Indépendants de la Russie depuis la chute de l’URSS, en 1991, certains pays d’Asie centrale ex-soviétique sont néanmoins restés dans le giron russe, via la très théorique Communauté des États indépendants (CEI). Certains appartiennent à des organisations plus fonctionnelles : le Kazakhstan et le Kirghizistan, en attendant l’entrée du Tadjikistan, sont ainsi membres de l’Union économique eurasienne qui a succédé, en 2015, à la Communauté économique eurasiatique (CEEA)[1] ; ce qui n’empêche pas le premier de se rapprocher étroitement de la Chine, afin de diversifier ses débouchés. Les trois mêmes pays adhèrent également à l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) fondée en octobre 2002 par Moscou, tout en se montrant critiques vis-à-vis de la Russie, en particulier lorsqu’elle annexe des territoires ukrainiens. Le Kirghizstan et le Tadjikistan déplorent aussi que l’OTSC n’intervienne pas dans leurs différends frontaliers (cf. L’imbroglio ethnique du Ferghana), alors qu’elle a mobilisé des troupes pour mettre fin à une insurrection intérieure au Kazakhstan (cf. ce pays) ; le même reproche est adressé à Moscou par l’Arménie, au sujet de son conflit avec l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh (cf. Caucase). La grogne des membres de l’OTSC est si manifeste que son sommet de novembre 2022 se conclut sans déclaration finale commune. Toutefois, le Kirghizstan demeure un allié fidèle : en mai 2023, il annonce un développement des installations russes sur son territoire.
Le Turkménistan garde en revanche des distances vis-à-vis de Moscou : ainsi, il n’est plus que membre associé de la CEI, quand il en était membre à part entière. Plus ou moins distant également, l’Ouzbékistan n’en appartient pas moins à l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) que la Russie et ses trois alliés traditionnels ont créée avec la Chine, en 2001, pour sécuriser leurs frontières et combattre la propagation de l’islamisme, dans toute la zone allant du Xinjiang au Caucase[2]. A certains moments, les ressortissants de l’ex-URSS auraient représenté 20 % des combattants islamistes en Syrie et en Irak, alors qu’ils comptent pour moins de 5 % des musulmans dans le monde.
La question de la délimitation frontalière s’est posée dès la dissolution de l’URSS. En effet, si la frontière sino-soviétique avait bien été fixée en Extrême-Orient par le traité de 1991 (cf. Chine), tel n’avait pas été le cas en Asie centrale. Pékin pouvait, notamment, mettre en avant les « traités inégaux » que l’Empire sino-mandchou avait dû signer avec la Russie tsariste et qui lui avaient fait perdre quelque 930 000 km² dans cette zone[3], soit plus de 20 % du territoire des Républiques nouvellement indépendantes. La Chine ne va finalement revendiquer que dix-neuf zones, représentant environ 34 000 km², dont 28 000 pour les seuls sommets du Pamir situés à sa frontière avec le Tadjikistan. Le régime pékinois met ainsi en application sa politique de « bon voisinage », mais il agit surtout par pragmatisme. En échange de sa modération, Pékin obtient de ses trois voisins (kazakh, kirghiz et tadjik) qu’ils ferment leurs territoires à toute implantation des séparatistes ouïghours du Xinjiang chinois, qu’ils renoncent à tout accord diplomatique pouvant menacer la Chine (notamment avec les Américains qui utilisent certains pays comme bases arrières de leur guerre en Afghanistan), qu’ils abandonnent l’arme nucléaire (dans le cas du Kazakhstan) et qu’ils deviennent ses partenaires économiques (de fait, la Chine est le premier ou le deuxième partenaire commercial des trois pays). Les différends avec le Kazakhstan sont les premiers réglés, par une série d’accords signés entre 1994 et 2002 : Astana récupère un peu plus de la moitié des zones disputées. En 1999, un accord tripartite avec le Kirghizstan délimite la frontière des trois Etats sur les crêtes du Mont Khân Tängri. Bichkek signe également des protocoles bilatéraux avec Pékin entre 1996 et 2004, par lesquels la Chine récupère 32 % des territoires en litige. Les choses s’avèrent plus compliquées avec le Tadjikistan, non seulement parce-que le pays est en proie à une guerre civile, mais aussi parce-que Pékin considère que les Pamir, qui ouvrent l’accès à une partie des eaux de l’Amou Daria, sont historiquement chinois. Finalement, en 2002, Douchanbé accepte de céder à Pékin 1 000 km² de montagnes et de pâturages, soit moins de 5 % des revendications de la République populaire. Deux ans plus tard, une route est ouverte entre Kachgar et la zone économique spéciale tadjike de Murghab.
Depuis, les relations s’accélèrent, notamment en matière sécuritaire. La technologie chinoise, telle que la surveillance des prêches des imams dans les mosquées du Xinjiang, est mise en œuvre par les pouvoirs turkmène et tadjik. En 2019, l’Ouzbékistan, a signé avec une firme chinoise un accord de « gestion numérique des affaires politiques ». Pékin use aussi de l’arme économique – via son gigantesque projet de « nouvelles routes de la soie » – pour se concilier les bonnes grâces des pays d’Asie centrale. Pour faire cesser les disputes en matière de partage de l’eau et de l’énergie, des projets d’énergie renouvelable ont été lancés au sud du Kazakhstan qui, moins équipé que le nord, dépendait trop largement du Kirghizstan pour son électricité. De même, la Chine a construit une ligne électrique pour relier le sud kirghiz au nord et réduire ainsi sa dépendance vis-à-vis de l’Ouzbékistan. Elle a aussi ouvert au Kazakhstan l’accès à un oléoduc et à un gazoduc pour exporter ses hydrocarbures de la Caspienne vers l’Est, ainsi qu’un débouché ferroviaire sur le port de Lianyungang, en mer Jaune, et par ricochet des accès facilités au Japon ou au sud-est asiatique. En 2009 a été inauguré un gazoduc de 1 800 kilomètres entre le Turkménistan et le Xinjiang, via le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, fournissant à la Chine la moitié de sa production gazière (cf. Géopolitique des « tubes »). En mai 2023, Pékin organise le premier sommet Chine / Asie centrale : il se tient très symboliquement à Xi’an, jadis étape majeure de la route de la soie médiévale.
Coincés entre l’hégémonisme de leurs deux puissants voisins, les pays de la région essaient de jouer en parallèle la carte de la Turquie. Le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Azerbaïdjan (et le Turkménistan comme observateur) sont ainsi membres de l’Organisation des États turciques, née sous un autre nom en 2009 et relancée par Ankara en 2021. Ils jouent aussi la carte de l’Union européenne, plus gros investisseur dans la région depuis le début des années 2010. Mais l’influence de Moscou demeure forte : engluée dans une guerre en Ukraine, qui a vu les pays européens se détourner de son gaz, la Russie en livre pour la première fois à l’Ouzbékistan et au Kazakhstan, en octobre 2023. Les marchés des deux pays, ainsi que celui du Kirghizstan, sont également utilisés par des opérateurs privés pour aider Moscou à contourner les sanctions commerciales que lui ont imposé les pays occidentaux.
La guerre en Ukraine, ainsi que l’insécurité régnant en mer Rouge (cf. Yémen), conduisent les pays d’Asie centrale et la Chine à renforcer le Trans-Caspian International Transport Route, c’est-à-dire le « corridor médian » des routes de la soie, reliant la Chine à l’Europe via l’Asie centrale, le sud-Caucase et la Turquie. En novembre 2022, le Kazakhstan a signé avec l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie une « feuille de route » destinée à inventorier les investissements nécessaires au renforcement de leurs structures de communication.
[1] Outre la Russie, ces organisations comprennent également l’Arménie et la Biélorussie.
[2] De la Biélorussie à la Mongolie, en passant par le Népal, l’Afghanistan, la Turquie et le Sri-Lanka, l’OCS compte près de vingt membres, permanents (l’Inde et le Pakistan depuis 2017, l’Iran depuis 2023), observateurs ou « partenaires de dialogue ».
[3] Les traités d’Aigun (1858), de Pékin (1860) et d’Ili (1881), ainsi que le protocole de Chuguchak / Tarbagatai (1864) et ceux ayant suivi.
Image de couverture : le Pamir tadjik. Crédit : Makalu / Pixabay