Nommée Bilad-al-Cham (« terre de la main gauche ») par les Arabes, la région est baptisée Levant par les Européens et Proche-Orient par les Français. Au XIXe siècle est ressorti le vocable Syrie, hérité de l’Antiquité, pour qualifier la province ottomane de Damas (ne comprenant alors ni Alep, ni le littoral). Les nationalistes arabes l’ont repris pour dénommer le vaste État qu’ils ont tenté de bâtir après la première Guerre mondiale, sur un territoire allant du Taurus au Sinaï, bien plus vaste que la Syrie contemporaine.
Cette région est bordée de deux séries de reliefs parallèles. Le premier, surplombant une étroite bande côtière le long de la Méditerranée comprend, du nord au sud, le Djebel alaouite, le Mont Liban (culminant à plus de 3 000 m) et les hauteurs de Palestine. Le second, davantage à l’intérieur des terres, est formé de l’Anti-Liban situé à cheval sur le Liban et la Syrie (dont le Qalamoun au nord et le Mont Hermon au sud), des plateaux sud-syriens du Golan, du Hauran et du djebel Druze, ainsi que des sommets de Jordanie. Des dépressions prennent place entre les deux chaînes : la vallée du fleuve Litani et la Bekaa (d’une altitude moyenne de 900 mètres) entre le Liban et la Syrie, la vallée du Jourdain et la Mer morte entre la Palestine et la Jordanie. Au sud s’étend le désert du Sinaï, bordé par les golfes d’Aqaba et de Suez, débouchant sur la Mer rouge. C’est également un désert, la Badiya, qui court depuis le centre de la Syrie jusqu’aux frontières avec l’Irak et la Jordanie.
SOMMAIRE
- Premières civilisations et premiers Etats
- Rivalités entre puissances régionales
- L’heure des Phéniciens et des Hébreux
- Entre néo-Assyriens et néo-Babyloniens
- Le difficile héritage d’Alexandre
- Entre Romains et Iraniens
- Califats et émirats musulmans
- Deux siècles de croisades
- Des Ottomans à la diffusion du sionisme
- Premiers pas du Liban, de la Syrie et de la Jordanie et premiers troubles en Palestine
Premières civilisations et premiers Etats
Entre -14500 et -11500, de premières traces de sédentarisation apparaissent au sud du Levant : des chasseurs-cueilleurs y développent la civilisation nommée Natoufienne, en référence avec un site situé dans la Cisjordanie actuelle. Sur la même rive occidentale du Jourdain, le site de Tell es-Sultan, proche de Jéricho, aurait été occupé entre 10 000 et 9 000 avant notre ère, à une période où le niveau de la mer Morte était sans doute plus élevé qu’aujourd’hui. Elle est considérée comme une des cités les plus anciennes du monde, même si la notion de « ville », au sens d’une agglomération diverse sur le plan économique et social, n’est retenue que pour les regroupements humains apparus à partir du quatrième millénaire en Mésopotamie et en Iran. Plus au nord, la culture de Halaf se développe dans le sud-est de la Turquie et dans le nord de la Syrie et de l’Irak entre 6 100 et 5 500 AEC. En Syrie intérieure, les premières villes sont attestées dès la fin du quatrième millénaire (Tell Chuera -3100, Mari sur l’Euphrate v-2900) et certaines d’entre elles donnent naissance, au milieu du troisième, à des embryons d’Etats : Royaumes de Mari, d’Ebla, et de Qatnâ.
Vers -2900, arrivent au sud Levant des Sémites[1], venus du nord-ouest de l’Arabie : les Cananéens. Vénérant un vaste panthéon dont Baal est l’être supérieur, ils donnent son nom à la région : le Pays de Canaan. C’est là, en bordure de la Méditerranée, qu’ils fondent la ville de Tyr en -2750, puis celles de Byblos, Sidon (l’actuelle Saïda), ainsi que le Royaume d’Ougarit (près de Lattaquié) vers -2035. Les Cananéens développent le commerce maritime et l’artisanat, en particulier le travail du cuivre et celui de la fonte du bronze.
Vers -2300, d’autres Sémites apparentés aux Cananéens, les Amorrites (ou Amorrhéens[2]) s’établissent au sud de la Syrie. Au nord, s’installent des Hourrites (originaires du sud-Caucase, de langue inclassable) : ils fondent de petits Etats au Subartu[3], sur un plateau semi-désertique de haute Mésopotamie que les Arabes appelleront Djézireh (« l’île »). Cette configuration est de courte durée puisque, une cinquantaine d’années plus tard, un autre roi sémite, Sargon d’Akkad, s’empare du Subartu, de Mari, Ebla et de toute la Syrie septentrionale jusqu’à la chaîne des monts Taurus, au sud-est de l’actuelle Turquie. Mais l’Empire Akkadien disparait rapidement, ce qui rend leur liberté aux royaumes locaux, avant qu’il ne passent brièvement sous tutelle sumérienne (v -2112, la troisième dynastie d’Ur réunifie en partie la Mésopotamie, jusqu’à Mari) puis qu’ils n’éclatent, au début du deuxième millénaire, en Etats Amorrites rivaux dans le nord de Syrie : Mari, Ebla et Qatnâ, mais aussi Yamhad autour d’Alep, Ekalâttum en Djézireh, Amurru plus au sud. Cet édifice est mis à bas, au milieu du XVIIIe siècle par le roi Amorrite de Babylone, Hammourabi, dont l’Empire babylonien détruit Mari (-1759), vassalise Ekalâttum et conquiert le nord de la Mésopotamie jusqu’au Subartu.
Entre -1850 et -1750 environ, les cités-Etats côtières des Cananéens subissent quant-à-elles la pression d’autres nomades Sémites, venus du nord du désert arabique (comme les Araméens) ou bien de basse-Mésopotamie, comme la tribu que conduit Abraham, un patriarche dont l’historicité est incertaine, mais qui est présenté comme l’ancêtre œcuménique duquel descendent à la fois des tribus arabes et juives ; les premières via son fils Ismaël (enfanté de sa servante Agar) et les secondes via son petit-fils Jacob (lui-même fils d’Isaac, né de l’union entre Abraham et sa femme Sarah). Les descendants de Jacob (renommé Israël, « Dieu a combattu à ses côtés ») vont recevoir le nom d’Israélites (ou Hébreux[4]). Vers -1650, une partie de ces « enfants d’Israël » quitte Canaan pour l’Égypte et le delta du Nil ; depuis le début du XVIIe, celui-ci est aux mains des « Hyksos », un conglomérat de peuples vraisemblablement sémites et hourrites qui a ravagé toute la zone et provoqué des déplacements de population jusque dans l’île de Chypre.
A la même époque se propage le premier alphabet linéaire connu : apparu vers -1850 dans une mine égyptienne du Sinaï, il a été écrit par des travailleurs cananéens qui ont « retranscrit » dans leur langue les hiéroglyphes égyptiens. Après s’être propagé en pays de Canaan, il donne naissance, vers -1500, au premier alphabet phonétique connu, en langue ougaritique, voisine du cananéen : composé uniquement de consonnes, il reprend le système alphabétique du Sinaï, mais avec des signes cunéiformes[5].
[1] Le vocable « Sémite » a été créé à la fin du XVIIIe siècle de notre ère par des érudits allemands, en référence à un fils de Noé, Sem, dont la Bible affirme que les descendants ont essaimé au Levant .
[2] Du nom akkadien, Amourrou (Amurru), que les Mésopotamiens donnaient à la région située à l’ouest de leur pays.
[3] Subartu désigne un territoire ou un groupe de populations de haute Mésopotamie ayant eu des acceptions différentes, entre les troisième et premier millénaire AEC. Durant la première moitié du deuxième millénaire, le terme correspond à plusieurs principautés peuplées de Hourrites, mais dirigées par des rois Amorrites, dans la région allant du Haut Tigre jusqu’à la rivière Khabur.
[4] Le terme Hébreu viendrait d’Eber, arrière-petit-fils de Sem, fils de Noé. Dans une autre étymologie, le nom signifie « qui vient d’au-delà du fleuve » en l’occurrence l’Euphrate. Une autre origine possible le lie aux Habiru, des nomades pillant Canaan vers 1350 avant J.-C. ou aux Apiru, les serfs originaires d’Asie soumis à la corvée en Égypte.
[5] A la disparition d’Ougarit, l’alphabet se divisera en deux rameaux : l’un qui se répandra en Arabie (sabéen et autres langues sud-arabiques), l’autre qui deviendra le phénicien ; de lui dériveront les alphabets paléohébraïque, araméen (dont sont issus les alphabets arabe et hébreu) et grec (dont découleront les alphabets étrusque puis latin, copte et cyrillique) ; ce sont les Grecs qui introduiront des voyelles dans l’alphabet uniquement consonantique des Phéniciens.
Rivalités entre puissances régionales
Dans la seconde moitié du XVIIe émerge une nouvelle puissance : le Royaume du Mitanni (ou de Hourri), né de la fusion d’une vingtaine d’Etats hourrites et sémites des hautes Mésopotamie et Syrie, sous la direction probable d’une aristocratie indo-aryenne. A la même époque, Mari passe sous la domination des Kassites, un peuple d’origine encore inconnue, issu des montagnes du Zagros (à l’ouest de l’Iran) : ils y fondent le royaume de Hana (ou Khana) qui s’allie à un peuple indo-européen établi en Turquie, les Hittites. Au début du XVIe, cette alliance détruit le Royaume amorrite de Yahmad et provoque la chute du 1er Empire Babylonien.
Vers -1500, le pouvoir croissant des Hittites est toutefois freiné par l’expansion du Mitanni qui domine alors le nord de la Mésopotamie et le nord de la Syrie, jusqu’à l’importante cité maritime d’Ougarit, qui entretient de fructueuses relations commerciales avec l’île de Chypre. Le pays de Canaan perd quant-à-lui l’autonomie qu’il avait jusqu’alors réussi à conserver : il est victime des luttes que se livrent le Mitanni et l’Égypte, redevenue puissante après avoir expulsé les Hyksos. Sortis victorieux de ces affrontements, les Égyptiens dominent les cités-Etats cananéennes, avant d’être défaits par l’Empire Hittite (-1322). Quelques années plus tard, au début du XIIIe siècle, les Égyptiens reprennent le Levant qui, comme toute la région (Chypre comprise), connait vers -1280 une première vague migratoire d’envahisseurs, connus sous le nom de « Peuples de la mer[1] ».
Le rendez-vous entre les grandes puissances de la région a lieu vers -1274, à Qadesh : c’est là, au sud-ouest de la ville actuelle de Homs, que le pharaon égyptien Ramsès II doit affronter le Hittite Muwatalli II, soutenu par les Mitanniens et les rois amorrites de Syrie. Si le sort de cette bataille reste indécis, elle permet toutefois aux deux adversaires de fixer leur frontière commune sur l’Oronte, un fleuve qui traverse la Syrie occidentale du sud au nord. Vassalisé par les Hittites à la fin du XIVe, à la suite de sa défaite en pays de Canaan face aux Égyptiens, le Mitanni disparaît purement et simplement au milieu du XIIIe, victime des Assyriens, dont l’Empire s’étend jusqu’au nord de la Syrie. Le royaume d’Amurru passe, lui, sous domination hittite.
Dans la seconde moitié du XIIIe, des nomades araméens du moyen Euphrate mettent à profit la domestication du chameau pour se répandre dans tout le Proche-Orient et y fonder des royaumes : Hamat (l’actuelle Hama), Unqi, Bît Agusi (autour d’Arpad), Aram (autour de Damas).
La seconde moitié du XIIIe siècle, voire le XIIe – la date est incertaine, faute d’autre source que la Bible – voient aussi le retour des Hébreux d’Égypte en pays de Canaan, la « Terre d’Israël » (Eretz Yisrael) promise par Abraham et ses successeurs. Les Juifs appellent « Pessah » (la Pâque) ce passage vers la Terre promise, pour fuir l’esclavage auquel les Égyptiens les avaient potentiellement réduits. Cet Exode les conduit à traverser le Sinaï sous la conduite du légendaire Moïse, qui leur transmet un code d’essence divine (la Torah[2]) et leur révèle aussi le « nom propre » de leur Dieu, jusqu’alors appelé Elohim (« le Tout puissant », similaire au dieu El des Phéniciens) : le tétragramme YHWH, que les catholiques transcriront en Yahvé.
Sur le littoral, le début d’expansion de Tyr en Méditerranée est freiné par l’arrivée d’une deuxième vague de « Peuples de la mer » qui, tout au long du XIIe, saccagent la région et détruisent notamment Ougarit (vers -1190). L’un de ces peuples profite de la baisse d’influence égyptienne pour s’installer au sud de Canaan : les Pelesets, futurs Philistins, qui donneront leur nom à la Palestine. L’invasion provoque aussi la décadence des royaumes Sémites et Hourrites, ainsi que l’effondrement de l’Empire Hittite (-1189) qui est remplacé par des États dits « néo-hittites » (comme le Royaume de Karkemish au nord de la Syrie) qui entrent souvent en conflit avec les États araméens.
[1] Forgée au XIXe siècle de notre ère, l’appellation « Peuples de la mer » regroupe neuf groupes ethniques d’origine égéenne, italienne, anatolienne et libyenne.
[2] La Torah comprend les cinq premiers livres de la Bible (cf. Judaïsmes et sionisme).
L’heure des Phéniciens et des Hébreux
Vers -1100, le repli des Égyptiens est mis à profit par les Cananéens du littoral : les cités de Byblos et Arados, ainsi que le royaume de Tyr-Sidon prennent la succession commerciale d’Ougarit, notamment pour répondre aux besoins de l’Assyrie. Ceux que les Grecs vont appeler Phéniciens[1] s’aventurent en Méditerranée jusqu’en Afrique nord et au sud de l’Espagne, voire dans l’Atlantique. Ils en profitent pour diffuser leur alphabet. A partir de -1000, le terme Cananéen tombe d’ailleurs en désuétude : il est remplacé par les noms des peuples locaux qui en sont issus (Phéniciens, mais aussi Moabites à l’est de Mer Morte, Ammonites au nord de la Transjordanie, Edomites jusqu’au golfe d’Aqaba, nomades Amalécites du Sinaï et du Néguev).
Au milieu du XIe AEC, les Araméens poursuivent leur expansion et prennent la Haute-Mésopotamie aux Assyriens qui se replient sur leur berceau du Tigre (Assur-Ninive). En parallèle la montée en puissance des cités philistines du Pentapole (Ashdod, Ashqelon, Gaza…) ne tarde pas à se confronter à la Confédération israélite qu’ont formée les douze tribus des Hébreux, revenues d’Égypte ou restées en pays de Canaan. Vers -1050, pour se défendre de leurs voisins Araméens et Cananéens, leur alliance s’est même donnée un roi commun, Saül 1er, et a érigé Yahvé comme dieu unique. Vers -1010, le roi des tribus du sud, David, étend sa domination sur celles du nord. Son royaume Israélite soumet les Moabites, les Ammonites et les Edomites, s’empare de Jérusalem (aux mains des Amorrites Jébuséens) et fait alliance avec les Phéniciens pour lutter contre les Philistins. A sa mort (-970), David est remplacé par Salomon, qui érige le premier Temple de Jérusalem dans la décennie suivante. Le royaume unifié ne survit pas à la disparition de son chef (-931) : les dix tribus du nord forment le royaume d’Israël (le plus peuplé autour de Samarie) et les deux du sud le royaume rival de Juda (nom d’un fils de Jacob) comprenant Jérusalem.
[1] Le nom « phénicien » fait référence à la maîtrise, acquise dès le milieu du deuxième millénaire, de l’extraction de la teinture de pourpre à partir du murex.
Entre néo-Assyriens et néo-Babyloniens
A partir de -870, les Assyriens rebondissent : ils imposent en effet tribut aux néo-Hittites, ainsi qu’aux Araméens du nord-Syrie[1] qui sont contraints de renoncer à leur hégémonie sur la région… avant d’être purement et simplement soumis dans la seconde moitié du VIIIe. Les diverses indépendances locales prennent fin dans le dernier tiers du VIIIe : après avoir soumis la côte Philistine, les Assyriens imposent également tribut aux Royaumes de Transjordanie (Ammon, Moab, Edom), ainsi qu’aux cités phéniciennes (notamment Tyr, devenue la plus puissante, après s’être émancipée de Sidon vers -970) qui conservent toutefois leur autonomie, comme le Royaume de Juda. Déjà tributaire des Assyriens depuis un siècle, le royaume d’Israël connait un sort plus sévère : il est annexé et sa population déportée dans l’Empire. Les Assyriens sont également les suzerains de la dizaine de cités-royaumes (telles que Salamine) que compte l’île de Chypre.
L’autonomie de la Phénicie prend fin dans le dernier quart du VIIe, avec la prise de Sidon. Alors à son apogée, sous Assourbanipal, l’Empire « néo-Assyrien » s’attaque, dans la foulée, aux dernières possessions de l’Égypte au Levant. Mais il doit les lui rendre moins de cinquante ans plus tard, en échange de son aide pour combattre l’alliance que les « néo-Babyloniens » (Sémites Chaldéens de Babylone) ont nouée avec des peuples « Iraniens » nouvellement arrivés dans la région, les Mèdes et les Scythes. Malgré le soutien égyptien, l’Empire Assyrien est vaincu en -609 et démantelé : toute la zone allant de l’Elam à la Syrie-Palestine est attribuée aux « néo-Babyloniens » qui chassent les Égyptiens et reprennent Damas, Tyr, Sidon, Ashkalon, Juda… Assorties de déportations massives, ces conquêtes causent la disparition de la culture philistine. En -587, les Chaldéens prennent Jérusalem qui s’était rebellée, puis incendient le Temple de Salomon ; vingt mille Hébreux sont déportés à Babylone, tandis que d’autres s’enfuient en Égypte, où ils deviennent mercenaires du pharaon. C’est à partir de cette époque que le terme « Juifs », dérivé de Juda et Judée, se substitue progressivement à celui d’Hébreux[2]. Paradoxalement, l’Exil sur les bords de l’Euphrate va consolider leur identité religieuse et culturelle, avec quelques emprunts aux Mésopotamiens (dont le repos hebdomadaire du sabbat). C’est en effet sur la terre de naissance supposée d’Abraham que les Juifs vont se débarrasser de leurs derniers vestiges polythéistes (comme la croyance aux divinités des montagnes).
Les exilés sont autorisés à rentrer en -538, quand les Perses Achéménides – nouvelle puissance dominante de la région – envahissent Babylone ; les Hébreux bénéficient même de leur aide pour reconstruire le Temple (-515) et la muraille (-445) de Jérusalem. De leur côté, les cités Phéniciennes retrouvent un statut d’autonomie et Gaza devient la tête de pont des campagnes Achéménides contre l’Égypte, tandis que Chypre passe sous domination perse (vers -480).
Dans la seconde moitié du VIe siècle, des caravaniers Nabatéens, venus du nord-ouest de l’Arabie, s’infiltrent dans le Royaume d’Edom, au sud et à l’est de la Mer morte. Leur royaume de Nabatène acquiert son indépendance au IVe, avec Petra pour capitale (cf. Péninsule arabique).
[1] Malgré sa disparition sur le plan politique, l’araméen supplante l’akkadien à la fin du VIIe comme langue du Moyen Orient et de la Perse (sauf pour les Hébreux).
[2] Le terme grec de judaïsme apparaît vers 100 av. AEC.
Le difficile héritage d’Alexandre
A la fin des années -330, un nouvel acteur extérieur à la région entre en jeu : le Macédonien Alexandre le Grand, qui conquiert tout le Proche-Orient, occupe Chypre, soumet tout le littoral de Tyr à Gaza (provoquant la disparition des États Phéniciens), puis la Judée, la Samarie et la Syrie. A sa mort, en -323, son Empire éclate entre ses successeurs, les Diadoques, dont les plus importants sont le stratège d’Asie Antigone (qui a notamment hérité de la Syrie), le satrape de Babylone Séleucos (centré sur la Mésopotamie et l’Iran) et le satrape d’Égypte Ptolémée (qui règne aussi sur les côtes phéniciennes et sur Chypre, dont il accentue l’hellénisation). La dynastie des Antigone et celle des Lagides (héritiers de Ptolémée) se disputent les côtes du Levant et du sud syrien, tandis que le Royaume des Séleucides (dynastie de Séleucos) s’empare de la Syrie du nord à la fin du IVe et y installe sa capitale, à Antioche, sur les berges de l’Oronte[1]. A la fin des années 280, il prend également les côtes du Levant aux Antigone, mais doit aussi faire face aux menaces de sécession du nord syrien, appuyé par les Lagides : c’est le début des Guerres de Syrie (-274 à -271, puis -260 à -254 puis -246) qui se concrétisent par l’expansion de la dynastie régnante d’Égypte en Palestine, au Levant, en Syrie et en Mésopotamie.
Dans le désert arabe de Syrie, une oasis (connue depuis le début du deuxième millénaire sous le nom araméen de Tadmor) en profite pour prendre son indépendance et fonder, en -273, le Royaume de Palmyre (au nord-est de Damas). L’affaiblissement des Séleucides favorise aussi l’expansion du Royaume Nabatéen (-240). De leur côté, une dizaine de villes, fondées par des colons grecs en majorité à l’est du Jourdain (telle Philadelphia, future Amman), se fédèrent en « Décapole », afin de faire faire face aux prétentions des Juifs et des Nabatéens.
Au tournant des IIIe et IIe siècles, les Séleucides reprennent à leurs rivaux égyptiens la Syrie du nord, puis la Palestine, la Judée et le sud syrien. Mais leur politique d’hellénisation forcée passe mal auprès des Juifs qui se révoltent, sous la conduite des frères Macchabées, et obtiennent leur indépendance au milieu du IIe siècle AEC (dynastie des Hasmonéens), avec l’appui des Romains. A la fin du même siècle, ce sont des montagnards arabes, les Ituréens (dynastie Mennaïde), qui s’émancipent plus au nord, du Mont Liban jusqu’au Golan, puis d’autres Arabes à l’ouest de Palmyre, au siècle suivant : les Eméséniens constituent un royaume client des Romains à Emèse (Homs)[2].
De nouvelles évolutions surviennent au début du 1er siècle AEC, quand la Syrie et le nord de la Mésopotamie passent au Royaume de Grande Arménie, tandis que Damas se place sous la protection du royaume de Nabatène : enrichis par le commerce de l’encens et de la myrrhe de Shabwa et des perles du Golfe persique, les Nabatéens sont alors à leur apogée[3], avec un royaume qui s’étend jusqu’à la plaine du Hauran (au sud de la Syrie moderne). Ils sont toutefois concurrencés, dans leurs activités commerciales, par les Minéens du nord Yémen actuel et par les Gerrhéens du Golfe persique. En Palestine, les querelles incessantes des partis juifs conduisent leurs protecteurs romains à intervenir, en -66, pour « pacifier » la région.
[1] Antioche est aujourd’hui la capitale de la province turque de Hatay sous le nom d’Antakya.
[2] La ville d’Emèse célèbre le culte du dieu soleil El-Gabal (Heliogabale en grec).
[3] Les monuments les plus spectaculaires de Petra sont construits aux alentours de -100. La capitale est ensuite transférée au 1er siècle EC à Bostra, dans la plaine du Hauran. S’exprimant en araméen, les Nabatéens utilisent des caractères alphabétiques particuliers dont découlera l’écriture arabe.
Entre Romains et Iraniens
Au 1er siècle AEC, une nouvelle rivalité impériale s’installe entre les Parthes (qui gouvernent l’Iran et ont des vues sur la Syrie) et Rome (qui dépose le dernier souverain Séleucide en -64et s’empare de toute la région allant de la Mer Noire à l’Egypte). Les guerres Parthiques vont durer jusqu’au début du IIe siècle EC avec des fortunes diverses, de part et d’autre de l’Euphrate. Au Proche-Orient, les Romains consolident leur pouvoir : Pompée prend Jérusalem (-63) et soumet la Syrie, Emèse, les principautés Ituréennes et la Palestine. A la différence de la Judée-Samarie, directement rattachée à l’Empire romain, la Galilée et une partie de l’Iturée sont confiées à la dynastie cliente des Hérode (-48). La région, comme la Syrie, sont contestées par les Parthes, mais Rome leur reprend Jérusalem (-37).
C’est donc sous l’administration d’Hérode que le futur Christ naît à Bethléem entre -9 et -2[1]. Aux environs de sa trentième année, Jésus de Nazareth commence ses prédications sur l’avènement du « Royaume de Dieu » : accompagné de « miracles », son discours rencontre d’autant plus d’écho que les Juifs attendent le « Messie » qui les délivrera des Romains. Cette popularité croissante finit par inquiéter les autorités politiques, mais aussi les grands-prêtres du temple de Jérusalem : le Galiléen est donc arrêté à Jérusalem juste avant la Pâque juive (fête marquant le retour d’Égypte), sans doute entre 30 et 33. Condamné à être crucifié par le préfet romain Ponce-Pilate, il ressuscite selon la croyance chrétienne.
Considérée au départ comme une secte juive parmi d’autres (cf. Judaïsmes et sionisme), la foi professée par le Nazaréen s’affirme comme une religion à part entière au cours des Ier et IIe siècles, tandis que le judaïsme traverse une profonde crise d’identité : celle-ci est notamment liée à l’attitude à adopter face à l’occupation romaine. Tandis que certains courants se sont ralliés à l’occupant, d’autres se révoltent : en 66, les Sicaires du parti des Zélotes, proches de la secte nationaliste juive des Pharisiens, s’emparent de citadelle de Massada, avant que l’empereur Titus ne prenne Jérusalem en 70, au prix de forces massacres et d’une nouvelle destruction du Temple[2], ce qui va renforcer le poids des synagogues et de leurs maîtres de prière, les rabbins. Les derniers résistants de Massada succombent trois ans plus tard. Dans le même temps, la prédication de Jésus se répand dans les juiveries de Babylone, d’Antioche[3], d’Alexandrie, ainsi qu’auprès des non-juifs (à Corinthe avec Saint-Paul et même à Rome). Les premiers Évangiles (« bonne nouvelle » en grec) sont rédigés par les apôtres Luc, Marc et Matthieu entre 70 et 80.
La Judée définitivement matée, c’est au tour de l’Arabie Nabatéenne – déjà tributaire de Rome – de passer sous sa domination, au tout début du IIe siècle. La situation profite à Palmyre qui s’impose comme nouveau centre du commerce oriental, reconnu par les Romains. Cette indépendance prend fin dans le dernier quart du IIIe siècle, quand Rome décide de mettre un terme à l’expansionnisme croissant de la reine Zénobie.
Les Juifs, eux, ne désarment pas : ils se révoltent de nouveau sous la direction de Bar Kokhba, de 132 à 135. La victoire romaine entraîne la destruction de Jérusalem (reconstruite en style grec et rebaptisée), la création de la province de Césarée (regroupant la Palestine et la Syrie) et l’expulsion des Juifs de Judée : obligés de s’établir en Galilée et sur le plateau du Golan, ils sont remplacés par des Samaritains et des chrétiens byzantins dans la région côtière et par des Arabes (Nabatéens et Ghassanides chrétiens) en périphérie. Juifs et Antiochiens se rebellent encore au milieu du IVe, mais le calme est rétabli. Les Juifs qui étaient interdits d’accès à Jérusalem depuis plus de deux siècles sont autorisés à y revenir. A la fin du IVe siècle, tout le Levant est sous contrôle Romain. C’est au cours de la seconde moitié de ce siècle qu’est finalisée la première rédaction du Talmud, compilation d’études rabbiniques sur la Bible[4].
A la chute de l’Empire romain d’Occident, son héritage est repris par celui d’Orient (dit ultérieurement « Byzantin ») qui laisse à un royaume vassal le soin de protéger le sud-est de son Empire contre les incursions des Bédouins et des Perses (qui ont pris la place des Parthes en Iran) : arrivés du sud de l’Arabie, ces vassaux Ghassanides exercent leur influence depuis le nord-ouest de la péninsule arabique et l’actuelle Jordanie jusqu’au sud de la Syrie et au Golan, où se trouve leur capitale. Adeptes de la doctrine monophysite, leur royaume va subir de plein fouet les querelles idéologiques agitant alors la chrétienté. Ainsi, à la fin du VIe, les Jacobites monophysites se mettent à traquer, au nord de la Syrie, les fidèles de l’ermite Maron (mort en 410) qui se sont ralliés aux thèses chalcédoniennes soutenues par Constantinople (cf. Les Églises chrétiennes d’Orient). C’est au nom de la défense de ces thèses que l’Empire « byzantin », devenu l’adversaire acharné du monophysisme, abandonne son vassal Ghassanide. Ces luttes fratricides ne sont pas sans conséquence : la région passe sous occupation perse dans les années 610[5], puis sous domination musulmane après la défaite des « Byzantins » devant les Arabes à Yarmouk (636), au sud de la Syrie, défaite qui provoque également la disparition de ce qui subsistait du royaume des Ghassanides. Quant aux disciples de Maron, les « Maronites », ils migrent vers le sud et se réfugient dans les grottes du nord Liban afin d’échapper aux combattants de l’islam.
[1] Le Christ serait né entre -9 et -2, avant le démarrage officiel de l’ère chrétienne (fixé seulement au XIe s.)
[2] Les seuls vestiges du Temple de Jérusalem sont les murs de soutènement de l’esplanade construite par Hérode et les restes des arches qui permettaient l’accès à cette esplanade.
[3] C’est à Antioche que les disciples de Jésus prennent, en 43, le nom de chrétiens.
[4] La rédaction (en araméen) du Talmud a débuté à la fin du IIe siècle en Galilée, par crainte que la domination romaine ne fasse disparaître des traditions jusqu’alors uniquement transmises par oral. Une seconde version, plus développée, est écrite à Babylone au Ve siècle, en mélange d’araméen et d’hébreu.
[5] L’occupation de la Palestine et de Jérusalem se traduit, notamment, par le transfert de la Sainte-Croix à Ctésiphon, alors capitale de l’Empire Perse.
Califats et émirats musulmans
Le calife des musulmans, Omar, s’installe à Damas (635) et ses troupes s’emparent de toute la Syrie cinq ans plus tard. Mais des divergences apparaissent rapidement sur le siège du califat. Omar est assassiné, de même que son successeur Othman. Le gendre et cousin de Mahomet, Ali, est alors choisi comme calife. Mais ce choix est contesté par la veuve du prophète, Aïcha, ainsi que par le gouverneur de Syrie, Mu’awiya : celui-ci réclame vengeance pour Othman, membre, comme lui, du clan mecquois des Omeyyades, le plus puissant de la tribu mecquoise des Quraychites. Fin 656, Ali triomphe d’Aïcha, mais il doit composer avec Mu’awiya, ce qui entraîne la première scission de l’islam, celle des Kharidjites (« ceux qui sont sortis », hostiles à toute négociation et partisans d’un Califat non héréditaire). C’est l’un d’eux qui, en 661, assassine Ali, dans sa capitale de Koufa. Refusant que son fils prenne sa succession, Mu’awiya se proclame calife et instaure le Califat Omeyyade, siégeant à Damas. Quelques années plus tard, les partisans d’Ali font sécession, ce qui donne naissance au chiisme (cf. L’Islam et ses chapelles).
S’étant rendus maîtres de la Syrie et de la Palestine, les Arabes Omeyyades décident de faire de Jérusalem une ville sainte musulmane : dans les années 690, le sultan Abd el-Malik y fait construire la coupole du Rocher ou « mosquée d’Omar », sur l’esplanade même de l’ancien Temple de la ville. A partir de 705 débute la construction de la mosquée Al-Aqsa, en même temps qu’est érigée la grande mosquée de Damas. Au milieu du VIIIe, les Juifs du Califat Omeyyade reçoivent le statut de « dhimmis », comme les chrétiens et les zoroastriens : ils sont soumis à la loi coranique, mais peuvent garder leur religion en échange d’un tribut.
Dès les années 740, les Omeyyades doivent faire face à la montée en puissance d’un clan rival : les Abbassides. Descendant d’un oncle de Mahomet, Abbas, ils se considèrent en effet comme les héritiers légitimes du prophète, car issus du même clan que lui au sein de la tribu des Quraychites : les Hachémites. Avec le soutien des Arabes et Iraniens convertis du Khorasan, ces rebelles s’emparent du califat en 750, massacrent les princes Omeyyades (dont un des rescapés fondera la dynastie régnante de Cordoue en Espagne) et instaurent le Califat Abbasside, dont la capitale est établie à Bagdad. En pratique, la domination califale sur la Syrie est très relative : dès la fin du IXème, elle passe aux mains des Toulounides, dynastie qui s’est émancipée des Abbassides et gouverne l’Egypte. A la même période, un chef militaire du Califat se rebelle en haute Mésopotamie où il fonde un premier Emirat, dit Hamdanide, à Mossoul, puis un second à Alep (944). La Syrie méridionale est quant à elle placée sous la coupe des Ichkidides, nouveaux vassaux nominaux des Abbassides en Egypte.
C’est de ce pays qu’arrive la vague qui, dans la seconde moitié du Xème et au début du XIème, va provoquer la disparition des Hamdanides et réduire le Califat Abbasside au seul pouvoir spirituel. D’obédience chiite ismaélienne, la dynastie égyptienne des Fatimides s’empare de la Palestine ainsi que de l’ouest et du sud de la Syrie, avant de signer en 1001 un traité frontalier avec les Byzantins qui ont repris pied dans la région. Persécutés par cette dynastie chiite, de nombreux Juifs s’enfuient vers l’Afrique du nord et vers l’Espagne musulmane[1].
Le passage des Fatimides laisse une autre trace religieuse dans la région : en 1017, l’enseignant turc Al-Durzi crée en Syrie la secte druze qui professe le retour comme Mahdi (imam rédempteur) d’al-Hakim, le calife psychopathe des Fatimides d’Égypte, destructeur du Saint-Sépulcre (le tombeau du Christ) quelques années plus tôt. Au Xe siècle, une autre dissidence chiite s’était déjà installée dans les montagnes syriennes : la secte syncrétique des Alaouites, née en Irak au siècle précédent[2].
[1] Une partie des Juifs expulsés d’Espagne en 1492 rejoindra la Galilée, les autres gagnant les grandes villes de l’Empire Ottoman (Salonique, Constantinople)
[2] Dissidence du chiisme duodécimain, la doctrine nosairite (ancien nom des Alaouites) est considérée comme hérétique par l’ensemble des musulmans : elle a foi en la métempsycose et en certaines croyances païennes. Elle n’observe pas non plus à la lettre certains préceptes de la loi musulmane (sur la consommation d’alcool, le jeûne, le voile pour les femmes). Ce positionnement a valu de nombreuses persécutions à ses membres, sous les Mamelouks puis sous les Ottomans.
Deux siècles de croisades
La domination locale des Fatimides est de courte durée : dès la fin du XIe siècle, ils voient s’émanciper leurs vassaux turcs Seldjoukides qui forment deux principautés concurrentes, à Damas et à Alep. Dans le dernier quart du XIe, la région devient un terrain d’affrontement : d’abord entre les Fatimides et les Grands Seldjoukides d’Iran, puis avec les puissances chrétiennes d’Europe qui lancent des Croisades pour reconquérir la « Terre sainte » du Christ. Déclenchée en 1096, la première aboutit à la formation d’États « latins » au Proche-Orient, tels que la Principauté d’Antioche (fondée par le Royaume normand de Sicile) et surtout le royaume que Godefroy de Bouillon fonde à Jérusalem, après avoir pris la ville aux Fatimides (1099). Dans la première décennie du XIIe, les Croisés s’emparent d’Acre, puis fondent le Comté de Tripoli. Cette évolution fait sortir les maronites de leurs ermitages montagneux : ils se rallient à Rome, tout en restant indépendants sur le plan liturgique. L’époque voit aussi monter le sentiment anti-juifs en Europe, les pratiquants du judaïsme y étant à la fois considérés comme les assassins du Christ et comme des usuriers sans vergogne (nombre de banquiers et commerçants sont juifs).
Dans le camp musulman, la division est le maître mot des années qui suivent : au début du XIIe, l’atabeg (régent) de Damas renverse les Seldjoukides de Syrie et fonde la nouvelle dynastie des Bourides. A la fin des années 1120, c’est celui de Mossoul qui s’émancipe pour fonder la dynastie Zengide, laquelle évince les atabegs de la Principauté d’Alep, puis conquiert Edesse, siège d’un État chrétien au nord d’Alep depuis le milieu du XIe. Cette conquête déclenche la deuxième croisade, laquelle échoue devant Damas au milieu du XIIe. Les Zengides en profitent pour s’emparer de la ville en 1154 et mettre fin à la dynastie des Bourides, tout en se scindant eux-mêmes en deux branches : Zengides d’Alep et de Mossoul. Dans les années 1130, de nouveaux venus se sont également installés au nord du Mont Liban, à Masyaf, entre Antioche et Hama : les Nizarites, membres de la secte ismaélienne des « Assassins », originaire du nord iranien (cf. Iran).
Dans le dernier quart du XIIe, une nouvelle dynastie unifie de nouveau la région, de l’Égypte au Proche-Orient et au Yémen : celle des Kurdes Ayyoubides[1]. Après avoir pris Damas et Alep à d’autres souverains musulmans, leur chef Saladin reprend Jérusalem aux Croisés, dont le Royaume se trouve alors réduit à Tyr, au Comté de Tripoli et au krak des Chevaliers en Syrie. En 1189, les rois anglais, français et germanique déclenchent donc une troisième croisade qui leur permet de reprendre Saint Jean d’Acre et de contraindre Saladin à la paix (traité de Jaffa) : Jérusalem reste sous contrôle musulman, mais les pèlerins chrétiens peuvent de nouveau y accéder. Une trentaine d’années plus tard, à l’issue de la sixième croisade, la ville sainte est même purement et simplement rendue aux chrétiens par le sultan Ayyoubide d’Égypte… qui la fait reprendre moins de quinze ans après par ses combattants khârezmiens. A la mort de Saladin (1193), sa dynastie a en effet éclaté en branches rivales dont l’une règne sur l’Égypte, une autre sur Damas et Alep, une autre encore sur la haute-Mésopotamie.
Dans les années 1250, un nouveau venu entre en scène : ayant définitivement mis fin au califat Abbasside, l’Ilkhanat Mongol chasse les Ayyoubides de Bagdad, Mossoul, Damas et Alep, avec l’aide des rois chrétiens de Petite Arménie et de Sicile. Mais, en 1260, les Mongols sont vaincus en Galilée par les Mamelouks, nouveaux souverains d’Égypte : émancipés de leurs propres dirigeants Ayyoubides, ils se voient également reconnus comme sultans de Syrie et du Levant. Ils bénéficient du renfort des Kiptchak, l’ancienne garde turcique du Califat que les Mongols avaient envoyée sécuriser le nord-Caucase, mais qui a fait défection. Forts de leur succès, les Mamelouks reprennent Césarée, le Mont Carmel et Antioche.
La huitième Croisade, déclenchée en 1270, n’y change rien : les chrétiens sont chassés du Krak des chevaliers, subissent une nette défaite à Homs en 1281 (en dépit leurs alliance avec les Mongols) et perdent dix ans plus tard leur dernière possession régionale, Saint-Jean d’Acre. C’est la fin de la présence croisée, mais aussi de l’indépendance des Nizarites, que le sultan Mamelouk soumet dans les années 1270, après les avoir soutenus contre les Mongols[2]. C’est aussi le début des persécutions des sultans sunnites contre les chiites de la région, qui sont largement déplacés vers la Bekaa et le sud de l’actuel Liban, à l’exception des Alaouites : ceux-ci occupent la place laissée vacante par les Nizarites sur les hauteurs du littoral syrien (cf. l’islam et ses chapelles).
[1] D’Ayyûb, père de Saladin.
[2] Les mêmes Mongols ont mis fin en 1256 aux Assassins d’Alamut, au nord de l’Iran.
Des Ottomans à la diffusion du sionisme
Ravagée, comme toute la région, par le Turco-Mongol Tamerlan au début des années 1400, la Syrie passe des mains des Mamelouks à celles des Turcs Ottomans au début du XVIe. Dans l’actuel Liban, les nouveaux souverains accordent une relative autonomie à une famille d’émirs druzes, les Maan. S’étendant ponctuellement jusqu’à Jaffa au sud et Tripoli au nord, cet Emirat de la montagne est basé sur une alliance des Druzes avec l’autre minorité « hétérodoxe » réfugiée sur les hauteurs libanaises : les féodaux et paysans de confession maronite. Pour faire contrepoids à l’influence ottomane, les émirs se rapprochent de Rome (1535) et s’allient à la Toscane (1590). En 1697, l’émirat passe aux mains d’une famille sunnite, les Chehab.
Au début du XIXe siècle, le Liban, la Palestine et la Syrie deviennent un enjeu de pouvoir entre la « Sublime Porte » (le surnom diplomatique du pouvoir Ottoman) et un de ses vassaux de plus en plus théorique, le pacha albanais d’Égypte : ce dernier, Mehmet Ali, mène une série de campagnes victorieuses dans la région à partir de 1833, mais il doit s’en retirer en 1841, sous la pression des Britanniques, hostiles au démembrement de l’Empire Ottoman. Cette lutte d’influence divise les communautés religieuses libanaises : ainsi, la majorité des sunnites prend plutôt parti pour le pouvoir de Constantinople, à l’exception des Chebab qui se déclarent maronites, ce qui entraîne des combats avec leur allié druze, le cheikh Joumblatt. Les relations se dégradent tellement que l’Émirat de la Montagne est dissous en 1842 et découpé en deux entités distinctes par les Ottomans, une pour chaque communauté. En 1860, une jacquerie de paysans maronites, contre les féodaux druzes et chrétiens, tourne aux massacres (300 villages chrétiens sont détruits par les Druzes et leurs alliés Ottomans). De nombreux Druzes fuient pour rejoindre leurs coreligionnaires syriens dans le « djebel druze ». Les Ottomans rétablissent l’ordre, juste avant le débarquement d’un corps expéditionnaire français, destiné à protéger les chrétiens liés à Rome. En 1864, la région du Mont-Liban – à l’exception notable de Beyrouth – est transformée en région autonome de l’Empire Ottoman, sous contrôle international. Quant à la cité beyrouthine, elle prend son véritable essor à la suite de l’ouverture du canal de Suez : son port, inauguré en 1895, devient une voie d’accès privilégié à tout l’hinterland arabe.
Entretemps, les grandes puissances européennes se sont livrées une guerre, dans la péninsule russe de Crimée, pour le libre accès des chrétiens aux lieux saints de Palestine (le Saint-Sépulcre à Jérusalem et l’église de la nativité à Bethléem). Jugeant abusif l’exercice des droits que l’Empire ottoman a accordés au clergé orthodoxe, la France déclare la guerre à la Russie, au nom de la défense des catholiques. Elle en sort victorieuse en 1856, aux côtés de ses alliés protestants anglais – préoccupés par la protection des détroits du Bosphore – et piémontais (qui, en échange de leur soutien, recevront l’appui français pour réaliser à leur profit l’unité italienne).
Malgré l’entrée en guerre de l’Empire Ottoman en 1914, le Croissant fertile reste à l’écart du conflit jusqu’en 1916 : le chef de la dynastie hachémite, Hussein, lance alors une révolte arabe contre l’occupation turque, à l’instigation des Britanniques qui lui ont promis un grand royaume allant de la péninsule arabique jusqu’au Proche-Orient. La même année, en janvier 1916, les accords Sykes-Picot signés entre les Anglais et les Français prévoient que, en cas de défaite de l’Empire Ottoman, la région serait découpée en zones placées soit sous leur contrôle direct, soit sous leur influence[1]. Sur le terrain, les forces arabes du prince hachémite Faysal combattent au sud de l’actuelle Jordanie tandis que, en décembre 1917, les troupes de Londres entrent à Jérusalem.
Le mois précédent, le ministre britannique des Affaires étrangères a violé les accords avec la France et des promesses faites aux Hachémites. Dans l’espoir (déçu) de rallier les communautés juives d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie et de dissuader les révolutionnaires russes (qui comptent de nombreux juifs dans leurs rangs) de signer une paix séparée avec les Allemands, Lord Balfour a signé une déclaration au financier du sionisme, Walter Rothschild : il y mentionne la possibilité de créer un foyer national pour les Juifs en Palestine, à condition que cela ne nuise pas aux droits des populations locales[2]. Les Juifs sont alors moins de 70 000 sur les 500 000 personnes vivant en Palestine : à la première vague « séfarade » ayant fui les persécutions dans la chrétienté et en Espagne au XVIe siècle[3], se sont ajoutées deux grands mouvements de retour collectif en « Terre promise » (alyas) entre 1882 et 1914 ; ils sont l’œuvre de populations fuyant les pogroms anti-juifs commis, en Russie et en Pologne, par antisémitisme : apparu dans les années 1880 en Allemagne, le terme ne s’applique pas à tous les Sémites (par exemple pas aux Arabes), mais à ceux qui vivent alors en terre allemande : les Juifs. A partir du début des années 1880, ces migrants venus d’Europe centrale achètent les terres que leur vendent, souvent à prix d’or, les grandes familles arabes de Beyrouth, d’Alep ou de Damas, terres qu’elles avaient acquises lors de la privatisation lancée par les Ottomans à la fin du XIXe.
Ces vagues d’émigration juives participent de la diffusion des idées développées par le journaliste viennois Theodor Herzl dans son ouvrage Der Judenstaat (L’État des Juifs, 1896) : il y décrit le sionisme[4] comme l’ambition de créer, en Palestine, un foyer juridiquement reconnu pour le peuple juif. Cette vision de l’Organisation sioniste mondiale (fondée en 1897 à Bâle) n’est toutefois pas partagée par tous les Juifs d’Europe orientale : ainsi, les religieux orthodoxes considèrent qu’elle constitue une révolte contre Dieu, puisque seul celui-ci a le pouvoir de recréer l’État d’Israël en y envoyant de nouveau le Messie ; cette mouvance ne tarde pas à se doter de formations, sociales comme le Mizrahi (Centre religieux, né en 1902 à Vilnius) et politiques comme Agodat Israël (Union d’Israël, fondée en 1912 en Pologne). Inversement, des Juifs fortement opposés aux rabbins, et souvent proches des thèses socialistes, défendent l’idée que leur communauté doit s’assimiler aux sociétés européennes modernes ou bien qu’elle peut s’y intégrer, tout en conservant son autonomie culturelle : c’est le cas de l’Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie (ou Bund), créé en 1897 à Vilnius.
[1] Liban actuel et Cilicie à la France, Koweït actuel et Mésopotamie au Royaume-Uni et deux zones arabes : une sous influence française (Mossoul et nord de la Syrie actuelle), une sous influence britannique (Palestine et sud de Syrie et Jordanie) ; s’y ajoutait une zone internationale avec Jérusalem, ainsi qu’Haïfa et St Jean d’Acre.
[2] En 1903, Balfour (alors Premier ministre) avait proposé la création d’un foyer juif en Ouganda, solution rejetée par l’Organisation sioniste mondiale, au même titre que d’autres pistes comme l’Argentine.
[3] Dès le XIIIe siècle, le Pape Innocent III a imposé le port d’un signe distinctif aux Juifs.
[4] Le sionisme fait référence à la colline de Sion, à Jérusalem, sur laquelle le roi David érigea sa citadelle. Sa première manifestation d’ampleur avait été la création du mouvement des Amants de Sion par un médecin d’Odessa, en 1881.
Premiers pas du Liban, de la Syrie et de la Jordanie et premiers troubles en Palestine
Vaincu, comme son allié allemand, à l’issue de la 1ère guerre mondiale, l’Empire Ottoman est démantelé lors du traité de Sèvres (1920) : au mépris des accords Sykes-Picot, Londres n’accorde à Paris que la côte syro-libanaise ; l’intérieur est confié au fils de Hussein, Faysal, qui réclame d’ailleurs davantage. Tandis que les maronites réclament la création d’un Liban indépendant, les musulmans et les chrétiens d’obédience non catholique plaident pour la création d’une « Grande Syrie » courant des montagnes du Taurus jusqu’au désert du Sinaï et englobant le Liban, la Palestine et la Transjordanie. En mars 1920, un Congrès général syrien – réunissant aussi des représentants libanais et palestiniens – proclame un Royaume uni de Syrie… qui va rester sans lendemain. Anglais et Français s’entendent en effet[1] pour se répartir les mandats que va leur confier la nouvelle Société des nations, en vue de conduire ces territoires vers l’indépendance (mais sans indication de délai) : c’est dans ce cadre que Londres hérite des mandats sur l’Irak et la Palestine, tandis que Paris récupère ceux sur le Liban et la Syrie, dont Faysal est chassé en juillet 1920. Poussés par les éléments pro-sionistes de leur administration, les Britanniques obtiennent même que la France renonce à la Galilée et au haut bassin du Jourdain, pour les incorporer à la Palestine. Celle-ci connait deux nouvelles vagues d’immigration juive dans les années 1920, après la révolution bolchévique en Russie et après l’adoption de mesures économiques contre leur communauté en Pologne. Les immigrants sont pris en charge par l’Agence juive, branche locale de l’Organisation sioniste mondiale. En revanche, Londres n’incorpore pas la rive gauche du Jourdain à la Palestine : cette Transjordanie est confiée au frère de Faysal, Abdallah, qui deviendra roi en 1946. S’estimant victimes de tous ces redécoupages, les Arabes de Palestine fondent le Congrès national palestinien en 1919.
De son côté, Paris s’emploie à diviser sa zone en plusieurs États autonomes : les Etats de Damas et d’Alep, le djebel Druze (au sud de Damas), l’État alaouite autour de Lattaquié et le Grand Liban, dont les contours dépassent largement ceux de l’ex-Mont-Liban druzo-maronite ; ses 10 400 km² (au lieu de 4 500), incluent en effet Beyrouth, Tripoli, la Bekaa ainsi que la zone méridionale frontalière de la Palestine, à l’exception d’Acre et de Naplouse. Bien que leur proportion dans la population se trouve amoindrie dans cette nouvelle configuration (environ un tiers), les maronites continuent à dominer la vie politique libanaise, avec le soutien de Paris, au grand dam des chrétiens orthodoxes, des druzes et surtout des sunnites qui rêvent toujours d’une « Grande Syrie ». Quant aux chiites, ils restent tenus à l’écart, bien que constituant la troisième communauté de ce nouveau « Grand Liban » (environ 18 % de la population) : la plupart sont des paysans pauvres, chassés de la Montagne par les druzes et réfugiés dans la Bekaa et au sud.
En 1924, la France fait une concession aux sunnites en réunissant toutes les zones syriennes – mais pas le Liban – dans un seul État, au sein duquel les Druzes (révoltés de 1925 à 1927) et les Alaouites bénéficient d’un statut d’autonomie, de même que le sandjak d’Alexandrette à l’extrême nord-ouest (l’ancien district ottoman du Hatay, avec Antioche). Ce dernier ne reste pas syrien longtemps : en 1939, Français et Britanniques le laissent rejoindre la Turquie, malgré de probables fraudes électorales, afin d’éviter que le mécontentement d’Ankara ne la fasse basculer dans l’orbite hitlérienne. Quelque 50 000 Arméniens et Arabes alaouites et sunnites se réfugient alors en Syrie, laquelle rejette cette cession et continue toujours à revendiquer le sandjak d’Alexandrette, devenu la province turque de Hatay.
A la veille de la deuxième Guerre mondiale, la population juive de la Palestine sous mandat britannique a atteint 400 000 personnes : ils sont très majoritairement ashkénazes, c’est-à-dire de culture germanique et souvent de langue yiddish (ou judéo-allemand). Simple appendice du port arabe de Jaffa, lors de sa fondation en 1909, Tel-Aviv est ainsi devenue une ville de 150 000 habitants. Protégée par certaines dispositions du mandat de la SDN, la communauté juive (Yichouv) possède son propre système d’enseignement, son administration et même sa milice, la Haganah. Bien que majoritairement urbaine, elle pose les bases d’un futur État. Grâce aux moyens du Fonds national juif, elle acquiert des terres éparses, vendues par leurs propriétaires (effendi) du Levant, cédées par les Britanniques ou encore confisquées à des bédouins dépourvus de titres de propriété. Les Juifs y installent leurs premiers villages collectivistes, les kibboutz[2], en même temps que commence à se mettre en place une politique ségrégationniste : appel au boycott des commerces arabes, exclusion des non-juifs de la centrale syndicale Histadrout, fondée en 1920.
Le fossé entre communautés se creuse d’autant plus que les Arabes refusent de cautionner le plan Balfour : rejetant la mise en place d’un « conseil législatif unifié », ils manifestent une hostilité croissante au sionisme. En 1929, une soixantaine de Juifs sont massacrés lors d’émeutes sanglantes à Hébron. En 1936, une grève générale et des émeutes conduisent les Britanniques à proposer un découpage en trois parties de la Palestine : un État arabe, un État juif et une zone sous administration internationale allant de Jérusalem à Jaffa et Nazareth. Mais les sunnites le rejettent en bloc. Pour ne pas s’aliéner les Arabes, alors qu’approche la deuxième Guerre mondiale, Londres change son fusil d’épaule et propose de conduire rapidement une Palestine unifiée vers l’indépendance, tout en limitant l’immigration juive. Mais ce nouveau plan est rejeté par les deux communautés.
La question migratoire est devenue d’autant plus sensible que de nouvelles vagues de migration juives (alya) sont arrivées d’Europe de l’Est et d’Allemagne, après la prise du pouvoir allemand par Hitler, en 1933. Sa politique se traduit d’abord par une incitation au départ (accord Haavara signé avec l’Organisation sioniste mondiale), puis par la déportation à grande échelle des minorités juives. En Pologne occupée, les Juifs sont d’abord regroupés, à partir de fin 1941, dans des ghettos régis par le Judenrat, une administration communautaire aux ordres des Allemands, ghettos qui sont ensuite éliminés, comme celui de Varsovie au printemps 1943. Baptisée Holocauste (ou Shoah, « anéantissement » en hébreu), cette entreprise génocidaire va faire environ six millions de morts, soit plus de la moitié des Juifs d’Europe. En Palestine même, le principal leader arabe, le grand mufti de Jérusalem, a fait un choix très hasardeux, en 1941 : contraint à l’exil par les Britanniques, il s’est rapproché d’Hitler – qui cherche des alliés au Moyen-Orient – et l’a aidé à constituer deux légions musulmanes de SS, majoritairement composées de Bosniaques. La défaite du régime nazi conduira, en 1948, à la fragmentation de la Palestine mandataire et à la naissance de l’État juif d’Israël (cf. Israël et Palestine).
[1] Traité de San Remo d’avril 1920, connu sous le nom « d’accord sur les pétroles ».
[2] De l’hébreu « assemblée » ou « ensemble ». Le premier fut créé en 1909.