Egypte

Egypte

Très affaiblie, l’ancienne terre des pharaons essaie d’exister comme puissance régionale au Moyen-Orient et dans la vallée du Nil.

1 002 450 km²

République autoritaire

Capitale : Le Caire

Monnaie : livre égyptienne

105 Millions d’Égyptiens

L’Égypte possède plus de 2 400 km de côtes le long de la mer Méditerranée, du golfe de Suez, du golfe d’Aqaba et de la mer Rouge. Elle partage près de 2 690 km de frontières terrestres : plus de 1 270 km au Sud avec le Soudan (qui lui dispute le triangle d’Halaïb, cf. Encadré), 1 150 km avec la Libye à l’Ouest, ainsi que 11 km avec la bande palestinienne de Gaza et plus de 250 km avec Israël à l’Est : ces deux territoires sont frontaliers de la péninsule du Sinaï, dont les 56 000 km² sont situés sur le continent asiatique (cf. Article dédié).

Passée de 30 millions en 1967 à plus de 104 millions en 2020, la quasi-totalité de la population vit dans la vallée et le delta du Nil, sur moins de 60 000 km². En Égypte, le fleuve s’étend sur 800 km entre Assouan et la banlieue du Caire : il débouche sur la Méditerranée sous la forme d’un delta fertile de 200 kilomètres de large. Partout ailleurs, à l’exception de quelques oasis, le climat est désertique : la vallée est bordée à l’ouest par le Désert occidental et celui de Libye et à l’est par le Désert oriental, ainsi que par l’extension du désert d’Arabie que constitue le Sinaï.

Le nom du pays vient du grec ‘Aiguptos, qui était la prononciation grecque du nom, en égyptien ancien, de sa capitale Memphis (Hwt-Ka-Ptah, ‘Maison de l’Esprit de Ptah’). Dans l’Antiquité, les Égyptiens désignaient leur pays sous le nom de Kemet (‘Terre noire’, comme le sol riche et sombre longeant le Nil). Plus tard, il a été connu sous le nom de Misr qui signifie simplement ‘pays’.

99 % de la population est arabe, le reste étant nubienne (cf. Encadré) ou béja (sur la mer Rouge), ethnies également présente au Soudan.

L’islam sunnite est largement majoritaire (plus de 90 %), loin devant le christianisme copte (moins de 10 %, cf. Encadré).

SOMMAIRE

Des premiers royaumes au Nouvel Empire

Dès -5 000, l’existence de communautés d’agriculteurs et d’éleveurs est attestée dans le nord de la vallée du Nil qui, à l’époque, jouit d’un climat plus humide qu’aujourd’hui. Les premières cultures humaines se développent au nord, en basse Égypte (cultures de l’oasis du Fayoum et du Delta), puis en moyenne Égypte (vers -4 400) et enfin en haute Égypte, jusqu’à la première cataracte du Nil[1] (vers -4 000). Un siècle plus tard, la culture de Nagada naît à la lisière de la moyenne et de la haute Égypte, avant de se propager jusqu’au delta du fleuve. C’est à cette époque, au milieu du XXXIIIème siècle, qu’apparaissent les premières cités et les premiers proto-royaumes et que sont datés les plus anciens hiéroglyphes, des signes pictographiques gravés sur de la pierre ou dessinés sur du papyrus. Cette écriture sophistiquée coexiste avec une écriture cursive et simplifiée, utilisée dans la vie quotidienne : le hiératique[2]. Vers -3100, les royaumes de haute Égypte – Hiéraconpolis avec Horus pour dieu principal, Nagada avec Seth comme divinité majeure – fusionnent en un royaume du sud qui conquiert la basse Égypte et unifie le pays. Les premiers rois appartiennent à la dynastie Thinite, du nom de sa capitale Thinis.

Au XXVIIIème siècle, la troisième dynastie transfère la capitale à Memphis, dans le delta du Nil. Cinq dynasties se succèdent entre -2686 et -2181, période dite de l’Ancien Empire qui honore Rê, le dieu soleil de Héliopolis, comme divinité principale. C’est à cette époque, entre -2589 et -2480, que sont construits le Sphinx de Gizeh et les grandes pyramides, constructions qui coïncident avec le début de la divinisation des rois après leur mort (-2500).

Trois siècles plus tard, l’invasion du Delta par les Amorrites, des nomades venus du Proche-Orient, déstabilise l’Empire qui se fragmente en quatre Etats du Delta, de Memphis, d’Henensou (Héracléopolis) et de Thèbes. Les huitième à onzième dynasties qui se succèdent pendant cette première période intermédiaire sont marquées par un affaiblissement de la royauté au profit des féodaux de province. La réunification est effectuée par les princes méridionaux de Thèbes (-2040), dont Amon est le dieu principal. Ce Moyen-Empire, qui s’étend vers le sud jusqu’aux environs de la deuxième cataracte, est celui des XIème et XIIème dynasties qui adoptent Amon-Rê comme dieu de compromis. En haute Égypte, il est secoué par les raids des « Medjay », un ensemble de tribus nomades de la « terre de Medja », une zone située juste à l’est de la deuxième Cataracte de Nil. Sous la XVIIIème dynastie, des membres de ce groupe – auquel appartiendraient les Blemmyes / Beja (cf. infra) – seront employés par les Égyptiens comme force de police d’élite aux frontières.

C’est une nouvelle fois la situation dans le delta du Nil qui provoque l’éclatement de l’Empire et le début de la deuxième période intermédiaire (vers -1725). Au fil des décennies, la zone s’est peuplée de nombreux migrants proche-orientaux, Amorrites, Cananéens, Hourrites, qui se sont affranchis des Égyptiens : ces nouveaux souverains du Delta, surnommés Hyksos (« princes des pays étrangers »), alimentent les XIVème et XVème dynasties, avec Avaris pour capitale. Le reste du pays reste aux mains de rois égyptiens (XVIème dynastie en basse et moyenne Égypte, XVIIème à Thèbes), du moins jusqu’en -1674 : ayant conquis Memphis, les Hyksos s’étendent en effet jusqu’en moyenne Égypte et menacent les princes de Thèbes qui sont par ailleurs soumis à la pression méridionale des Nubiens. Au milieu du même siècle, vers -1650, de nouveaux migrants Sémites arrivent dans le delta : les Hébreux, qui vont progressivement être réduits en esclavage, une fois leurs « cousins » Hyksos expulsés.

Ceux-ci sont définitivement chassés du sol égyptien en -1580 par les princes de Thèbes qui fondent le Nouvel Empire : leur XVIIIème dynastie restaure l’unité de l’Égypte, dont elle étend même les possessions jusqu’à la quatrième cataracte du Nil, en Nubie, puis à partir de -1500 au Proche-Orient. Leur domination s’étend sur le pays de Canaan, la Syrie et l’Assyrie jusqu’aux monts Zagros, après des succès sur les différentes puissances de la région, Mitanni, Hittites et Babylone. La royauté est à son apogée, avec l’apparition du titre de pharaon (au sens d’occupant d’une « Grande maison »), les premières inhumations des souverains dans la vallée des Rois (v-1570) et la construction du temple de Karnak à Thèbes, la nouvelle capitale, pour honorer le culte d’Amon, dieu suprême du panthéon égyptien.

Ce polythéisme est brièvement remis en cause, au milieu du XIVème siècle, par Aménophis IV (renommé Akhenaton) et son épouse Néfertiti qui instaurent le culte solaire d’Athon . Mais ce premier monothéisme de l’histoire est si violemment combattu par les grands prêtres d’Amon qu’il est abandonné par le nouveau pharaon, Toutankhamon (-1336 à -1327).

Le début du XIIIème siècle (et de la XIXème dynastie) est marqué par le long règne de Ramsès II qui, jusqu’en -1238, lance de grands travaux – le Temple d’Abou-Simbel et l’obélisque de Louxor – et guerroie contre les Hittites en Palestine et en Syrie ; après l’indécise bataille de Qadesh (-1274), il signe un traité de paix avec ses ennemis pour contrer la menace assyrienne. C’est également sous son règne que les Hébreux sont supposés s’être enfuis d’Égypte sous la conduite de Moïse et que le delta du Nil subit une première vague migratoire de « Peuples de la mer[3] ». Tout au long des XIIIème et XIIème siècles, les pharaons doivent également faire face aux incursions incessantes de peuples Berbères qualifiés de Libyens (les Libou et Meshouesh ou Ma), qu’ils choisissent finalement de fixer comme auxiliaires en Moyenne et Basse Égypte, où ils constituent de puissantes chefferies. Au début du XIIème, l’Empire connait une seconde vague de Peuples de la mer, qui sont repoussés vers le Levant ou bien recrutés comme mercenaires.

[1] Le cours moyen du Nil est entrecoupé de rapides (cataractes) numérotés de 1 à 6 du nord au sud.

[2] Vers -1850, les hiéroglyphes seront « transcrits » dans le premier alphabet linéaire connu, écrit par des travailleurs de langue cananéenne employés dans une mine égyptienne du Sinaï.

[3] Le terme a été forgé au XIXème siècle pour qualifier neuf groupes ethniques d’origine égéenne, italienne, anatolienne et libyenne.


L’ère des pharaons étrangers

Le Nouvel Empire disparait au début du XIème, à la suite de troubles intérieurs et de la perte de la Syrie. La troisième période intermédiaire (-1069) est caractérisée par une nouvelle division du pays entre le nord (XXIème dynastie) et le sud (grands-prêtres d’Amon à Thèbes). A l’aube du Xème siècle, l’Égypte connait même une révolution avec l’avènement d’un pharaon « libyen », suivi de deux dynasties de même origine. Cette « basse époque » est marquée par l’apparition, au VIIème, d’une nouvelle écriture encore simplifiée par rapport au hiératique : le démotique. La période est également caractérisée par des rivalités dynastiques : au milieu du VIIIème, c’est en effet une dynastie égyptienne, originaire de Tanis, qui règne dans le delta. Mais son règne est de courte durée et le pays reste globalement gouvernée par des souverains étrangers.

A la fin du VIIIème, les Nubiens du royaume de Koush s’emparent de l’Egypte, avec l’aval de Thèbes. L’autorité de leur XXVème dynastie des « pharaons noirs » reste en revanche contestée par le delta qui se rebelle, avec l’appui de l’Assyrie. Les Nubiens sont finalement chassés au milieu du VIIème siècle, tandis que la domination des Assyriens ne dure qu’une douzaine d’années : aidés de mercenaires Lydiens, les princes de Saïs – dans le delta – les expulsent et instaurent une XXVIème dynastie purement égyptienne. Au tournant des VIIème et VIème siècle, le pharaon Néchao II se distingue en faisant créer un canal du golfe de Suez jusqu’au Nil et en mandatant des marins phéniciens pour qu’ils effectuent le tour complet de l’Afrique, depuis la mer d’Érythrée jusqu’aux colonnes d’Hercule (Gibraltar).

L’indépendance de l’Egypte est de nouveau mise à mal à la fin du VIème, quand elle devient une satrapie de l’Empire des Perses Achéménides. Des révoltes ramènent la dynastie Saïte sur le trône à la fin du Vème, avant que les souverains d’Iran ne refassent leur retour dans la seconde moitié du IVème… pour moins de dix ans : en -332, l’Égypte n’échappe pas à la soif de conquêtes du Macédonien Alexandre qui pousse jusqu’en Cyrénaïque et fonde la ville d’Alexandrie, au débouché du delta sur la Méditerranée. A sa mort, neuf ans plus tard, l’héritage du conquérant est partagé entre ses compagnons d’armes : l’Égypte échoit à Ptolémée, fils de Lagos, qui fonde la monarchie héréditaire des Lagides (dont les rois porteront tous le nom de Ptolémée). Elle fait d’Alexandrie le principal foyer de la culture hellénistique et y fait construire un phare considéré comme une des sept merveilles du monde antique[1]. A partir des années 270, elle livre plusieurs guerres en Syrie à une autre dynastie héritière d’Alexandre, les Séleucides. A leur expansion maximale, vers -230, les Lagides dominent Chypre, l’ouest de l’Anatolie, les îles ioniennes et la Thrace mais, vingt ans plus tard, ils ne conservent plus que la grande île méditerranéenne et la Cyrénaïque. A la fin du IIIème, ils sont même évincés de haute Égypte par les Thébaïdes, des pharaons Nubiens.

[1] Construit en -280, le phare s’écroulera en 1303. C’est également de cette époque que date la pierre de Rosette ayant servi à déchiffrer les hiéroglyphes (en l’occurrence un décret de Ptolémée V rédigé en -196).

Du protectorat romain à la conquête arabe

u début du IIème siècle AEC, la succession d’incestes et de révolutions de palais, fragilise suffisamment le pouvoir pour que le Séleucide Antiochos IV se proclame roi d’Égypte à Memphis et marche sur Alexandrie. Rome se porte alors au secours des Lagides, fait reculer les envahisseurs jusqu’en Palestine (-168) et établit un protectorat sur l’Égypte. Dans la seconde moitié du Ier siècle, le pays devient un des terrains d’affrontement entre candidats au pouvoir dans l’Empire romain : à la poursuite de Pompée, Jules César débarque à Alexandrie et soutient Cléopâtre VII, alors en guerre contre son frère. Une fois son protecteur disparu, la reine se rapproche d’Antoine, avec lequel elle se suicide après le débarquement de leur rival Octave. L’Égypte devient une possession romaine à part entière (-30). A la fin du IIIème siècle de notre ère, dans le sud de l’Egypte, les Romains doivent faire face aux raids de Blemmyes, des tribus nomades généralement assimilées aux actuels Beja. Ils parviendront à les contenir en faisant appel à des nomades nubiens, les Nobades, et en leur abandonnant la province méridionale de Dodécaschène, trop pauvre et trop coûteuse à protéger.

L’Égypte devient également un théâtre majeur de la révolution religieuse en cours dans le bassin méditerranéen. Au 1er siècle de notre ère, le centre de la diaspora juive de langue grecque[1], Alexandrie, devient une des villes les plus christianisées de l’Empire. Deux siècles plus tard, c’est dans le désert de Thébaïde que Saint Antoine, puis Saint Pacôme, fondent les premières communautés monastiques chrétiennes. Au début du IVème siècle, un théologien d’Alexandrie, Arius, professe que seul le Père est réellement Dieu ; sa doctrine – l’arianisme – commençant à prendre de l’importance, elle est condamnée en 325 par le concile de Nicée. Plus de cent vingt cinq ans plus tard, le même sort frappe le monophysisme, doctrine selon laquelle le divin et l’humain ne forment qu’une seule nature chez le Christ. Rejetée par Constantinople, cette croyance séduit en revanche le clergé égyptien : c’est l’acte de naissance de l’Église copte[2] (451). L’Empire romain d’Orient, qui domine l’Égypte depuis 395, essaie de mettre fin à cette scission, mais ne fait que susciter l’hostilité des Égyptiens.

Brièvement entamée par les Perses (de 619 à 628), la souveraineté « byzantine » sur l’Égypte prend fin en 642, avec la conquête arabe marquée, notamment par le second incendie de la célèbre Bibliothèque d’Alexandrie (le premier avait eu lieu en -48). Les conquérants, qui recrutent des mercenaires Nubiens et Mamelouks[3], installent une nouvelle capitale à Fustat, aujourd’hui quartier du Caire. Un siècle plus tard, l’Égypte suit le destin de la majorité des pays musulmans de la région et passe sous la souveraineté du Califat Abbasside de Bagdad, qui a évincé les califes Omeyyades de Damas. En 706, l’arabe devient langue officielle et remplace peu à peu le copte : écrite, depuis le 1er siècle, avec un alphabet mêlant lettres grecques et signes démotiques, la langue des Égyptiens disparait en même temps que l’islam se propage. Soumis à la pression des impôts et à la répression de leurs révoltes, les chrétiens se convertissent largement et les musulmans sont sans doute plus nombreux qu’eux dès le IXème. A l’exception de zones rurales de haute Égypte, où il subsiste encore quelques siècles, le copte n’est plus utilisé dans la vie quotidienne, mais subsiste comme langue liturgique.

[1] Établie en Égypte, la plus ancienne synagogue connue au monde date du IIIème siècle avant notre ère.

[2] Copte est un dérivé du grec aegyptos, égyptien.

[3] Les Mamelouks (esclaves affranchis, de l’arabe « malaka » signifiant posséder) sont originaires des bords de la mer Noire où ils ont été capturés : il s’agit essentiellement de Turcs Kiptchak (de l’actuelle Ukraine) et de Circassiens (du Caucase occidental).


Des Fatimides aux Bahrites

Au fil des siècles, la tutelle des Abbassides sur l’Egypte devient de plus en plus théorique. En 868, leur gouverneur Mamelouk turc, ibn Tulun, se proclame émir et fonde sa dynastie, les Tulunides, qui conquiert la Cilicie, ainsi qu’une partie de la Syrie et de la Mésopotamie. Les califes de Bagdad rétablissent leur pouvoir moins de quarante ans plus tard, mais pas pour longtemps : de 936 à 968, l’Égypte est gouvernée par des mercenaires, Iraniens cette fois, les Ikhchidides. Ils sont à leur tour renversés par des Arabes établis en Ifriqiya (Tunisie) : les Fatimides. De confession ismaélienne, les nouveaux souverains fondent une nouvelle capitale près de Fustat, al-Qahira (« la Victorieuse ») où nait, en 973, l’université Al-Azhar : elle est encore considérée de nos jours comme une des autorités suprêmes du monde musulman. Disposant d’une imposante force militaire et d’une prospérité tirée de leur commerce en mer Rouge, ils s’emparent de la Syrie et imposent leur autorité à l’émir de La Mecque. Ils perdent en revanche leurs possessions du Maghreb, qui passent aux mains de dynasties locales à la fin du Xème, juste avant le règne du calife al-Hakim : réputé pour sa féroce répression du christianisme, il est à l’origine de la religion druze[1]. Dans la seconde moitié du XIème, les Fatimides sont fragilisés par les incursions de tribus bédouines, mais surtout des Turcs Seldjoukides qui pillent Le Caire (1070). Les tensions entre les différentes factions militaires (Nubiens, Mamelouks, Berbères) qui soutiennent le pouvoir s’exacerbent et, aux environs de 1100, les Fatimides sont expulsés des littoraux syrien et palestinien par les Croisés chrétiens.

Au milieu du XIIème, les luttes de clans et les révolutions de palais finissent par provoquer l’extinction de la dynastie des Fatimides. L’un de leurs vizirs ayant sollicité l’aide du souverain Zengide de Syrie, celui-ci dépêche sur place un officier kurde qui se fait reconnaître vizir par le calife fatimide. Deux ans plus tard, en 1171, son neveu Salah al-Din (Saladin) lui succède et met au régime égyptien, tout en fondant sa propre dynastie : les Ayyoubides. Celle-ci règne sur une large partie du Moyen-Orient, avant de se fragmenter à la mort de son fondateur. Une des branches continue de régner sur l’Egypte, défendue par une très solide garde d’esclaves Mamelouks, les Bahrites[2]. Ces Turcs Kiptchak démontrent leur efficacité en repoussant la cinquième Croisade débarquée à Damiette (1219-21), puis la septième conduite par le roi français Louis XI (1250).

La même année, sous la conduite de Baybars, les Bahrites évincent leurs maîtres Ayyoubides, qu’ils jugent trop conciliants vis-à-vis des Croisés, et établissent leur propre sultanat en Egypte : ils renforcent leur légitimité religieuse en accueillant au Caire un membre de la famille abbasside qu’ils font reconnaître calife. Multipliant les conversions forcées dans leur pays, ils instaurent leur suzeraineté sur les Lieux saints de l’islam (1269), évincent les Mongols de Syrie (1281) et chassent définitivement les Croisés[3] du Levant (1291). Ceci ne les empêche pas de développer le commerce avec les Républiques maritimes de Venise et Gênes, notamment le transport des épices vers l’Europe, via Alexandrie.

[1] Les Druzes considèrent que al-Hakim, mystérieusement disparu, reviendra à la fin des temps pour proclamer le règne de Dieu sur Terre.

[2] Du fait qu’ils étaient casernés au bord du Nil, le fleuve ou « bahr ».

[3] Un dernier soubresaut interviendra en 1365, avec le pillage d’Alexandrie par Pierre 1er roi de Chypre

De la tutelle ottomane à l’émancipation

En 1382, les Bahrites doivent céder leur place à d’autres Mamelouks, le plus souvent Circassiens du Caucase : les Burdjites[1], dont le règne s’avère beaucoup moins flamboyant. Soumis à des tentatives de coups d’État et à des révoltes en haute Égypte, ils subissent également une lourde défaite en mer d’Oman (1509) où leur flotte, alliée de Venise, s’était portée pour essayer d’empêcher les Portugais de mettre la main sur le commerce des épices. Sept ans plus tard, c’est sur terre qu’ils sont vaincus par les Ottomans, nouvelle puissance montante du Moyen-Orient : victorieux des Burdjites en Syrie, le sultan turc Sélim 1er poursuit sa marche en avant et conquiert l’Égypte en 1517. L’administration est confiée à un pacha (gouverneur), entouré de régiments ottomans (commandés par des aghas) mais aussi des anciens chefs mamelouks (les beys). Ces différentes aristocraties se déchirent pour gouverner l’Égypte, affaiblissant l’armée qui, en 1798, est battue aux Pyramides par le général Bonaparte ; mais l’expédition française est sans lendemain, sa flotte étant anéantie par les Anglais en rade d’Aboukir.

En 1805, un chef militaire ottoman reprend les rênes et se proclame pacha d’Égypte, avec l’aval du sultan. D’origine albanaise, Mehmet Ali élimine les beys mamelouks et s’appuie, pour gouverner, sur une élite turco-circassienne, faite de fonctionnaires et militaires turcs et balkaniques, ainsi que de mamelouks ralliés. Il engage diverses réformes, dont celle de l’armée, composée d’esclaves noirs razziés au Soudan et même de conscrits égyptiens à partir de 1823. Ceci lui permet de mener une politique extérieure active : à la recherche d’esclaves et d’or, ses armées soumettent les différents États arabo-nubiens du Soudan en 1820 ; elles interviennent aussi pour aider le sultan à mater la révolte des Grecs. Pour prix de son intervention, Mehmet Ali obtient l’autorisation d’envahir la Syrie au début des années 1830, mais il doit s’en retirer une dizaine d’années plus tard, sous la pression des Britanniques, hostiles à tout démembrement de l’Empire Ottoman.

Après sa mort, ses successeurs poursuivent son œuvre de modernisation, tant politique (avec l’instauration d’une Assemblée consultative) que militaire (avec l’accès des Égyptiens de souche aux grades d’officiers supérieurs) et économique, avec l’ouverture de nombreuses écoles et le lancement de grands travaux tels que le creusement du canal de Suez, entre 1859 et 1869. Ce faisant, l’Égypte s’endette à un niveau tel que, en 1876, le khédive[2] Ismail suspend ses remboursements. Fortement investies dans l’économie du pays, les puissances européennes s’inquiètent et obtiennent du sultan Ottoman qu’il remplace son représentant local. Mais elles doivent aussi faire face à la montée en puissance d’une opposition nationaliste, conduite par des officiers égyptiens. En 1882, une révolte à Alexandrie conduit l’armée britannique à débarquer. Après avoir défait les militaires insurgés, Londres (qui est devenu l’actionnaire principal du canal de Suez) obtient de maintenir ses troupes sur place et d’encadrer un reliquat d’armée égyptienne. En 1888, la convention de Constantinople accorde un statut international au canal de Suez, dont l’accès est garanti à tous les navires en temps de paix comme de guerre[3].

[1]Parce-que casernés dans une citadelle (« burdj »).

[2] Titre de vice-roi obtenu du sultan en 1867.

[3] Le canal sera cependant fermé près de huit ans, après la guerre des Six jours (1967).


De la monarchie au nassérisme

Après l’entrée en guerre de l’Empire Ottoman contre la Grande-Bretagne et ses alliés, en 1914, Londres instaure purement et simplement un protectorat sur l’Égypte, qui demeure largement en dehors du conflit. Ce statut n’est levé qu’en 1922, après une succession de manifestations et de grèves conduites par le Wafd (délégation), un mouvement naissant de notables. Ceux-ci incarnent la nouvelle classe moyenne et supérieure d’origine égyptienne qui a rejoint l’élite turco-circassienne, même si la société reste majoritairement composée de paysans, les fellahs. En 1923, une Constitution consacre l’indépendance du royaume d’Égypte ; monté sur le trône, le roi Fouad reste néanmoins soumis à l’influence des Britanniques, notamment en matière de Défense nationale et de gouvernance du Soudan. La pleine indépendance n’intervient qu’en 1936, sous son successeur Farouk : elle est assortie d’une alliance militaire qui prévoit le stationnement des troupes de Londres dans la zone du canal de Suez.

Au lendemain de la deuxième Guerre mondiale, qui s’est arrêtée à El-Alamein (une centaine de kilomètres à l’ouest d’Alexandrie), le régime est confronté à de graves difficultés économiques, dans les villes comme dans les campagnes. L’agitation est notamment menée par la Confrérie des Frères musulmans, un mouvement qui dénonce l’affaiblissement de l’islam provoqué par l’occidentalisation de la société (cf. Encadré). Le régime trouve une échappatoire sur la scène internationale avec la création de la Ligue arabe en 1945 au Caire. Mais ce crédit est entamé trois ans plus tard quand Israël proclame son indépendance et inflige une défaite sans appel à l’Égypte et quatre autres pays de la région. La situation intérieure se dégrade : après l’assassinat de deux Premiers ministres par des commandos « fréristes », en 1945 et 1948, al-Banna est éliminé en 1949 et son mouvement dissous ; quant à l’entourage de Farouk, il est soupçonné d’avoir participé à la livraison d’armes défectueuses aux soldats face à Israël.

Pour tenter de rétablir la situation, le pouvoir se livre à une surenchère nationaliste et dénonce en particulier le traité d’alliance signé avec Londres en 1936. En février 1952, des soldats britanniques sont assiégés par des policiers égyptiens à Ismaïlia et en tuent une cinquantaine pour se dégager. Le lendemain, des émeutes anti-occidentales éclatent au Caire ; l’armée restaure le calme, mais les jours du roi Farouk sont comptés. En juillet 1952, les Officiers libres – un groupe créé clandestinement en 1949, notamment par des militaires faits prisonniers par Israël – réussissent un coup d’État. L’année suivante, ils instaurent la République, dont les rênes sont confiées au général Néguib. Une réforme agraire est instaurée et les partis politiques sont interdits, y compris les Frères musulmans qui avaient pourtant soutenu le putsch. Le nouveau régime trouve également un accord avec Londres sur l’indépendance du Soudan et sur le départ des troupes britanniques d’ici juin 1956.

En 1954, Néguib est évincé par un autre Officier libre, le lieutenant-colonel Gamal Abdel Nasser qui instaure un régime présidentiel fort, à la faveur d’une nouvelle Constitution adoptée en 1956. Le nouveau « raïs » (Président) se fait le chantre du nationalisme arabe et du non-alignement, notamment lors de la Conférence de Bandung qui marque, en 1955, l’émergence politique des pays du Tiers monde. Nasser dénonce en particulier le pacte de Bagdad que Londres met en place pour contrer l’influence soviétique au Moyen-Orient. Énoncée dès 1953, sa doctrine est panarabe comme le baasisme irako-syrien, mais moins strictement laïque : elle considère que la religion musulmane, si elle est réformée, est nécessaire à l’unité arabe. Le message rencontre un écho favorable dans la plupart des pays alentour, où se forment des partis nassériens. Ce positionnement provoque l’inquiétude des Américains qui cessent leurs livraisons d’armes et abandonnent la promesse de co-financer le barrage d’Assouan, un ouvrage de 60 000 km² sur la première cataracte du Nil. Qu’importe : en 1955, après une violente attaque israélienne contre le QG égyptien de Gaza, le raïs se tourne vers l’URSS pour obtenir de l’armement[1].

L’année suivante, il nationalise la Compagnie du canal de Suez afin de financer son « grand œuvre[2] ».  Si ce coup d’éclat contre un ancien colonisateur séduit les pays non-alignés, il mécontente en revanche les Britanniques (actionnaires majoritaires du canal), les Français (Nasser soutenant les indépendantistes algériens) et Israël. Les trois pays conviennent d’une opération commune en octobre-novembre 1956, mais elle tourne diplomatiquement court, face à l’opposition soviéto-américaine : les troupes franco-britanniques doivent se retirer du canal de Suez en décembre et les forces israéliennes du Sinaï en mars 1957. Elles sont remplacées par une force d’interposition de l’ONU, mais du côté égyptien de la frontière avec Israël, ce qui est vécu par Le Caire comme une occupation.

Le prestige international de Nasser, dans le pays arabe de loin le plus peuplé, sort néanmoins grandi de cet épisode. En Syrie, le gouvernement se prononce pour une fusion avec l’Égypte, afin de faire contrepoids à l’association pro-américaine des royaumes hachémites de Jordanie et d’Irak : ainsi nait, en février 1958, la République arabe unie (RAU), avec un gouvernement central établi au Caire. Elle est brièvement rejointe par le royaume nord-yéménite, mais cette union est de courte durée : n’ayant pu obtenir le soutien du Caire contre les Britanniques qui gèrent le sud yéménite, le régime de Taez se retire presque aussitôt après son adhésion ; quant à la Syrie, qui supporte mal la bureaucratie nassérienne, elle reprend son indépendance à la suite du coup d’État survenu à Damas en septembre 1961. Les relations se tendent également avec l’Irak, où les républicains ayant pris le pouvoir en 1958 contestent toute suprématie à l’Union socialiste arabe fondée par Nasser.

En Égypte, le régime accélère la collectivisation de l’économie : les biens des grands capitalistes sont confisqués et des mesures sont adoptées en faveur des plus nécessiteux. Mais les difficultés économiques s’accroissent, aggravées par une bureaucratie toujours plus pesante. S’y ajoute, à partir de 1962, le coût du soutien que Le Caire apporte à la toute jeune république du nord-Yémen, face aux monarchistes soutenus par l’Arabie saoudite : en 1967, près de la moitié de l’armée égyptienne est engagée sur ce front. L’Égypte parvient à se sortir du bourbier yéménite en 1970, et même à bénéficier d’une aide financière saoudienne, à la suite de l’accord signé par les belligérants.

En revanche, l’armée égyptienne n’a pu éviter la défaite devant son homologue israélienne, en juin 1967. Voulant soutenir la Syrie et la Jordanie dans leurs différends avec l’État hébreu, Nasser a fermé à la navigation israélienne le détroit de Tiran, qui sépare le golfe d’Aqaba de la Mer rouge. La riposte de Tel-Aviv est immédiate : en six jours, l’armée israélienne détruit une grande partie de l’aviation égyptienne et occupe le Sinaï (ainsi que le Golan syrien et la Cisjordanie). Le conflit se termine par une résolution de l’ONU qui conditionne le retrait israélien à la signature d’une paix « juste et durable » que rejettent la Syrie et les Palestiniens. Nasser présente sa démission, mais d’immenses manifestations de soutien le maintiennent au pouvoir. En 1969, il essaie de reprendre la main en armant des milices populaires et en bombardant Israël de son côté du canal de Suez. En vain.

[1] Des armes tchécoslovaques… comme celles fournies aux indépendantistes israéliens de la Haganah.

[2] Financé par l’URSS, le barrage d’Assouan sera mis en service en 1970.

L’après-Nasser : réalignement sur l’Occident et affirmation de l’islam

C’est dans ce contexte d’affaiblissement que le raïs meurt en septembre 1970. Dès le mois suivant, à la suite d’un référendum, il est remplacé par le vice-Président Anouar el-Sadate, ancien Officier libre lui aussi, mais qui se démarque rapidement de son prédécesseur : abandonnant la stratégie panarabe pour une orientation plus nationale, il renvoie son vice-Président (défenseur de l’orthodoxie nassérienne), restitue certains des biens confisqués en 1961 et met fin à la présence des conseillers militaires soviétiques. Pour contrer la gauche, il fait de l’islam la religion d’État et de la charia « une des sources » de la législation dès 1971 (et même « la source principale » en 1980). La même année, la nouvelle Constitution instaure le multipartisme[1].

En octobre 1973, l’Égypte lance une opération de reconquête du Sinaï, en coordination avec la Syrie qui fait de même sur le Golan. Surprise par l’offensive, l’armée israélienne contre-attaque mais doit se résoudre à accepter le cessez-le-feu réclamé par l’ONU, après que les pays arabes ont instauré un embargo sur leurs exportations pétrolières, en signe de soutien aux Égyptiens et aux Syriens. In fine, cette « guerre du Kippour » se transforme en succès pour le régime du Caire : ayant renoué ses relations avec les États-Unis (interrompues en 1967), il récupère l’ouest du Sinaï en 1975, en même temps que reprend le trafic dans le canal de Suez. En novembre 1977, Sadate se rend même à Jérusalem, geste fort qui se concrétise l’année suivante par la signature des accords de Camp David, patronnés par les Américains, et d’un traité de paix avec Israël en 1979. Trois ans plus tard, l’Égypte récupère l’intégralité du Sinaï.

Mais le prix à payer pour la paix est élevé : le régime s’est attiré les foudres des pays arabes et la haine des islamistes égyptiens. Sévèrement réprimés par Nasser, ceux-ci ont profité des carences de l’État pour bâtir un puissant réseau d’entraide, sociale, éducative, sanitaire, dans les bidonvilles des grandes métropoles, ainsi qu’en haute Égypte où près de 20 % de la population est copte. Cette résurgence militante engendre des violences communautaires que le pouvoir essaie d’enrayer, en faisant arrêter des responsables islamistes et des dignitaires coptes, en septembre 1981. Le mois suivant, Sadate est assassiné par un commando du Djihad islamique. L’état d’urgence est instauré pour une durée illimitée.

Son vice-Président, Hosni Moubarak, lui succède. Ancien chef de l’armée de l’air, il renoue avec les pays arabes, tout en maintenant de solides liens avec les États-Unis qui le soutiennent militairement et réduisent la dette du pays. En échange, le régime poursuit la libéralisation de l’économie entreprise par son prédécesseur, notamment en faveur de l’armée. Soucieux de reconvertir sans encombre des milliers d’officiers risquant de se retrouver sans emploi après les accords de Camp David, Sadate leur avait largement ouvert les portes des entreprises. Moubarak accentue cette politique en plaçant des militaires à la tête des entreprises privatisées. Celles-ci fabriquent quantités de biens de consommation (vendus sans concurrence dans les casernes), emploient des soldats comme main d’œuvre, ne paient pas d’impôt et ne sont soumises à aucun contrôle gouvernemental. Certains hauts gradés utilisent même la loi sur la réquisition de terres, au nom de la sécurité nationale, pour les vendre à des promoteurs immobiliers et en tirer de substantiels avantages.

[1] En 1978, l’Union socialiste arabe de Nasser est remplacée par le Parti national démocratique (PND) comme parti gouvernemental.


Les heures sombres du terrorisme islamiste

Cette politique de privatisation effrénée se traduit par une aggravation des inégalités sociales qui font le lit de l’islamisme social et radical. Celui-ci se manifeste par une campagne de violences qui débute au milieu des années 1980 et culmine avec une tentative d’assassinat de Moubarak, en juillet 1995 à Addis-Abeba. Le pouvoir renforce sa lutte contre les Frères musulmans. En novembre, la Haute Cour militaire (dont les verdicts sont sans appel) en condamne une cinquantaine à des peines de trois à cinq ans de prison ou de travaux forcés, soit les peines les plus lourdes jamais prononcées contre la Confrérie depuis trente ans ans. En parallèle, le régime rétablit la « hisba », c’est-à-dire le droit de soumettre à la justice le cas de toute personne ayant « porté atteinte à l’islam », pratique qui était tombée en désuétude depuis la suppression des tribunaux d’application de la charia en 1955. Le pouvoir ne cesse d’osciller entre ces deux caps, de promotion de l’islam d’un côté et de répression de l’islamisme de l’autre : en mars 1996, il nomme un cheikh libéral à la tête de la mosquée d’El-Azhar et, le mois suivant, arrête des dirigeants fréristes qui envisageaient de former un nouveau parti, plus pragmatique que la Confrérie.

Formés d’anciens combattants de la lutte antisoviétique en Afghanistan, souvent entraînés au Soudan, les djihadistes visent en particulier le tourisme : celui-ci représente 10 % du PNB national et fait vivre quatre Égyptiens sur dix. En avril 1996, une quinzaine de touristes grecs – sans doute pris pour des Israéliens – sont mortellement mitraillés par un commando intégriste sur le seuil d’un hôtel proche des Pyramides. Une quinzaine de mois plus tard, des cocktails Molotov lancés contre un car de touristes font une dizaine de morts, en plein cœur du Caire. Mais le pire survient en novembre 1997 à Louxor, sur le site de l’ancienne Thèbes : une soixantaine de personnes, en grande majorité des touristes, sont victimes d’une opération qui débute par un mitraillage et se termine par des exécutions à l’arme blanche. Attribuée à la Gamaa al-Islamiya, la tuerie met en évidence la protection insuffisante des lieux touristiques et la lenteur d’intervention des forces de l’ordre. En cinq ans, les attentats islamistes provoquent la mort de plus de 1 300 personnes, dont une centaine d’Occidentaux, illustrant la persistance du terrorisme, censé avoir été éradiqué après une répression ayant fait un millier de morts. Une accalmie intervient en 1998-1999 quand, tour à tour, le Djihad islamique et la Gamaa al-Islamiya annoncent l’abandon de leurs actions armées, à l’exception de celles visant « la lutte contre les juifs et les Américains croisés ». Mais la violence resurgit en juillet 2003 quand une demi-douzaine d’attentats commis par des kamikazes – les premiers en Égypte – tuent plus de 65 personnes dans la station balnéaire de Charm-el-Cheikh.

La bataille contre l’islamisme se poursuit aussi devant les tribunaux : décidée en 1995 par le ministère de la santé, l’interdiction de l’excision est confirmée fin 1997 par le Conseil d’État qui considère que cette pratique n’a rien de musulmane, puisqu’elle existait avant la naissance de l’islam et que les textes de Mahomet invoqués par les islamistes sont apocryphes. Les choses bougent aussi sur la scène politique. En novembre 2005, les « indépendants » liés aux Frères musulmans remportent près de quatre-vingt dix sièges aux élections législatives, malgré les intimidations du pouvoir :  arrestation de centaines de militants, interdiction d’accès à certains bureaux de vote dans des quartiers réputés islamistes par la police, recrutement de « baltagueyas », des voyous qui lancent ici et là des pierres, cocktails Molotov, bouteilles d’acide sulfurique sur les opposants qui ripostent en sortant couteaux et sabres…

La chute de Moubarak

En 2005, une révision constitutionnelle – validée par plus de 80 % des électeurs – instaure la future élection du Président de la République au suffrage universel, et non plus par soumission à référendum du candidat choisi par le Parlement. C’est dans ce cadre que Moubarak est élu pour un cinquième mandat en 2007, mais par moins de 25 % du corps électoral : l’opposition laïque comme libérale considèrent en effet cette ouverture comme factice puisque, pour présenter un candidat, les partis doivent en effet être autorisés (ce qui n’est pas le cas de la Confrérie) et détenir plus de soixante sièges au Parlement, ce qui s’avère impossible dans le régime électoral en vigueur. D’ailleurs, les « Frères » ne renouvellent pas leur succès électoral aux législatives de novembre 2010. Les indépendants fréristes comme le Wafd boycottent le second tour, en raison des violences et de la fraude commises au premier.

A la fin du mois de janvier 2011, la chute du Président Ben Ali en Tunisie conduit une partie de la population égyptienne à réclamer la démission de Moubarak. Conduit par les jeunes du Mouvement laïc du 6 avril – en référence aux grandes manifestations sociales du 6 avril 2008 – la contestation est rejointe par l’opposition laïque et surtout par les Frères musulmans, dont les chefs appellent toutefois leurs partisans à ne pas afficher exagérément leurs positions, notamment celle selon laquelle « l’islam est la solution ». Face à la montée des protestations dans tout le pays, dont l’incendie de dizaines de commissariats, le couvre-feu est instauré dans les grandes villes, mais il est largement bravé. Moubarak nomme un nouveau gouvernement dont sont exclus tous les « golden boys » proches de son fils et dauphin Gamal, dont l’irrésistible ascension avait déjà été freinée mi-2010 par les militaires : lui et ses proches menaçaient en effet les intérêts économiques de l’armée, laquelle refusait l’idée que cet authentique civil puisse accéder un jour à la tête du pays.

Le Président promet de se retirer de la vie politique au terme de son mandat et de favoriser, d’ici là, la transition politique mais ses promesses ne satisfont pas la rue : plusieurs millions de personnes se rassemblent dans toutes les grandes villes début février, en particulier sur la place Tahrir – de la Libération – au Caire. L’armée promet qu’elle ne tirera pas sur les manifestants et, du coup, ce sont les partisans de Moubarak qui font le coup de poing (et de feu) contre les manifestants. Des négociations sont même engagées avec les Frères musulmans, les premiers contacts officiels depuis 1954. Au terme d’une « révolution du Nil » ayant fait plus de huit cents morts, Moubarak s’enfuit à Charm-el-Cheikh et démissionne mi-février 2011. Il abandonne ses pouvoirs au Conseil suprême des forces armées (CSFA, présidé par le ministre de la Défense, le maréchal Tantaoui), lequel dissout le Parlement et suspend la Constitution, le temps de la réviser et d’organiser de nouvelles élections. Mais l’agitation ne faiblit pas, la contestation politique cédant le pas à de très nombreux mouvements sociaux, en faveur de meilleurs salaires et conditions de travail.

Sous la pression de la Coalition des jeunes de la révolution (CJR), en pointe depuis le début du mouvement, le CSFA démet le premier ministre, un militaire, et nomme un civil qui avait été renvoyé du gouvernement fin 2005, après avoir dénoncé la corruption gouvernementale d’alors. Les manifestants, eux, s’emparent des bâtiments de l’Amn Al-Daoula, la sécurité d’État, et les remettent à l’armée, pas mécontente de voir affaibli cet « État dans l’État » soupçonné de divers coups tordus sous l’ancien régime, tels que l’organisation d’attentats islamistes ou de tensions interconfessionnelles. A la fin du mois de mars, des amendements constitutionnels – assouplissant notamment les conditions de candidature aux présidentielles – sont approuvés par référendum, mais avec une participation inférieure à 50 %, malgré l’appui des Frères musulmans qui se structurent politiquement, en mai, dans le parti Liberté et Justice (PLJ).

La jeunesse continuant à se mobiliser, pour exiger le jugement des caciques de l’ancien régime, la justice dissout le PND gouvernemental, place Moubarak en détention provisoire (pour son rôle dans la répression des manifestations) et emprisonne ses deux fils pour corruption. En juillet, le pouvoir renvoie des centaines de hauts gradés de la police, nomme de nouveaux ministres et reporte les législatives pour répondre aux inquiétudes des partis laïcs face à un raz-de-marée électoral des Frères, beaucoup mieux organisés qu’eux. Face à ce contretemps, les islamistes se livrent à une démonstration de force fin juillet, sur la place Tahrir, arborant des panneaux favorables à l’application de la charia et à la prééminence de l’islam : ceux des Frères musulmans bien-sûr, mais aussi ceux du parti Al-Nour (« la lumière »), principale formation politique officielle des groupes salafistes, abondamment financés par les dynasties du Golfe, mais aussi par de riches Égyptiens souhaitant se faire élire. Bien qu’opposés, les islamistes et les libéraux se retrouvent sur un terrain commun : le rejet des accords passés avec Israël. En septembre, l’ambassade israélienne au Caire est attaquée et saccagée et, en avril 2012, l’Égypte annule l’accord de fourniture de gaz, à des tarifs préférentiels, qui avait été conclu en 2005 avec l’État hébreu.


Les Frères au pouvoir

Alors que les élections approchent, la contestation gagne encore de l’ampleur quand il apparait que le CSFA envisage de jouer à terme un rôle « supra-constitutionnel », afin de limiter un probable succès électoral des islamistes. Du coup, les Frères musulmans – jusqu’alors plutôt favorables à un partage du pouvoir avec les militaires contre les « révolutionnaires » – rejoignent les manifestants, également soutenus par Al-Azhar. Après cinq jours d’affrontements ayant fait entre une quarantaine et une centaine de morts en novembre 2011, le Conseil intérimaire recule, ce qui suffit à calmer la Confrérie. Comme attendu, les islamistes sortent largement vainqueurs des trois rounds de législatives, organisées entre novembre et janvier 2012, en remportant les deux tiers des suffrages : près de la moitié pour le PLJ et un peu moins d’un quart pour Al-Nour. Les libéraux, le néo-Wafd, les révolutionnaires, les musulmans modérés et les partis nés sur les cendres du PND se partagent le reste. Fait notable : la participation, jusqu’alors famélique en Égypte, dépasse les 60 %. Ce succès permet aux islamistes de dominer la Commission chargée de rédiger une nouvelle Constitution. Mais le texte, critiqué par Al-Azhar, est également rejeté par la justice administrative en mars 2012. Le même mois, la Commission électorale rejette une grande variété de candidatures aux présidentielles, dont celle du candidat salafiste (parce-que sa mère serait en partie américaine, donc étrangère), de l’ancien vice-Président et chef des services secrets (faute d’avoir réuni le nombre de signatures nécessaire) et de celui des Frères musulmans (car sorti de prison depuis moins de six ans). Rompant avec son engagement initial de rester neutre, la Confrérie a en effet décidé d’investir, à une courte majorité, un de ses membres, par crainte que le scrutin ne soit remporté par un de ses dissidents ou par un salafiste. Leur premier candidat ayant été invalidé, les Frères le remplacent par le chef du PLJ, Mohammed Morsi qui est proclamé élu en juin, avec un peu moins de 52 % des voix (et une participation équivalente). La campagne a été émaillée par quelques dizaines de morts entre « révolutionnaires » (souhaitant compenser dans la rue leur revers aux législatives), salafistes (mécontents de l’invalidation de leur candidat) et « baltagueyas » pro-Moubarak. En juin, de nouvelles manifestations accompagnent le verdict prononcé à l’encontre de ce dernier (mais qui sera cassé sept mois plus tard) : il est condamné à la prison à vie (et non à la pendaison), tandis que ses deux fils et six anciens responsables de la sécurité sont acquittés, les faits qui leur étaient reprochés étant prescrits.

Le même mois de juin 2012, l’armée – s’appuyant sur la justice – reprend la main : un mois après avoir levé l’état d’urgence (en vigueur depuis 1981), elle dissout le Parlement (au motif que la loi électorale était illégale). Dans l’attente de nouvelles élections, le CSFA s’attribue des pouvoirs législatifs et budgétaires et soumet le Président de la République à son autorité ; il réactive un Conseil de défense national, chargé des questions stratégiques, et prend en charge la rédaction d’une nouvelle Constitution. Pour autant, Morsi, qui a constitué une large majorité parlementaire (d’Al-Nour à certains révolutionnaires) ne plie pas : en août, il met à la retraite le maréchal Tantaoui (« promu » conseiller à la présidence) et annule la déclaration constitutionnelle en vertu de laquelle le CSFA s’était attribué d’importants pouvoirs. Pour y parvenir, le nouveau Président a reçu le soutien d’une partie de la hiérarchie militaire, lassée de l’immobilisme en vigueur : les chefs de toutes les armes sont remplacés par leurs adjoints et, en échange, reçoivent diverses sinécures, telles que la direction du canal de Suez ; il nomme également comme ministre de la Défense le plus jeune membre du CSFA, le général Al-Sissi, chef des renseignements militaires. A la vice-Présidence, il s’entoure d’un juge, rompant sa promesse électorale de choisir un copte ou une femme.

Sur le plan diplomatique, il tente de rassurer ses voisins musulmans les plus puissants, inquiets de voir l’Égypte rejoindre un axe potentiel de pouvoir « frériste » articulé autour du Qatar et de la Turquie : Morsi réserve sa première visite à l’Arabie saoudite, puis se rend au Sommet des non-alignés à Téhéran, premier séjour d’un Président égyptien en Iran depuis le traité de paix avec Israël ; il joue également le rôle d’intermédiaire entre le Hamas palestinien et l’Etat hébreu, à chaque poussée de fièvre dans la bande de Gaza.

Ces différents succès lui permettent de renforcer ses pouvoirs, ainsi que ceux de l’Assemblée constituante et du Conseil de la Choura, la Chambre haute du Parlement. Cette évolution provoque l’apparition d’une fronde contre « le nouveau pharaon », conduite par les juges et les partis d’opposition, libéraux, révolutionnaires voire islamisant qui se regroupent dans un Front du Salut national (FSN). Le chef de l’État accélère aussi sur la mise en place d’une nouvelle Constitution, qu’il entend soumettre immédiatement à référendum. Cette accélération du calendrier concernant un texte ambigu (notamment sur les droits des femmes, la liberté religieuse ou les mariages forcés) entraîne de violents heurts entre camps révolutionnaires et islamistes, essentiellement au Caire et à Alexandrie. Morsi est même contraint d’abandonner temporairement le Palais présidentiel, avant son encerclement par des milliers d’opposants. S’il retire le décret qui accroissait ses pouvoirs, le chef de l’État ne renonce pas en revanche à son référendum constitutionnel qui, fin décembre 2012, se conclut par un confortable succès du « oui », mais avec une faible participation (de l’ordre d’un tiers) et de nombreuses irrégularités. Le scrutin est d’ailleurs rapidement mis en cause par la justice qui a engagé un véritable bras de fer avec les Frères : en juin 2013, la Haute cour constitutionnelle juge non conformes les critères de formation de la commission constituante ayant rédigé la Constitution.

Dans la rue, les violences persistent : fin janvier 2013, une quarantaine de personnes (dont des policiers) sont tuées dans des affrontements à Port-Saïd, après la condamnation à mort d’une vingtaine d’habitants ayant participé à des violences commises, onze mois plus tôt, lors d’un match de football contre un club cairote (70 morts). D’une manière générale, la criminalité profite du discrédit – et du repli – de la police pour atteindre des sommets. La situation favorise les règlements de comptes et exécutions sommaires (notamment de chiites). A Assiout, la Gamaa Islamiya annonce même la formation de milices d’auto-défense ; reconvertie en Parti de la construction et du développement, l’ancienne organisation terroriste bénéficie des faveurs du nouveau pouvoir, au point que l’un de ses anciens chefs est même nommé, brièvement, gouverneur de Louxor. Dépourvu de cadres, se méfiant des libéraux et ne voulant pas contrarier l’armée, le régime gouverne en effet avec la frange la plus radicale des islamistes, mais aussi avec de nombreux « foulouls », hauts fonctionnaires et hommes d’affaires du clan Moubarak.

Le retour des militaires

Les résultats économiques n’étant pas au rendez-vous, le pouvoir s’aliène une part croissante de la population, ainsi que de la plupart des syndicats professionnels. Il ne peut pas davantage compter sur les plus hautes autorités religieuses : s’ils tolèrent les actions sociales des salafistes, le grand imam d’Al-Azhar comme le pape des coptes restent fondamentalement hostiles à l’islamisme politique[1]. Ils n’empêchent donc pas leurs fidèles de manifester contre le pouvoir frériste : fin juin, des millions de personnes exigent le départ du Président de la République, à l’appel de Tamarrod (« rébellion »), un mouvement instrumentalisé par l’armée. Rompant le « pacte » de non-agression passé avec les Frères, l’armée lance un ultimatum à la classe politique pour qu’elle « réponde aux demandes du peuple ». L’ayant rejeté, Morsi est déposé par les militaires qui suspendent les institutions jusqu’à la convocation de nouvelles élections. La direction des Frères musulmans ayant appelé au soulèvement, des affrontements meurtriers secouent Le Caire, Alexandrie, Suez… Face à la contestation, le général Al-Sissi appelle les « Égyptiens honnêtes » à descendre dans les rues pour lui donner « mandat d’en finir avec la violence et le terrorisme » ce qui se traduit, fin juillet, par la mort de dizaines de partisans de Morsi. L’armée est accusée de graves violences, y compris par les mouvements ayant contribué à la chute du Président islamiste : l’opposition laïque redoute en effet le retour de l’appareil sécuritaire du régime Moubarak, dont témoigne le rétablissement des départements d’État chargés de contrôler les activités religieuses et politiques, départements qui avaient été supprimés après janvier 2011.

En novembre, après quatre mois de violences politiques ayant fait près de 1 000 morts, l’état d’urgence et le couvre-feu sont levés, mais la répression s’abat sur les « révolutionnaires » (condamnés à de la prison pour avoir enfreint la nouvelle loi restreignant le droit de manifester) et surtout contre les Frères musulmans. La Confrérie, qui avait été légalisée sous Morsi en tant qu’ONG, est décrétée organisation terroriste fin 2013, après un attentat meurtrier commis – par un groupe djihadiste du Sinaï – contre un complexe des forces de sécurité à Mansoura ; ses institutions, sociales et religieuses sont fermées, ses biens confisqués, le PLJ est interdit et des dizaines de militants arrêtés. Les forces de sécurité se lancent à la reconquête des bastions qu’ont constitués les islamistes durant le pouvoir des Frères musulmans : c’est notamment le cas dans la région du Caire et en Moyenne Égypte, où ils se sont alliés à des hors-lois dans plusieurs villages, notamment pour racketter les chrétiens et leur faire payer la « djizya », l’impôt pour les non-musulmans. Le régime essaie aussi de combattre les Frères sur leur propre terrain, avec l’appui du cheikh d’al-Azhar et du pape copte : poursuite des homosexuels, censure d’œuvres culturelles, lancement d’une stratégie nationale de lutte contre l’athéisme… L’action gouvernementale se joue également sur le terrain diplomatique, notamment en Libye : Le Caire y soutient un leader de Cyrénaïque, le maréchal Haftar, contre les forces de Tripolitaine, souvent islamistes et soutenues par la Turquie, terre d’accueil de médias et de fréristes égyptiens en fuite.

Sur le terrain, les partisans des Frères ne désarment pas et la violence persiste dans le pays. Elle prend même la forme d’attentats terroristes qui visent prioritairement les forces de l’ordre, le long du canal de Suez et bientôt au cœur de la capitale : ils sont revendiqués par Ansar Bayt al-Maqdis, un groupe djihadiste du Sinaï. En juillet 2014, une vingtaine de soldats sont tués dans l’attaque au lance-roquette et à la mitrailleuse lourde d’un point de contrôle dans la zone désertique d’El-Farafrah au sud-ouest. Entretemps, la répression n’a pas faibli : la célébration du troisième anniversaire de la révolution par les islamistes et les libéraux se termine par la mort d’une cinquantaine de manifestants. Au printemps, des centaines de condamnations à mort – majoritairement commuées en détention à vie – sont prononcées contre les partisans de Morsi. En juillet, c’est le chef de la Confrérie qui est condamné à la perpétuité. Inversement, la justice annule les condamnations prononcées contre des policiers (notamment ceux qui avaient été jugés responsables de la mort de 37 islamistes, asphyxiés par du gaz lacrymogène dans un fourgon pénitentiaire, en août 2013) ; en novembre 2014, les juges cassent la condamnation à la perpétuité prononcée deux ans plus tôt contre Moubarak, en tant que responsable de la mort de 800 opposants juste avant sa chute. L’ancien raïs est également acquitté pour tous les faits de corruption autres que ceux lui ayant valu une condamnation de trois ans en mai précédent.

[1] En octobre 2009, le gouvernement suit l’imam d’Al-Azhar pour interdire le port du voile intégral (niqab) dans toutes les universités du pays.


L’armée à la tête d’un pays très affaibli

Les verdicts des juges illustrent le retour de l’ancien régime, consacré par l’élection d’al-Sissi comme Président de la République en mai 2014 : confronté à un seul opposant (nassérien), il obtient 96 % des suffrages… de moins de la moitié des électeurs ; bien que prolongé sur un troisième jour, le scrutin a déplacé 5 % de votants de moins que le second tour de la présidentielle de 2012. Début 2014, une participation encore inférieure (39 %) avait salué le référendum constitutionnel organisé par le pouvoir. La nouvelle Constitution adoptée s’avère proche de celle rédigée sous la houlette des Frères : la charia reste la source principale du droit, tandis que l’armée continue à bénéficier de pouvoirs hors normes (comparution possible de civils devant des tribunaux militaires, absence de contrôle du Parlement sur le budget de l’armée, nomination du ministre de la défense par le CSFA…), malgré des avancées dans d’autres domaines (égalité entre les sexes, criminalisation de la torture, référence aux conventions internationales sur les DH…).

En avril 2015, Morsi est condamné à 20 ans de détention, pour la mort de manifestants en décembre 2012. Même si les autres peines prononcées contre lui et d’autres dirigeants fréristes sont cassées, les juges deviennent des cibles privilégiées des islamistes de toutes obédiences, qu’ils soient affiliés à al-Qaida, membres de l’État islamique (EI) ou dissidents radicaux des Frères (à l’image du Hasm, « détermination » né à l’été 2016). En juin 2015, le procureur général est mortellement blessé dans un attentat visant son convoi dans un quartier huppé du Caire ; en novembre suivant, trois mois après l’entrée en vigueur d’une nouvelle législation anti-terroriste très répressive, des juges sont tués dans un hôtel du nord-Sinaï où ils étaient chargés de suivre le scrutin législatif en cours. La poursuite des terroristes génère, de son côté, des dommages collatéraux : en septembre, alors qu’elle pense poursuivre des djihadistes, l’armée tue une douzaine de touristes mexicains et leurs accompagnateurs dans le désert ouest-égyptien.

Les coptes sont eux aussi dans le collimateur des djihadistes : en avril 2017, le pouvoir doit rétablir l’état d’urgence, à la suite d’attentats meurtriers de l’EI contre deux églises ; le mois suivant, après l’assassinat de trente coptes au sud du Caire, le gouvernement fait bombarder par son aviation des positions islamistes en Libye, pays avec lequel il partage plus de 1100 km de frontière et où il soutient le maréchal Haftar, leader de la Cyrénaïque voisine et chef autoproclamé de la lutte contre les islamistes. De fait, des combattants djihadistes chassés du sol libyen ont pu trouver refuge en Égypte, comme en témoigne l’embuscade qui, en octobre, tue une quinzaine de soldats et de policiers au sud-ouest du Caire, aux portes du désert occidental. Le démantèlement, six mois plus tôt, d’un camp d’entraînement djihadiste dans les montagnes désertiques de la province de Qena, en haute Egypte, illustre de son côté la propagation de l’EI au-delà du seul Sinaï. Pour consolider son pouvoir, le raïs laisse une trentaine de tribus bédouines former une Union des tribus arabes, chargée de la protection des frontières, avec la bande de Gaza, mais aussi la Libye et le Soudan.

Dans ces conditions instables, al-Sissi essaie de faire vibrer la corde nationale et de renouer avec le prestige de ses glorieux prédécesseurs, des pharaons jusqu’à Nasser. En août 2015, il relance un projet imaginé par Moubarak dans les années 1980 : le doublement d’un tiers des 193 km du canal de Suez, par lequel passe 10 % du commerce mondial et qui constitue la troisième source de revenus du pays (après le tourisme et l’argent de la diaspora). Le même mois, un immense gisement gazier est découvert en Méditerranée et mis en exploitation dès 2017. Ces projets sont essentiels au développement d’un pays passé de quatre-vingt à plus de cent millions d’habitants en une vingtaine d’années, dont près de la moitié a moins de 25 ans. Le régime incite d’ailleurs à faire baisser la fécondité des femmes, passée de six enfants en 1990 à trois en 2008, avec l’objectif d’atteindre 2,4 en 2030.

Sur le plan politique, le chef de l’État pousse tous ses potentiels adversaires à se retirer de la course présidentielle, y compris ceux issus de l’armée, ce qui lui permet d’être réélu en mars 2018, avec une participation toujours inférieure à 50 %. Il en va de même au référendum qui, en avril 2019, modifie une nouvelle fois la Constitution pour porter la durée du mandat présidentiel à six ans (avec possibilité pour al-Sissi d’en briguer un troisième en 2030) et pour renforcer le rôle institutionnel de l’armée. En juin suivant, Morsi décède d’un malaise devant le tribunal, après six ans de détention. Moubarak, lui, a bénéficié d’un non-lieu pour la répression des manifestations de 2011 ; remis en liberté en mars 2017, après avoir purgé sa peine pour détournement de fonds, il décède en février 2020 à l’hôpital militaire du Caire.

En mai 2022, le pouvoir doit se résoudre à ouvrir davantage au secteur privé une économie en berne : les difficultés sont aggravées par la guerre menée par la Russie en Ukraine, qui freine les livraisons de blé, dont l’Égypte est le premier importateur mondial. Bien loin des grands projets chers à al-Sissi dont la construction d’une nouvelle capitale administrative (Wedian ou al-Masa) agrémentée de la plus grande mosquée d’Afrique, à l’est du Caire – les pays du Golfe, comme le FMI, conditionnent la poursuite de leur aide au retrait de la puissance publique, notamment militaire, d’un grand nombre de secteurs économiques. Mais, si le Président a bien reconnu, en décembre 2021, que « depuis quarante ans, nous (l’Etat) nous sommes montrés incompétents dans la gestion de nos projets », le mouvement de privatisation reste balbutiant en 2023. Les plus réticents sont les militaires qui contrôlent plus de soixante-dix entreprises bénéficiant de terres d’État, d’accès privilégié aux marchés publics et aux prêts bancaires et de la main d’œuvre bon marché que représentent les conscrits.

Pour essayer de sortir de l’impasse économique et sociale dans laquelle il se trouve, le régime lance un vaste « Dialogue national » en mai 2023, un an avant les élections présidentielles. Censé faire des propositions au pouvoir, le dispositif est très encadré. Les Frères musulmans, désignés comme terroristes en sont exclus, tandis que le Mouvement civil démocratique (qui réunit les formations de gauche et libérales) ne l’a rejoint qu’à reculons. Alors que la plupart des opposants sont empêchés de concourir, pour des raisons diverses, le pouvoir annonce, en septembre, que l’élection présidentielle prévue au printemps 2024 aura finalement lieu en décembre 2023. Elle est remportée haut la main par le Président sortant, avec près de 90 % des voix dès le premier tour, devant trois candidats peu connus, dont un représentant du Wafd. Le taux de participation aurait atteint le niveau « sans précédent » de 66,8 %, soit 20 à 25 % de plus qu’aux deux éditions précédentes.

                LES FRÈRES MUSULMANS

Fondée en 1928 par l’instituteur Hassan al-Banna, la Confrérie ambitionne de favoriser la renaissance (nahda) de la communauté musulmane, au sein d’un État islamique basé sur le respect de la tradition coranique dans la vie publique et privée. A la différence des salafistes du groupe Ansar al-Sunna (né en 1926), qui privilégient l'islamisation individuelle, les Ikhwân (Frères) considèrent que le moyen le plus efficace de revivifier la foi musulmane est d'islamiser les institutions. Prônant un idéal de justice différent du marxisme et du libéralisme, ils mettent en place un vaste programme d’action sociale et éducative et forment même des organisations syndicales et politiques : en effet, à la différence des salafistes, en particulier des wahhabites saoudiens, ils ne sont pas systématiquement opposés au progrès et au système partisan, pourvu qu'ils se fassent dans le respect de l'islam.
Ce modèle trouve rapidement un écho extérieur, avec la naissance de sections fréristes dès 1930 en Syrie, 1945 en Jordanie, 1952 au Liban… En Égypte, en revanche, le mouvement entre en conflit avec l’islam institutionnel que représente l’Université Al-Azhar et avec un régime dominé par le Wafd laïc. La modernité étant de plus en plus assimilée à l’Occident, la Confrérie se radicalise et se dote d’une branche armée qui, durant la deuxième Guerre mondiale, entretient même des contacts avec des agents secrets allemands.
Cette radicalisation s’accélère, après la sévère répression qui suit une tentative d’attentat contre Nasser. Le mouvement dérive ouvertement vers la lutte armée, puis vers le terrorisme, sous l’impulsion de son courant qutbiste, du nom de l’idéologue et nouveau leader « frériste », Sayyid Qutb : celui-ci considère que, avant d’abattre le régime sioniste, il faut d'abord détruire les régimes arabes « laquais de l’impérialisme ». Par crainte d’un nouvel attentat, Nasser le fait pendre en 1966.
Qutb est l’inspirateur des mouvements terroristes qui naissent dans les milieux estudiantins, au début des années 1970, après la renonciation de la direction frériste à la violence : la Gamaa al-Islamiya de cheikh Omar Abdel Rahman et le Djihad islamique du chirurgien Ayman al-Zawahiri, issu d’une famille d’éminents personnages religieux. Contraint de fuir l’Égypte, le second gagne le Pakistan où il rencontre un riche héritier saoudien, Oussama ben Laden. Il devient son médecin personnel et son adjoint, après avoir sans doute fait disparaître celui qui était son mentor, le jordano-palestinien Abdallah Azzam, victime d’un mystérieux attentat à la bombe en 1989. Al-Zawahiri et ben Laden co-fondent Al-Qaida, puis le Front islamique mondial pour la guerre sainte contre les juifs et les croisés, dans lequel se fond le Djihad islamique en 1998. A la mort de ben Laden, tué par un commando américain en 2011, l’Égyptien devient le chef de l’organisation, avant d’être à son tour éliminé par une frappe américaine en 2022.

La question copte

Représentant entre 6 % (le chiffre officiel) et 10 % de la population égyptienne, les Coptes sont particulièrement présents en Haute Egypte et sont même majoritaires dans la ville d’Assiout. 90 % d’entre eux sont de rite orthodoxe, membres d’une Église autocéphale dont le patriarche est établi à Alexandrie. Très actifs dans l’économie, ils sont en revanche très peu présents dans l’administration, au nom d’un manque supposé de patriotisme. Ils jouent pourtant un rôle majeur, au sein du Wafd (qui avait même conçu un drapeau portant le croissant et la croix), dans la révolution menée contre l’occupant britannique à partir de 1919. Deux d’entre eux exercent même la fonction de Premier ministre avant la deuxième Guerre mondiale. Ils sont en revanche écartés du pouvoir par les « officiers libres » de Nasser et largement victimes de leur politique de nationalisation des biens. L’arrivée au pouvoir de Sadate leur redonne un pouvoir économique, mais les marginalise politiquement quand le raïs fait de l’islam la religion d’État.

Dans les années 1990, ils sont régulièrement pris pour cible par les islamistes, notamment dans les provinces de Minya[1] et Assiout, ainsi que dans le delta du Nil et les banlieues du Caire : des maisons chrétiennes y sont brûlées quand une rumeur annonce l’extension d’une église copte et des commerçants assassinés, en vertu d’une fatwa qui autorise de telles actions contre « les chrétiens mécréants et l’Etat impie ». Ces violences, qui font des dizaines de morts, démarrent parfois sous des prétextes futiles, notamment dans le sud où subsiste la tradition du tha’r, une vendetta vivace. En janvier 2000, une rixe entre deux commerçants de chaque religion déclenche des affrontements mortels dans la ville de Al-Kocheh, à 450 km au sud du Caire, dans l’indifférence des forces de l’ordre ; le pouvoir n’y voit en effet que des heurts entre des pauvres et des possédants, sans connotation religieuse.

A la même époque, les choses semblent se détendre avec la diffusion télévisuelle d’émissions sur la religion copte, à des heures de grande écoute, et l’introduction de l’histoire préislamique dans les programmes scolaires. Les Coptes restent en revanche soumis à la loi « hamayoni » qui, depuis le milieu du XIXème siècle, encadre la construction et la réfection des églises de façon beaucoup plus stricte que celles des mosquées, au risque d’alimenter l’extrémisme des chrétiens. En mai 2009, des éleveurs coptes se livrent à des violentes manifestations contre la décision du gouvernement d’abattre tous les porcs, après le déclenchement d’une pandémie de grippe porcine.

Au fil des ans, les fusillades et les attentats suicides se succèdent contre les lieux de culte coptes, sous des prétextes divers (comme la rétention supposée, dans une église, d’une chrétienne voulant se convertir à l’islam, en mai 2011). Le soir de la Saint-Sylvestre 2010, une vingtaine de personnes sont tuées à la sortie d’une messe à Alexandrie et encore une vingtaine, en octobre suivant, lors d’un défilé de protestation contre l’incendie d’une église dans la région d’Assouan : les manifestants sont chargés par la police, mais aussi pris à partie par des civils musulmans le long du cortège et attaqués par des « baltagueyas ». Les tenants de la « contre-révolution », associant gangs de voyous associés par l’ancien régime et salafistes plus ou moins manipulés par les services de sécurité, sont suspectés d’attiser les violences interconfessionnelles, afin de légitimer le maintien de l’armée au pouvoir.

Quand le pape Chenouda III disparaît en mars 2012, après quarante ans de règne, il laisse une communauté politiquement divisée entre ceux qui veulent se ranger derrière les libéraux et les révolutionnaires, ceux qui plaident en faveur d’une stricte neutralité du religieux vis-à-vis du politique et ceux qui entendent poursuivre l’action du défunt : soutenir le régime en place pour faire barrage aux islamistes. Considérés comme des complices des militaires, les coptes sont plus que jamais pris pour cibles après la chute du Président Morsi. Dans des villages de Moyenne Egypte, devenus des bastions islamo-délinquants, les chrétiens sont victimes de racket et d’imposition forcée. En septembre 2016, les militaires tiennent une de leurs promesses en assouplissant la réglementation sur les constructions d’églises : si elles restent soumises à autorisation, celles-ci ne relèveront plus des autorités de sécurité mais des gouverneurs. L’accalmie est de courte durée, l’organisation État islamique (EI) appelant au meurtre de coptes dans tout le pays : en décembre 2016, une vingtaine de fidèles sont tués au Caire dans un attentat commis, lors de la messe dominicale, à l’intérieur du carré réservé aux femmes et aux enfants. Pour la première fois, le régime décrète un deuil national. En avril suivant, une quarantaine de personnes périssent dans deux attentats suicides commis dans des églises d’Alexandrie et du delta du Nil, le dimanche des rameaux. L’EI attaque aussi des bus de pèlerins qui se rendent au monastère de Saint Samuel, dans la province de Minya (une trentaine de morts en mai 2017).

[1] Région rurale et conservatrice du centre du pays.

                  LA QUESTION NUBIENNE

Expulsés de leurs terres lors de la construction du haut barrage d’Assouan dans les années 1960, les Nubiens ont alors été transférés sur des terres partiellement occupées par des tribus arabes. Fin 2012, un mouvement de libération armé, « Katala », a été créé par des jeunes Nubiens, à la suite de la décision du gouvernement islamiste de vendre à des investisseurs des terrains bordant le lac Nasser, sur lesquels les Nubiens exprimaient un « droit de retour ».
Confronté à l’ouverture potentielle d’un nouveau front d’instabilité, le gouvernement d’al-Sissi a gelé le projet, reçu les chefs des tribus et inscrit la langue et la culture nubiennes dans la Constitution amendée en 2014 ; les Nubiens sont en effet les seuls Égyptiens (avec les bédouins de l’oasis de Siwa, qui parlent une forme d’amazigh) à disposer d’une langue native autre que l’arabe.
Sporadiques par le passé, les accrochages peuvent atteindre un degré inédit de violence : en avril 2014, une affaire de harcèlement sexuel entraîne la mort d’une trentaine de personnes, lors d’affrontements entre tribus Daboudiya (Nubiens) et Hilaleya (Beni Hilal, arabes). Attisés parfois par les Frères musulmans, ces conflits sont aggravés par l’afflux d’armes de contrebande venues de Libye et du Soudan voisins.

Des litiges territoriaux apaisés

Alliés face aux prétentions de l’Éthiopie sur les eaux du Nil (cf. Article dédié), l’Égypte et le Soudan ont toutefois des différends territoriaux non réglés. C’est le cas du territoire de Bir Tawil (2060 km²), situé au sud-ouest du lac Nasser. En 1899, le traité établissant le condominium des Britanniques et des Égyptiens sur le Soudan l’avait attribué à ce dernier, tandis que l’Égypte héritait du triangle voisin d’Halaïb (20 500 km²), tout aussi désertique mais ouvert sur la Mer Rouge. Mais, trois ans plus tard, Londres inverse la situation, sous prétexte de mieux respecter les territoires des tribus. Les choses n’évoluent pas jusqu’en 1992, date à laquelle Khartoum autorise la prospection pétrolière au large des côtes d’Halaïb, ce qui pousse l’Égypte à rappeler ses revendications sur cette zone et à y envoyer des troupes. Le Soudan s’étant retiré huit ans plus tard, Hala’ib passe de facto sous contrôle égyptien, sans qu’aucun traité n’ait été signé. A contrario, aucun des deux pays ne revendique le territoire sans maître (« terra nullius ») de Bir Tawil, sur lequel un excentrique Américain a proclamé un royaume du Soudan du nord.

En juin 2017, Le Caire a provoqué la fureur de ses milieux nationalistes dans un autre secteur, en rétrocédant à l’Arabie saoudite deux îles inhabitées en mer Rouge. Situées au sud-est du Sinaï, Sanafir et surtout Tiran contrôlent l’entrée du Golfe d’Aqaba, donc l’accès aux ports israélien d’Eilat et jordanien d’Aqaba. Historiquement saoudiennes, elles avaient été confiées à l’Égypte en 1950. En les restituant à Riyad, Le Caire essaie de cultiver de bonnes relations avec un voisin qui est son principal fournisseur de pétrole et qui projette d’inclure le Sinaï dans ses projets de développement le long de la mer Rouge (cf. Article dédié au Sinaï).