Vallée du Nil & Corne de l'Afrique

Le Darfour, cimetière oublié

Rattachées tardivement au Soudan, ses provinces occidentales (493 000 km²) sont le théâtre de massacres entre milices arabes et groupes rebelles négro-africains.

Début 2003, un groupe rebelle – le Mouvement de libération du Darfour (puis du Soudan, MLS) – apparaît au barycentre du Darfour, dans les montagnes centrales du Djebel Marra. La région a subi de plein fouet les conséquences de la grande sécheresse de 1984-1985. Celle-ci avait alors conduit les pasteurs arabes à faire descendre leurs troupeaux du Darfour nord vers le sud, venant perturber l’équilibre du partage des eaux et des terres avec les cultivateurs locaux, la plupart appartenant à des tribus noires, péjorativement appelées « zargas » par les Arabes. Des accords tribaux avaient fixé des règles pour que les animaux traversent les territoires cultivés sans encombre. Mais, avec le dérèglement climatique, les nomades ont pris la route de plus en plus tôt dans l’année, en février et en mars, alors que les récoltes ne sont toujours pas terminées. La situation des pâturages s’est d’autant plus dégradée que le désert gagne le sud, que la déforestation augmente (du fait des besoins en bois pour la cuisson, notamment des briques de construction) et que le cheptel du Soudan est passé de 29 millions de têtes en 1961 à 135 millions en 2004.

Lancé en pays Four, le mouvement essaime parmi les Zaghawas au nord, où se forme le Mouvement pour la justice et l’égalité (JEM, proche d’al-Tourabi et des Frères musulmans), ainsi qu’au sud parmi les Massalits, dans des régions qui n’ont que tardivement été rattachées au Soudan. Dépourvu de dimension religieuse, quasiment tous les belligérants étant musulmans, le conflit est essentiellement d’ordre ethnique : il met aux prises des populations d’origine arabe (« à la peau rouge ») parfois issues de pays voisins et des ethnies négro-africaines, qui appartiennent souvent à des mouvements distincts, voire rivaux, constitués sur des bases tribales ; en témoigne l’éclatement du MLS en deux branches principale, l’une Four dirigée par le fondateur du mouvement Abdel Wahid An-Nour (MLS-AWN ou ALS, Armée de libération du Soudan), l’autre Zaghawa formée en 2005 par Minni Minnawi (MLS-MM).

Ne voulant pas que la situation au Darfour fasse tache d’huile dans certaines régions du nord et de l’est, s’estimant elles aussi oubliées par Khartoum, le régime engage une répression féroce. Elle s’appuie sur les effectifs qui ont pu être dégagés du front sud et sur des supplétifs arabes : les janjawids (« démons à cheval armés de kalachnikov »), qui se payent sur le terrain ou à qui le régime accorde des faveurs telles que l’exploitation de mines. Inversement, le MLS bénéficie d’une aide en munitions, voire en combattants, de l’armée tchadienne. En 2004, plusieurs dizaines de soldats sont tués à la frontière soudano-tchadienne lors d’une incursion de miliciens pro-gouvernementaux soudanais sur le territoire du Tchad. A l’été 2004, sous la double pression des EU et de l’ONU, le régime soudanais s’engage à désarmer toutes les milices opérant au Darfour, mais les violences perdurent. En 2006, avec l’appui de la Russie et de la Chine, Khartoum refuse que la force de paix déployée par l’UA, sans obtenir de résultat, passe sous mandat de l’ONU et menace de faire du Darfour le « cimetière » de l’Occident.

Finalement, un accord de paix est signé en 2006, à Abuja, avec le MLS-MM et le Mouvement de libération du Soudan Al-Ikhtyar Al-Hur (MLS – Libre choix), composé de représentants de petites tribus noires (Toundjours, Dadjous). Si l’accord alloue un quota de postes aux Darfouriens à tous les échelons administratifs et politiques du pays, il reporte à un éventuel référendum la fusion des trois provinces du Darfour. Le conflit se poursuit donc, de la part des janjawids et de l’aviation soudanaise au sud, ainsi qu’entre mouvements rebelles au nord et même entre tribus arabes, pour le contrôle des terres qui appartenaient aux Fours avant leur fuite. En revanche, les Présidents soudanais et tchadien – d’ethnie Zaghawa – conviennent de normaliser leurs relations en août 2006, sous l’égide de la Libye. En 2007, Khartoum doit se résoudre à autoriser le déploiement d’une force mixte UA / ONU de 26 000 soldats et policiers tandis que, sur le plan politique, la communauté internationale convainc huit factions issues du MLS et du JEM (sur une vingtaine) de défendre une plate-forme commune de revendications dans de futures négociations avec le pouvoir soudanais. Toutefois, le texte n’a été signé ni par la faction d’Al-Nour, ni par des groupes comme la Force de rédemption nationale qui, échappant à tout contrôle, s’en prennent à des soldats de l’UA, ainsi qu’à des installations pétrolières au Kordofan, où elles se rapprochent de groupes armés arabes de plus en plus hostiles au pouvoir central. En mai 2008, un raid du JEM échoue aux portes de Khartoum ; par crainte de représailles soudanaises, le pouvoir tchadien masse la moitié de son armée à sa frontière. Les deux pays finissent par signer, en janvier 2010, un « accord de normalisation » assorti d’un « protocole de sécurisation des frontières ». Deby se rend à Khartoum, suivi par al-Bachir qui se rend à N’Djamena sans le moindre souci, alors que la CPI a lancé contre lui un mandat d’arrêt international (pour meurtres, exterminations, viols et transferts forcés) en mars 2009, mais dont l’UA a décidé de ne pas tenir compte. Avant sa visite, le Soudan comme le Tchad ont expulsé de leur sol respectif les chefs des rébellions armées qu’ils hébergeaient.

Des négociations entre Khartoum et des rebelles s’ouvrent au Qatar, mais elles s’enlisent (sur la réunification administrative de la province et la nomination d’un Darfourien à la vice-présidence de l’État soudanais), ce qui conduit « l’Alliance des forces de la résistance » (réunissant le JEM, le MLS-MM et le MLS-AWN) à reprendre l’offensive fin 2010. Les forces gouvernementales répliquent début 2011, Khartoum se sentant plus libre pour agir depuis que la communauté internationale l’a félicité pour la bonne organisation du scrutin d’indépendance au sud-Soudan. Le régime signe également un accord de paix avec le Mouvement pour la liberté et la justice (MLJ), une coalition de petits mouvements rebelles, mais les principaux ne désarment pas. En septembre 2011, les factions d’An-Nour et de Minnawi passent un accord, puis rallient le JEM de Khalil Ibrahim, revenu avec beaucoup d’argent et d’armes de Libye où ses hommes ont servi de mercenaires au régime kadhafiste. En novembre, les rébellions du Darfour s’unissent avec le SPLM/N (proche du sud-Soudan), au sein du Front révolutionnaire du Soudan (SRF) : c’est en se rendant au nord-Kordofan, en vue d’une offensive sur Khartoum, qu’Ibrahim est tué et remplacé par son frère Gibril le mois suivant. En réaction, le Darfour est divisé, non plus en trois mais en cinq provinces.

Tandis que les mouvements rebelles s’unissent plus ou moins, les tensions s’aggravent au sein des tribus arabes. Début 2013, elles provoquent la mort de plus de deux-cent cinquante personnes et le déplacement de cent mille autres au nord-Darfour, mettant aux prises la tribu des Rizeigat, supplétive du régime, et celle des Beni Hussein pour le contrôle des mines d’or du Jebel Amir, exploitées en dehors de tout contrôle gouvernemental. Après les avoir armées, le régime ne parvient plus à contrôler des milices arabes qui se disputent la terre, l’eau et les droits miniers. Les tentatives de récupérer leurs armes se transforment parfois en affrontements meurtriers. La plus active de ces milices, héritière des janjawids, est celle des Rapid Supply Forces (FSR, Forces de soutien rapide en français). Ces miliciens et les soldats soudanais lancent une violente offensive contre les rebelles fin 2014. Accusée de viols, l’armée est également accusée de se livrer à des attaques chimiques dans le Jebel Marra. En septembre 2016, l’une d’elles aurait fait plus de deux cents morts, des enfants pour la plupart.

En octobre 2020, un accord de paix est signé, à Juba, entre le gouvernement et plusieurs mouvements rebelles, à l’exception notable de la faction du MLS conduite par An-Nour. C’est dans ce cadre que Minnawi est nommé gouverneur d’un Darfour devant être réunifié et que Gibril Mohammed devient ministre national des Finances. Leurs milices deviennent alors des supplétifs du régime, en particulier lors du coup d’État de l’automne 2021. Elles auraient notamment été instrumentalisées pour organiser des manifestions « de la faim » contre le gouvernement civil.

En revanche, elles n’interviennent pas dans les conflits communautaires qui s’exacerbent, en particulier quand des agriculteurs africains essaient de reprendre possession des terres qui leur ont été prises par des nomades ou bien lors de vols de bétail. En janvier 2021, deux semaines après la fin de la mission de l’ONU et de l’UA – censée être totalement partie en juin et remplacée par une force mixte gouvernement / rebelles – des affrontements entre des Massalits et des nomades arabes font quelque deux cents morts à Al-Jineina, capitale du Darfour occidental et dans un camp de déplacés. Quelques jours plus tard, une cinquantaine de personnes sont victimes de combats entre des Rizeigats et la tribu, non arabe, des Falatas dans la région d’al-Tawil, au Darfour sud. En août 2020, les chefs des deux communautés avaient pourtant signé un accord de réconciliation. De nouvelles violences font au moins 130 morts en avril, autour de la capitale du Darfour occidental, lors d’affrontements entre des Massalits et des milices armées composées essentiellement de nomades arabes. En novembre, des affrontements font une centaine de morts dans l’ouest du Darfour, d’abord entre tribus arabes à la suite d’un vol de chameaux, puis entre Arabes et Africains. En avril 2022, le meurtre de deux Rizeigats provoque une nouvelle flambée de violence contre les Massalits qui fait plus de deux cents morts et entraîne la destruction complète de la ville de Krink. Les FSR sont accusées d’avoir prêté main-forte aux miliciens arabes dans leur entreprise de meurtre et de destruction, tandis que les forces gouvernementales censées protéger les populations se sont enfuies avant même les affrontements.

En février 2023, un rapport de l’ONU constate que les groupes armés du Darfour restent puissants. Si leurs actions de mercenariat en Libye sont en baisse, leurs autres activités se poursuivent. Le groupe d’An-Nour tire ses principales ressources d’une mine d’or dans le Jebel Marra, dont le produit est exporté et vendu via le Soudan du Sud, où le mouvement exploite également des fermes, notamment de sésame et d’huile de sésame, et y fait travailler ses prisonniers. Les autres groupes assurent notamment le transport d’eau et d’essence de contrebande entre la Libye, le Soudan et le Tchad. Même ceux qui ont signé l’accord de Juba avec les autorités de Khartoum, comme le groupe de Minnawi, trafiquent aussi « des armes, de la drogue et des biens » et « offrent une protection aux trafiquants de migrants, en coopération avec des groupes criminels ». Du côté gouvernemental, les FSR opèrent des recrutements massifs dans les communautés Misseriya et Four, dont certains commerçants doivent payer un impôt à certains groupes armés.

En avril 2023, le Darfour devient un des lieux d’affrontement majeur entre l’armée gouvernementale et les FSR, chacune ayant ses alliés tribaux locaux. Ainsi, des groupes d’auto-défense Massalit s’engagent aux côtés des Forces armées soudanaises contre les FSR et leurs alliés : les milices des Rizeigat et des autres tribus arabes Baggara (Misseriya, Habbaniya ou Beni Halba) ont en effet repris les armes aux côtés des paramilitaires, par crainte de perdre les avantages qu’elles avaient acquis avant la signature des accords de Juba. La situation incite les cinq gouverneurs du Darfour et plusieurs des principaux mouvements signataires desdits accords à créer une « Force conjointe du Darfour », afin d’essayer de maintenir la trêve dans la région. Mais, en juin, le gouverneur Massalit du Darfour occidental est enlevé et assassiné par des éléments des FSR, dont il avait dénoncé les exactions. Au Darfour-ouest, entre 10 000 et 15 000 personnes, majoritairement Massalits, auraient été massacrées lors de la prise de la capitale, Al-Geneina, par les rebelles. Les FSR et leurs alliés arabes sont maîtres de la quasi-totalité des provinces darfouries, à l’exception de celle du Nord encore aux mains des gouvernementaux. Des combats y éclatent en février 2024, au risque de faire rentrer dans le conflit des mouvements rebelles qui, pour la plupart, étaient restés plutôt neutres jusqu’alors. De fait, alors que les FSR se rapprochent de la capitale du Darfour-Nord El Fasher, Minnawi annonce le ralliement de son SLM-SLA aux Forces armées soudanaises, déjà soutenu par le JEM, le MLS d’An-Nour et une partie du Rassemblement des Forces de libération du Soudan.

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