossétie (-1 100 à -400). En l’absence d’écriture, les relations de ces différentes cultures avec les populations « indigènes » du Caucase restent incertaines, même si certains de ces peuples caucasiques sont installés de longue date dans la région, tels les Tcherkesses (ou Circassiens ou Adyguéens), les Abkhazes et Oubykhs, du littoral de la mer Noire jusqu’au Terek.

Au début du XIIème siècle AEC, apparait la première mention historique des Colches et d’autres tribus sud-caucasiques, implantées dans la vallée du Rioni[1] et dans les provinces avoisinantes de Mingrélie, de Gourie et d’Adjarie. Ces régions parlent des langues d’une famille dite proto-kartvélienne, qui s’est différenciée, au XIXe siècle AEC, en svane (dans le nord-ouest) et en karto-tzane lequel diverge, onze siècles plus tard, en géorgien et tzane[2]. Toutes ces tribus excellent dans l’extraction et le traitement des minerais, indispensables aux armes et à l’économie, d’où l’expédition que le roi d’Assyrie mène dans leur région.

Dans la région d’Albanie du Caucase[3] ou Abghanie (le sud du Daguestan et une large partie de l’Azerbaïdjan actuel) vivent une vingtaine de peuples « Albaniens » parlant des langues ibéro-caucasiennes dont descend notamment le Lesghien contemporain[4]. Il s’y trouve une des villes les plus anciennement peuplées au monde, Derbent : sans doute fondée au VIIIe AEC, elle constitue une voie de passage privilégié, le long de la Caspienne, entre les steppes eurasiennes et le plateau iranien[5].

[1] Le Phase des Grecs, où fut trouvé un gallinacé sauvage qui sera appelé faisan.

[2] Parlées en Géorgie, ainsi qu’en Turquie et en Russie, ces langues forment la famille sud-caucasienne. Au VIIème EC, le tzane s’est séparé en mingrélien au nord et laze au sud, quand les Géorgiens de Géorgie orientale ont franchi les monts Likhi pour s’établir en Gourie et en Adjarie.

[3] Terres blanches (enneigées) en latin.

[4] Les Lesghiens modernes sont partagés à part à peu près égale entre le Daguestan et l’Azerbaïdjan.

[5] Ce positionnement vaudra à Derbent d’être plus tard surnommée « Porte des portes » par les Arabes.

Gamsütel au Daguestan / Crédit : hans-heiner-buhr / Unsplash

L’émergence des premiers Etats

Les montagnes du lac de Van sont quant-à-elles peuplées de tribus Hayasa-Azzi, potentielles héritières de la culture de Trialeti, qui s’est étendue de la Transcaucasie vers le nord-est de la Turquie moderne dans la première moitié du deuxième millénaire. Leur confédération de royaumes, qui englobe sans doute d’autres tribus telles que les Alzi (Alshe) au sud, contrôle un territoire qui s’étend de l’Ararat au haut Euphrate, avec la plaine d’Erzeroum (ou Erzurum) comme cœur probable. Devenus vassaux des Hittites d’Anatolie au milieu du XIVème, les Hayasa-Azzi tentent de s’en émanciper vers -1315, en mettant à profit les attaques dont leurs suzerains sont victimes de la part des Gasgas, des pillards de la chaîne pontique[1]. Mais leur tentative échoue. Vaincue, la Confédération finit par éclater en cités-États indépendantes, à la fin du XIIIème. Sans doute par souci de se défendre contre leurs voisins plus puissants, les Hittites au sud-ouest et les Assyriens au sud-est, les Hayasa-Azzi se mélangent progressivement à d’autres tribus locales. Au nombre de ces alliés figure la confédération des Nairi, fondée vers la fin du XIIIème, à l’ouest du lac de Van, par des tribus Hourrites, après la disparition de leur royaume du Mitanni[2]. Au tournant des XIIème et XIème siècle, d’autres populations, les thraco-phrygiens Muški (ou Mouchki), s’installent aux abords du lac de Van, à partir duquel elles mènent des incursions dans la haute vallée du Tigre et en Anatolie orientale (cf. Turquie).

Au milieu du IXème, les royaumes Hourrites et Hayasa-Azzi s’unissent dans un Etat unique, sans doute pour se protéger de la puissance assyrienne. Tirant sans doute son nom du Mont Ararat, leur royaume d’Ourartou s’épanouit depuis sa capitale de Tushpa, près de l’actuelle ville de Van : dominant la totalité du plateau arménien, où Erevan est fondée en -782, il s’étend de l’Anti-Taurus et du Kurdistan jusqu’au versant méridional des Alpes pontiques et même à Lattaquié et Byblos sur la Méditerranée, à la faveur d’un affaiblissement assyrien. Mais lui-même est soumis à la pression de ses voisins, dont les tribus d’origine caucasienne des Monts Zagros ainsi que les Mannéens du lac d’Ourmia (cf. Iran).

[1] Sur 500 km, les Alpes pontiques surplombent la rive sud-est de la mer Noire, jusqu’au sud-ouest de la Géorgie.

[2] Fondé par les Hourrites des hautes Mésopotamie et Syrie à la fin du XVIIème, le royaume de Mitanni est victime des Hittites en -1 322. « Nairi » signifie « terre des cours d’eau » en assyrien.

L’origine débattue du peuple arménien
L’hypothèse la plus longtemps admise est celle d’un groupe de tribus qui seraient détachées des autres populations thraco-phrygiennes, arrivées au VIIème siècle AEC en Anatolie, pour s’installer sur les hauts plateaux entre le Caucase et le Taurus et qui se seraient fondues avec les habitants du royaume d’Ourartou à la charnière des VIIème et VIème siècles AEC. Mais ce n’est pas la vision des Arméniens : prétendant descendre des Hayasa, ils dénomment leur Etat Hayastan et affirment que leur premier royaume a été fondé vers 2 000 AEC, au pied du Mont Ararat, par le mythique Hayk, descendant de Noé. Cette filiation fait toujours l'objet d'un débat entre chercheurs, certains estimant que les Hayasa-Azzi pourraient en effet être des proto-Indo-Européens.

Dans le dernier tiers du VIIIème, la région est également attaquée par des nouveaux venus, les Cimmériens, un peuple d’origine majoritairement iranienne implanté depuis environ cinq siècles dans l’actuelle Crimée[1]. A cette époque, les peuples cavaliers de la steppe eurasienne, notamment les peuples scythiques, subissent la crise climatique de la période dite subatlantique : probablement victimes de la mort de leurs troupeaux et de mauvaises récoltes, du fait de températures fraîches et humides, ils se portent vers des régions moins touchées par les perturbations. C’est ainsi que les Massagètes poussent devant eux d’autres Iraniens, les Scythes, qui s’installent en Ukraine et au nord du Caucase[2], domaines traditionnels des Cimmériens. Ceux-ci s’enfuient alors en direction du Moyen-Orient, via le Bosphore et/ou le Caucase. En -720 ils sont en Colchide, en -714 dans l’Ourartou, suivis des Scythes qui sont passés par l’actuelle Ossétie. Vivant de piraterie, de pillage et de mercenariat, ces nomades s’installent au sud-ouest de l’actuel Azerbaïdjan, mais gagnent aussi le Proche-Orient et l’Anatolie. Les Cimmériens y seront battus par le roi de Lydie, tandis que les Scythes s’allient à d’autres Iraniens, les Mèdes, pour détruire l’Empire assyrien.

[1] Au noyau iranien originel se seraient ajoutés des Thraces et des populations sédentaires de la culture de Koban.

[2] A l’image des Tabaréens (ou Tubal) installés sur la côte pontique de l’actuelle Géorgie.

Crédit : fedor-shlyapnikov / Unsplash

Les premières dominations iraniennes

Devenue une puissance majeure, la Médie contraint d’abord ses anciens alliés Scythes à repasser le Caucase, en direction des rives nord de la mer Noire, puis elle met fin à l’existence de l’Ourartou (-590/-585) et s’implante sur le territoire de l’actuel Azerbaïdjan iranien. Mais la domination des Mèdes est de courte durée : battus par la dynastie des Perses Achéménides, au milieu du VIème, ils cèdent la place à leurs vainqueurs, qui instaurent des satrapies, plus ou moins autonomes, sur le plateau arménien (« l’Armina »), ainsi qu’en Colchide, siège du premier royaume géorgien, unifié au VIème : la capitale n’en est pas Koutaïssi – l’antique Cytaea Aea des Colches fondée vers -3 500 sur le Rioni – mais l’actuelle Vani, située sur un affluent plus au sud-ouest. Le territoire jouit d’une autonomie d’autant plus grande que la puissance achéménide s’effrite peu à peu. Aux VIème et Vème siècles, elle subit la pression des Grecs qui installent des colonies sur le littoral colche de la mer Noire, telles que Bathys (Batoumi) et Phasis (Poti), mais aussi Dioscurias (Soukhoumi) sur la côte abkhaze, plus au nord.

A partir de -334, l’affaiblissement des Achéménides face à Alexandre le Grand conduit à l’émancipation de plusieurs satrapies restées à l’écart des conquêtes du souverain macédonien : l’Atropatène[1] aux mains de Scythes ou de Mèdes, l’Albanie du Caucase au nord de la rivière Koura et l’Arménie ; en -331, la dynastie des Orontides y crée un royaume qui s’étend du Caucase et des bords anatoliens de la Mer Noire (« Petite Arménie ») jusqu’à la Sophène et la Commagène, au sud-ouest, en direction de la Cilicie. En Géorgie centrale nait, en -299, un Royaume d’Ibérie suzerain de celui de Colchide, redevenu indépendant après le passage d’Alexandre. De son côté, le royaume arménien est vassalisé, vers -210, par les Séleucides – successeurs d’Alexandre – qui le fragmentent en Arménie et Sophène. Vingt ans plus tard, les gouverneurs des deux provinces arméniennes profitent de la défaite de leur pouvoir central, face aux Romains, pour s’émanciper et étendre leurs territoires aux zones périphériques peuplées d’Arméniens. Le plus puissant des deux, Artaxias, s’empare notamment de zones en Ibérie et en Atropatène. Mais il doit finalement repasser sous la tutelle des Séleucides, ne conservant son pouvoir qu’en leur versant tribut. Entre -110 et -105, ses successeurs, les Artaxiades, doivent accepter une nouvelle suzeraineté, celle de la dynastie parthe des Arsacides qui règne sur l’Iran.

[1] La région tient son nom d’un général achéménide rallié au conquérant macédonien.


De l’apogée arménienne à la domination romaine

Les choses changent avec l’arrivée sur le trône arménien de Tigrane II en -95 : ayant monnayé sa liberté, contre la cession de l’Atropatène aux Parthes, il va donner son rayonnement maximal à l’Arménie. Profitant de l’affaiblissement de ses ennemis, victimes de raids scythes et de divisions internes à partir de -88, il s’étend vers le sud, récupère l’Atropatène et impose sa suzeraineté à l’Adiabène, la Gordyène, l’Osroène et une partie de la haute Mésopotamie. Il prend même le titre de « roi des rois », réservé aux souverains parthes, et soumet l’Ibérie et l’Albanie du Caucase. En 83 AEC, il s’attaque aux Séleucides et leur prend la Syrie, ainsi que la Phénicie et la Cilicie, soumettant au passage le royaume de Commagène (sur le haut-Euphrate, au centre sud de l’actuelle Turquie). L’Etat arménien s’étend alors des rives de la Caspienne à la Méditerranée (cf. Carte).

Mais sa puissance est mise à mal par les Romains, auxquels il refuse de livrer son allié, le roi du Pont, réfugié chez lui. En -66, Tigrane II doit se rendre au romain Pompée, à qui il cède la Cappadoce et la Sophène : le reste de son royaume, sur lequel il règne jusqu’à sa mort une dizaine d’années plus tard, devient vassal de Rome. Celle-ci récupère aussi la Colchide, qui avait été annexée par le souverain du Pont. Les Romains apportent une illustration supplémentaire de leur domination à la fin du même siècle en vassalisant les Etats géorgiens (Ibérie et Colchide, -36), ainsi que l’Albanie du Caucase (dont les tribus avaient fini par se fédérer juste avant le 1er siècle AEC), puis en enlevant la Transcaucasie et l’Atropatène (-20) aux Parthes. Au milieu du 1er siècle, Rome va encore plus loin en annexant purement et simplement la Colchide et en imposant un protectorat à l’Ibérie.

Le cas de son vassal arménien est plus compliqué, la disparition des Artaxiades ayant entraîné des troubles entre les partisans de Rome et ceux des Parthes, de l’Ibérie ou des Mèdes d’Atropatène. A partir de 12 EC, les Parthes placent finalement sur le trône arménien des membres de leur famille royale, les Arsacides. Ils se succèdent jusque vers 180, en fonction de la tournure que prennent les guerres que se livrent les Romains et les Parthes pour le contrôle de toute la région : l’Arménie est tantôt sous le protectorat des premiers, tantôt sous celui des seconds. En 114, elle est même annexée par l’Empereur romain mais, trois ans plus tard, son successeur y rétablit des États vassaux non seulement en faveur des Arsacides arméniens, mais aussi de l’Ibérie, de la Lazique (dans l’ancienne Colchide) et sur les rives nord-ouest de la Caspienne (royaume des Maskoutes, sans doute des Massagètes).

C’est à l’occasion de ces guerres Parthiques que de nouveaux venus se distinguent dans la région : les Alains, une confédération sans doute issue de l’ensemble saco-massagète, mais ayant assimilé d’autres tribus nomades des steppes européennes, telles que les Sarmates. Entre 35 et 135, ces guerriers iranophones – arrivés d’un espace compris entre l’Aral et la Caspienne[1] – interviennent aux côtés d’un roi ibère contre les Parthes, puis envahissent par deux fois l’Arménie. Une partie d’entre eux gagne ensuite l’Europe centrale, mais la grande majorité demeure entre les montagnes du Caucase et les plaines du Donets, du Don et de la Volga, où ils fondent un royaume Alain au premier quart du IIIe siècle.

[1] Des sources chinoises les relient à l’ancien État de Yancai, qui aurait été rebaptisé Alanliao (cf. Asie centrale).


Le Caucase, champ de bataille entre Perses et Byzantins

Vers 180, le statut de l’Arménie se stabilise, en tant que vassale des Parthes, tandis qu’une autre lignée de princes arsacides accède au trône d’Ibérie (ou Karthlie) à la fin de la même décennie. La domination des Parthes est de courte durée : en 224, ils sont déposés par les Perses Sassanides. Les Arsacides d’Arménie s’allient alors aux Romains, pour faire face aux nouveaux maîtres de l’Iran qui annexent l’Adiabène, l’Atropatène et l’Albanie du Caucase. Cela n’empêche pas l’Arménie de passer à son tour dans le giron des Sassanides, vingt ans plus tard, mais Rome rétablit le Royaume arsacide en 298 : sa ville majeure est Dvin, construite dans les années 330. Entretemps, en 301, le souverain arménien s’est converti au christianisme, sous l’influence d’un Parthe converti en Cappadoce, « Grégoire l’illuminateur », qui devient le premier catholicos (pasteur suprême) de la jeune Église arménienne[1]. Vers 330, la religion chrétienne séduit aussi la cour d’Ibérie, où la dynastie des Arsacides s’est éteinte, au profit de celle des Chosroïdes, issue des Mihranides, une famille sans doute d’origine iranienne. La foi chrétienne se propage également en Albanie du Caucase, dirigée par une branche des Arsacides depuis la fin du IIIe. Mais, délaissés par des Empereurs romains qui pourchassent encore leurs propres chrétiens[2], tous ces États sont de nouveau vassalisés par les Sassanides, au tournant des années 350/360. Seule la Lazique reste pro-romaine, suspendue aux vicissitudes de la politique de l’Empire romain d’Orient (ou Byzantin) et à l’issue des guerres qu’ils livrent aux Perses.

Une nouvelle fois en proie aux troubles – le roi étant contesté par certains de ses grands féodaux – l’Arménie est finalement divisée en deux, en 387 : l’ouest constitue un royaume vassal de Byzance (qui l’annexe rapidement), tandis que l’est forme un royaume d’abord sous tutelle des Sassanides, puis annexé une quarantaine d’années plus tard. Cet épisode marque la disparition définitive des souverains Arsacides d’Arménie. Pour les remplacer, les Perses nomment des gouverneurs, les marzbans, le plus souvent choisis parmi les nobles arméniens. Au passage, l’Albanie du Caucase – rebaptisée province d’Arran – s’enrichit de terres longeant la Caspienne, ainsi que de territoires situés entre la rive droite de la Koura et l’Araxe, dont le Karabakh. Cette annexion se traduit par une large diffusion de la culture arménienne dans la population albanienne.

Entretemps, au début des années 370, le royaume des Alains a été détruit par les Huns, arrivant des steppes eurasiennes. Les survivants s’enfuient vers l’Ouest, où ils deviennent mercenaires des Romains d’Orient ou des Vandales, ou bien se sédentarisent dans le nord-Caucase où ils occupent une position clé, puisque leur territoire couvre le seul passage (difficilement) praticable entre la Ciscaucasie et la Transcaucasie : la passe qui sera d’ailleurs appelée « porte des Alains » en arabe. Ils s’y divisent en deux groupes antagonistes, l’un partisan des Byzantins, l’autre allié des Perses.

Brièvement interrompues en 532, les hostilités entre Perses et Byzantins reprennent moins de dix ans plus tard. Elles sont marquées par le partage entre les deux ennemis de l’Ibérie, après que son souverain Vakhtang Gorgaslani, le fondateur de Tiflis, eut rejoint le camp de l’Arménie dans la seconde moitié du Vème, alors qu’il était pourtant le gendre de l’Empereur sassanide. La monarchie d’Ibérie ayant été abolie en 580, l’autorité y est exercée par les princes des différentes provinces, sous la suzeraineté des Sassanides. Evincés d’Ibérie, les Mihranides accèdent en revanche au pouvoir dans l’Albanie voisine, après l’extinction des souverains arsacides à la fin du Ve : avec l’aval des Perses, leur branche cadette des Guaramides prend le titre d’Arranchah (chahs d’Arran), contre la promesse de ne pas se rallier aux Khazars, un peuple turcophone arrivé à la toute fin du VIe siècle sur les rives nord de la Caspienne. Fidèle allié des Byzantins, le khanat Khazar les aide, en 629, à lancer une offensive victorieuse contre les Perses, en proie à des rivalités dynastiques, et à s’emparer de toute l’Arménie. Il devient également un rempart contre les Arabes musulmans qui déferlent sur la région à partir des années 640.

[1] D’où le nom d’Église grégorienne donnée au culte arménien. Au début du Vème, l’écriture grecque est abandonnée au profit d’un nouvel alphabet autochtone, inventé par le moine Mesrop Machtots.

[2] Le christianisme ne devient religion d’Etat de l’Empire romain qu’à la fin du IVème.

Le Karabakh, future terre de discorde
Couvrant l'ouest de l'Azerbaïdjan et le sud de l'Arménie actuels, le Karabakh (« jardin noir » en turc) s’étend des hauteurs du Petit Caucase jusqu'aux basses terres situées entre la Koura et l'Araxe. Il se subdivise en trois sous-régions : le Haut-Karabagh (l’Artsakh des Arméniens), le Bas-Karabagh et la Siounie, à la frange nord-est du haut-plateau arménien.

De l’arrivée de l’islam à la fragmentation étatique

Venue du Moyen-Orient, la dynastie des Omeyyades soumet l’Albanie du Caucase dont la majeure partie de la population, soucieuse d’échapper à la menace khazare, se convertit à l’islam. En 654, les Arabes s’emparent de Derbent, ville-frontière de l’Empire sassanide. Leur élan est toutefois stoppé par la résistance qu’offrent les Byzantins, alliés aux Khazars et aux nobles chrétiens du sud-Caucase, du moins jusqu’à ce que l’Arménie ne change d’alliance en 661 : préoccupés par la faiblesse de la protection que leur offrent les Byzantins et par leur dogmatisme religieux[1], les seigneurs arméniens préfèrent négocier avec les califes arabes. En tant que province des Omeyyades, l’Arménie devient le théâtre des affrontements arabo-byzantins. Jouant de ces rivalités, le chef des Bagratouni, une famille originaire du nord-ouest, se fait reconnaître roi d’Arménie en 732 et fonde la dynastie Bagratide : bien que rendant toujours compte au gouverneur nommé par Bagdad, il n’en exerce pas moins une autorité sur les autres princes et émirs arméniens.

En Ibérie, les Arabes concrétisent leur domination par la création, au milieu des années 730, de l’Emirat de Tiflis. A la même époque, ils infligent plusieurs défaites aux Khazars, ce qui contraint ces derniers à déplacer le centre de leur khanat plus au nord et à confier à leurs vassaux Alains la garde de leurs frontières entre le Kouban et le Terek. C’est là qu’ils établissent leur royaume d’Alania, de confessio chrétienne orthodoxe, avec Maghas pour capitale. Dans les pays géorgiens échappant à l’influence arabe, l’heure est à l’émancipation : en Lazique, un prince se déclare indépendant de Byzance en 786 et prend le titre de roi d’Abkhazie, tandis qu’à l’est de la Géorgie apparait la nouvelle principauté de Kakhétie et que, vers 800, la partie mitoyenne de l’Albanie devient la principauté d’Héréthie. Un peu plus tard, en 813, le pouvoir en Ibérie-Karthlie est récupéré par une branche cadette des Bagratides qui forme le royaume des Kartvels. En Albanie, les Guaramides disparaissent au début du IXe. Ils laissent la place à plusieurs principautés, iraniennes, arabes ou arméniennes (comme le royaume de Khachen ou la principauté de Derbent, où des Arméniens installés par les Sassanides établissent un État qui durera jusqu’au début du XIIIe siècle).

Au milieu des années 810, l’autorité du califat sur les bords de la Caspienne est également contestée par la secte des Khurramites : coiffés d’un couvre-chef rouge (comme se seront plus tard les Qizilbashs), ses adeptes professent une « religion joyeuse », rejetant tous les interdits de l’islam. Après une vingtaine d’années de combats contre les troupes de Bagdad, leur chef est finalement tué. Mais cette révolte a prouvé que les Abbassides sont fragiles, ce dont profitent plusieurs de leurs gouverneurs pour s’émanciper : au début des années 860, les Arabes Mazyadides fondent l’Etat de Chirvan, au nord de la Koura, le long de la Caspienne (dans l’actuelle région de Bakou). En Arménie, un prince bagratide arménien profite lui aussi de l’affaiblissement des Abbassides – victimes de l’émancipation des Toulounides d’Egypte et de leur expansion jusqu’en Cilicie – pour se faire très formellement reconnaître roi, au milieu des années 880 ; il transfère sa capitale à Shirakavan. Bien que restant théoriquement vassal de Bagdad, Ashot 1er bénéficie en réalité d’une quasi-indépendance qui est même reconnue par Byzance, où un courtisan d’ascendance arménienne s’est emparé du pouvoir et a fondé une nouvelle dynastie[2]. Mais la stabilité de ce royaume arménien réunifié est sans lendemain : au tournant des IXe et Xe siècles, les Sadjides – des Sogdiens ayant pris le pouvoir dans une partie de l’Adharbaïdjan (l’ex-Atropatène) – s’emparent de Dvin et suscitent la création d’un royaume arménien rival, centré sur le lac de Van, le Vaspourakan.

Le khanat des Khazars vit quant à lui ses derniers instants : affaibli par la perte ou la rébellion de ses vassaux Magyars et Alains, il succombe en 965 à une attaque conjointe des Oghouz et des Rus de Kiev, qui menaient des raids dans la région depuis les années 850[3].

De son côté, le sud Caucase n’échappe pas à l’instabilité qui règne alors dans le monde iranien : dans les années 940, une famille persane du Daylem (les Sallarides ou Musafirides) s’empare de Dvin et met fin à l’existence de la dynastie Sadjide. Dans la seconde moitié du Xe, c’est une dynastie kurde, les Cheddadides, qui s’implante dans le haut Artsakh, à Gandja puis Partaw (ancienne capitale de l’Albanie), avant de s’emparer à son tour de Dvin, dans le premier quart du XIe et d’expulser les Rus de la région en 1031. Au Chirvan, les Mazyadides ont été évincés, à la fin des années 1020, par une lignée d’origine perse, les Kesranides, qui va étendre sa domination sur la région de Derbent ; ayant fait de Bakou sa capitale[4], elle parvient à subsister, comme vassale des puissances régionales successives, jusqu’à son incorporation par les Séfévides au milieu du XVIe. En Arménie, non seulement la monarchie bagratide s’avère incapable de reconquérir les territoires perdus mais, fidèle à ses traditions féodales, le pays arménien se fragmente à nouveau, avec un royaume principal à Ani, un secondaire à Kars et des principautés en Artsakh ainsi qu’en Siounie (ou Syunik, l’actuel Zanguezour) au sud.

Inversement, l’heure est à l’unification chez les voisins géorgiens : au milieu du Xe, l’Hérétie passe aux mains de la Kakhétie, tandis que l’Ibérie kartvel fusionne en 1008 avec l’Abkhazie, qui l’avait soumise quelques décennies plus tôt, pour former le royaume de Géorgie, gouverné par les Bagratides, avec Koutaïssi pour capitale. Quant à l’Adharbaïdjan, il est passé à la fin du Xe siècle aux mains des Rawadides, la dynastie kurde dirigeant l’émirat de Tabriz.

[1] L’Eglise arménienne est autocéphale : restée monophysite, elle est considérée comme hérétique par ses homologues latine et grecque, à la différence de l’Eglise géorgienne demeurée dans le camp des orthodoxes.

[2] Dite « Macédonienne », car son fondateur était né à Andrinople, cette dynastie règne à Byzance de 867 à 1057.

[3] Le khanat des Khazars disparait au début du XIème et eux-mêmes se fondent dans les populations turcophones et caucasophones avoisinantes.

[4] Bakou devient résidence royale après le tremblement de terre de Chémakham en 1191.


Domination seldjoukide et apogée géorgienne

Au début des années 1020, l’arrivée des premiers Turcomans seldjoukides dans la région précipite la chute des différents États arméniens : l’Empire byzantin récupère certains domaines que leurs souverains préfèrent lui céder, par crainte des envahisseurs, ou bien les annexe directement, comme Ani en 1045 et Kars vingt ans plus tard. L’autonomie arménienne ne se résume plus alors qu’à quelques poches, comme celle du Sassoun à l’ouest du lac de Van. En 1075, les Seldjoukides s’emparent aussi des derniers territoires des Cheddadides de Gandja, tout en laissant une branche cadette de cette famille régner, durant un siècle, sur Ani ou plus exactement de ce qu’il en reste : les Turcs ont en effet largement rasé la ville « aux cent palais et aux mille églises » au milieu des années 1060. Dans ce contexte, qui s’accompagne d’une « turquisation » de la population du Caucase, de nombreux Arméniens gagnent la côte méditerranéenne d’Anatolie : ils y fondent des principautés, puis un royaume d’Arméno-Cilicie (ou Petite Arménie[1]), qui s’effondrera à la fin du XIVème siècle[2].

En Adharbaïdjan et dans l’Arran, les atabegs – gouverneurs turcs des Seldjoukides – se sont largement émancipés de leurs maîtres au premier tiers du XIIe. A son apogée, leur dynastie Eldiguzide règne du nord de la Perse (Ispahan) jusqu’aux frontières de la Géorgie et de Chirvan, depuis ses capitales successives : Nakhitchevan (dans l’ancien Vaspourakan), puis Ardabil et enfin Tabriz, dont elle a évincé les Rawadides.

Quant à l’Arménie historique, elle se retrouve émiettée au milieu du XIIe en une multitude de petits États, coincés entre les Seldjoukides de Perse, l’Émirat turc des Danichmendides en Anatolie et l’Émirat des Zengides au sud du lac de Van : à l’exception des quelques confettis arméniens encore indépendants, la plupart de ces entités sont dirigées par des dynasties sunnites, turques ou kurdes, telles que les Saltoukides dans la région d’Erzeroum (qui succombent à la domination des Seldjoukides du sultanat anatolien de Roum au début du XIIe) et les Chahs Armens dont les possessions au nord du lac de Van passent aux mains des Ayyoubides du Proche-Orient, au début du XIIIe. Dans les années 1210, une partie de l’Arménie connait toutefois un début de renaissance – notamment en matière d’architecture religieuse – sous l’égide d’une famille de la principauté de Khachen qui étend son influence sur l’Artsakh et une partie de la Siounie.

A l’inverse de la fragmentation arménienne, l’unification géorgienne a poursuivi sa marche en avant, sous la conduite du roi David le Constructeur : au début du XIIe, il a annexé la Kakhétie-Héréthie et mis fin à l’émirat de Tiflis (1122), avant de s’emparer de l’ancien royaume arménien de Lori. L’apogée de la puissance de la Géorgie se situe au tournant des XIIe et XIIIe siècles, sous le règne de la reine Thamar qui, contrairement à l’usage, n’a pas épousé un prince géorgien mais alain : son royaume s’étend d’Erzeroum à Gandja et des confins de la Tcherkessie jusqu’à l’Azerbaïdjan, avec Chirvan et Trébizonde pour vassales et alliées. Tenant en mains les rênes civiles et militaires du royaume, la famille Zakarian fait passer sous contrôle géorgien l’ensemble du nord et de l’est arménien, de Kars et Ani à Lori et Dvin.

[1] Sans rapport territorial avec la Petite Arménie antique qui s’étendait entre la Colchide et le royaume du Pont.

[2] A l’extinction de la dynastie arménienne en 1342, le royaume était passé aux mains des Lusignan de Chypre.


De la mainmise mongole à la prise de pouvoir turcomane

L’existence de ces différentes entités va être bouleversée par l’invasion de nouveaux venus : les Mongols. Engagés dans la poursuite du dernier chah du Khârezm (cf. Asie centrale), ils dévastent l’actuel Azerbaïdjan en 1220 et s’installent dans la steppe du Mughan, au sud de l’Araxe et de la Koura. C’est de là que, l’année suivante, ils engagent une campagne contre les Géorgiens et leurs alliés régionaux, avant de s’avancer dans les steppes de Ciscaucasie : ils en chassent les Coumans (Turcs Kiptchaks), contraints de se replier au nord de la mer Noire, après avoir mis à sac le royaume des Alains, dont la plupart se réfugient dans les montagnes avoisinantes[1]. Les Mongols Gengiskhanides ne s’installent pas pour autant dans la région, ce dont profite le dernier chah du Khârezm – en fuite devant l’avancée mongole dans son royaume – pour reconstituer un État, en s’emparant du domaine des Eldiguzides et de Tiflis. Mais cette renaissance est brève, puisqu’il est battu en 1231 par une alliance entre les Seldjoukides d’Asie mineure et les Ayyoubides ; cette défaite fait l’affaire des Mongols qui, après avoir pris l’Iran, lancent plusieurs raids sur l’Arménie et l’Arran, vassalisent le Chirvan et subjuguent tout le sud-Caucase en quelques années, accentuant par ricochet sa « turcisation[2] ». La Géorgie se retrouve de nouveau divisée : sa partie orientale est incorporée à l’Ilkhanat mongol de Perse, basé dans la région de Tabriz (cf. Iran), tandis que l’Iméréthie est transformée en royaume vassal, toujours sous l’autorité de chefs bagratides. Malgré l’ampleur des massacres commis, la majeure partie de la noblesse chrétienne du Caucase et d’Anatolie fait allégeance à l’Ilkhanat qui, bien que d’essence chamaniste et bouddhiste, se montre tolérant vis-à-vis du christianisme, notamment nestorien.

C’est d’ailleurs ce qui vaut à l’Ilkhanat, dans les décennies suivantes, d’entrer violemment en conflit avec son voisin septentrional, le khanat de la Horde d’or : lui aussi est mongol, mais il est de confession musulmane, au même titre que ses alliés, les Mamelouks d’Égypte et le khanat Djaghataï d’Asie centrale[3]. A l’offensive, les troupes de l’Ilkhan franchissent le passage de Derbent fin 1262, mais elles sont battues sur les bords du Terek et doivent se replier en Azerbaïdjan. Au milieu des années 1330, l’Ilkhanat entre en décadence, ce qui favorise l’émancipation de certains de ses vassaux mongols : les Chupanides dans la région de Tabriz (royaume qui disparait quand la ville est prise par la Horde d’Or en 1357) et les Djalaïrides qui, depuis leur fief de Bagdad, conquièrent une partie de l’Azerbaïdjan et vassalisent le Chirvan.

De son côté, la Géorgie en profite pour se réunifier, mais cette renaissance est rapidement mise à mal par les attaques que le turco-mongol Tamerlan (Timour) mène dans toute la grande région entre 1387 et 1402. Ces raids ont également raison de l’Alania qui disparait à la fin du XIVe, pour se réduire à l’actuelle Ossétie : mêlés aux autochtones ou persanophones déjà présents, les Alains donnent naissance à l’actuel peuple des Ossètes, répartis de part et d’autre du grand Caucase et de confession majoritairement chrétienne dans un environnement essentiellement musulman[4].

Le sud-Caucase devient par ailleurs le théâtre des affrontements que se livrent les puissantes confédérations turcomanes apparues dans la région au XIVe siècle : d’abord établie dans l’est de la Perse, celle des Moutons noirs (Qara Qoyunlu) s’empare de Tabriz en 1375 et en fait sa capitale.  Allié à l’émir de Chirvan, redevenu indépendant, le roi géorgien essaie de s’en défaire des seconds, mais il est tué au combat au début du XVe. Battus par les armées de Tamerlan, les Moutons noirs reconstituent leurs forces, reprennent Tabriz en 1406, puis s’emparent de Bagdad quatre ans plus tard, ce qui accélère la chute des Djalaïrides.

De son côté, à partir des années 1440, la Géorgie éclate à nouveau en principautés rivales : la Kakhétie, la Karthlie (avec Tiflis) et l’Iméréthie (avec Koutaïssi et les principautés vassales de Gourie, de Mingrélie et d’Abkhazie) d’est en ouest. Le sultan des Moutons blancs favorise même la naissance d’un État géorgien tampon entre ses possessions de la région d’Erzeroum et l’Iméréthie : la principauté de Samtskhé. Apparemment mieux tolérés par les confédérations turcomanes, les Arméniens conservent quelques indépendances, dans le Sassoun, ainsi qu’à Hamchène sur les bords de la mer Noire ou encore dans les mélikats d’Artsakh et de Siounie.

L’élimination des Moutons noirs par leurs rivaux Moutons blancs, à la fin des années 1460, puis la déliquescence de ces derniers dans les années 1490, entraînent un bouleversement majeur en Perse et, par ricochet, dans les régions caucasiennes avoisinantes. Le pouvoir y est pris par une confrérie d’origine soufie, née en Azerbaïdjan oriental au tournant des XIIIe et XIVe siècles : les Séfévides. S’appuyant sur des tribus turcomanes de l’est anatolien coiffées de bonnets rouges (d’où leur surnom de « Qizilbash »), ils prennent Tabriz aux Moutons blancs, les battent en 1502 (près de Nakhitchevan) et provoquent leur disparition quelques années plus tard. C’est à Tabriz que leur chef Ismaïl se fait proclamer chah de Perse. De confession chiite, le nouvel Empire devient un rival de premier plan pour les Ottomans sunnites qui, après avoir conquis toute l’Anatolie, se répandent jusqu’en Égypte, au Proche-Orient et en haute Mésopotamie. Au début des années 1510, l’expansion ottomane en Anatolie orientale entraîne une révolte des tribus turcomanes qui, pour fuir la répression, se placent sous la protection des Séfévides : elles deviennent majoritaires en Azerbaïdjan, où leur langue va s’imposer sous le nom d’azéri. Les Séfévides ne sont pas à l’abri : chassés de Tabriz par les Ottomans, ils doivent déplacer leur capitale à Qazvin, près de Téhéran, au milieu du XVIe siècle.

[1] Certains Alains (les « Iasses ») s’enfuient vers la Hongrie, tandis que d’autres sont incorporés dans les armées mongoles de Chine (leurs descendants existent encore en Mongolie sous le nom de Asses).

[2] Les troupes mongoles sont largement composées de Turcs qui remplacent les populations décimées ou exilées.

[3] L’Ilkhanat finira par se convertir lui aussi à l’islam, à la fin du XIIIème.

[4] Les Ossètes du sud sont rapidement convertis au christianisme par les Géorgiens, ceux du nord plus tardivement, au XVIIIème, par des missionnaires russophones.


Le Caucase, champ de bataille des puissances régionales

Au milieu du XVIe, le partage territorial de la région est établi. Du côté de la mer Noire, les Ottomans – et leur vassal du khanat tatar de Crimée – dominent le Nord-Ouest du Caucase, dont l’Abkhazie, l’Ouest de la Géorgie (dont les populations, Adjars, Lazes et même Géorgiens ont été largement islamisées[1]) et le Sud de l’Arménie. A l’est, du côté de la Caspienne, la Perse règne sur une partie du Daghestan, la Géorgie orientale, l’actuel Azerbaïdjan et le Nord de l’Arménie ; le pouvoir des shahs y est le plus souvent délégué à des khanats vassaux : Derbent, Kuba, Bakou, Chirvan et Talych sur les rivages de la Caspienne, Sheki, Ganja, Erevan, Nakhitchevan et Karabakh à l’intérieur des terres. Au nord, dans une grande partie de la Ciscaucasie centrale et orientale, vivent des communautés de peuples indépendants : Kabardes, Karatchaïs, Balkars, Ossètes, Tchétchènes, ethnies du Daguestan… Certains, tels que les Tcherkesses et les Abkhazes ont été convertis à l’islam par les Ottomans ou les Tatars. C’est à cette époque que la Russie des tsars commence son expansion territoriale. Ayant détruit le khanat tatar d’Astrakhan sur la basse Volga (1566), elle est parvenue aux contreforts septentrionaux du Caucase et de premiers groupes cosaques se sont établis sur le Terek.

Dans la seconde moitié du XVIe, les Ottomans s’emparent de l’Adharbaïdjan, puis du Chirvan, de la Géorgie occidentale et méridionale, ainsi que de la quasi-totalité de l’Arménie. Ces territoires, dont Tabriz, sont repris quasi-intégralement, au tout début du XVIIe par le chah de Perse qui, au passage, déporte la population arménienne de l’Araxe vers sa nouvelle capitale d’Ispahan[2]. Il réitère l’opération en 1616, en déportant des centaines de milliers de Géorgiens vers l’Iran, pour punir la rébellion du roi de Kakhétie qui était pourtant considéré comme son plus fidèle vassal. Les hostilités perso-ottomanes s’achèvent, en 1639, par la signature d’un traité qui fixe la frontière des deux ennemis sur les monts Zagros : les Perses récupèrent Chirvan et l’Adharbaïdjan, ainsi que l’Arménie où ils « recrutent » des soldats pour leur armée. Quelques poches arméniennes autonomes subsistent de part et d’autre, dans le Sassoun et en Cilicie côté ottoman et dans les mélikats de Siounie et du Karabakh côté perse. Les États géorgiens ne sont pas épargnés par ces rivalités : Samtskhé et le littoral de l’Iméréthie sur la mer Noire passent aux mains de Constantinople, tandis que la Karthlie et la Kakhétie sont considérées par les Séfévides comme des quasi-provinces de leur Empire.

Au début du XVIIIe, l’affaiblissement simultané des Ottomans et des Perses conduit à l’émergence d’un nouvel acteur sur la scène caucasienne : la Russie. C’est vers elle que les Arméniens se tournent pour essayer de secouer le joug de leurs puissants voisins. Mais ces espoirs sont rapidement déçus. Lorsque les Ottomans – profitant des difficultés perses en Afghanistan – lancent une offensive dans la région, en 1722, les mélikats de Siounie et du Karabakh font appel aux Russes qui interviennent bien pour stopper l’avancée ottomane vers la Caspienne, en occupant son littoral ouest et sud, mais qui s’arrêtent là. Le traité russo-turc signé deux ans plus tard entérine la domination des Ottomans sur le sud-caucasien (Géorgie orientale comprise), tandis que Constantinople reconnait la souveraineté de la Russie sur les territoires qu’elle a conquis au détriment des Séfévides. Ayant surmonté leurs difficultés, ceux-ci retrouvent, entre 1732 et 1735, les possessions qu’ils avaient perdues, y compris les zones conquises par les Russes à Derbent, Bakou et dans le sud caspien, le tsar ayant alors besoin du soutien du chah pour faire face aux Ottomans et aux Tatars de Crimée.

Plus au nord, l’Empire tsariste continue à avancer ses pions. En 1739, il s’accorde avec Constantinople pour reconnaître la domination des princes kabardes sur toute la Ciscaucasie centrale. En revanche, il a établi une tête de pont au nord du Daguestan (le fort de Kizlar), avant d’en réaliser une deuxième en 1759, à Mozdok sur le Terek. A ce moment-là, la puissance iranienne a commencé à se désagréger, après la mort de Nadir Chah en 1747. A Chirvan renait un khanat indépendant, tandis que la Kakhétie et la Karthlie s’unissent à nouveau en 1762. Six ans plus tard, une nouvelle guerre russo-ottomane éclate : elle aboutit, en 1774, à un traité reconnaissant la souveraineté de la Russie sur toute la Kabardie et la Ciscaucasie centrale. Censé rester indépendant, le khanat de Crimée est annexé en 1783 par les Russes qui, du coup, s’emparent de toutes ses possessions au nord du Kouban. La même année, le royaume de Karthlie-Kakhétie accepte le déploiement de troupes russes sur son sol, pour se protéger des appétits ottomans, mais aussi des montagnards lesghiens du Daghestan. L’année suivante, le régime tsariste érige la ville de Vladikavkaz (« maître du Caucase), en territoire ossète, sur la route menant de Mozdok à la Géorgie, via l’imposant défilé de Darial[3].


La mainmise russe sur le Caucase

Ce sont toutefois d’autres envahisseurs qui se distinguent : en 1795, les Kadjars, nouvelle dynastie au pouvoir en Perse, mettent à sac Tbilissi. La Russie intervient : après avoir annexé en 1786 la région de Tarki (l’actuelle Makhatchkala) au nord du Daguestan, elle annexe la Géorgie orientale en 1801, puis la partie occidentale entre 1803 et 1810. Entre 1804 et 1806, elle poursuit sa progression vers l’est, et s’empare du Karabakh et de la Siounie, du Chirvan et de Darbent, ainsi que des khanats de Bakou et de Kouba. Dans le nord, les Russes repoussent leur frontière au sud du moyen Terek, où ils construisent la forteresse de Grozny (« Redoutable ») en 1810. Trois ans plus tard, sous la pression de son allié britannique – qui doit conserver de bonnes relations avec le tsar pour combattre Napoléon 1er en Europe – la Perse doit se résoudre à signer le traité de Gulistan : elle abandonne à la Russie tous ses territoires arméniens au nord de l’Araxe – exception faite des khanats d’Erevan et du Nakhitchevan – ainsi que le Daguestan, le nord de l’Adharbaïdjan et le khanat des Talych : de cette époque date le partage de l’Azerbaïdjan, entre une zone iranienne au sud et une zone azérie au nord. Le répit entre les deux puissances est de courte durée, puisque, en 1825, les Perses lancent une offensive sur le Karabakh. Après deux ans de conflit, la Russie récupère ce qui restait de l’Arménie sous tutelle perse[4]. L’année suivante, à l’issue d’une nouvelle guerre, les Ottomans doivent céder aux tsars le littoral nord-est de la mer Noire, dont les ports de Soukhoumi et de Poti, ainsi que le contrôle de la Circassie, région au sud du Kouban qui était jusqu’alors aux mains de leurs vassaux théoriques, les Tcherkesses (ou Circassiens). La mainmise tsariste sur l’ensemble de la Ciscaucasie ne sera toutefois complète qu’après plusieurs décennies de guerre, et plusieurs centaines de milliers de victimes (cf. La Tchétchénie et les guerres du Caucase).

En parallèle, la Russie poursuit son expansion en Transcaucasie. Elle achève l’annexion de la Géorgie par la conquête de la Mingrélie (1857), de la Svanétie au nord (en 1858) et de l’Abkhazie (1864). En 1877, elle attaque à nouveau les Ottomans, au nom de la défense des chrétiens (en l’occurrence les Slaves d’Europe, pas les Arméniens). A l’issue du conflit, Constantinople doit céder au tsar toute la région de l’Ardakhan allant de Kars à Batoumi. Le traité signé à Berlin en 1878 contraint également le sultan à engager des réformes « dans les territoires habités par les Arméniens » pour les protéger des Kurdes et les Circassiens. Le non-respect de ces promesses va déboucher sur un génocide (cf. Le génocide arménien).

Mémorial du génocide à Erevan. Crédit : Amir Kh / Unsplash

Comme ailleurs dans l’Empire tsariste, la politique de russification menée dans le Caucase s’avère si autoritaire qu’elle suscite de fortes réactions nationalistes. En Arménie, elle s’exerce contre les écoles et les biens de l’Eglise arménienne et débouche sur de très violents affrontements ethniques, entre Arméniens et « Tatars caucasiens » (le nom donné aux Azéris), les seconds étant armés par le vice-roi du Caucase, représentant régional du tsar. Commencée début 1905 à Bakou, cette guerre « arméno-tatare » ne s’achève qu’un plus tard, après avoir enflammé le Nakhitchevan, Erevan, le Karabakh, Gandja et même Tiflis. En Géorgie, la réaction à la politique de russification est menée par un mouvement marxiste fondé en 1892. Adepte de la ligne sociale-démocrate des mencheviks, il remporte en 1096 tous les sièges de députés attribués aux Géorgiens à la Douma russe.

L’effervescence est encore plus grande en Azerbaïdjan où l’exploitation de pétrole, démarrée en 1871 à Bakou, a attiré des ouvriers de toutes origines, sensibles aux thèses révolutionnaires qui commencent à monter en Russie. Les tensions ethniques y demeurent également vives, le sommet de la pyramide sociale étant occupé par les Russes et les Arméniens, au détriment des musulmans. Des affrontements sanglants opposent ainsi les Azerbaïdjanais et les Arméniens locaux en 1905 et 1918, tandis que naissent plusieurs mouvements nationalistes tels que le Moussavat (Egalité). Dans la partie iranienne, les « constitutionnalistes » s’emparent de Tabriz en 1908, après la suspension par le shah de la Constitution que son prédécesseur avait dû accepter (cf. Iran). Britanniques et Russes s’étant entretemps entendus pour partager l’Iran en zones d’influence, les seconds déploient des troupes dans la capitale de l’Azerbaïdjan iranien, afin d’empêcher que le pouvoir perse n’y effectue son retour.

[1] C’est le cas des Meskhets, Géorgiens turquisés et convertis au chiisme de la région d’Akhaltsikhe.

[2] Ces émigrés arméniens, comme ceux partis à Constantinople, en Crimée, en Pologne, en Italie ou en France vont contribuer à l’essor du commerce international entre la Perse et l’Europe.

[3] Dar e-Alan, « la porte des Alains » en persan.

[4] En 1840, la réorganisation de l’Empire tsariste sépare les terres arméniennes entre une province de Caspienne à l’est et une province de Géorgie-Iméréthie à l’ouest.


De brèves indépendances

En 1917, l’Empire tsariste est emporté par la révolution bolchévique. Au traité de Brest-Litovsk, signé en mars 1918, les nouveaux dirigeants de la Russie abandonnent toute prétention sur les conquêtes russes de 1878, ce qui permet aux Ottomans de récupérer Kars, Ardahan et même Batoumi. En Transcaucasie, le « comité spécial » mis en place après la chute des tsars refuse de passer sous la coupe des bolchéviks et proclame une République démocratique fédérative réunissant principalement les Azéris du Moussavat, les Géorgiens et les Arméniens. A peine deux mois plus tard, ces derniers doivent faire face aux ambitions de reconquête des Ottomans. Après avoir repris Kars, Van et l’Arménie occidentale, les troupes de Constantinople marchent sur Erevan, mais leur avancée est stoppée net, à Sardarapat, par les forces du Conseil national arménien. Fin mai 1918, celui-ci décrète l’indépendance de la République démocratique d’Arménie[1], quelques jours après que la Géorgie, puis l’Azerbaïdjan ont proclamé la leur et mis fin à la république transcaucasienne. C’est à cette occasion que le Moussavat choisit de s’inspirer du nom historique d’Adharbaïdjan pour qualifier son nouvel Etat, alors que ce terme ne désignait jusqu’à cette époque que la région adjacente du nord-ouest de la Perse, le reste étant appelé Arran et Chirvan[1]. Le gouvernement azerbaïdjanais est contraint de siéger à Gandja, puisque les bolcheviks se sont rendus maîtres de Bakou, dont le pétrole devient un enjeu majeur de la lutte que les Britanniques et les Ottomans se livrent pour le contrôle de la région. Les seconds remportent la première manche, en juillet 1918 : alliés aux nationalistes azéris de la République d’Azerbaïdjan, ils évincent le soviet de Bakou, pourtant aidé par les Anglais, à la demande de la Brigade cosaque persane, une unité d’élite organisée par les Russes, puis par les Britanniques. Vingt-mille Arméniens de la ville meurent massacrés par les Azéris.

De son côté, la nouvelle république arménienne dirigée par le Dachnak (Fédération révolutionnaire arménienne) signe, début juin 1918 à Batoumi, un traité de paix avec les Ottomans : ceux-ci obtiennent des territoires dans les provinces de Kars et d’Erevan, ainsi qu’un droit de passage vers l’Azerbaïdjan et une réduction de la taille de l’armée arménienne. Singulièrement amputé par rapport à ses prédécesseurs historiques, le nouvel Etat arménien installe sa capitale à Erevan. Très vite, il doit faire face aux prétentions territoriales de ses voisins caucasiens : l’Azerbaïdjan revendique le Nakhitchevan et le Karabakh, ainsi que le Zanguezour qui les sépare, tandis que la Géorgie réclame Lorri et la région de Alkhalkalaki. Fin 1918, un conflit armé éclate entre les deux pays, conduisant de nombreux Arméniens à quitter la Géorgie. Une médiation est effectuée par les Britanniques, dont les troupes se sont déployées en Transcaucasie, après la défaite ottomane lors de la Première Guerre mondiale : bien que majoritairement arménienne, Alkhalkalaki est attribuée à la Géorgie, tandis que Lorri – d’abord zone neutre – sera attribuée à l’Arménie. Ces frontières ne bougeront plus. Londres essaie aussi de trancher les autres différends, en attribuant le Karabakh à l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan à l’Arménie, celle-ci récupérant aussi l’administration de la région de Kars, largement peuplée de musulmans. L’agitation de sa minorité mahométane (environ un tiers de la population) est un des défis majeurs auxquels doit faire face l’Arménie indépendante, au même titre que l’accueil de nombreux réfugiés, l’absence d’infrastructures et des conditions économiques difficiles.

Inversement, la Géorgie est en pleine prospérité, sous la conduite des mencheviks qui lancent plusieurs réformes, notamment en matière agraire. Depuis son indépendance, le pays a par ailleurs profité de la défaite ottomane pour récupérer Batoumi, Ardahan et la région méridionale d’Akhaltsikhe. Mais il reste sous la menace des bolcheviks, a fortiori après la défaite des forces russes blanches de Denikine.

En Azerbaïdjan, les troupes britanniques (qui ont pris le relais des Turcs à la fin de la première Guerre mondiale) se retirent fin 1919 : la voie étant dégagée, l’Armée rouge entre dans Bakou en avril 1920, sans rencontrer de véritable résistance, et y proclame la république socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. A la même période, dans la partie perse, un mouvement autonomiste s’empare de Tabriz et instaure un gouvernement d’Azadistan qui réclame une place particulière pour la province d’Azerbaïdjan au sein d’une République iranienne et un statut officiel pour la langue azérie. La réaction de Téhéran est sans nuance et la rébellion est écrasée dès septembre suivant.

Dans le nord Caucase, la chute du régime tsariste s’est traduite par la naissance, à Vladikavkaz, d’une Assemblée des peuples – réunissant Ossètes, Kabardes, Tchétchènes, Daguestanais – en 1917 puis, l’année suivante, d’une République populaire socialiste des soviets du Terek. Sa brève existence est interrompue, début 1919, par l’arrivée des troupes antibolchéviques de Denikine qui s’emparent aussi du Daguestan, où des chefs religieux avaient proclamé en juin 1918 une République montagnarde du nord-Caucase, soutenue par les Ottomans et reconnue par la Géorgie. Le passage de la région sous domination communiste n’est que partie remise : début 1920, l’Armée rouge s’empare du nord-Caucase et, l’année suivante, les républiques du Kouban, de la mer Noire et de Stavropol sont réunies en une République autonome des Montagnards, au sein de la République fédérative de Russie.

En mai 1920, de nouveaux massacres d’Arméniens se produisent à Chouchi, dans la partie montagneuse du Karabakh. Prévu dans le traité de Sèvres (août 1920), le tracé définitif de l’Arménie est renvoyé aux calendes grecques, tandis que la Cilicie revient quasi-intégralement à la Turquie, alors que les accords de San Remo prévoyaient de la placer sous mandat français. Non contente d’avoir largement débarrassé l’Anatolie de sa population arménienne[3], la nouvelle République turque du très nationaliste Mustafa Kemal repart d’ailleurs à l’assaut de l’Arménie. En octobre 1920, ses troupes prennent Kars et massacrent tous ses habitants arméniens. Seule l’entrée de l’Armée rouge au nord de l’Arménie empêche la disparition totale du pays, qui n’en sort pas moins très amoindri du traité qu’il doit signer en décembre 1920 : il doit céder à la Turquie Kars et le Nakhitchevan, ce qui réduit son territoire à 30 000 km². En réalité, le gouvernement arménien qui signe ce texte n’a plus le pouvoir de le faire, puisque les bolcheviks ont proclamé une République socialiste soviétique d’Arménie le mois précédent.

[1] Le territoire arménien fait alors 42 000 km², dix fois moins qu’à son apogée, mais un tiers de plus qu’aujourd’hui.

[2] Adharbaïdjan ou Azerbaïdjan signifie « pays du feu sacré » en persan, référence au culte zoroastrien. Un des trois grands temples mazdéens est situé dans la partie iranienne.

[3] De nouveaux massacres commis en 1921 à la frontière turco-syrienne, puis en 1922 à Smyrne, entraînent l’exode des derniers Arméniens de Cilicie vers la Syrie et le Liban.


La soviétisation en marche

Ayant soldé les cas arménien et azerbaïdjanais, les nouveaux dirigeants russes peuvent alors se consacrer pleinement à la Géorgie. En février 1921, leurs troupes entrent dans Tiflis. Le traité russo-turc signé en octobre suivant confirme le retour d’Ardahan à la Turquie, mais permet à la Géorgie de conserver Batoumi, sous réserve que sa région environnante, l’Adjarie, bénéficie d’un statut d’autonomie. Une république autonome est également créée pour les Ossètes du sud, distincte de l’Ossétie du nord déjà sous tutelle russe. Les bolcheviks récompensent ainsi des minorités numériquement faibles (Ossètes, mais aussi Abkhazes), qui avaient été réprimées par la Géorgie indépendante pour avoir essayé d’instaurer le communisme. Le traité de Kars parachève aussi l’amputation du territoire arménien : d’un côté, la région d’Igdir, conquise par les Russes entre Araxe et Mont Ararat en 1828, est cédée à la Turquie ; de l’autre, le Haut-Karabakh (majoritairement peuplé d’Arméniens) est rattaché à l’Azerbaïdjan, de même que le Nakhitchevan qui reste séparé du territoire azerbaïdjanais par le Zanguezour arménien[1]. Inversement, la Géorgie conserve des territoires méridionaux majoritairement peuplés d’Arméniens (la Djavakhétie) ou d’Azéris (le district oriental voisin). A l’époque, ces aberrations géographiques ont peu d’importance, puisque les trois républiques soviétiques du sud-Caucase sont intégrées, en 1922, au sein d’une même République socialiste fédérative de Transcaucasie[2].

Comme dans le reste de l’URSS, la collectivisation soviétique s’accompagne de famines et de déportations des opposants au régime. Après une révolte du Dachnak réprimée en 1921, les derniers soubresauts ont lieu en 1924 en Géorgie : ils sont sévèrement réprimés par le communiste géorgien qui dirige la Transcaucasie, Grigori Ordjonikidzé, auquel succède son compatriote Lavrenti Beria en 1931. La répression des mencheviks, des nationalistes, des paysans révoltés et enfin des membres les plus modérés du PC géorgien entre 1936 et 1938, fait des milliers de morts.

La région n’échappe pas aux tripatouillages frontaliers que va effectuer, dans les années 1930, le nouveau chef de l’URSS : l’osséto-géorgien Joseph Djougatchvili, dit Staline. Désireux d’en finir avec « les survivances du féodalisme et du tribalisme », « l’homme d’acier » supprime la République des montagnards. Elle est remplacée par des républiques ou régions autonomes, dans lesquelles les nationalités sont regroupées par deux : l’une d’elles associe ainsi les Kabardes caucasiques aux Balkars turcophones, tandis que les Karatchaïs (qui parlent la même langue que les seconds et descendent probablement aussi des Coumans), sont associés aux Tcherkesses, habitant de l’autre côté des hauteurs de l’Elbrouz. Des autonomies sont aussi créées pour les Adyguéens et les Daghestanais. Région autonome depuis 1924, l’Ossétie du nord est promue au rang de république autonome, de même que la Tchétchénie à laquelle est associée l’Ingouchie. Quant aux Abkhazes, ils sont rattachés en 1931 à la Géorgie, alors que les autres régions de peuplement circassien ont été intégrées à la Russie.

En Transcaucasie, la république fédérative est également dissoute en 1936 : elle laisse la place aux républiques socialistes à part entière d’Arménie, d’Azerbaïdjan et de Géorgie. Toutes demeurent étroitement contrôlées par Beria, devenu chef de la police politique et fidèle bras droit de « l’homme d’acier » qui dirige l’URSS.

En 1941, lors de la seconde Guerre mondiale, Russes et Britanniques décident d’occuper l’Iran, afin d’éviter que le pays ne bascule dans le camp nazi. L’entrée de troupes soviétiques dans la province azerbaïdjanaise, suivie de l’abdication du chah, favorise la naissance d’un parti communiste iranien, le Toudeh, et l’apparition d’un mouvement autonomiste dans l’Azerbaïdjan iranien (ainsi qu’au Kurdistan, cf. Iran) : un gouvernement autonome y est même formé fin 1945, avec l’appui de l’URSS. Mais celle-ci ayant normalisé ses relations avec Téhéran, en avril 1946, les troupes de Moscou se retirent et l’armée iranienne reprend le contrôle des provinces sécessionnistes en décembre suivant.

[1] Les deux deviennent Républiques autonomes en 1923 et 1924. La part des Arméniens au Nakhitchevan passe d’un peu moins de 50 % à 15 en 1926 et moins de 2 dans les années 1980.

[2] La République fédérative transcaucasienne sera dissoute en 1936.


L’heure des déportations de masse

Entretemps, à l’été 1942, les Allemands – qui ont envahi la Crimée – ont lancé une vaste offensive sur la Ciscaucasie, en direction de Batoumi côté mer Noire et de Bakou côté Caspienne. Mais elle tourne rapidement à l’échec : mises en déroute plus au nord, à Stalingrad, les troupes nazies doivent se retirer du Caucase début 1943. Malgré cette issue favorable, Staline considère que les forces du IIIème Reich n’ont pu occuper la région qu’avec le concours d’un certain nombre de peuples locaux, en particulier ceux luttant contre la collectivisation des terres ou prônant le pantouranisme, c’est-à-dire l’union de toutes les populations de langue turque dans une seule et même nation autre que l’URSS. Considérant qu’ils ont trahi, le dictateur soviétique ordonne la déportation d’une dizaine de peuples entiers vers l’Asie centrale (cf. Russie historique). De novembre 1943 à mai 1944, la mesure touche les Karatchaïs, les Balkars, les Tchétchènes et leurs cousins Ingouches. Même des peuples n’ayant pas été en contact avec les Allemands sont déportés : c’est le cas, fin 1944, de 200 000 musulmans de Géorgie – Kurdes, Lazes d’Adjarie et surtout Meskhets – dont Moscou veut éviter qu’ils n’entrent en relation avec la Turquie. Sont aussi déportés les « Hemshins », Arméniens islamisés aux XVIIe et XVIIIe siècles. Inversement, l’Ossétie du nord est récompensée de sa fidélité au régime : elle hérite de la petite région de Prigorodny, au détriment de l’Ingouchie voisine, ainsi que du district et du corridor de Mozdok.

Lorsque débute la guerre froide, en 1947, l’URSS relance la question arménienne et demande que la Turquie pro-occidentale lui restitue Kars et Ardahan, mais le soutien américain à son allié turc met fin à ces exigences. Staline favorise en parallèle le retour en Arménie soviétique des Arméniens de la diaspora : 150 000 saisissent l’occasion, mais déchantent rapidement et dissuadent leurs proches de les rejoindre. Quelque 40 000 feront le chemin en sens inverse, à partir de 1956, quand ils seront autorisés à quitter le sol soviétique.

L’économie de la République a pourtant commencé à s’améliorer après la mort de Staline, en 1953, dans le domaine agricole mais surtout dans l’industrie, l’extraction minière et l’hydroélectricité. En Géorgie, la déstalinisation ne se déroule pas sans heurts : vécue comme une atteinte au nationalisme géorgien, elle entraîne un soulèvement de Tbilissi en mars 1956 ; sa répression fait des centaines de morts. La reprise en main politique de la république s’accompagne en revanche d’un essor économique qui favorise la corruption et l’enrichissement des puissantes mafias locales. Inversement, l’économie de l’Azerbaïdjan se dégrade, du fait de la chute de la production pétrolière de Bakou. La fin de l’année 1956 voit par ailleurs la réhabilitation d’un certain nombre des peuples « punis » durant la seconde Guerre mondiale : Karatchaïs, Balkars et Kalmouks sont autorisés à revenir chez eux, mais pas les Meshkets, ni les Allemands de la Volga et les Tatars de Crimée. Quant aux Tchétchènes et aux Ingouches, ethniquement proches[1], ils bénéficient d’une république autonome commune qui ne récupère pas, pour autant, les terres ingouches attribuées à l’Ossétie du nord.

[3] Tchétchènes et Ingouches sont parfois désignés sous le nom collectif de Vaïnakhs.


Le retour des aspirations nationales

En Arménie, les années 1960 voient le retour des revendications irrédentistes. En 1965, des manifestations de masse commémorent le cinquantième anniversaire du génocide et, deux ans plus tard, un mémorial du souvenir est érigé à Erevan. Mais la répression soviétique ne se relâche pas à l’encontre des militants nationalistes qui sont emprisonnés. En Géorgie, la corruption a atteint une telle ampleur que la direction du PC géorgien change de main en 1972 : elle échoit au chef du KGB local, Edouard Chevardnadze, qui se distingue en empêchant, six ans plus tard, que le géorgien ne perde son statut de langue officielle de la république. En 1985, il rejoint Moscou comme ministre des Affaires étrangères de Gorbatchev.

La politique réformatrice de ce dernier, la perestroïka, réveille les aspirations nationalistes géorgiennes. Fin 1987, une manifestation célèbre le soixante-dixième anniversaire de la brève indépendance du début du siècle, tandis que d’autres opposants fondent le Parti national démocratique. Ces divisions au sein de l’opposition se traduisent par des surenchères nationalistes s’exerçant au détriment des minorités. Les premiers à être visés, en juin 1988, sont les Meskhets qui regagnent clandestinement leur pays. En octobre suivant, ce sont les Azéris de l’est du pays qui sont victimes d’exactions. A l’ouest, ce sont les 100 000 Abkhazes, majoritairement musulmans, qui réclament leur retour dans la république de Russie, bientôt rejoints par les Ossètes qui exigent d’être rattachés à la république autonome russe d’Ossétie du nord. Jugeant que Moscou instrumente les minorités caucasiennes pour fragiliser la cause nationaliste géorgienne, celle-ci s’exacerbe. Fin 1988, 200 000 Géorgiens manifestent dans Tbilissi contre la russification, le communisme et en faveur de l’indépendance. En avril suivant, des manifestants pacifiques sont sauvagement assassinés dans la capitale par des soldats soviétiques ivres. Le couvre-feu est instauré et le premier secrétaire du PC géorgien limogé, mais le calme ne revient pas. Les mois suivants, l’opposition fonde le Front national géorgien et 250 000 personnes défilent pour commémorer l’indépendance du début du siècle. Le soviet suprême géorgien ayant voté la séparation de l’URSS, de premières élections libres sont organisées en octobre 1990. Emaillées de nombreuses violences, alimentées par les puissantes mafias locales, elles voient le large succès de la Table ronde libre du dissident Zviad Gamsakhourdia, loin devant le PC. Le nouvel homme fort du pays remporte encore plus largement (87 %) l’élection présidentielle de mai 1991, après que près de 90 % de la population a voté par référendum en faveur de la « restauration » de l’indépendance. Entretemps, Gamsakhourdia a commencé à exercer sa vision autoritaire du pouvoir : après avoir supprimé l’autonomie des Ossètes en décembre 1990, il fait arrêter un chef de milice nationaliste jugé trop puissant, Djaba Iosseliani. En revanche, les Abkhazes – bien que très minoritaires dans leur République – conservent leurs institutions, contre la promesse qu’ils ne proclameront pas leur indépendance.

L’agitation nationaliste met également en effervescence les deux autres républiques transcaucasiennes, avec le Haut-Karabakh comme pomme de discorde. Rattachée à l’Azerbaïdjan, la région est alors peuplée de 160 000 habitants dont près de 80 % sont Arméniens : en février 1988, ils sont 70 000 à manifester dans les rues de la capitale régionale, Stepanakert, pour demander le rattachement à l’Arménie. Les revendications sont reprises à Erevan, à l’initiative du « comité Karabakh » et de l’Union pour l’autodétermination nationale, fondée l’année précédente : quinze jours après les manifestations de Stepanakert, près d’un million d’Arméniens, soit presqu’un tiers de la population de la république, défilent dans les rues d’Erevan. Les passions s’enflamment aussi côté azéri : à la fin du mois, un véritable pogrom est mené contre les Arméniens dans la ville de Soumgaït, en lointaine banlieue nord de Bakou ; il fait plusieurs dizaines de morts. Moscou intervient en remaniant les directions des deux républiques rivales, mais l’agitation ne cesse pas. En juin, le soviet suprême arménien vote le rattachement du Haut-Karabakh à l’Arménie et des grèves générales éclatent à Erevan et Stepanakert, tandis que des manifestations anti arméniennes monstres ont lieu à Bakou et qu’un nouveau pogrom se déroule à Kirovabad (l’ex-Gandja). En Azerbaïdjan, les nationalistes s’organisent au sein d’un Front populaire azéri (FPA) qui est reconnu l’année suivante par les communistes locaux. Le violent tremblement de terre qui fait plusieurs dizaines de milliers de morts au nord de l’Arménie, en décembre 1988, freine un moment le mouvement : le couvre-feu est imposé à Erevan, les membres du comité Karabakh arrêtés et une commission spéciale mise en place pour administrer le Haut-Karabakh. Mais, à la faveur de la désagrégation de l’URSS, l’agitation reprend, accompagnée de migrations massives : plus de 200 000 Arméniens quittent l’Azerbaïdjan, 80 000 Azéris faisant le chemin en sens inverse. Fin 1989, Moscou réattribue le Haut-Karabakh à l’Azerbaïdjan, sous réserve que l’enclave bénéficie d’une réelle autonomie, et pas seulement d’un statut. Mais les autorités de Bakou refusent cette condition, tandis que, en novembre 1989, celles d’Erevan proclament unilatéralement une République d’Arménie unifiée, incluant le Karabakh. De nouveaux pogroms anti-arméniens ayant éclaté à Bakou, en janvier 1990, ainsi qu’au Nakhitchevan (qui ne compte plus que 1 à 2 % d’Arméniens), l’URSS envoie des troupes rétablir l’ordre ; plusieurs centaines de nationalistes azéris meurent dans les combats dans la capitale azerbaïdjanaise. Le calme revient avec l’instauration de l’état d’urgence et la reprise en main effectuée par Ayaz Moutalibov, nouveau chef du PC local. Dans la foulée, il devient Président de la République d’Azerbaïdjan, qui succède à la RSS en novembre mais demeure membre de l’URSS.

Pendant ce temps, les combats déclenchés en janvier 1990 dans le nord de l’Arménie et le Karabakh se poursuivent, les forces arméniennes y faisant face aux milices azéries, soutenues par l’Armée rouge. Celle-ci se retire finalement, après l’échec du putsch communiste du 19 août 1991 à Moscou. Malgré son soutien aux putschistes moscovites, Moutalibov parvient à se maintenir au pouvoir : en septembre, il se fait élire – sans opposant – Président de la République nouvellement indépendante d’Azerbaïdjan. L’Arménie proclame sa propre indépendance le même mois, sous l’égide des nationalistes du Mouvement national arménien (MNA) qui la gouvernent désormais, souveraineté qui est rapidement reconnue par la CEE, les États-Unis et même par la Turquie. Le mois suivant, le leader arménien Levon Ter-Petrossian, ancien membre du « comité Karabakh », devient le premier président de la République élu au suffrage universel libre. Ces mouvements d’émancipation n’épargnent pas la partie caucasienne de la Russie, dont la Tchétchénie s’émancipe fin 1991 (cf. Tchétchénie et guerres russes du Caucase).

Une mosaïque ethnique et religieuse

Les invasions et redécoupages territoriaux successifs ont créé une incroyable distribution des peuples et des religions dans la région. Surnommé « la montagne des langues » par un géographe arabe du Xème siècle, le nord-est du Caucase compte à lui seul près de trente idiomes caucasiens, parlés dans les républiques russes d’Ingouchie, de Tchétchénie et du Daghestan, ainsi que dans le nord de l’Azerbaïdjan, au voisinage de langues turques telles que l’azerbaïdjanais, le nogaï ou le koumyk. Au nord-ouest, les langues caucasiennes (kabarde, adygué, abkhaze) voisinent avec des parlers indo-européens (comme l’ossète) ou turcs (karatchaï, balkar).
Le mélange des religions est à l’unisson. Aux confins majoritairement musulmans du Daguestan et de l’Azerbaïdjan, dans l’ancienne « Albanie du Caucase », un peuple orthodoxe (les Oudis) cohabite ainsi avec des « Juifs des montagnes » (les Judéo-Tates, de langue persane). Le Daguestan compte également des communautés de Vieux Croyants (Malokanes et Doukhobors), issus d’un schisme survenu au XVIIème siècle au sein de l’Eglise orthodoxe russe. Dans un environnement très majoritairement musulman (exception faite de l’Arménie, de la Géorgie et de l’Ossétie essentiellement chrétiennes), le sunnisme est dominant, sauf chez les Azéris qui sont aux deux tiers chiites. En Arménie subsistent par ailleurs des Kurdes de confession yazidie (considérée comme une déviance de l’islam, cf. Kurdes).
Ce mixage de nationalités et de confessions dépasse les frontières. Dans le sud de la Géorgie, les Arméniens forment la population principale de Djavakhétie et les Azéris sont les plus nombreux dans le district oriental voisin. Au Daguestan, la région de Khassaviourt, frontalière de la Tchétchénie, est majoritairement peuplée de Tchétchènes Akkine, alors que des districts septentrionaux, qui étaient essentiellement peuplés de Cosaques, ont été attribués à la Tchétchénie, à la fin des années 1950. Présents au sud-est du Daguestan, les Lezguiens constituent aussi la première ethnie du nord de l’Azerbaïdjan.  
L’effondrement de l’URSS – et l’homogénéisation des Républiques transcaucasiennes qui en a résulté – ont également redistribué les cartes ethniques en Ciscaucasie. Les districts orientaux de la région de Stavropol ont vu arriver des Arméniens et des Grecs pontiques fuyant la Transcaucasie, mais aussi des réfugiés tchétchènes et ingouches ou encore des Meskhets chassés d’Ouzbékistan (cf. ce pays). Ces migrants se substituent en partie aux Russes qui quittent ces régions ou connaissent une démographie en berne, notamment du fait des ravages de l’alcool. 
Le russe reste néanmoins la langue officielle d’une région qui se caractérise par la coexistence d’une économie officielle prospère (pétrole, caviar) et de fortes activités informelles (armes, drogue et or). A la chute de l’URSS, la plupart de ces trafics, ainsi que le contrôle de certaines frontières (et la perception des taxes afférentes), ont été largement abandonnés par Moscou aux divers clans ethnico-mafieux locaux, en échange du maintien de ces zones au sein de la Fédération de Russie. Il en va de même des fonctions politiques et des responsabilités locales de la police fédérale, ce qui garantit la prospérité de ce système clanique.

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