1 861 484 km2
République militaire
Capitale : Khartoum[1]
Monnaie : livre soudanaise
49 Millions de Soudanais
[1]La plus grande ville est Omdourman, face à Khartoum sur la rive gauche du Nil.
Après l’indépendance du Sud, le Soudan est passé du premier au troisième rang des pays les plus vastes d’Afrique. Il compte plus de 710 km de côtes sur la mer Rouge (à l’est) et plus de 8 300 km de frontières terrestres avec sept
voisins : le Soudan du sud (un peu plus de 1 900 km de frontière) et la République centrafricaine (plus de 460 km) au sud ; le Tchad (1 360 km) et la Libye (plus de 380 km) à l’ouest et au nord-ouest ; l’Éthiopie (plus de 720 km) et l’Érythrée (plus de 600 km) à l’est ; enfin l’Égypte (plus de 1 270 km) au nord.
Le pays dispute aux Égyptiens les 20 580 km² du triangle d’Halaïb (cf. Encadré dans Égypte) et aux Éthiopiens les 250 km² de la zone fertile d’El-Fashaga, qui lui avait été attribuée en 1902.
La quasi-totalité du pays est constituée d’un vaste plateau, traversé de part en part par le Nil et ses deux affluents, le Nil blanc (venant du lac Victoria en Afrique de l’est) et le Nil bleu (issu du lac de Tana sur les hauts plateaux abyssins) qui convergent pour former le Nil à Khartoum. Le nord est constitué du désert de Nubie, qui prolonge les déserts égyptien et libyen. Les montagnes se situent en bordure de la mer Rouge et dans la province occidentale du Darfour, où culmine le Djebel Marra à plus de 3000 mètres.
Le climat est semi-aride dans le Sud et désertique au nord de la capitale.
70 % des Soudanais sont arabes, membres de tribus, sédentaires ou nomades, dont les plus importantes sont les Jaalayin et les Juhayna ; parmi ces derniers figurent les Baggaras du sud Kordofan et du Darfour, eux-mêmes divisés en Misseriya et autres Rizeigat. Le reste de la population se répartit en plus de cinq cent cinquante ethnies, appartenant à une cinquantaine de groupes (nilo-saharien, couchitique, tchadique, nigéro-congolais, kordofanien…) parlant plus de cent-vingt langues. Les Nubiens, habitants originels du bilad as-sudan (« pays des noirs »), représentent environ 8 % du peuplement, suivis des nomades Beja des bords de la mer Rouge (6 %), des Zaghawa (6 %) et des Four (4 %) du Darfour… L’arabe soudanais et l’anglais sont langues officielles.
Au moins 95 % des habitants sont musulmans, très majoritairement sunnites, les coptes chrétiens et les animistes représentant le reste.
SOMMAIRE
- Les années Nimeiry
- Al-Bachir et l’orientation islamiste
- Paix au Sud et guerre à l’Ouest
- ENCADRE : Abyei, zone disputée
- La chute d’al-Bachir
- Une normalisation en trompe-l’œil
- Le vacarme des armes
- VOIR AUSSI : Les conflits meurtriers du Darfour
Devenu Premier ministre, le chef du Parti national unioniste (PNU) al-Azhari doit démissionner quelques mois après l’indépendance de janvier 1956, à la suite d’une scission au sein de sa formation. Les équipes qui lui succèdent ne parvenant pas à stabiliser la situation du pays, l’armée s’empare du pouvoir à la fin de l’année 1958. Au Sud, la situation se dégrade, la perspective d’un Soudan fédéral s’étant évaporée. Dès 1955, le remplacement de fonctionnaires britanniques par des Soudanais musulmans du Nord provoque des mutineries qui sont sévèrement réprimées. Les politiques d’islamisation et d’arabisation sont renforcées, notamment dans les Monts Nouba, où les terres sont confisquées par des commerçants arabes et où sont interdites des pratiques locales telles que l’élevage du porc et la nudité. En 1964, tous les missionnaires étrangers sont expulsés du Soudan. En réaction, les Sudistes s’organisent politiquement au sein de la SANU (Sudan African National Union) et lancent la guérilla des Anya Nya (« venin de serpent » en langue ma’di, surnom du Front de libération de l’Azanie, le nom historique des territoires situés au sud de la Nubie).
A l’automne 1964, le régime militaire se retrouve également déstabilisé au Nord par des émeutes et des manifestations étudiantes qui conduisent l’opposition politique à se structurer pour prétendre au pouvoir : d’un côté le Parti communiste et de l’autre un Front uni regroupant les partis traditionnels. Le général Abboud s’étant retiré, les deux blocs forment un gouvernement provisoire dont le PC est progressivement écarté, avant d’être interdit.
Les élections qui ont lieu en 1965 voient le succès du parti islamiste Oumma mais l’instabilité demeure. Nommé Premier ministre, le petit-fils d’Abd al-Rahman, Sadiq al-Mahdi, cède sa place deux ans plus tard à al-Azhari qui remporte les élections de 1968 à la tête du Parti démocratique unioniste (PDU). Mais ces gouvernements ne s’avèrent pas plus capables que les précédents de mettre fin à la stagnation économique, à l’instabilité politique et à la dissidence des sudistes. L’armée reprend donc les rênes en mai 1969, sous la houlette du colonel Gaafar Nimeiry, un officier Danagla qui dissout le Parlement et interdit tous les partis politiques.
Les années Nimeiry
S’appuyant sur les communistes, le nouvel homme fort du pays s’en prend en revanche aux islamistes : aux Frères musulmans – dont le chef Hassan al-Tourabi est emprisonné – et à la secte mahdiste des Ansar, retirée dans l’île d’Aba sur le Nil blanc ; l’assaut qu’y donne l’armée, en 1970, fait douze mille morts. Peu après, les tensions entre marxistes et non marxistes au sein du régime s’exacerbent à un point tel que le PC fomente un coup d’État en juillet 1971. La réaction de Nimeiry est radicale : le secrétaire général du parti et le dirigeant de la Confédération Générale des travailleurs sont pendus et des centaines de militants et de syndicalistes sont exécutés.
En revanche, les négociations engagées avec les Anya Nya se concluent, en 1972, par la signature d’un cessez-le-feu à Addis-Abeba. Le Sud se voit accorder le statut de région autonome, dotée de larges compétences, mais terriblement affaiblie par les ravages de la guerre et par les tensions ethniques entre les Dinka, majoritaires, et les autres ethnies régionales.
En 1973, Nimeiry consolide son pouvoir, avec une Constitution instaurant un régime présidentiel doté d’un parti unique, l’Union socialiste soudanaise. Mais, trois ans plus tard, il a besoin d’une intervention de l’armée égyptienne pour annihiler un coup d’État fomenté par l’Oumma, avec le soutien de la Libye. Le Président en tire les conséquences et décide de se rapprocher des Frères musulmans : libéré de prison, al-Tourabi devient un de ses plus proches conseillers. En 1983, il promulgue les « lois de septembre », étendant l’application de la charia (loi islamique) à tous les Soudanais.
L’annonce ranime la guerre au Sud, déjà sous tension après la décision de le diviser en trois régions et de transférer au Nord des bataillons sudistes. Les soldats qui refusent rejoignent l’Armée populaire de libération du Soudan (SPLA en anglais), dirigée par le colonel dinka John Garang. Son bras politique, le MPLS (SPLM), milite non pas pour l’indépendance du Sud, mais pour un Soudan fédéral dans lequel tous les peuples défavorisés du pays seraient mieux représentés. Ce discours rencontre un fort écho dans les Monts Nouba, où la rébellion est combattue par des milices Baggara armées par Khartoum.
La situation devient incontrôlable : confronté en 1984-1985 à la famine (qui aura un impact sur la future rébellion du Darfour), le Soudan doit aussi subir la terreur que les Frères musulmans exercent à l’encontre de toute forme d’opposition. Nimeiry se retourne alors contre eux, sans que cela ne suffise à rétablir le calme. En 1985, une grève générale éclate après l’annonce de l’augmentation des prix des produits de première nécessité, sur injonction du Fonds monétaire international (FMI). Le chef de l’État séjournant alors aux États-Unis – dont il s’est considérablement rapproché, de même que de la Chine, après la tentative de putsch communiste – l’armée le remplace par un Conseil militaire de transition chargé d’organiser des élections. Celles-ci voient, l’année suivante, le succès de Sadiq al-Mahdi, revenu d’exil, qui s’associe au PDU pour former un gouvernement de coalition.
Al-Bachir et l’orientation islamiste
Bien qu’ayant obtenu le soutien de la Libye pour poursuivre la guerre contre les sudistes, le gouvernement engage des négociations avec le MPLS. Mais elles avortent dès juin 1989, quand le Front national islamique (FNI) des Frères musulmans réussit un coup d’Etat qui porte à la tête du pays le général Omar al-Bachir, un arabophone noir. Contrainte à l’exil, l’opposition traditionnelle et certains mouvements comme le Congrès Beja (fondé en 1958) constituent une Alliance nationale démocratique (AND).
Sous l’influence d’al-Tourabi, le régime s’oriente vers l’instauration d’une République islamique. En 1991, la loi pénale institue des peines sévères dans tout le pays, telles que l’amputation et la lapidation. La conversion à l’islam devient, de facto, obligatoire pour obtenir de la nourriture, du travail et des médicaments, en particulier dans les camps où se massent les réfugiés fuyant les combats dans le Sud. Les disparitions et les exactions y sont nombreuses, y compris de la part des rebelles. Encore plus fondamentalistes que l’armée, les Murahileen (« voyageurs ») – milices islamo-arabes liées au FNI – font respecter la charia sans ménagement. Dans le Kordofan, des hommes sont exécutés sommairement par les miliciens Misseriya et Rizeigat, et leurs femmes et leurs enfants violés et déportés dans des « villages de la paix » gardés par les Forces de défense populaire (milices islamistes), quand ils ne sont pas réduits en esclavage. Dans les Monts Nouba, marchepied vers les zones pétrolifères de l’État de l’Unité (situé plus au sud), des dizaines de villages sont détruits par les raids aériens et les attaques au sol et 250 000 personnes déplacées ; leurs terres sont redistribuées aux « colons » arabes ou aux officiers supérieurs des Forces armées soudanaises (FAS). Le pays se rapproche également de l’Iran, notamment pour se procurer des armes et pour entrainer son armée ainsi que ses milices ; de son côté, Téhéran profite des installations de Port-Soudan pour espionner l’Arabie saoudite et l’Egypte.
Le renforcement des moyens militaires du pays est d’autant plus nécessaire que l’APLS a gagné du terrain, grâce aux bases arrière que lui procure l’Ethiopie, alliée de l’URSS. Mais la chute du régime pro-soviétique éthiopien, en 1991, provoque l’affaiblissement de la rébellion sudiste. Privée de ses camps, l’APLS éclate en plusieurs factions rivales, sur fond d’antagonismes ethniques, la domination des Dinka étant ma supportée par d’autres ethnies. Par ambition personnelle et opportunisme politique, certaines de ces factions se transforment même en milices supplétives de l’armée soudanaise : la principale est la branche du SPLA basée à Nasir (rebaptisée SPLA-United), dirigée par le Nuer Riek Machar et le Shilluk Lam Akol. Ces scissions sont encouragées par Khartoum qui, in fine, préfère les aspirations purement indépendantistes d’un Machar aux ambitions nationales de Garang.
Au milieu des années 1990, Khartoum parvient à signer plusieurs accords de paix avec des mouvements insurgés. D’abord en 1996 avec la faction APLS des Monts Nouba, en échange de vagues promesses sur leur meilleure reconnaissance par le pouvoir central. L’année suivante, un accord est signé avec une demi-douzaine de groupes Sud-Soudanais, dont le Mouvement pour l’indépendance du sud-Soudan (SSIM en anglais) formé par Machar après l’éclatement de la SPLA-United. Celle-ci subsiste sous la direction de Lam Akol qui signe à son tour un accord de paix, de même que deux groupes rebelles du sud-Kordofan.
En 1996 également, Khartoum abandonne à l’Éthiopie le contrôle du triangle d’al-Fashaga, pour éviter que des rebelles soudanais ne s’implantent dans cette zone fertile de 260 km² située au carrefour des frontières soudanaise, éthiopienne et érythréenne, mais aussi pour redéployer les troupes qui y étaient stationnées sur d’autres terrains. Addis-Abeba profite du geste de Khartoum – qui ne renonce pas pour autant à sa souveraineté sur une région qui lui avait été attribuée en 1902 sous occupation britannique – pour installer des milliers de cultivateurs Amhara, protégés par des miliciens que les Soudanais restés sur place dénomment « shifta » (bandits) car ils se livrent à de multiples trafics ainsi qu’à des raids et des enlèvements.
Toutefois, ces différents accords ne provoquent pas l’effondrement de l’APLS, qui en arrive à contrôler les trois-quarts des provinces méridionales et à s’approcher de Juba. Ils ne contribuent pas davantage à améliorer la situation économique du pays. A l’automne 1995, de violentes manifestations éclatent à Khartoum et Port-Soudan contre la hausse des prix, la pénurie alimentaire et l’arrestation d’opposants. En dépit de la transformation de champs de coton en champs de blé, le pain manque et l’inflation touche les denrées de base. Lourdement endetté, le régime ne peut plus emprunter (la guerre du Sud coûte 400 M$ chaque année) et doit faire au rapatriement de nombreux travailleurs immigrés soudanais expulsés de la péninsule arabique. L’ordre est rétabli par les forces de l’ordre et les milices islamistes, mais la crise illustre les tensions croissantes entre al-Bachir et son mentor, considéré comme le responsable de la dégradation du pays sur la scène internationale. Pour essayer de redorer son blason, Khartoum expulse, en 1996, l’ancien homme d’affaires saoudien Oussama ben Laden, considéré comme l’un des financiers majeurs des mouvements islamistes dans le monde.
Le Soudan s’efforce aussi de pacifier ses relations avec l’Ouganda et l’Érythrée qui soutiennent, voire hébergent, une partie de l’opposition soudanaise, tandis que Khartoum soutient, a contrario, le Djihad erythrea (influent sur les zones côtières) et les intégristes chrétiens ougandais de la LRA (Lord resistance army). Les relations sont également tendues avec l’Éthiopie chrétienne, redevenue un sanctuaire pour Garang et d’autres factions Sud-Soudanaises, après le virage islamiste opéré par le régime de Khartoum. En janvier 1996, des accrochages frontaliers ont même lieu entre soldats soudanais et éthiopiens près d’Humera, à la jonction des frontières Soudan-Éthiopie-Érythrée.
En 1997, l’AND et l’APLS convergent pour ouvrir un nouveau front contre le régime dans la province du Nil bleu, où se trouve notamment le barrage de Roseires alimentant la capitale. Mais la convergence est fragile et Khartoum entreprend de diviser l’opposition : à la fin de l’année, al-Bachir signe un accord-cadre « L’appel de la patrie » avec al-Mahdi, chef de la Oumma (et beau-frère d’al-Tourabi) qui a définitivement rompu avec l’AND. Bien que prévoyant l’instauration de la démocratie après une période transitoire de quatre ans et la tenue d’un référendum dans le Sud, ce texte est rejeté par les autres membres de l’AND, ainsi que par l’APLS qui bénéficie désormais d’un soutien américain.
Paix au Sud et guerre à l’Ouest
Malgré ces succès, la situation n’est pas au beau fixe dans les allées du pouvoir, où le jusqu’au-boutisme d’al-Tourabi s’oppose au pragmatisme d’al-Bachir. Président du Parlement et Secrétaire général du Congrès national (PCN), le parti au pouvoir,le premier met sur les rails un projet de révision constitutionnelle qui réduirait les pouvoirs présidentiels, créerait un poste de Premier ministre et ferait élire les gouverneurs. Le chef de l’État prend aussitôt les devants : soutenu par l’armée, il dissout le Parlement et de décrète l’état d’urgence, afin d’en finir avec « la duplication des institutions de l’État ». Les partis étant de nouveau autorisés, al-Mahdi fait son retour au Soudan. Quant à al-Tourabi, il crée sa propre formation, le Parti du Congrès populaire, après avoir été suspendu de ses fonctions à la tête du parti présidentiel. Renforcé par son large succès et celui de son mouvement aux élections générales de décembre 2000, le Président fait arrêter son ancien mentor en février 2001. Motif : la signature, par le PCP, d’un mémorandum avec l’APLS appelant à “une escalade de la résistance populaire pacifique pour amener le régime à abandonner sa politique totalitariste”.
Khartoum ayant rompu avec les islamistes les plus influents, le pays bénéficie d’un nouvel intérêt des États-Unis, qui favorisent la reprise de pourparlers entre le gouvernement et la rébellion de Garang, avec lequel Machar a commencé à se réconcilier. En 2002, un cessez-le-feu, qui sera reconduit, est signé dans les Monts Nouba. Si la situation s’améliore au Sud, elle se dégrade en revanche à l’Ouest : en 2003, une rébellion voit le jour au Darfour, une région si vaste (500 000 km²) que, comme le Kordofan, elle a été découpée en trois provinces en 1994. A la différence de la rébellion sudiste, cette insurrection n’a pas de caractère religieux – la région étant majoritairement musulmane – mais ethnique : elle met aux prises des populations noires et arabes luttant pour la possession des terres et leur usage, agricole ou pastoral (cf. Encadré).
Globalement, la situation s’améliore en 2005, avec la fin de l’état d’urgence, la libération d’al-Tourabi (qui mourra en 2006) et surtout la conclusion d’un accord de paix globale concernant le Sud, après deux guerres civiles ayant sans doute fait plus de deux millions de morts. Signé en janvier à Naivasha (Kenya), le texte prévoit que le sud-Soudan bénéficiera d’une large autonomie, contrôlée par une force de l’ONU, en attendant l’organisation d’un référendum sur son devenir dans les six ans ; il partagera le pouvoir central avec le Nord, ainsi que les recettes tirées des gisements méridionaux de pétrole. En outre, la charia ne sera pas appliquée dans le Sud et des garanties seront accordées aux non-musulmans dans le Nord et à Khartoum. En revanche, rien d’explicite n’est formulé sur le sort des Monts Nouba, du Nil bleu méridional et de la région d’Abiey qui revendiquent leur appartenance au Sud, bien que majoritairement musulmanes et administrativement rattachées au Nord. Comme prévu dans les accords, un gouvernement d’union nationale est formé, le MPLS héritant de la diplomatie, en plus du poste de premier vice-Président attribué à Garang. Mais celui-ci n’en profite pas : il trouve la mort dans un accident d’avion, dont l’origine n’apparaît pas suspecte. Son adjoint Salva Kiir, lui aussi Dinka, lui succède à ce poste, ainsi qu’à la présidence du Sud-Soudan autonome.
En octobre 2006, une médiation de l’Érythrée – soucieuse de se concilier les bonnes grâces du Soudan face à l’ennemi éthiopien – permet au régime d’enregistrer un nouveau succès : la signature d’un accord avec le Front Est, alliance regroupant le Congrès Beja et les Rashaida Free Lions, le mouvement des nomades Beni Rasheed vivant entre Port Soudan et Massaoua en Erythrée[1]. Ce traité met fin à onze années de combats et de sabotage des pipelines allant jusqu’à Port Soudan.
La situation est pourtant loin d’être pacifiée. En 2008, les combats entre l’APLS et l’armée reprennent dans la région d’Abiey, dont les troupes de Khartoum refusent de se retirer. Les Sudistes accusent également le régime de ne leur verser qu’un quart – et non la moitié – des royalties pétrolières locales. Riche en pétrole et en eau, la région d’Abyei a vu revenir, notamment en vue du référendum d’autodétermination, des Ngok Dinka (pro-APLS) qui avaient été chassés dans le passé par les « Murahileen ».
Les conflits entre tribus d’agriculteurs et d’éleveurs sont par ailleurs récurrents et meurtriers : en février 2009, des razzias entre Nuer et Murle font sept cents morts près de la frontière éthiopienne ; en mai, plus de deux cent cinquante personnes, dont une quarantaine de policiers, sont tuées au sud-Kordofan, le seul État pétrolier du Nord ; en août et septembre, des attaques de villages Nuer par des Dinka Bor (ou inversement) font près de trois cents victimes dans l’État pétrolier de Jonglei. Si ce type de différend, pour les accès à l’eau et aux pâtures, est assez fréquent, il revêt cette fois des particularités : même les femmes et les enfants sont visés, par des assaillants bien organisés et équipés d’armes modernes et neuves… ce qui sous-entend que quelqu’un les a armés. Les soupçons se portent sur le régime de Khartoum qui, en instrumentalisant certains dirigeants sudistes, pourrait empêcher la tenue d’un scrutin d’autodétermination.
En effet, la perspective d’une indépendance du Sud n’a fait que raviver les rancœurs vis-à-vis de la prédominance de l’APLS. Les milices Shilluk de Lam Akol sont toujours actives dans l’État du Haut Nil, où opère aussi l’Armée de libération du Soudan de Bepean Machar, un dissident de l’Armée de libération du sud-Soudan de Peter Gatdet ; ce Nuer est lui-même un archétype des retournements de veste dans la région : d’abord supplétif du régime de Khartoum, il a rallié l’APLS en 2006, avant de la combattre à nouveau en 2011, dans l’Etat d’Unité. Les dissidences n’épargnent pas les Dinkas, comme en témoigne celle de George Athor, qui entre en rébellion en 2010, après avoir perdu les élections pour le poste de gouverneur de l’État de Jonglei, malgré de nombreuses fraudes.
Inversement, le gouvernement de Khartoum accuse les dirigeants du Sud autonome d’aider certains rebelles du Darfour, ainsi que les milices des États les plus méridionaux du Nord-Soudan (sud Kordofan, Nil bleu) qui se sont fédérées dans un MPLS-N (nord). Par ailleurs, la mouvance islamiste est toujours active : début 2009, puis en avril 2011, les Israéliens s’en prennent à des réseaux transitant par Port-Soudan pour livrer des armes iraniennes au Hamas palestinien.
Enfin, la méfiance politique reste de mise. En 2010, à l’occasion des premières élections générales multipartites depuis 1986, le MPLS retire son candidat (un musulman laïc) de la course aux présidentielles, arguant de fraudes massives à venir dans les régions acquises au pouvoir. Il est suivi par le Consensus national, la coalition regroupant l’Oumma et les autres grands partis d’opposition. Dans ce contexte, al-Bachir est réélu sans surprise, avec plus de 68 % des voix. A la même période, le fervent indépendantiste Salva Kiir est largement réélu à la tête du sud-Soudan autonome, avec 93 % des voix contre 7 % à Lam Akol.
En février 2011, le référendum prévu au Sud consacre la victoire des indépendantistes : le « oui » à l’indépendance recueille près de 99 % des voix, avec une participation qui frôle 90 % (soit 30 % de plus que le seuil fixé par les accords de paix pour que le scrutin soit validé). En revanche, aucune des « consultations populaires » envisagées dans les régions en litige n’a été organisée, en particulier dans la région d’Abyei.
Abyei, zone disputée Située à la limite du sud-Kordofan (Soudan) et de l’État sud-soudanais d’Unité, Abyei est une zone à statut administratif particulier. Elle compte environ 125 000 habitants sur 10 546 km². Aux termes du Protocole signé en 2005, en complément du traité de paix entre le Nord et le Sud, elle est considérée comme faisant partie des deux pays – et co-administrée par eux – en attendant que sa population détermine sa préférence par référendum. Le Protocole d'Abyei l’a d'abord définie comme "la zone des neuf chefferies Ngok Dinka transférées au Kordofan en 1905". Mais ce périmètre a été réduit par la Cour permanente d'arbitrage (CPA) de La Haye que le Soudan et la région autonome du Sud-Soudan ont saisie, à la suite d'incidents répétés ayant conduit à de violents affrontements en 2008. L’année suivante, la CPA a proposé d'exclure certains territoires de la zone d'Abyei et de les attribuer au Nord : le vaste champ pétrolifère d’Heglig et les secteurs majoritairement peuplés de Misseriya au nord et à l'ouest. Les incidents armés n'ont pas cessé pour autant et, en mai 2011, l'armée soudanaise a occupé Abyei. Un accord de démilitarisation a finalement été conclu le mois suivant et une Force de sécurité intérimaire des Nations Unies (la Fisnua), composée de troupes éthiopiennes, s'est déployée dans la zone en juillet. Elle empêche les soldats des deux pays d'en prendre le contrôle, chacun d'entre eux continuant à la revendiquer, puisque la population n'a pu être consultée, faute d’accord entre les sédentaires Dinka et les nomades Misseriya sur la composition du corps électoral[2]. Ces derniers redoutent, en particulier, de perdre l’accès à la rivière Kiir (Bahr Al-Arab), si précieuse pour leurs troupeaux à la saison sèche.
Le statuquo dans les zones disputées incite la branche nord du MPLS à intensifier ses actions. En novembre 2011, le MPLS-N s’allie avec les principales rébellions du Darfour au sein du Front révolutionnaire du Soudan (FRS) : l’objectif est d’embraser toute la frontière méridionale du Soudan, même si cette alliance parait contre-nature, car passée entre des ennemis historiques, sudistes d’un côté et islamistes de l’autre. Peu après, le Congrès Beja annonce sa réactivation et rejoint à son tour le FRS.
[1] Les Rashaida descendent des tribus arabes du Hedjaz ayant fui la péninsule arabique au milieu du XIXème siècle, lorsque les Saoudiens y ont pris le pouvoir.
[2] Le référendum que les seuls Dinka ont organisé en 2013 est dépourvu de toute valeur légale.
La chute d’al-Bachir
La situation devient d’autant plus critique pour le Nord que l’indépendance du Sud a entraîné une nette diminution des revenus pétroliers dont il jouissait : les trois-quarts des ressources se situent en effet dans le Sud ou dans les zones disputées telles qu’Abyei. Pour y faire face, le régime annonce la suppression progressive des subventions aux carburants, ainsi que la hausse des taxes et la diminution du nombre de fonctionnaires, ce qui provoque de violentes manifestations en 2012, animées par les étudiants. La lutte pour le contrôle des fruits pétroliers conduit également les troupes de Khartoum à affronter celles de Juba, directement ou par rébellions interposées, le Soudan soutenant la rébellion de Machar contre Kiir pour l’exercice du pouvoir à Juba ; si le Sud bénéficie en effet des principales réserves, il ne possède pas en revanche d’accès à la mer, ce qui le force à utiliser les oléoducs nordistes, en attendant la construction d’hypothétique d’un ouvrage vers la côte kényane, via un sud somalien en proie à une guérilla islamiste. Au printemps 2012, de violents combats opposent les deux armées soudanaises dans la zone pétrolière d’Heglig, avant que l’ONU ne parvienne à rétablir le calme. En novembre 2014, Khartoum et Juba s’engagent à cesser leurs hostilités, sans conditions, après un assouplissement de leurs positions respectives sur l’exploitation et l’acheminement du pétrole. En revanche, les tensions communautaires pour le contrôle des terres continuent d’agiter les provinces du Darfour-est et du Kordofan-ouest.
Les appels d’al-Bachir au dialogue politique restent quant à eux sans réponse. En décembre 2014, le FRS et les oppositions civiles (l’Oumma et la Coalition des forces du consensus national) signent, à Addis-Abeba, « l’Appel (Nidaa) du Soudan » destiné à faire tomber le gouvernement et à s’opposer aux prochaines échéances électorales d’avril 2015. Boycotté par plus de la moitié des électeurs, le scrutin présidentiel voit la réélection du Président sortant avec 94 % des exprimés. Sur le plan diplomatique, le régime a effectué un virage à 180° : jadis proche de l’Iran et des Frères musulmans, Khartoum soutient l’offensive conduite par l’Arabie saoudite contre les Houthis pro-iraniens du Yémen et lui fournit des milliers de miliciens. Ceux-ci appartiennent aux Forces de soutien rapide (FSR) formées, en 2013, pour intégrer dans une seule et même Unité les milices janjawids qui, après avoir rétabli l’ordre au Darfour, se combattaient mutuellement, voire s’étaient retournées contre le gouvernement. D’abord rattachée aux services secrets, puis la présidence, plutôt qu’à une armée jugée peu fiable, les FSR passent du statut de garde-frontières à celui de milice paramilitaire, employée au Yémen comme en Libye, aux côtés du général Haftar.
Au plan international, le Soudan reste un pays convoité par les puissances régionales souhaitant disposer de facilités sur la mer Rouge, voie de passage maritime essentielle vers l’Europe, via le canal de Suez. Fin 2017, le Soudan promet ainsi de céder à la Turquie, pour quatre-vingt dix neuf ans, les 70 km² de la presqu’île de Suakin, ce qui mécontente fortement l’Arabie saoudite. En mars 2018, c’est le Qatar qui accorde un prêt de 4 milliards de dollars à Khartoum pour moderniser le port de Suakin, porte d’entrée possible vers le Sahel, en suivant l’antique route des pèlerins qui allait des rives du Sénégal jusqu’à La Mecque.
Pour al-Bachir, la roue tourne à la fin de l’année 2018. En août, son parti le désigne comme candidat aux présidentielles de 2020, alors que la Constitution (et même la charte de sa propre formation) limite à deux le nombre de mandats consécutifs. Mais en décembre, Khartoum et le pays s’enflamment après l’augmentation de produits alimentaires de base. Les manifestations sont d’abord pilotées par la société civile et les classes moyennes, en particulier par une Association des professionnels, indépendante des syndicats et de la plupart des partis politiques. Les diverses oppositions, dont Nidaa al-Sudan, s’unissent ensuite dans une Déclaration (puis Alliance) pour la liberté et le changement. La situation traduit la faillite du pays, dont 70 % du budget étatique est absorbé par les dépenses militaires et dont la rente pétrolière s’est tarie, sans que les investisseurs n’arrivent en masse : même les États du Golfe ne financent plus le pays, après s’être grassement payés en acquisitions de terres ou en mercenaires sur le front yéménite. Le régime a bien essayé de développer de nouvelles activités, mais le plus souvent dans une démarche népotique : ainsi, l’extraction minière a été largement attribuée à des personnes proches des services de renseignement (les moukhabarat, principaux bénéficiaires du budget militaire) ou bien de milices gouvernementales. Contesté, al-Bachir reçoit le soutien de Moscou et annonce la création d’une base russe dans le pays.
La contestation ne faiblissant pas, l’état d’urgence est instauré en février 2019. Les forces spéciales des services de renseignement (le NISS) et les FSR assurent l’essentiel de la répression mais, en avril, le chef de l’État doit démissionner. Emprisonné par l’armée, il est remplacé par un Conseil militaire de transition (TMC) dont les deux membres principaux ont été engagés dans la répression des années 2000 au Darfour : le général Abdel Fattah al-Burhan et son numéro deux, le chef des FSR Mohamed Hamdan Daglo. Surnommé « Hemetti » (« qu’il nous protège »), ce Rizeigat, issu d’une famille d’éleveurs de dromadaires venus du Tchad, s’est enrichi dans le trafic de migrants – quand sa milice était chargée du contrôle des frontières – puis dans la gestion des mines aurifères du Djebel Amir (au Darfour occidental) et le commerce de l’or avec Dubaï, l’envoi de miliciens au Yémen lui ayant permis de nouer de nombreux liens aux Émirats arabes unis (EAU).
Une normalisation en trompe-l’œil
Les négociations engagées par le TMC avec la plateforme FCA (Alliance pour la liberté et le changement, puis FFC, Forces pour la liberté et le changement) aboutissent à un accord : durant trois ans, une période de transition sera assurée par un Conseil souverain mixte et une nouvelle Assemblée dont la mission consistera, notamment, à négocier des accords de paix avec les rébellions de l’Ouest et du Sud et d’organiser des élections générales en 2022. Mais les négociations achoppent sur la part respective des militaires et des civils au sein du Conseil souverain. Pour faire pression sur l’armée, la FCA déclenche une grève générale fin mai 2019, sans l’Oumma qui se retire de la plateforme. Sans doute poussé par ses parrains arabes (Égypte, Arabie Saoudite et EAU), le régime réagit en envoyant les forces spéciales de la police et la FSR mettre fin au sit-in des manifestants devant le QG de l’armée : près de 130 personnes sont tuées, dont une quarantaine jetée dans le Nil. L’enquête officielle conclura à l’action isolée de miliciens.
A la suite d’une médiation de l’Éthiopie, mandatée par l’Union africaine (UA), les deux camps reprennent leurs négociations et signent un accord en juillet : il prévoit la mise en place d’un Conseil souverain de onze membres (dont cinq militaires) pour trente-neuf mois, dont les vingt-et-un premiers s’effectueront sous la direction de l’armée, qui nommera aussi les ministres de l’Intérieur et de la Défense. D’emblée, l’accord est critiqué par une partie de l’opposition : le Congrès populaire de feu al-Tourabi qui le juge non représentatif ou le FRS qui déplore que rien ne soit dit sur la résolution des conflits en cours (Darfour, Kordofan, Nil bleu). Malgré tout, le partage du pouvoir est validé début août par les deux parties. Présidé par le chef du TMC, et comprenant aussi « Hemetti », le Conseil souverain choisit un économiste reconnu comme Premier ministre.
En octobre 2020, les négociations ouvertes entre le Conseil souverain et diverses rébellions du pays aboutissent à un accord général. Signé à Juba par le JEM, le MLS-Minnawi, le Congrès Beja et six autres mouvements souvent issus du MLS ou du MPLS, il prévoit notamment un nouveau partage des terres, des richesses et du pouvoir. Il stipule aussi que le Kordofan et le Nil bleu bénéficieront d’un statut d’autonomie interne et n’enverront plus à Khartoum que 40 % de leurs revenus et que, au Darfour, la sécurité sera exercée par une force commune de douze mille hommes, formée par des troupes de l’État et des rebelles. En « récompense », Minnawi est nommé gouverneur des cinq États composant le Darfour et Gibril Ibrahim ministres des Finances. En revanche, l’accord n’a pas été paraphé par deux des plus importants mouvements : ni par la faction al-Hilu du Mouvement populaire de libération du Soudan-Nord (MPLS-N), très présente dans les Monts Nouba et au Nil-Bleu, qui a engagé ses propres négociations, ni par le MLS-ALS d’Abdel Wahid Nour qui poursuit les combats depuis le djebel Marra au Darfour.
Un nouveau signe de normalisation est donné au printemps, quand le pouvoir engage des réformes sociétales telles que la décriminalisation de l’apostasie, l’autorisation de la consommation d’alcool pour les non musulmans, l’interdiction des mutilations génitales féminines… Et, en octobre 2020, les États-Unis annoncent l’abandon du classement du Soudan parmi les États soutenant le terrorisme – ouvrant la voie à une levée des sanctions américaines – ainsi que la normalisation des relations entre le Soudan et Israël[1]. L’annonce est hautement symbolique car c’est à Khartoum que, cinquante-trois ans plus tôt, la Ligue arabe avait exclu toute reconnaissance de l’État hébreu. Le Soudan n’en conserve pas moins des liens avec la Russie qui prévoit toujours de construire une base navale à Port-Soudan.
En février 2021, le gouvernement d’union prévu par les accords de Juba entre en fonctions : il réunit la mouvance des Forces pour la Liberté et le Changement et l’armée, mais aussi des formations qui avaient pris leurs distances avec les FFC, estimant qu’elles les marginalisaient dans leurs discussions avec les militaires ; c’est le cas de plusieurs chefs du FRS et de l’Oumma, dirigée par la fille de Sadeq al-Mahdi, après le décès de son père. Le mois suivant, le Président du Conseil souverain signe, toujours à Juba, une déclaration de principe avec le MPLS-N ; le texte reconnaît la diversité ethnique, religieuse et culturelle du Soudan et l’instauration future d’un État fédéral et démocratique, sans religion officielle.
[2] Le régime va saisir de nombreux actifs constitués par le Hamas palestinien, du temps d’al-Bachir : immeubles, hôtels, parts dans des sociétés, chaine de télévision, terres agricoles…
Le vacarme des armes
Le ciel s’obscurcit à l’automne 2021. En septembre, un coup d’État, conduit par des unités blindées fidèles à l’ancien régime, est déjoué à Khartoum. Les civils accusent l’État-major de ne pas avoir purgé l’armée de ses éléments les plus islamistes, tandis que les militaires jugent que les dirigeants civils ne font rien pour améliorer la situation de leurs compatriotes. Pour éponger sa dette colossale, le pays a en effet dû prendre des mesures d’austérité : la suppression progressive des subventions à certains produits et la dévaluation de la livre soudanaise ont entraîné une flambée des prix, venant s’ajouter aux pénuries d’énergie et de médicaments. La crise est aggravée par le fait que, à la même période, les Beja bloquent les infrastructures portuaires de Port-Soudan, estimant que l’accord de paix de 2020 ne leur accorde pas suffisamment de droits, même si certains pensent qu’ils sont aussi instrumentalisés par l’ancien régime. Des sit-in contre « le gouvernement de la faim » sont également organisés par des Darfouriens de la mouvance Minnawi, sans doute à l’instigation de l’armée.
En octobre, al-Burhan prend prétexte de cette instabilité – et de la division des FFC en deux tendances rivales, le Comité central et le Bloc démocratique – pour instaurer l’état d’urgence et dissoudre les instances de transition ; les membres civils du Conseil souverain, ainsi que le Premier ministre, plusieurs membres du gouvernement et responsables politiques, sont arrêtés ou placés en résidence surveillée. Le numéro un soudanais a sans doute été poussé à l’action par son mentor, le Président égyptien al-Sissi (qui a fait la même École militaire que lui), mais aussi par les monarchies pétrolières du Golfe, soucieuses de contrecarrer la montée en puissance de la Turquie dans l’Éthiopie voisine. Il bénéficie aussi d’un œil bienveillant de la Russie – dont les projets militaires à Port-Soudan avaient été gelés par le gouvernement civil – et qui est présente dans l’exploitation d’or via le groupe paramilitaire Wagner. Moscou soutient toutefois la résolution de l’ONU exigeant le rétablissement des autorités de transition, après la condamnation du coup de force par l’UA. De son côté, la population réagit par l’érection de barricades et le lancement d’une grève générale alors que, inversement, les tribus Beja lèvent leur blocus de Port-Soudan, alimentant les soupçons de connivence entre elles et les militaires. Dans les rues, la répression des manifestants est menée par les ennemis d’hier, Forces de soutien rapide et Darfouriens du JEM et du MLS-MM.
A la suite des condamnations internationales, le Premier ministre déchu fait son retour dans un gouvernement de technocrates, après que al-Burhan a nommé un nouveau Conseil souverain dont les membres civils sont tous des proches de l’armée ou d’anciens chefs de rébellion ralliés au pouvoir. Des prisonniers sont libérés et la normalisation des relations avec Juba se poursuit : après la réouverture de l’oléoduc vers Port-Soudan, les deux pays rouvrent leur frontière commune, fermée depuis 2011. Mais la majeure partie de l’opposition dénie toute représentativité aux nouvelles instances mises en place à Khartoum, aucun calendrier n’étant fixé pour la remise du pouvoir aux civils. Dans l’impasse, le Premier ministre démissionne en janvier 2022, alors que la répression des manifestations se poursuit et que les arrestations massives reprennent dans les rangs de l’opposition, politique et civile.
En parallèle, des caciques de l’ancien régime font leur retour dans les allées du pouvoir et à la tête des grandes institutions publiques ou récupèrent leurs avoirs qui avaient été gelés. Al-Bachir lui-même est transféré d’une prison à un hôpital militaire, pour des raisons de santé qui ne sautent pas aux yeux de tous les observateurs. Fin avril, les différents islamistes libérés forment une alliance, le Grand courant islamique, qui apparait comme un relais politique utile pour le chef de l’État. Les tensions communautaires restent par ailleurs vives, notamment dans l’État aurifère du Nil-Bleu, où les Haoussas veulent s’organiser en émirat et revendiquent des terres que les autres tribus leur refusent. Des heurts avec les Barti, puis les Gumuz, font plus de deux cent cinquante morts en 2022.
A la fin de l’année, un accord intérimaire est signé entre militaires et civils, sous la pression des monarchies du Golfe et des Anglo-Américains. Il prévoit une transition de deux ans, pilotée par un Premier ministre civil, choisi par les organisations civiles signataires, ainsi que la reprise du contrôle, par le gouvernement, des entreprises possédées par les militaires. Mais nombre de sujets restent à négocier, d’autant que toutes les parties soudanaises n’ont pas été associées à l’accord : ni les Comités de résistance populaire, ni les islamistes proches de l’ancien pouvoir, ni les groupes rebelles ayant signé des accords avec la junte.
Prévue en avril 2023, la signature de l’accord définitif de transfert du pouvoir aux civils est reportée sine die, faute d’accord sur l’intégration des FSR dans les Forces armées soudanaises (FAS). Quelques jours plus tard, Hemetti – hostile à cette intégration – effectue une démonstration de force en déployant ses miliciens à Khartoum et dans des endroits stratégiques du pays. De premiers combats meurtriers entre les paramilitaires et les FAS éclatent aux abords de l’aéroport, du Palais présidentiel et des bases militaires, ainsi que dans la capitale du nord-Kordofan, à Port-Soudan et dans les grandes villes du Darfour. Les deux tiers des provinces soudanaises sont touchés par des combats qui mettent aux prises des troupes très indisciplinées, ignorant tout appel de leurs chefs à des trêves humanitaires. Dans une base du nord, les FSR capturent brièvement des dizaines de soldats égyptiens, présents dans le cadre d’un accord de coopération militaire entre les deux pays, mais suspectés d’apporter un appui aux forces aériennes gouvernementales.
A la tête d’une « armée bis » comptant plus de 100 000 hommes, le Darfourien arabe Hemetti se fait le champion des forces démocratiques civiles, qu’il a pourtant réprimées, et se pose en rempart contre l’islamisme. Ceci lui vaut le soutien des EAU et du Libyen Haftar, heureux de contrecarrer l’influence des Frères musulmans à Khartoum, même si une partie des troupes de son Armée nationale libyenne est composée de Soudanais ayant dû quitter le Darfour pour échapper aux exactions des FSR et des milices arabes. La position du Tchad est plus nuancée : bien que lié à Hemetti (qui l’a débarrassé de rebelles tchadiens en les recrutant), N’Djamena adopte une relative neutralité, par crainte d’un afflux de réfugiés et d’une extension du conflit sur son sol. Issu des tribus arabes du Sahel, dans lesquelles il a recruté au-delà du seul Soudan, Hemetti s’affiche aussi comme le défenseur des « marginalisés » contre les « jellaba », les clans arabes des rives du Nil qui, associés aux élites militaires et politiques, ont gouverné le pays depuis son indépendance. Ce faisant, Hemetti s’inscrit dans la lignée du seul dirigeant soudanais à n’avoir jamais appartenu à cette « effendiya » (classe des maîtres et des seigneurs) : l’Arabe Darfourien qui commandait les troupes du « Mahdi » et lui avait succédé à la fin du XIXe (cf. De la Nubie au Soudan). Pour preuve de leur origine sahélienne, nombre des hommes d’Hemetti ont troqué le traditionnel béret rouge des FSR contre un « kadamol », le turban des combattants du désert. Commandant une armée d’au moins 200 000 hommes, al-Burhan bénéficie inversement du soutien des hiérarques de l’ancien régime, en particulier des islamistes qui ont créé des milices (« les Brigades de l’ombre ») au sein des différents services de sécurité de l’État. Il est également soutenu par le régime du Caire qui appuie d’autant plus le n°1 soudanais que Hemetti entretient des relations avec le pouvoir éthiopien : si ce dernier venait à l’emporter, l’Égypte pourrait perdre un allié précieux dans son combat pour la gestion des eaux du Nil (cf. Querelles sur le Nil).
Confronté au risque d’un afflux massif de réfugiés et d’un retour de ses propres ressortissants, le Président Sud-Soudanais joue les intermédiaires pour le compte de l’Igad, le groupement des pays Est-Africains. Début mai, des pourparlers s’ouvrent à Djeddah, en Arabie saoudite. Mais les combats continuent avec violence à Khartoum, majoritairement contrôlée par les FSR, ainsi que dans le Darfour – où les milices arabes et noires reprennent du service – et dans le nord-Kordofan, où le MPLS-N rompt son cessez-le-feu en juin. Épisodiquement, l’armée soudanaise doit également affronter des milices amharas dans le triangle fertile d’Al-Fashaga, disputé avec l’Éthiopie depuis les indépendances. En novembre 2020, les forces de Khartoum avaient profité de la guerre civile sévissant dans la province éthiopienne du Tigré pour réoccuper une large partie du territoire : elles avaient pris la place des troupes d’Addis-Abeba qui s’en étaient emparées vingt-cinq ans plus tôt, quand les soldats soudanais avaient dû la quitter pour combattre les guérillas sudistes.
En août 2023 – alors que neuf des dix-huit provinces du pays sont déjà touchées par le conflit – les combats gagnent l’État d’al-Jazira (au sud de Khartoum), ainsi que le Kordofan occidental, où une milice locale s’est retournée contre les FAS. Au nord-Darfour, l’ancienne rébellion dite du « Front mixte » (signataire des accords de 2020) se rallie aux FSR, dont les milices arabes alliées contrôlent les quatre autres anciennes provinces darfouries. Seul le MLS-Nord, scission survenue en 2018, s’est formellement ralliée aux FAS, les autres mouvements adoptant une prudente neutralité. In fine, le gouvernement ne contrôle plus que 10 % de la capitale et le grand tiers oriental du pays, entre le Nil et la mer Rouge. Les paramilitaires contrôlent la majeure partie de Khartoum, des Etats d’Al-Jazira (centre), de Sennar (sud-est) et du Darfour, ainsi que de larges pans du Kordofan (sud).
En septembre, des combats entre l’armée et une milice tribale éclatent également à Port-Soudan, jusqu’alors épargnée : sans avoir rejoint les FSR, les Beja supportent mal l’implantation croissante de militaires soudanais dans leur ville, la seule qui soit encore dotée d’un aéroport international opérationnel. Al-Buhran lui même s’y est établi, pour échapper à l’encerclement du QG de l’armée à Khartoum.
A la fin de l’été, le Soudan devient un relais de la guerre que se livrent la Russie et l’Ukraine en Europe : le groupe Wagner achemine des armes à Hemetti, depuis sa base centrafricaine de Birao, tandis que Kiev fournit des drones et des forces spéciales aux FAS. Soucieux d’élargir le cercle de ses soutiens, alors que la grande majorité de la capitale est aux mains de son ennemi, al-Burhan se rapproche de la Turquie ; en octobre, il rétablit ses relations diplomatiques avec l’Iran, fournisseur de drones, relations qui étaient interrompues depuis le saccage de l’ambassade saoudienne à Téhéran en 2016. Toutefois, le réchauffement ne va encore jusqu’à offrir des facilités sur la mer Rouge aux Iraniens.
La prise de contrôle du Kordofan-ouest par les FSR, liées aux éleveurs Arabes Misseriya, pousse le gouvernement sud-soudanais à déployer des troupes dans la région disputée d’Abyei, afin de protéger les populations noires et sédentaires locales, telles que les Ngok Dinka. Cette situation aggrave les tensions frontalières et intercommunautaires, qui ont connu un nouveau développement en 2022 : l’apparition d’un conflit foncier entre deux branches des Dinka (les Ngok et les Twic) au sujet d’une zone située à la frontière du territoire d’Abyei et de l’État sud-soudanais du Warrap. Une trentaine de personnes, dont des civils et un casque bleu, sont tuées en novembre 2023 dans des attaques et contre-attaques et une cinquantaine d’autres (dont deux Casques bleus) en janvier suivant.
Dans le sud-Kordofan, les tribus nubiennes constituent des milices d’autodéfense pour faire face aux FSR ; n’ayant aucune confiance en l’armée régulière pour les protéger, elles tuent et chassent aussi les officiers des FAS qui n’appartiennent pas à leurs tribus. Au Darfour-ouest, entre 10 000 et 15 000 personnes, majoritairement Massalit, auraient été massacrées lors de la prise de la capitale, Al-Geneina, par les FSR et leurs alliés arabes. En décembre, les FSR s’emparent – sans combats majeurs – de la capitale de l’État d’al-Jazira, Wad Madani, important carrefour de communication sur le Nil Bleu, qui était jusqu’alors considéré comme un bastion de l’armée. Inversement, elles sont chassées d’une partie du Darfour du Sud par l’ALS-Minnawi.
Poussant son avantage, Hemetti signe un accord, en janvier 2024, avec la coalition civile Takadum, formée par l’ancien Premier ministre de transition Abdallah Hamdok : les deux parties s’engagent à favoriser l’acheminement de l’aide humanitaire dans les régions contrôlées par les FSR et à préparer l’avènement d’un régime démocratique débarrassé des caciques de l’ancien pouvoir. Depuis le début de la crise, 8 millions de personnes ont été déplacées, dont 1,6 million se sont réfugiées à l’étranger, pour échapper à des combats qui reprennent avec intensité. Le conflit gagne en particulier le Tchad et le nord de la République centrafricaine, où les deux camps recrutent au sein de milices locales.
Tandis que la contre-offensive des FAS leur permet notamment de reprendre Omdourman, des affrontements gagnent, en février, la capitale du nord-Darfour, El Fasher, la seule qui soit encore aux mains de l’armée. La crainte que les FSR et leurs alliés arabes ne provoquent de nouveaux massacres fait définitivement basculer dans le camp gouvernemental les mouvements Darfouris qui, jusqu’alors, étaient restés neutres. Appuyées par les milices islamistes d’Al-Bara Ibn Malik, les FAS reçoivent aussi le renfort des ghadiboon (« en colère » en arabe), les manifestants révolutionnaires qui combattaient autrefois l’armée dans les rues de Khartoum, mais qui considèrent qu’elle est un moindre mal par rapport aux paramilitaires. Sur le plan international, la junte se rapproche des ennemis des Occidentaux, faute d’avoir pu convaincre ces derniers d’empêcher la livraison d’armes à Hemetti, : après l’achat de drones à l’Iran, le régime de Khartoum répond favorablement aux sollicitations de la Russie qui souhaite relancer leur coopération militaire passée (alors que des mercenaires de l’Africa Corps russe sont engagés aux côtés des FSR) ; en échange d’un centre de support naval à Port-Soudan – moins ambitieux que le projet initial – Moscou fournirait des armes et des munitions aux FAS.
En dépit d’appels répétés au cessez-le-feu, les combats reprennent avec intensité en septembre, fin de la saison des pluies. Les FSR avancent dans El Fasher, grâce à des renforts venus de Khartoum. Les gouvernementaux en profitent pour franchir des ponts sur le Nil et avancer dans une capitale largement dévastée. Les massacres des FSR s’intensifient aussi dans l’État central d’Al-Jazira, où Hemetti se venge sur les civils de la défection d’un allié, le « bouclier d’Al-Jazira », une milice fondée par les services de renseignement qui est revenue dans le giron gouvernemental. Dans l’est, le long de la mer Rouge, les FAS peuvent également compter sur le soutien de groupes de miliciens formés chez son allié érythréen. En novembre, elles reprennent la capitale de l’État méridional de Sennar.
Pour en savoir plus sur les Monts Nouba : https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2007-3-page-181.htm