Au sud, la basse-Mésopotamie (al‘Iraq en arabe) est constituée d’un large couloir alluvionnaire, d’une largeur maximale de 150 km : il se prolonge par une zone lagunaire gagnant régulièrement sur le Golfe arabo-persique, du fait des dépôts du Tigre et de l’Euphrate. Depuis le troisième millénaire avant notre ère, le rivage aurait ainsi avancé de quelque 200 km. Au nord, la haute-Mésopotamie (Djezireh, « l’île » en arabe) s’étend de Mossoul au Kurdistan irakien jusqu’à Alep, en Syrie, et à Diyarbakir dans le Kurdistan turc. C’est une zone de steppes, située dans le prolongement des massifs montagneux d’Anatolie et d’Iran. A l’ouest de l’Euphrate s’étend un plateau désertique de 200 à 1 000 mètres d’altitude qui court jusqu’aux frontières avec les déserts de Syrie, de Jordanie et d’Arabie saoudite.
SOMMAIRE
- Des premières cultures aux premières villes
- Akkadien et Sumérien, les premiers Empires
- Ascension et chute de l’Empire assyrien
- De l’apogée néo-babylonienne à la domination macédonienne
- Des Romains aux Perses
- L’Irak, berceau du chiisme et du califat Abbasside
- Dominations chiites et mongoles
- Des Turcomans aux Ottomans
- Du mandat britannique à l’indépendance
Des premières cultures aux premières villes
Apparue au milieu du douzième millénaire avant notre ère entre le Tigre et l’Euphrate, ainsi que dans le « Croissant fertile » voisin[1], l’agriculture est suivie quelque quatre millénaires plus tard par le développement de l’élevage et le grossissement des villages. Du nord au sud apparaissent les cultures de Hassouna (vers -6000), de Samarra et de Halaf (-5500) et de Obeid, près du Golfe (-5000) où naît la première écriture graphique. L’irrigation se développe, en même temps qu’apparaît l’art de la poterie et de la céramique. C’est à la fin de cette période, sous la civilisation d’Obeid, qu’est construit le sanctuaire d’Eridu et que la première véritable ville émerge : Uruk (v -4200). Les innovations ne cessent de se multiplier au millénaire suivant, depuis le travail du bronze (-3800) jusqu’à l’invention du voilier (v-3300), en passant par celle de la roue (-3500) et l’apparition d’une écriture sous forme de pictogrammes (v-3200), puis phonétique (vers -3000). Durant ce quatrième millénaire, la présence d’un peuple dont l’origine est toujours inconnue est attestée en basse-Mésopotamie : les Sumériens. Selon les hypothèses, il s’agit soit de descendants des habitants d’Obeid, soit de nomades venus du Caucase, de la Caspienne, d’Asie centrale, voire de l’Indus. Ils voisinent aux côtés de Sémites, venus du Croissant fertile également vers -3500, et de Subaréens, installés au sud du lac de Van.
Des cités-Etats se développent à partir de -3300 environ : elles sont plutôt sumériennes au sud, plutôt sémites au centre et au nord. Jusqu’à -2300, une quinzaine d’entre elles se disputent la primauté au sud de la Mésopotamie : la Kish sémite fait face aux villes sumériennes (Isin, Umma, Lagash, Uruk, Larsa, Eridu, Ur) ainsi qu’à la cité neutre sacrée de Nippur. Honorant un vaste panthéon dominé par trois dieux majeurs (Anu et ses fils Enlil et Enki ou Ea[2]), les Sumériens inventent le système de numérotation sexagésimal (utilisant la base 60) toujours en vigueur dans notre géométrie et notre mesure du temps. Dans le premier quart du XXVIIème siècle, la domination revient à Uruk sous l’égide de son légendaire roi Gilgamesh. Cette hégémonie prend fin au milieu du siècle suivant quand Uruk est envahie par les voisins Elamites du sud-ouest iranien. La domination du « pays de Sumer » passe alors à la première dynastie d’Ur (vers -2550), puis à Lagash et à Umma au milieu du XXIVème… mais seulement pour quelques années.
Akkadien et Sumérien, les premiers Empires
Vers -2270 / -2250, un officier de la cité sémite de Kish, Sargon, dépose son souverain, avant de vaincre le roi d’Umma et d’unifier l’ensemble de la Mésopotamie et du Subartu, peuplé de Hourrites, dans la région du haut Tigre. Depuis sa capitale d’Akkad, dont l’emplacement n’a toujours pas été établi précisément, Sargon pousse son Empire Akkadien (ou d’Agadé) jusqu’au Taurus à l’ouest et aux terres élamites à l’est. Mais cette apogée est de courte durée car ses successeurs se trouvent confrontés aux raids d’autres Sémites (les nomades Amorrites) et de tribus caucasiennes du Zagros dont la plus importante, les Goutis, provoque la chute des Akkadiens (-2142).
Les Sumériens reprennent le pouvoir dans leur pays, avec la deuxième dynastie de Lagash. Trente ans plus tard, la troisième dynastie d’Ur va plus loin, en réunifiant toute la Mésopotamie, jusqu’à Assur et à Mari dans le nord-syrien. Le roi Ur-Nammu fait rédiger le premier code juridique connu et édifier, v -2100, le premier temple à terrasses (ziggourat). Mais les Sumériens s’effondrent à nouveau, vers -2004, sous les coups des Elamites, ainsi que des Sutéens (une tribu du Zagros) et des Amorrites : ces derniers fondent des Etats rivaux dans toute la Mésopotamie (à Isin, à Larsa ou encore à Babylone fondée en -1894 à l’ouest de Kish), ainsi que dans le nord syrien. La seconde moitié du XIXème est marquée par l’expansion des Hourrites. L’un de leurs rois – celui d’Ekalâttum dans le nord syrien – fait passer le nord de la Babylonie et la cité d’Assur[3] dans son orbite, fondant ainsi un Royaume de Haute-Mésopotamie (ou Ancien Empire « Assyrien ») qui se délite après sa mort.
Au sud, le roi Amorrite de Babylone, Hammourabi, prend les commandes dans la première moitié du XVIIIe : il fonde le premier Empire Babylonien, après avoir conquis tout Sumer, triomphé de Mari et vassalisé Ekalâttum et le nord de la Mésopotamie. Il est aussi l’auteur d’un Code juridique extrêmement complet, rédigé en akkadien : celui-ci s’impose en effet progressivement comme langue officielle, en lieu et place du sumérien[4]. A la mort de son fondateur (-1750), l’Empire babylonien enregistre la sécession du Pays de la Mer (au sud de l’Irak actuel) mais subsiste jusque vers -1570. Il est alors victime des Kassites, une tribu du Zagros qui s’était emparée du royaume de Hana (ou Khana, successeur de Mari) au XVIIème et avait commencé à s’implanter en Babylonie, en y fournissant des mercenaires ou des ouvriers. Alliés aux Hittites d’Anatolie, les Kassites saccagent Babylone au début du XVIe et y installent une « troisième dynastie babylonienne[5] » : dominée par une aristocratie indo-européenne, elle dirige la basse-Mésopotamie qui est alors connue sous le nom de Karduniash (pays des Kassites).
Au nord, le début du XVe siècle voit l’expansion du Royaume du Mitanni, que les Hourrites ont fondé une centaine d’années dans le « triangle du Khabour », l’actuelle haute Djezireh, située entre les cours supérieurs du Tigre et de l’Euphrate : par conquêtes successives, les Mitanniens finissent par dominer toute la zone allant de la Cilicie à la haute-Mésopotamie, entre les domaines hittites et babyloniens, du moins jusqu’à la seconde partie du siècle. A cette époque, les Egyptiens soumettent notamment Babylone, Assur et les montagnards du Zagros.
[1] L’appellation « Croissant fertile » désigne des terres cultivables du Proche-Orient délimitées par le désert de Syrie au sud, les montagnes du Taurus au nord et celles du Zagros à l’est.
[2] D’autres dieux prendront une importance croissante comme Mardouk (à Babylone) ou la déesse Ishtar.
[3] Située en haute Mésopotamie près de l’actuelle Mossoul, la modeste cité d’Assur s’était rendue indépendante à la fin du XXIe, avant de s’enrichir dans le commerce des métaux avec les villes de l’Anatolie centrale.
[4] Le sumérien disparait comme langue parlée vers -1650. De son côté, l’akkadien va se subdiviser en deux dialectes, assyrien au nord et babylonien au sud.
[5] La deuxième dynastie babylonienne est celle qui dirige le Pays de la Mer de 1740 à 1475 AEC.
Ascension et chute de l’Empire assyrien
Au milieu du XIVe, le Mitanni commence son déclin et passe progressivement sous la coupe de l’Empire Hittite renaissant, ce qui favorise, par ricochet, l’émancipation de ses vassaux : ainsi, Assur fonde le Moyen Empire Assyrien, avec Ninive pour capitale. Vers -1275, le nouvel État détruit ce qui restait de son ancien suzerain. Les Assyriens, qui vont se répandre du Golfe Persique au lac de Van, sont en conflit permanent avec leurs voisins, les Hittites au nord, l’Elam et les Kassites au sud. En témoignent les sorts successifs de la Babylonie. En -1235, elle est conquise par les Assyriens, conquête assortie de déportations massives. Une trentaine d’années plus tard, elle est reprise par les Kassites qui, dans la foulée, s’emparent même du trône assyrien, avant de céder au milieu du XIIe sous les coups de l’Elam : ils doivent alors se réfugier dans le Zagros et abandonner Babylone aux rois d’Isin (quatrième dynastie babylonienne). C’est à cette époque qu’est rédigée l’épopée de l’ancien roi Gilgamesh. L’expansion babylonienne reprend mais, à la fin du XIIe, elle est freinée par l’Assyrie dont le roi, Téglath-Phalasar 1er, mène des conquêtes dans le Zagros, jusqu’à la Méditerranée et à l’Arménie.
Au milieu du XIe, un autre peuple sémite, installé deux siècles plus tôt dans tout le Proche-Orient jusqu’à l’est du Tigre, accroit sa présence dans la région : depuis leurs royaumes du nord syrien, ces Araméens prennent la Haute-Mésopotamie aux Assyriens qui, du coup, se replient sur leur berceau du Tigre, Assur-Ninive. C’est ensuite la puissance de Babylone qui disparait progressivement : d’abord sous les coups d’Araméens restés à l’état de tribus nomades (Gambuléens, Itu’éens) dans la seconde moitié du XIème puis, au début du Xème, d’un peuple apparenté, les Chaldéens. Ceux-ci s’imposent dans le Pays de la Mer, puis à Babylone même. Il s’en suit une succession de dynasties babyloniennes éphémères, araméennes et chaldéennes, soumises à des attaques régulières de Sutéens ou de Gambuléens.
Juste avant le milieu du Xe, les Assyriens se défont de la tutelle araméenne et fondent un nouvel Empire assyrien. Depuis leur nouvelle capitale, Khalkhu (Nimroud en arabe, érigée dans la 1ère moitié du IXe), les néo-Assyriens d’Assournazirpal II mènent des guerres régulières contre les Araméens de Babylone, les Chaldéens du Pays de la mer, les Elamites, combats suivis de déportations des peuples vaincus. Au nord, ils imposent tribut aux néo-Hittites, aux Araméens du nord-syrien et aux Phéniciens. Mais, dans le dernier quart du IXe, les Assyriens doivent compter avec deux nouveaux rivaux : d’une part les Mèdes du plateau iranien, dont l’incursion entraine aussi une perte d’autonomie des turbulentes tribus du Zagros (Goutis, Lullubi, Subaréens, Turukéens) ; et surtout l’Ourartou, le nouvel État hourrite qui progresse du nord de la Syrie jusqu’à Ninive. Dès la seconde partie du VIIIe, les Assyriens sortent néanmoins victorieux de l’Ourartou et de ses alliés Araméens et néo-Hittites. Ils soumettent la Syrie araméenne ainsi que la côte philistine et imposent tribut aux cités phéniciennes (qui restent néanmoins autonomes), aux royaumes de Transjordanie (Ammon, Moab, Edam) ainsi qu’au royaume juif de Juda. Celui d’Israël est soumis à un sort plus sévère : il est annexé et une partie de sa population déportée dans l’Empire.
Dans les années -720, les Assyriens soumettent aussi la Babylonie (alors divisée entre un Royaume autochtone, des Principautés araméennes et des territoires chaldéens alliés des Elamites), avant d’y réprimer des révoltes, ainsi que dans l’Elam voisin. Pour faire face au sécessionnisme récurrent des Babyloniens, une double monarchie est instituée, avec un roi assyrien à Ninive (redevenue capitale de l’Assyrie) et un autre à Babylone, ce qui ne s’avère pas suffisant : en -689, Sennachérib rase une partie de Babylone et fait déporter 200 000 Chaldéens et Araméens révoltés. Une vingtaine d’années plus tard, l’Assyrie mate une nouvelle rébellion de Babylone, qui avait pris la tête d’une coalition de révoltés (Arabes, Judéens, Phéniciens, Chaldéens, Elamites).
Dans les années -660, sous Assourbanipal, l’Empire Assyrien a atteint son apogée, au point même d’attaquer le puissant voisin égyptien. Une quarantaine d’années plus tard, c’est pourtant à cette même Égypte que l’Assyrie va demander de l’aide pour faire face au poids croissant des Mèdes : ceux-ci se sont alliés aux Chaldéens du Pays de la Mer qui se sont émancipés et ont instauré un Empire néo-babylonien, après s’être emparés de Babylone. Pour obtenir le soutien des Égyptiens, les Assyriens sont contraints de leur céder leurs possessions en Syrie, ainsi que leur suzeraineté sur les États du Levant. Mais cette alliance ne suffit pas : Mèdes et Chaldéens, alliés à des tribus Scythes, prennent Assur puis Ninive (-612). Les derniers Assyriens se replient à Karkemish, où ils sont définitivement défaits (-605).
De l’apogée néo-babylonienne à la domination macédonienne
L’Empire assyrien est partagé en deux : de l’est du Zagros à la Lydie pour les Mèdes, de l’Elam à la Syrie-Palestine pour les néo-Babyloniens qui chassent les Égyptiens et se livrent à des déportations massives de populations dans les zones syriennes et phéniciennes reconquises entrainant, au passage, la disparition pure et simple de la culture philistine. En -587, c’est Jérusalem rebellée qui est soumise : le Temple est incendié et 20 000 Hébreux déportés à Babylone. Sous Nabuchodonosor II, la réalisation des Jardins suspendus de Babylone (première moitié du VIème) marque l’apogée de l’Empire néo-babylonien. L’araméen y supplante l’akkadien comme langue officielle, bien que plus aucune entité politique ne s’en réclame.
Dans la seconde moitié du VIème siècle, le roi Nabonide conquiert même la région arabe du Hedjaz, carrefour caravanier entre le Yémen et le Levant, mais c’est le chant du cygne de l’Empire néo-babylonien qui va succomber aux coups d’une population venue du plateau iranien : les Perses. En -539, ils envahissent Babylone – sans massacres ni déportations ! – et autorisent les Hébreux à rentrer sur leurs terres. Annexée, la Mésopotamie devient une satrapie des Empereurs perses, dont la dynastie Achéménide ne résiste pas à la percée d’un roi venu d’Europe, le Macédonien Alexandre. Après avoir conquis l’Anatolie, la Syrie et le Levant, ce dernier inflige une défaite à l’Empereur Darius III à Gaugamèles, près de Ninive (-331). Il occupe Babylone dont il fait sa capitale et où il installe une administration inspirée de celle de ses prédécesseurs perses. L’Empire macédonien ne survit pas à son fondateur : à sa mort (-332), il éclate entre ses successeurs, dont le satrape de Babylone, Séleucos, qui fonde un Royaume comprenant l’Iran, la Mésopotamie et la Syrie du nord (où est installée la capitale, Antioche). Dans le deuxième quart du IIIème, sa dynastie Séleucide multiplie les affrontements contre d’autres successeurs d’Alexandre, les Lagides d’Egypte, pour le contrôle des côtes du Levant et de la Syrie. Affaibli par ces conflits incessants et par des querelles internes, les Séleucides perdent une partie de leurs territoires (cf. Proche-Orient). Dans la seconde moitié du IIème, l’ancien Pays de la Mer s’émancipe sous le nom de Characène (Charax ou Mésène), royaume hellénistique plus ou moins vassal des Parthes, nouvelle puissance iranienne de la région.
Des Romains aux Perses
Dès le début du 1er siècle avant notre ère, la frontière sur l’Euphrate devient un enjeu stratégique majeur entre la dynastie parthe des Arsacides et les Romains, qui ont commencé à vassaliser les Séleucides au milieu du IIème siècle[1]. De son côté, le nord de la Mésopotamie – comme la Syrie – passe entre les mains d’une autre puissance en plein essor, le royaume de Grande Arménie. Les guerres Parthiques vont durer plus de trois siècles, avec des succès alternés des deux belligérants. Au début du IIème siècle de notre ère, l’Empereur Trajan annexe notamment l’Adiabène (l’actuel Kurdistan irakien) et progresse jusqu’en Characène, fondant les provinces romaines d’Assyrie et de Mésopotamie. Mais son successeur Hadrien y renonce et rapatrie ses troupes sur l’Euphrate.
L’affaiblissement des Parthes profite à leurs vassaux arabes de la principauté d’Hatra, près d’Assur : s’étant émancipés de leur suzerain dans les années 160, ils donnent à leur Etat un lustre qui ne prendra fin que vers 240, lors de sa conquête par les Perses Sassanides. Ceux-ci ont effet abattu l’Empire Arsacide. Après s’être emparés du Charax, ils se lancent à leur tour dans une guerre contre les Romains qui va durer plusieurs décennies. Dans la seconde moitié du IVème siècle, les Sassanides finissent par leur reprendre définitivement la Mésopotamie et y installent leur capitale, Ctésiphon. Dans le sud, qu’ils appellent « Arabistan », ils confient à des vassaux arabes le soin de défendre le territoire contre les incursions des tribus de la péninsule arabique. Cette dynastie des Lakhmides installe sa capitale à Al-Hira, sur la rive droite de l’Euphrate, au centre de l’Irak actuel. Les Perses mettent fin à son autonomie au début du VIIème, avant d’être eux-mêmes évincés de toute l’ex-Babylonie par les Arabes musulmans. Ceux-ci renomment le pays Iraq et y fondent les villes de Koufa et de Bassora (638).
[1] Le dernier souverain Séleucide est déposé par les Romains en -64.
L’Irak berceau du chiisme et du califat Abbasside
C’est près de Bassora qu’Ali, gendre et cousin de Mahomet, remporte, au milieu du VIIème, la bataille du chameau contre la veuve du prophète défunt, Aïcha. Celle-ci conteste en effet sa désignation comme calife, au même titre que le gouverneur de Syrie, Mu’awiya, membre du clan des Omeyyades, le plus puissant de la tribu mecquoise des Quraychites. Ne régnant plus que sur le bas-Irak et Koufa, dont il a fait sa capitale, Ali est assassiné en 661 par un Kharidjite[1] pour avoir négocié avec ses ennemis. Refusant que la succession du défunt revienne à son fils aîné, Mu’awiya se proclame calife et installe la capitale de son Empire omeyyade à Damas, ce qui engendre la naissance du chiisme : le « parti (chi’at) d’Ali » regroupe ses partisans et ses fils dont le second, Hussein, meurt massacré à Kerbala, moins de vingt ans plus tard. C’est également dans le sud irakien qu’est écrasée, dans les années 740, la révolte des zaydites, descendants d’un petit-fils d’Ali[2]. De Koufa à Kerbala, en passant par Nadjaf (où se trouve le mausolée d’Ali) et Samarra (lieu de disparition, en 874, de Mohammad al-Mahdi, le douzième imam dont le retour sur terre est attendu), l’Irak est donc, bien davantage que l’Iran, le berceau de l’islam chiite, en dépit des tentatives sunnites de faire disparaître ses traces[3].
La menace chiite à peine circonscrite, les Omeyyades se retrouvent menacés par un nouveau péril : la montée en puissance des Abbassides. Descendant d’un oncle de Mahomet, Abbas, ils se considèrent comme les héritiers légitimes du prophète, dans la mesure où ils sont issus du même clan que lui au sein de la tribu des Quraychites, les Hachémites. Avec le soutien de Khorasanais (des Arabes et des Iraniens convertis), les héritiers d’Abbas s’emparent de l’Irak en 749 puis de l’ensemble du califat l’année suivante (Croissant fertile, Iran occidental) après la bataille du Grand Zab. Massacrant les princes Omeyyades, les vainqueurs instaurent le Califat Abbasside qu’ils agrandissent par des conquêtes en Afrique du nord, sur les rives l’Indus et en Asie centrale. En 762, al-Mansour (« le Victorieux ») fonde de toutes pièces une nouvelle capitale, Bagdad, à proximité de Ctésiphon. Mettant en place une bureaucratie centralisée, souvent dirigée par des Persans, le Califat connait son apogée sous Haroun al-Rachid, inspirateur des Contes des Mille et une nuits[4], et de son fils al-Ma’moun, mécène des sciences et de la philosophie. A la fin du VIIIème siècle, Bagdad voit naître le fondateur du hanbalisme – une doctrine rigoriste du sunnisme – mais la tolérance religieuse demeure : ainsi, les Juifs bénéficient du statut de « dhimmis », c’est-à-dire qu’ils peuvent garder leur religion, à condition de payer un tribut et de se soumettre à la loi coranique. Quant aux chrétiens, ils demeurent majoritaires dans certaines régions, à l’image des nestoriens en haute-Mésopotamie jusqu’au XIIIème siècle.
A la mort d’al-Rachid, au début du IXème, le califat entre en turbulence : il doit faire face à une guerre civile, ainsi qu’aux razzias des Qarmates, des chiites ismaéliens qui opèrent depuis le Hasa (alors appelé Bahreïn) où ils ont converti des tribus de bédouins (cf. Péninsule arabique). Les révoltes se multiplient dans la seconde moitié du siècle : celle des Mamelouks, des mercenaires surtout turcs dont le régime avait fait ses protégés (au point d’ériger une nouvelle capitale, Samarra, pour les loger[5]) ; puis des Zandj, des esclaves noirs du sud irakien ; enfin d’un chef militaire de haute Mésopotamie qui s’émancipe et fonde un premier Emirat Hamdanide à Mossoul, près de l’ancienne Ninive (un second émirat voyant le jour à Alep au siècle suivant). La situation n’est pas meilleure hors d’Irak : en Égypte, le gouverneur turc s’est émancipé et a formé sa dynastie des Tulunides.
[1] Premiers dissidents de l’islam, les Kharidjites étaient hostiles à toute négociation entre Ali et le clan Omeyyade.
[2] Les zaydites ne vénèrent que cinq imams (et non douze comme les chiites majoritaires ou sept comme les ismaéliens).
[3] Rasé en 850 par les Abbassides, puis à la fin du XVIIIème par des wahhabites saoudiens (hostiles à tout culte humain), le tombeau d’Hussein à Kerbala sera à chaque fois reconstruit par les chiites.
[4] La première rédaction des Contes commence vers 900
[5] Samarra sera la capitale des Abbassides de 833 à 892.
Dominations chiites et mongoles
Réduit à Bagdad et à ses environs, le Califat Abbasside passe, au milieu du Xe siècle, aux mains d’un chef militaire appartenant à la dynastie chiite des Bouyides qui dirige déjà deux émirats en Perse. Ayant perdu toute fonction politique, le calife n’exerce plus qu’un pouvoir spirituel. Cela lui permet, toutefois, de codifier la doctrine sunnite au début du XIème siècle, notamment pour contrecarrer l’expansion régionale du chiisme duodécimain[1]. A la fin du Xe, les Bouyides mettent fin à l’émirat Hamdanide de Mossoul (les Fatimides d’Egypte faisant de même avec celui d’Alep, une vingtaine d’années plus tard). Pour asseoir leur pouvoir sur le nord de l’Irak, ils y installent une tribu chiite fidèle, les Banu Asad, dont le chef recevra même le titre de « roi des Arabes » : depuis sa capitale de Hilla, la dynastie Mazyadide se maintiendra au pouvoir jusqu’à la fin du XIème. Comme ses maîtres Bouyides, au milieu du même siècle, elle sera vaincue par les Grands Seldjoukides d’Iran, que les Abbassides ont appelés à l’aide pour restaurer le lustre du sunnisme. Le calife retrouve même un pouvoir politique un siècle plus tard quand les Seldjoukides, peu intéressés par l’Irak, sont chassés de Bagdad.
Entretemps, au deuxième quart du XIIème, l’atabeg (gouverneur) des Seldjoukides de Mossoul et d’Alep a obtenu un statut d’autonomie de la part de ses protecteurs et a fondé la dynastie des Zengides, qui entreprend de reconquérir les territoires conquis par les chrétiens à la fin des années 1090. Le flambeau de la guerre contre les Croisés est repris, dans la seconde moitié du XIIème, par le chef kurde Saladin : ayant pris le pouvoir en Egypte, il place les Zengides sous tutelle et domine la Mésopotamie, la Syrie et le Levant. A la mort de son fondateur, sa dynastie Ayyoubide éclate en branches rivales, dont l’une parvient à régner en haute Mésopotamie jusqu’en 1285, en dépit de l’arrivée des Mongols. En 1258, un petit-fils de Gengis Khan, Hulagu, a en effet envahi Bagdad, au prix d’effroyables destructions et massacres (sans doute plus d’un million de morts, sauf parmi les chrétiens). Ayant mis fin à ce qui restait du califat Abbasside[2], il le remplace par l’Ilkhanat, un nouvel État centré sur l’Azerbaïdjan perse (cf. Iran). Lorsque cet Empire entre en déliquescence, au milieu des années 1330, son gouverneur mongol d’Anatolie s’établit à Bagdad : il y fonde la dynastie des Djalaïrides qui redonne son lustre à la ville et étend ses possessions, les décennies suivantes, au Kurdistan et à l’Azerbaïdjan, ainsi que dans le Fars, au détriment des Muzaffarides. Comme toute la région, ces territoires subissent les ravages de Tamerlan (Timour) au tournant des XIVe et XVe siècles.
[1] Il est dit duodécimain car il vénère douze imams dont le dernier, Muhammad Al-Askari, disparu mystérieusement en 874, est appelé à réapparaître en Mahdi (« le Bien dirigé »), à la fin des temps.
[2] Le califat spirituel des Abbassides persistera au Caire, sous la protection des Mamelouks d’Egypte, avant d’être transféré par les Turcs Ottomans à Constantinople, où il sera aboli par Mustafa Kemal.
Des Turcomans aux Ottomans
Après la disparition du conquérant turco-mongol, au début du XVe, l’Irak passe sous le contrôle de la Confédération turcomane des Moutons noirs (Kara Koyunlu). Évincés de Bagdad en 1410, les Djalaïrides se replient autour de Bassora, où ils sont finalement vaincus en 1432. A la fin des années 1440, la paix que les Moutons noirs avaient conclue avec les Timourides (descendants de Tamerlan) se désagrège : les Kara Koyunlu annexent alors des portions de l’Irak et de la côte de l’actuel Koweït. En 1466, leur chef tente d’éliminer ses rivaux anatoliens, les Moutons blancs (Ak Koyunlu), mais l’opération se solde par une telle défaite que les “noirs” perdent le contrôle du Moyen-Orient : les « blancs » prennent Bagdad, ainsi que des territoires le long du golfe Persique, et s’étendent jusqu’au Khorasan. Mais leur succès est éphémère : en proie à des luttes intestines, ils sont supplantés au tout début du XVIe siècle par d’autres Turcomans, les Séfévides. Originaire d’Azerbaïdjan, cette confrérie soufie s’est implantée en Perse et y a créé un Empire ayant le chiisme duodécimain pour religion officielle.
Ce changement de donne religieuse provoque l’intervention des Turcs Ottomans qui se posent en défenseurs du sunnisme. Entre 1514 et le milieu du XVIe, ils prennent aux Séfévides la quasi-totalité de leurs possessions irakiennes, de la Djezireh à Bassora, en passant par Mossoul et Bagdad (1534). Par sa position géographique, l’Irak devient un des terrains privilégiés d’affrontement entre les deux Empires. Le traité qui est signé en 1639 accorde aux Ottomans le contrôle de la Mésopotamie (les Séfévides héritant de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan), ce qui n’empêche pas les Perses d’assiéger Bagdad et d’occuper Bassora au XVIIIe siècle. La rivalité entre les deux Empires est particulièrement forte sur le Chatt al-Arab, l’estuaire que forment le Tigre et l’Euphrate sur le Golfe persique. Certains cheikhs locaux en profitent, à l’image de celui des Banû Ka’b qui fonde son propre émirat à la fin du XVIIIe. De leur côté, les gouverneurs de Bagdad essaient de tirer parti de cette situation pour s’émanciper de l’Empire ottoman, à l’image des gouverneurs géorgiens en place au début du XIXe. Mais la puissance turque met fin à ces velléités sécessionnistes irakiennes, au début des années 1830, alors que les Mamelouks d’Égypte parviendront à se rendre autonomes.
Du mandat britannique à l’indépendance
L’entrée en guerre de l’Empire ottoman contre la Russie et ses alliés français et britanniques, en novembre 1914, va profondément redistribuer les cartes dans la région. Dès 1915, la Grande-Bretagne revendique Bassora (où elle a implanté un comptoir dès 1639 et qu’elle a conquise juste avant le début de la guerre) ; elle avance aussi l’idée de restaurer un Califat arabe dans le Croissant fertile, sous la forme d’États « clients ». L’initiative est appuyée par l’influent chérif de La Mecque, dont le clan Hachémite administre de longue date les Lieux saints de l’islam. Encore faut-il s’entendre avec la France, ce qui est fait en janvier 1916 : les accords Sykes-Picot prévoient que, en cas de défaite de l’Empire ottoman, la région serait découpée en zones placées soit sous le contrôle direct, soit sous l’influence de chacun des deux signataires. Sur le terrain, les troupes de Londres rencontrent une forte résistance des chiites qui, après avoir espéré être mieux traités par les Britanniques que par les Ottomans, se sont rapidement retournés contre les « envahisseurs ». Après avoir mis deux ans à pacifier le sud irakien[1], les forces anglaises entrent à Bagdad en mars 1917 et, après l’armistice signé en octobre 1918, s’avancent jusqu’à Mossoul.
Vaincu, l’Empire ottoman est démantelé (traité de Sèvres 1920) et la nouvelle Société des nations (SDN) confie aux Français et aux Britanniques la mission de conduire ses anciennes provinces arabes vers l’indépendance (mais sans indication de délai) : c’est dans ce cadre que Londres hérite des mandats sur l’Irak (et la Palestine), tandis que Paris récupère ceux sur le Liban, la Syrie et la région pétrolifère de Mossoul, également revendiquée par la nouvelle République turque. Finalement, la France renonce à cette dernière zone, en échange des parts détenues par les Allemands dans la Turkish Petroleum. En 1925, la SDN rajoute donc Mossoul au mandat britannique, en vue de créer un Irak économiquement viable, grâce au pétrole découvert en haute-Mésopotamie. Certains commentateurs de l’époque ne manquent pas d’observer que le nouveau pays est « une folie de Churchill (alors Secrétaire britannique aux colonies) qui a voulu réunir deux puits de pétrole que tout séparait, Kirkouk et Mossoul, en unissant trois peuples que tout séparait, les Kurdes, les sunnites et les chiites »[2].
La revendication d’un Etat irakien n’en est pas moins au cœur de la révolte qui éclate en juillet 1920, d’abord dans le sud chiite, avant de gagner les tribus sunnites du centre et même la capitale, tandis que les Kurdes se rebellent de leur côté. Londres en vient à bout, notamment avec l’aide de supplétifs Assyriens de Turquie qu’il a installés dans le nord de l’Irak, faute de pouvoir leur attribuer un « foyer national » au lendemain de la guerre. Mais l’idée d’indépendance continuant à prospérer dans la population, pour des motifs aussi bien nationalistes que religieux, le Royaume-Uni renonce à son idée d’administration directe de l’Irak : il en fait un royaume confié au prince Hachémite Fayçal. A l’expiration du mandat de la SDN, en 1932, l’Irak accède à l’indépendance, non sans avoir concédé aux Britanniques deux bases aériennes sur son sol.
[1] Le nombre de morts est estimé à 80 000 chez les chiites, tandis que Londres reconnaitra 98 000 morts et blessés dans ses rangs.
[2] Peu avant sa mort, en 1933, le roi Fayçal ne disait pas autre chose : « il n’y a pas un peuple irakien, mais un magma inimaginable d’humains dépourvus de toute idée patriotique… ».