Le Karabakh, « jardin » sanglant

Le Karabakh, « jardin » sanglant

Attribués à l’Azerbaïdjan soviétique en 1921, alors qu’ils étaient très majoritairement peuplés d’Arméniens, les 4 400 km² du Karabakh montagneux (« Nagorny-Karabakh » en russe) constituent une terre sacrée pour les deux peuples.

Pour les Azéris, le « Jardin noir » (signification du mot « karabakh » en turc) est une montagne sainte au carrefour des deux Azerbaïdjan, perse et russe. Pour les Arméniens, la « montagne de l’Artsakh » est le contrefort de l’Ararat de la Bible. Les premiers combats, qui débutent en 1988 sont d’abord de basse intensité et atténués par la présence de forces d’interposition soviétiques, même si ces dernières prennent plutôt parti pour l’Azerbaïdjan, dernier bastion du communisme dans le Caucase. Mais ils s’intensifient après la chute de l’URSS et la proclamation d’indépendance de la république autonome des Arméniens d’Azerbaïdjan sous le nom de République d’Artsakh, à la suite d’un référendum organisé en décembre 1991. L’Azerbaïdjan instaure alors un blocus, que les habitants majoritairement arméniens de l’enclave contournent avec l’aide de la « grande sœur » d’Arménie, même si Erevan se garde de reconnaître formellement le nouvel État.

D’abord en difficulté, les miliciens de l’Artsakh – aidés par l’armée arménienne et des combattants de la diaspora – enregistrent leurs premiers succès au printemps 1992, après le retrait des troupes soviétiques. Au mois de mai, ils s’emparent de Chouchi (Choucha en arménien), ancienne capitale historique que les deux communautés considèrent comme leur Jérusalem. Après des combats meurtriers durant l’hiver, ils poussent leur avantage au printemps 1993, allant jusqu’à conquérir sept districts en Azerbaïdjan même, à l’ouest et au sud pour garantir une continuité territoriale entre l’enclave et l’Arménie, mais aussi à l’est. Haut-Karabakh compris, l’Azerbaïdjan se retrouve amputée de 13 % de son territoire. Au moins 30 000 personnes ont été tuées dans des combats et 800 000 déplacées : 600 000 Azerbaïdjanais contraints de fuir les zones occupées ou l’Arménie et plus de 200 000 Arméniens obligés de quitter l’Azerbaïdjan. Moins nombreuses que leurs adversaires (renforcés par des Loups gris turcs, des mercenaires tchétchènes et même des moudjahidines afghans), les forces arméniennes parviennent néanmoins à prendre l’avantage : face à elles, le moral des troupes est faible, les désertions nombreuses et le commandement en proie aux luttes de clans et à la corruption ; les mafias azéries s’enrichissent dans des trafics tels que les échanges rémunérés d’otages, voire la livraison de villages à l’ennemi contre des espèces sonnantes et trébuchantes. Les Arméniens bénéficient aussi du soutien de mercenaires issus de l’ancienne armée soviétique et même de véhicules de combat que les forces russes locales leur ont laissés. Après avoir aidé les Azéris au début du conflit, par hostilité envers le nationalisme arménien, Moscou apporte son soutien au Haut-Karabakh, qui constitue un moyen efficace de gêner les envies de rapprochement entre Bakou et la Turquie.

Un plan de paix est esquissé en juin 1993, mais l’Azerbaïdjan est alors fragilisé par une rébellion militaire qui incite des unités séparatistes du Karabakh à en profiter pour mener une violente offensive vers l’est : proches du Dachnak, elles refusent le retrait territorial prévu par le plan de paix, tant qu’elles n’ont pas la garantie que les zones rendues seront démilitarisées. Sur le terrain, les Arméniens renforcent leurs positions en construisant une route dans le corridor de Latchine, afin de relier l’enclave à l’Arménie (une deuxième route est ouverte, plus au nord, en 1997). Finalement sorti de sa crise politico-militaire, avec l’élection du Président Aliev (cf. Azerbaïdjan), et amoindri par les offensives qui lui ont fait perdre 5 000 hommes durant l’hiver, l’Azerbaïdjan se résout à accepter, en mai 1994, le cessez-le-feu négocié par Moscou, bien qu’il fige les conquêtes arméniennes. L’enclave compte alors 145 000 habitants, Arméniens à près de 100 %.

L’OSCE prend le relais. En 1997, son « groupe de Minsk » présente un plan en deux parties : en premier lieu la restitution réciproque des terres, le retour des réfugiés et le déploiement d’une force d’interposition puis, dans un second temps, la question du statut de l’enclave. Les autorités séparatistes le rejettent, en réclamant un statut immédiat, même transitoire, et des attributs de souveraineté, ce que Bakou rejette catégoriquement. Dans les deux camps, les positions sont plus radicales que jamais : les membres du « Comité Karabakh » sont au pouvoir à Erevan, les nationalistes azéris essaient de déstabiliser le Président Aliev à Bakou et les ultra-séparatistes tentent d’assassiner le « numéro 1 » de l’enclave en 2000. La même année, la piste d’un partage de territoires est avancée : l’Arménie conserverait le Haut-Karabakh et cèderait le corridor de Meghri à l’Azerbaïdjan, ce qui permettrait à ce dernier d’avoir une continuité territoriale avec son enclave du Nakhitchevan, frontalière de la Turquie, dont elle séparée par une vingtaine de kilomètres situés en Arménie. Mais Erevan refuse, au motif que tous ces territoires sont historiquement peuplés d’Arméniens.

En 2011, une autre voie est esquissée : en échange d’un statut particulier – ouvrant la voie à une possible indépendance – le Haut-Karabakh rendrait à l’Azerbaïdjan les sept districts conquis autour de l’enclave mais, cette fois, c’est Bakou qui dit « non ». Car, entretemps, l’Azerbaïdjan – dopé par les revenus des hydrocarbures de la Caspienne – a considérablement renforcé son potentiel militaire : de 2003 à 2013, son budget de la Défense passe de 163 Millions à 3,7 Milliards de dollars, soit huit fois celui des Arméniens[1]. Le pays se fournit auprès d’Israël[2], au grand dam de l’Iran voisin, mais surtout de la Russie, qui reste son premier fournisseur d’armes, nonobstant ses liens supposés privilégiés avec l’Arménie.

Après une vingtaine d’années de respect global du cessez-le-feu, la situation se dégrade fortement en avril 2016. Les combats engagés par Bakou, avec blindés et hélicoptères, font une centaine de morts, sans gain territorial significatif, Moscou ayant rapidement imposé une trêve. Les choses vont tourner différemment lors de la reprise des hostilités en septembre 2020 : après avoir repris quelques villages et positions stratégiques, Bakou pilonne la capitale séparatiste, Stepanakert, et les forces arméniennes ripostent en bombardant Ganja, la deuxième ville d’Azerbaïdjan. La Russie appelle les deux pays au calme tandis que la Turquie – opposée à Moscou en Syrie et en Libye – soutient son allié de Bakou, en lui fournissant des drones (en plus de ceux, de fabrication israélienne qu’il fabrique déjà), ainsi que des conseillers militaires, des centaines de mercenaires syriens et libyens et des avions. Ce n’est qu’en novembre qu’un cessez-le-feu est signé, sous l’égide de la Russie. Entretemps, les Azéris ont reconquis 8 000 des 11 500 km² qu’ils avaient perdus lors de la première guerre : non seulement leurs sept districts, mais aussi un bon tiers de l’enclave, dont Chouchi. Les combats ont fait 6 000 morts (dont 3 800 Arméniens) et déplacé plus de 120 000 personnes.

Le texte adopté prévoit le déploiement de deux mille soldats et garde-frontières russes pour veiller au respect du cessez-le-feu[3] et protéger les 100 000 à 120 000 Arméniens restant sur place. À terme, le corridor de Latchine – qui relie le Karabakh à l’Arménie sur une trentaine de kilomètres de route montagneuse – reviendrait à l’Azerbaïdjan et une nouvelle route serait construite en remplacement. Erevan devrait également consacrer une cinquantaine de km² de sa province méridionale (le Zanguezour, l’ancienne Siounie) à la création du corridor de Meghri : placé sous la surveillance de troupes russes le long de la frontière arméno-iranienne, ce couloir permettrait de relier le territoire principal de l’Azerbaïdjan à son exclave du Nakhitchevan, au grand dam de l’Iran qui n’apprécie guère ce rapprochement turcophone à ses frontières. La construction d’une voie ferrée dans ce secteur, sans douane, est validée en décembre 2021. En fait, Bakou revendique tout le Zanguezour, voire Erevan. Quant au patrimoine chrétien présent dans la zone, il est confié à la petite minorité chrétienne azerbaïdjanaise des Oudis, les Azéris affirmant qu’il a été bâti par les Albanais du Caucase et non par les Arméniens.

En août 2022, les troupes azerbaïdjanaises s’emparent de positions arméniennes dans le district de Latchine, sans que les forces russes de maintien de la paix n’interviennent. Le mois suivant, Bakou invoque des provocations arméniennes à la frontière pour bombarder des villes situées en Arménie même et y occuper environ 150 km². Les combats, qui font plus de deux-cents morts dans les deux camps, interviennent sans que l’OTSC, l’alliance défensive pilotée par Moscou, ne réponde à la demande d’intervention de son membre arménien (alors qu’elle était intervenue dans un conflit purement interne au Kazakhstan) : la Russie est alors trop embourbée dans le conflit ukrainien pour ouvrir un nouveau front. Du coup, c’est l’Union européenne – signataire durant l’été d’un accord de livraison de gaz azerbaïdjanais en remplacement du gaz russe – qui est choisie par les deux pays pour effectuer une mission de délimitation de leurs frontières. Fin octobre, les Russes reprennent toutefois la main et obtiennent des deux belligérants qu’ils renoncent à l’usage de la force pour régler leurs différends territoriaux.

Cela n’empêche pas des militants azerbaïdjanais de bloquer, en décembre, le corridor de Latchine, au prétexte de récupérer des sites miniers du Karabakh exploités par les Arméniens. L’approvisionnement de la population de l’enclave devenant critique, la Cour internationale de justice enjoint à l’Azerbaïdjan de mettre fin à ce blocus. Mais Bakou passe outre en installant un check-point dans le corridor, en avril 2023. Deux mois plus tard, alors que s’ouvrent des perspectives de négociations, le Président arménien déclare à des médias russes que Erevan est prête à reconnaître l’enclave du Haut-Karabakh comme faisant partie de l’Azerbaïdjan, si celui-ci reconnait les frontières internationales de l’Arménie et garantit la sécurité de la population d’origine arménienne (estimée entre 60 000 et 120 000 personnes dans l’enclave, selon les sources). Mais le régime de Bakou – qui parle même de l’Arménie comme de « l’Azerbaïdjan occidental » – ne donne pas suite. Finalement, de l’aide humanitaire arrive en septembre, les autorités séparatistes ayant accepté que, outre la réouverture du corridor de Latchine, elle puisse aussi passer par la route d’Aghdam reliant l’enclave au reste de l’Azerbaïdjan.

L’embellie est de courte durée puisque, après la mort de six de ses citoyens victimes de mines terrestres, Bakou procède à des bombardements massifs sur Stepanakert et les zones encore sous contrôle arménien. La disproportion des forces est telle que, sous l’égide de la Russie, un accord de cessez-le-feu est rapidement signé, au terme de combats ayant fait quatre cents morts en deux jours. Le gouvernement séparatiste, qui venait d’être renouvelé, accepte la dissolution et le désarmement complet de l’Armée de défense du Nagorny-Karabakh et l’ouverture de pourparlers sur « la réintégration » du territoire à l’Azerbaïdjan, sans statut d’autonomie. La dissolution des institutions séparatistes est programmée pour janvier 2024. En attendant, la quasi-totalité des Arméniens encore présents dans l’enclave s’enfuit vers l’Arménie, par crainte de représailles des Azéris ou d’arrestations (comme celle de l’ancien Président, poursuivi pour financement du terrorisme). Tout en promettant une « réintégration pacifique » à la minorité battue, Bakou publie un nouveau plan de l’ancienne capitale séparatiste (Khankendi en azéri) avec des noms de rues turcs, dont celui d’Enver Pacha, un des principaux artisans du génocide arménien de 1915.

En avril 2024, la Russie retire plus tôt que prévu sa force de maintien de la paix, dont l’inaction avait été dénoncée par les Arméniens, sans que les différends territoriaux entre belligérants aient été soldés. Erevan réclame les 200 km² que l’Azerbaïdjan a conquis à l’intérieur de ses frontières au cours des trois dernières années, ainsi que l’enclave arménienne d’Artsvashen (Bashkend en azéri) : très proche du nord-est de l’Arménie, elle est située sur le sol azerbaïdjanais et contrôlée par Bakou depuis la guerre de 1992. Inversement, Bakou revendique le corridor de Meghri vers son exclave du Nakhitchevan, ainsi que l’enclave de Karki qui en est très légèrement détachée. Peu après le retrait russe, la commission de délimitation frontalière entre les deux pays s’accorde pour céder à l’Azerbaïdjan quatre villages occupés depuis une trentaine d’années par les Arméniens, au nord-est de leur territoire : désertés par leurs habitants, ils revêtent un caractère stratégique car situés le long de l’autoroute reliant l’Arménie à la Géorgie.


[1] En 2019, le seul budget militaire de l’Azerbaïdjan dépasse le budget total de l’Arménie.

[2] L’État hébreu va même devenir le premier fournisseur d’armes, notamment de drones, de l’Azerbaïdjan. En échange, Bakou fournit aux Israéliens l’équivalent des deux tiers de leur consommation de pétrole. L’or noir est convoyé via des pipelines jusqu’en Turquie, puis acheminé par bateau en Israël… en dépit de la rhétorique anti-israélienne du Président turc.

[3] Les Turcs sont associés au suivi du cessez-le-feu, mais à distance, via des moyens technologiques déployés dans un des districts reconquis.