AFRIQUE, Vallée du Nil & Corne de l'Afrique

Somalie (& Somaliland)

Bien qu’ethniquement homogène, le pays est fragmenté et victime de très fortes violences islamistes

500 057 km2, y compris le Somaliland sécessionniste

République fédérale (cf. Encadré)

Capitale : Mogadiscio

Monnaie : shilling somalien

12,7 millions de Somaliens (dont 3,5 millions de Somalilandais)

Les cinq branches de l’étoile représentent toutes les régions de peuplement somali : Somaliland et Somalie, Djibouti, Ogaden (en Éthiopie) et nord du Kenya.

Pays le plus oriental d’Afrique, la Somalie possède plus de 3 000 km de côtes (sur le golfe d’Aden au nord et l’océan Indien à l’est) et près de 2 400 km de frontières terrestres avec trois voisins, dont plus de 1 600 km avec l’Éthiopie (le reste avec Djibouti, 61 km au nord et avec le Kenya, 684 km au sud).

Le centre et le sud sont essentiellement composés de plaines arides, voire désertiques, à l’exception des vallées humides de la Jubba et de la Shebelle au sud-est. Le nord du pays est plus montagneux, avec un point culminant à plus de 2 400 m.

Les deux principaux différends frontaliers concernent la province éthiopienne d’Ogaden (181 000 km² majoritairement peuplés de Somalis) et la frontière maritime avec le Kenya (cf. infra).

Au moins 85 % des Somaliens sont d’ethnie somalie. Le reste de la population est d’origine bantoue ou arabe. La langue nationale est le somali, l’arabe et l’anglais étant également utilisés de façon courante. La quasi-totalité des Somaliens sont musulmans de rite sunnite, l’islam étant religion officielle.

SOMMAIRE

De l’avènement à la chute de Siad Barre

La Somalie britannique ayant à peine proclamé son indépendance (sous le nom de Somaliland), la Somalie italienne proclame la sienne et fusionne avec la première pour former la République de Somalie en juillet 1960. La transition des pouvoirs se déroule sans heurts, mais tous les problèmes sont loin d’être résolus. Au Nord, des organisations paramilitaires se révoltent, en 1961, lorsqu’elles se voient imposer des chefs originaires du Sud, tandis que le deuxième plus grand parti politique revendique ouvertement la sécession. La tentative de créer un parti pan-somalien, pour mettre fin à cette situation, est un échec. Le sentiment nationaliste somali est également agité dans le Northern Frontier District (NFD), la partie septentrionale du Kenya qui est demeurée britannique (puis kényane) après 1924, alors qu’elle compte un fort peuplement somali. De 1963 à 1967, l’armée de Nairobi doit affronter la rébellion de Darod et de Hawiye qu’elle qualifie de « shifta » (bandits en swahili). Surtout, le pouvoir de Mogadiscio n’accepte pas que l’Ogaden ait été attribué à l’Éthiopie. A la suite d’attaques de milices somaliennes à la frontière éthiopienne, un conflit entre les deux pays éclate ouvertement en 1964. Après quelques mois de combats, les deux parties conviennent d’un cessez-le-feu. La même année, l’Éthiopie et le Kenya – tous deux proches des États-Unis – concluent un traité de défense mutuel pour se protéger de futures agressions somaliennes.

Par ricochet, la Somalie se rapproche du bloc communiste, au milieu des années 1960. L’Union Soviétique lui fournit du matériel et entraîne ses forces armées, tandis que la Chine finance de nombreux projets industriels. Mais, sur le plan intérieur, la situation politique se fragilise. En 1967, le vainqueur des élections n’est pas reconnu par ses adversaires, en raison de la structure complexe des alliances claniques. Deux ans plus tard, la YSL (Ligue des jeunes Somaliens) et ses alliés dénoncent le scrutin au cours duquel ils ont perdu 60 % de leurs sièges et le quasi-monopole qu’ils détenaient à l’Assemblée. En octobre 1969, moins d’une semaine après l’assassinat du Président Shermarke par un de ses gardes du corps, l’armée et la police prennent le contrôle des points stratégiques de la capitale. La constitution est suspendue et le pouvoir exercé par un Conseil révolutionnaire suprême (CRS), dirigé par les généraux Salaad Gabeyre Kediye[1] (un Hawiye) et Mohamed Siad Barre (un Darod du clan Marehan), alors chef d’État-major.

Sous la houlette de Siad Barre – d’obédience communiste la junte militaire va mettre en place un régime marxiste-léniniste à parti unique soutenu par l’Union soviétique. Le « socialisme scientifique » est fixé comme objectif à la République démocratique somalie qui décrète de nouveaux droits pour les femmes, ainsi que la gratuité des soins et de l’éducation – ce qui encourage plusieurs centaines de milliers de nomades à s’installer dans les villes – lance une campagne d’alphabétisation, des nationalisations et des programmes de travaux publics, promeut les fermes coopératives… Siad Barre introduit également l’alphabet latin pour écrire la langue somalie. En 1977, son pan-somalisme le conduit à envahir l’Éthiopie pour récupérer l’Ogaden, avec le soutien local du Front de libération de la Somalie occidentale (FLSO). Mais l’URSS ne le suit pas, bien au contraire : Moscou soutient le pouvoir éthiopien, passé aux mains d’un régime lui aussi marxisant, et lui envoie un contingent de soldats cubains. Neuf mois après sa tentative d’invasion, l’armée somalienne est défaite, en mars 1978, et Siad Barre en tire les conséquences : il rompt avec Moscou et se tourne vers les États-Unis.

Le soutien américain s’avèrera cependant insuffisant pour éviter sa chute. La défaite d’Ogaden ayant donné des idées à ses opposants, y compris au sein de son propre camp, Siad Barre déjoue dès le mois d’avril un coup d’État fomenté par des officiers Majerteen. L’un d’eux, ayant réussi à s’enfuir en Éthiopie, fonde le Front démocratique du salut de la Somalie (FDSS) qui lance des opérations armées au nord-est. Les Bérets rouges, nom de la Garde présidentielle, engagent une répression qui fait des centaines de morts au sein de ce clan. A partir de 1981, un nouveau front s’ouvre au Nord : il est animé par le Mouvement national somalien (MNS), fondé en 1981 à Londres par des opposants Issak (Isaaq). Armé et entraîné par l’Éthiopie, cette rébellion gagne tellement de terrain que l’armée régulière engage une répression contre les civils qui va faire entre cinquante mille et cent mille morts entre 1988 et 1990 : la violence – qui se matérialise notamment par la destruction à 90 % de la ville d’Hargeisa – se déchaîne avec d’autant plus de force que Siad Barre considère les Issak comme les meurtriers de son père. En mai 1989, ce sont des soldats Ogadeni qui se révoltent – après le limogeage de leur ministre de la Défense – et forment une nouvelle organisation rebelle, le Mouvement patriotique somalien (MPS), dirigé par le colonel Omar Jess. A l’automne 1989, des officiers Hawiye se révoltent à leur tour, ce qui entraîne une féroce répression de leur communauté : en janvier 1991, six mille civils sont tués dans le seul massacre de Beledweyne (sur la Shebelle).

Quelques jours plus tard, les rebelles Hawiyé du Congrès de la Somalie unie (CSU), dirigé par le général Mohamed Farrah Aidid, s’emparent de Mogadiscio, fief des sous-clans Abgal (Hawiye) et Bimal (Dir). Lâché par les Américains, Siad Barre s’enfuit au sud-ouest, dans le fief de son gendre le « général Morgan », d’où il essaie de reprendre le pouvoir. Mais, après la déroute de ses partisans face aux troupes d’Aïdid, en mai 1992, il quitte le pays et mourra en exil.

[1] Accusé d’avoir tenté d’assassiner Siad Barre, Kediye est arrêté en 1971 et exécuté en public.


Une guerre civile sans merci

Siad Barre est remplacé par Ali Mahdi Mohamed, dont l’autorité est rapidement contestée par plusieurs « seigneurs de la guerre », y compris dans la capitale : sa nomination entraîne d’ailleurs une scission au sein du CSU, entre ses partisans Abgal et le clan Haber Guedir d’Aidid. Cette lutte de pouvoir va très rapidement dégénérer en guerre civile. Au Nord, le MNS prend les devants dès le mois de mai et proclame unilatéralement l’indépendance du Somaliland. Partout ailleurs, de multiples factions se disputent le contrôle du pays, claniques voire sous-claniques : au sein d’un même sous-clan, des milices peuvent combattre dans des camps séparés. Les combats sont particulièrement âpres pour le contrôle du grand port méridional de Kismayo, entre le Front national somalien (FNS) de Morgan et le MPS de Jess (allié d’Aïdid). La guerre ne fait qu’aggraver l’extrême pauvreté ambiante : de 1991 à 1993, sécheresse, famines et combats font entre 300 000 et 500 000 morts.

Pour sortir de cette spirale meurtrière, l’ONU vote le déploiement d’une force internationale de maintien de la paix, l’Unisom, en avril 1992. Mais ses effectifs s’avérant trop faibles pour rétablir l’ordre, les États-Unis convainquent les Nations-Unies d’envoyer une force plus conséquente, l’Unitaf, sous commandement américain. Jusqu’à 40 000 hommes se déploient dans le cadre de cette mission, « Restore hope (in Somalia) », dont la plupart des chefs de mouvements armés ne veulent pas, trop occupés à se partager le pays en fiefs claniques. Le plus virulent est Aidid qui a pris la tête d’une Alliance nationale somalienne (ANS) incluant le MPS et divers mouvements sudistes, avec l’objectif d’en finir avec Morgan et de s’emparer du pouvoir fédéral. Au printemps 1993, ses troupes engagent le combat contre l’Unisom II, la nouvelle force onusienne qui réunit les ex-Unisom et Unitaf, mais dans un format réduit (28 000 hommes). En juin 1993, une vingtaine de soldats pakistanais sont tués par des hommes d’Aidid, ce qui conduit les États-Unis à lancer une « chasse à l’homme » contre lui. Elle culmine, en octobre, par « la bataille de Mogadiscio », au cours de laquelle dix-huit soldats américains sont tués et leurs cadavres trainés dans les rues, scènes qui entraînent le retrait des militaires états-uniens. Comme il en a pris l’habitude, Aïdid ne s’est pas contenté d’envoyer seulement ses combattants dans les rues, mais aussi ses partisans, femmes et enfants compris. Les troupes de l’ONU se retirent quelques mois plus tard, en février 1995.

Contesté au sein de son propre sous-clan des Saab, le chef de guerre essaie de conforter ses positions sur le terrain : de septembre 1995 à mai 1996, de violents combats opposent ses troupes à l’Armée Rahanwein de Résistance (bras armé du Mouvement démocratique somalien) dans la région de Baidoa au sud-ouest de Mogadiscio. Soucieux d’élargir ses alliances, Aidid intervient même dans les combats que les sous-clans Issak se livrent au Somaliland : bien que partisan d’une réunification de la Somalie, il soutient les milices du premier Président sécessionniste, Abdurahman Ahmed Ali « Tuur », contre les forces de son successeur Mohamed Ibrahim Egal. Aidid est finalement tué à Mogadiscio, en juillet 1996, lors de combats contre les milices de son ancien financier Osman Ali « Atto », un Saab rallié au Président Mahdi. Il est remplacé par son fils Hussein, formé aux États-Unis.

Le conflit se prolongeant, il s’internationalise. Ainsi, en août 1996 – puis trois ans plus tard – des milliers de soldats éthiopiens investissent le sud-ouest de la Somalie, considéré comme le sanctuaire d’Al Ittihad al-Islami, mouvement fondamentaliste musulman des Ogadeni de Somalie qui s’est allié au Front national pour la libération de l’Ogaden (ONLF). Soucieuse de ne pas voir réapparaître une Somalie forte et irrédentiste, l’Éthiopie soutient aussi des groupes hostiles à Aïdid tels que les Marehan. Par ricochet, le fils Aïdid soutient les indépendantistes Oromo d’Ethiopie et va chercher du soutien auprès de la Libye, du Soudan et de l’Érythrée. En janvier 1997, Addis-Abeba parvient à fédérer une vingtaine de factions proches de Mahdi au sein d’un Conseil de salut national (CSN). En décembre suivant, un accord est signé avec l’ANS, au Caire, mais il est sans lendemain : bien que posant les bases d’un système fédéral, il est rejeté par plusieurs groupes, dont les autorités du Somaliland qui ne veulent pas « s’ingérer dans les affaires intérieures » de la Somalie.

L’insécurité demeure donc, dans Mogadiscio, à Baidoa et dans tout le sud. Au Nord et au Centre, la plupart des clans ont reformé des administrations et des provinces autonomes : les Majerteen ont proclamé l’indépendance du Puntland en 1998, dans les régions du Bari, du Nugaal et du Mudug, tandis que les Digil et les Rahanweyn s’affranchissaient du pouvoir fédéral dans les provinces du Bay et du Baqool (capitale Hoddur). Ces régions vivent globalement en paix, au prix de compromis locaux : au Puntland, l’équilibre des sous-clans est assuré dans l’administration et Garowe a été choisie comme capitale politique au détriment de la capitale économique, Bossasso, qui bénéficie d’un statut d’autonomie interne. Au Somaliland, des prérogatives ont été reconnues au petit clan des Gadaboursi, faute de pouvoir lui accorder un territoire autonome. Dans la région du Sanaag, à la frontière du Puntland et du Somaliland, un « statut spécial charnière » a été accordé aux clans Dulbahante.

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L’irruption des islamistes

A l’été 2000, un Parlement inter clanique parvient à se réunir et à élire comme chef de l’État un ancien ministre pro-islamiste de Siad Barré. Mais il est aussitôt rejeté par Aidid fils et plusieurs autres seigneurs de guerre qui n’y voient que le chef d’un gouvernement pléthorique (plus de quatre-vingts membres), peu représentatif, ouvert aux islamistes et formé à l’étranger, en l’occurrence à Djibouti. Les violences repartent donc de plus belle au printemps 2001, les différentes factions voulant montrer que le Gouvernement de transition (TFG en anglais) n’exerce son autorité que dans quelques quartiers de la capitale et quelques côtes méridionales. Le « général Morgan » reprend Kismayo au terme de violents combats de rues tandis que, plus au nord, Aidid et ses alliés du Conseil somalien de réconciliation et de restauration (CSSR), soutenu par l’Éthiopie, affrontent les troupes du Gouvernement intérimaire.

Même le Puntland se déchire, les troupes du « Président » Abdullahi Yousuf Ahmed devant faire face à l’offensive de rebelles, notamment des islamistes liés à al-Qaida. Chassé de ses bastions du centre-ouest – où l’Éthiopie a établi une faction qui lui est fidèle, le Front national somalien – Al-Ittihad conserve en effet des bases dans le nord ainsi qu’à la frontière kényane. En 2002, des combats opposent les forces du nouveau « Président » du Puntland à la milice de son prédécesseur, les différents clans se livrant également à des actes de piraterie maritime au large de leurs côtes.

En janvier 2004, le TFG et une quarantaine de chefs de guerre du CSSR s’accordent, à Nairobi, sur la mise en place d’un État fédéral. Réuni en octobre dans la capitale kényane, un Parlement somalien élit comme Président le chef du Puntland, Abdullai Yusuf Ahmed. Seul le Somaliland n’a pas signé l’accord et démontre son indépendance le même mois : les combats de son armée contre celle du Puntland font des dizaines de morts dans une zone disputée. Au printemps 2005, les institutions du TFG s’installent à Baidoa, faute de pouvoir le faire à Mogadiscio.

Un an plus tard, au début de l’été 2006, la totalité de la capitale nationale tombe aux mains de l’Union des tribunaux islamiques, alors qu’aucune faction n’avait jusqu’alors réussi à s’en rendre intégralement maîtresse. Au nombre d’une quinzaine, les tribunaux islamiques de Mogadiscio se sont progressivement dotés d’une milice, soutenue par l’Érythrée ainsi que par des hommes d’affaires somaliens et des intérêts financiers saoudiens ayant, en ligne de mire, une conquête du Yémen et de la péninsule arabique depuis la Somalie. Le nombre de ses combattants a dépassé les dix mille hommes par ralliement d’anciens officiers de Siad Barre, de djihadistes étrangers et de combattants du Al-Ittihad al-Islami, que le Président du TFG avait pourchassés quand il dirigeait le Puntland. Même la dizaine de chefs que les États-Unis avaient fédérés (au sein d’une Alliance pour la restauration de la paix et contre le terrorisme), pour éviter que la Somalie ne devienne un bastion d’Al-Qaida, rejoignent le camp des vainqueurs. Dominés par le sous-clan des Ayr (Haber Guedir), les islamistes progressent en direction du Sud et s’emparent de Kismayo : la ville tombe sans combats, du fait du ralliement aux islamistes de chefs de la Juba Valley Alliance, qui étaient chargés d’en assurer la défense. Renforcés par des combattants étrangers, les Tribunaux islamiques contrôlent alors toute la côte, depuis le nord de Mogadiscio jusqu’à la frontière kényane, sans que les pays de la région ne parviennent à prendre une initiative commune.

C’est l’Éthiopie qui va le faire, avec d’autant plus d’intérêt que les islamistes ont rallié à leur cause deux rébellions éthiopiennes, le Front de libération Oromo et le Front national de libération de l’Ogaden (issu du FLSO). En trois jours de décembre, l’armée éthiopienne, alliée aux forces du TFG, à celles du Puntland et à d’autres milices s’empare de la capitale, quasiment sans combats. Les islamistes s’enfuient vers Kismayo qu’ils doivent abandonner en janvier 2007 pour se réfugier temporairement dans la péninsule de Ras Kamboni, une zone de collines et de forêts frontalière du Kenya. Inexpérimentés par rapport à une armée éthiopienne aguerrie, les combattants des Tribunaux islamiques n’ont pas réussi à capitaliser pleinement la sympathie initiale dont ils bénéficiaient dans la population. Heureux de voir l’ordre rétabli, les habitants – adeptes d’un islam de tradition soufie – ont beaucoup moins apprécié les interdits posés par les vainqueurs : interdiction du khat, de la musique et des vidéos, discrimination vis à vis des femmes…


Un pays de plus en plus fractionné

La victoire du TFG est loin de résoudre tous les problèmes : la plupart des milices gardent leurs armes, le Somaliland et le Puntland conservent leur très large autonomie et l’armée éthiopienne est perçue comme une force d’occupation. A sa place, l’Union africaine vote début 2007 le déploiement d’une force de maintien de la paix de huit mille hommes, bénéficiant d’un mandat de l’ONU : l’Amisom (African Union Mission in Somalia).

Mais le temps que les troupes africaines se déploient, la violence reprend, de la part des islamistes et des sous-clans écartés du pouvoir, inondés d’armes par l’Érythrée avec d’autant plus de facilités que les insurgés contrôlent plusieurs pistes d’atterrissage et de nombreux ports. En mars, le palais présidentiel (Villa Somalia) est touché par des tirs, au moment où le Président Yusuf s’y installe. Dans de nombreux quartiers de la capitale, les troupes somalo-éthiopiennes sont prises sous des déluges de feu et doivent battre en retraite, parfois dans des conditions désastreuses : les images de soldats brûlés et traînés dans les rues – comme en 1993 contre les troupes américains – réapparaissent sur les écrans, tandis qu’apparaissent les premiers attentats suicide, jusqu’alors étrangers à la tradition somalie. Les premiers membres de l’Amisom meurent en mai : des soldats ougandais, seul pays à avoir déployé les forces prévues.

La disparition des Tribunaux islamiques n’a en effet pas signifié la disparition de la mouvance fondamentaliste musulmane. Politiquement, elle se structure en Alliance pour la re-libération de la Somalie (ARS), sous parrainage érythréen. Militairement, elle se transforme en « Harakat Al-Chabab Al-Mujahideen » (Mouvement des combattants sacrés de la jeunesse), dont les combattants vont se faire connaître sous le nom de chabab (ou shebab). Malgré la mort de leur chef militaire, ils réoccupent le sud et le centre du pays, dont les ports de Brava, Marka et Kismayo, repris en août 2008. Seules leur échappent Baidoa, siège du Parlement et Mogadiscio, où des bombardements détruisent les réservoirs d’eau et les camions-citernes, afin d’assoiffer les soldats éthiopiens dont le retrait fait encore l’objet de discussions. En vingt mois, les combats entre factions font au moins huit mille morts. Le Nord n’est pas épargné. En octobre, des attentats visent des bâtiments officiels de la capitale du Somaliland, Hargeisa, et font une vingtaine de morts. A Bosaso, deux attentats suicides frappent les services anti-terroristes du Puntland.

Le retrait des troupes éthiopiennes, en janvier 2009, entraîne une redistribution des cartes, en particulier dans les rangs islamistes. Certains chefs font leur retour à Mogadiscio, à l’image du chef de l’ARS, Cheikh Ahmed, qui est élu à la tête d’un Gouvernement d’union nationale par un nouveau Parlement, élargi à la société civile et à des islamistes modérés. Au nord de la capitale, des villes sont reprises par Ahlu Sunna wal Jamaa (ASWJ, Compagnons du prophète), un groupe proche des confréries soufies et hostile aux chabab. Ceux-ci ne sont pas défaits pour autant et s’emparent de Baidoa. En avril, le Parlement vote, à l’unanimité, l’instauration de la charia dans le pays, ce qui n’empêche pas les islamistes radicaux de reprendre l’offensive : dans la capitale, les troupes gouvernementales, qui ne contrôlent plus que quelques quartiers, doivent faire face à la coalition formée par les chabab et le Hizbul Islam (Parti islamique), lui-même issu de la fusion de quatre groupes : l’ARS, la brigade Ras Kamboni, le Front islamique et Muaskar Anole, la milice du sous-clan Harti (membre des Darod). Renforcés par des centaines de Somaliens de la diaspora et des ressortissants d’Asie du sud et de la péninsule arabique, ces mouvements intensifient leur guerre, sous la forme de violents combats et assassinats de rues, mais aussi d’explosion d’engins explosifs improvisés (IED) de plus en plus sophistiqués. En mai, les chabab s’emparent de Jowhar, ville stratégique reliant Mogadiscio au centre du pays et fief du Président somalien.

Acculé aux quartiers sud de Mogadiscio, le TFG bat le rappel des milices claniques qui lui sont liées et distribue à tour de bras des armes aux civils, tandis que l’Éthiopie déploie des troupes à sa frontière avec la Somalie. Le pays est alors divisé en grandes zones. Tout le sud et le centre, ainsi que l’essentiel de la capitale, sont aux mains des chabab ou bien du Hizbul Islam : en octobre 2009, les Chabab – qui viennent de faire allégeance à al-Qaida – se débarrassent de leurs supposés alliés (que le Kenya soutenait discrètement pour le compte des États-Unis) pour prendre, seuls, le contrôle de Kismayo. Le centre-nord (Puntland et Galmudug[1]), ainsi que le Somaliland sont indépendants de facto et se livrent occasionnellement bataille. Le TFG ne contrôle que quelques quartiers de la capitale, ainsi que ses port et aéroport. Malgré l’appui de l’Amisom, son armée se montre incapable de tenir longtemps les positions qu’elle parvient parfois à reprendre : elle n’est que l’addition hétéroclite de milices claniques, de groupes régionaux et d’anciennes troupes des Tribunaux islamiques, tous traversés par des luttes de chefs, des tensions claniques, des désertions et des détournements de soldes. Au nom de la lutte contre Al-Qaida, les Occidentaux s’efforcent donc de former une armée somalienne professionnelle, en plus de la formation d’un corps de garde-côtes contre la piraterie, au risque que les armes fournies ne soient données aux insurgés[2]. Nombre d’attentats sont par ailleurs commis par des gardes attachés à la sécurité de personnalités officielles.

En attendant, les pays contributeurs de l’Amisom sont visés en priorité[3], à commencer par l’Ouganda qui fournit le plus gros contingent et accueille sur son sol les instructeurs européens des forces de sécurité du TFG : en juillet 2010, les chabab revendiquent les deux attentats à la bombe qui font plus de soixante-dix morts dans un bar et un club de sport de Kampala, lors de la retransmission de la finale de la Coupe du monde de football, qualifié de sport « impie ». Dans la foulée, l’UA annonce un renforcement de ses effectifs, avec l’arrivée de soldats guinéens – en plus des Ougandais et Burundais déjà présents – et le déploiement de navires de guerre sud-africains au large de Kismayo, pour contrecarrer l’approvisionnement en armes des rebelles. Sur le terrain, les combats continuent, même durant la famine qui, à l’été 2011, frappe la Corne de l’Afrique, une très grave sécheresse s’ajoutant aux difficultés de récoltes dues à la guerre[4]. Les organisations humanitaires parviennent à assurer péniblement des distributions en payant forces taxes aux belligérants, comme elles le faisaient aux seigneurs de la guerre lors de la grande famine de 1992-1993. En 2010, la moitié de l’aide du Programme alimentaire mondial aurait été détournée par des « hommes d’affaires » chargés de leur acheminement ou bien par des employés locaux de l’ONU, l’argent récolté se retrouvant parfois versé aux chabab.

[1] Majoritairement peuplé de Hawiye, le Galmudug se déclare autonome en 2006, par addition de la région Galgaduud et d’une partie de la région Mudug.

[2] Le chef des opérations militaires du TFG sera démis de ses fonctions en 2010 car il revendait aux insurgés les armes achetées avec l’aide occidentale.

[3] L’Amisom aurait perdu 6 000 hommes de 2007 à 2013.

[4] Entre octobre 2010 et avril 2012, la famine fait 260 000 morts dans le pays, dont la moitié d’enfants.

Mogadiscio. Crédit : Abukar sky / Unsplash

Le repli tactique des chabab

Pourtant, en août 2011, les insurgés abandonnent, sans combattre, tous les quartiers qu’ils occupaient à Mogadiscio, ne laissant que des francs-tireurs mener des opérations de harcèlement des troupes loyalistes et des artificiers qui commettent des attentats. Le mois suivant, le TFG et ses alliés locaux signent un accord institutionnel qui prévoit la tenue d’élections, l’élaboration d’une nouvelle constitution et des consultations sur le fédéralisme (perspective qui favorise l’émergence de nouveaux « micro-Etats » fédérés : Jubaland au sud, Himan et Heeb sur une partie du Galmudug…. Le texte est également paraphé par le Puntland et le Galmudug qui signent même un accord précaire de cessez-le-feu. A l’automne, l’armée éthiopienne fait son retour aux côtés du TFG, suivie par l’armée kényane, décision qui va faire du Kenya une cible des attentats islamistes, alors qu’il avait été épargné jusqu’alors en tant que base-arrière des insurgés.

Affaiblis par l’arrivée de ces renforts et par des dissensions (entre djihadistes internationalistes, nationalistes et clanistes) , les chabab opèrent un « repli tactique » et abandonnent Baidoa en février 2012, tandis que l’ONU vote l’intégration des troupes de Nairobi au sein de l’Amisom et la dotation de la force africaine en hélicoptères de combat. En août, l’Amisom et l’armée somalienne reprennent Marka, puis Kismayo le mois suivant, avec le soutien de centaines de combattants du Hizbul Islam / Ras Kamboni qui ont rompu leur alliance avec les chabab. Entretemps, les autorités de transition ont adopté une Constitution provisoire, faisant de la Somalie un État fédéral (Somaliland compris), doté de lois « compatibles avec les principes généraux de la charia ». Le Parlement somalien élit également un nouveau Président de la République, Hassan Cheikh Mohamoud, un universitaire très investi dans des actions d’éducation de terrain : membre du clan Hawiye, il appartient aussi à Al-Islah, la branche locale des Frères musulmans.

Même amoindrie, l’insurrection des chabab n’est pas éliminée, comme en témoigne l’échec des forces spéciales françaises à libérer un de leurs membres, en janvier 2013 à une centaine de kilomètres au sud de Mogadiscio. La résistance très forte des geôliers entraîne la mort de l’otage et de deux soldats du commando. Passé de 14 000 miliciens à quelques milliers de combattants, dont plusieurs centaines de djihadistes étrangers, le mouvement a changé de stratégie, abandonnant les attaques frontales au profit d’une tactique de guérilla et d’attentats, soigneusement préparée dans les camps pakistanais d’al-Qaida. Bénéficiant de cellules disséminées dans la totalité du pays, les islamistes y restent libres de leurs mouvements et « règnent » encore, la nuit, dans certains quartiers de Mogadiscio. Ils conservent aussi le contrôle de nombreuses zones rurales du sud et du centre (notamment le port de Brava) et tiennent des dizaines de check-points, tout en continuant à exiger le versement de la zakat par les commerçants. Enfin, ils saisissent la moindre occasion de regagner du terrain et reprennent ainsi, sans combat, la capitale de la province de Bakool, à environ 300 km au nord-ouest de Mogadiscio, quelques heures après le départ des troupes éthiopiennes. Leurs opérations militaires restent par ailleurs intenses autour de Baladweyne, ville située au nord de Mogadiscio qui constitue la principale voie d’accès vers l’Ogaden éthiopien.

Face à eux, le pouvoir central reste encore faible, en particulier au sud : en février 2013, Ahmed Madobe, un ancien de la brigade Ras Kamboni rallié au Kenya, se fait élire Président de la région autonome du Jubaland (constitué du haut et du bas Jubba, ainsi que du Gedo), compte-tenu du rôle que ses troupes ont joué dans la libération de la zone en septembre 2012 ; issu d’un petit sous-clan des Ogaden, il bénéficie du soutien de Nairobi – qui voit le Jubaland comme un État-tampon – mais pas du pouvoir fédéral, ni d’un chef Marehan qui débarque à Kismayo avec ses propres miliciens. Un accord est laborieusement signé en août, à Addis-Abeba : il prévoit la mise en place une administration intérimaire pendant deux ans, à l’issue desquels l’entité deviendrait un membre du futur État fédéral somalien. Au centre-nord, le découpage administratif prend progressivement forme : en juillet, des représentants du Galmudug, du Himan, du Heeb et d’ASWJ s’accordent pour créer un État des régions du centre ; trois mois plus tard, le Puntland accepte de signer un accord avec le gouvernement central, à la condition que ce nouvel État fédéré ne comprenne aucun des territoires placés sous la juridiction de Garowe, en particulier le nord du Mudug.

Les troupes afro-somaliennes marquent par ailleurs des points. Après la mort de leur chef militaire en septembre 2014 – victime d’un bombardement américain – les chabab abandonnent leur « capitale » de Brava et son juteux commerce de charbon de bois vers les pays du Golfe. Comme la plupart des mouvements djihadistes du monde, ils connaissent également une scission entre les fidèles d’al-Qaida et ceux qui préfèrent s’affilier à Daech (État islamique), la force montante du fondamentalisme musulman ; souvent dictées par des considérations claniques, ces divergences donnent lieu à l’élimination physique des dissidents. Malgré ces contretemps, les attentats se poursuivent, de même que les attaques massives contre les troupes loyalistes : de juin 2015 à janvier 2016, des dizaines de soldats somaliens, burundais, ougandais, kenyans sont tués – parfois décapités – au nord-ouest de la capitale, près de Kismayo et de Merca, dans la province de Gedo… Faute de pouvoir tenir des localités, les insurgés ont choisi de réorienter leurs actions vers le harcèlement des bases isolées – donc fragiles – que l’Amisom installe au fur et à mesure de sa reconquête du territoire et dont elle ne sort guère, si ce n’est pour sécuriser les grands axes, laissant aux rebelles les zones rurales telles que la grande majorité des campagnes fertiles du Jubaland. Se mêlant aux populations, ils prennent également part à de nombreux trafics passant par le port de Kismayo (drogue, armes) en association avec les autorités islamistes locales, qui sont souvent d’anciens frères d’armes.


Un avenir très incertain

Malgré ce contexte, des élections se tiennent à l’automne 2016 pour doter l’État fédéral de ses nouvelles institutions. Les scrutins sont très incomplets – puisque le Puntland et le Galmugud n’ont pas désigné leurs représentants à la Chambre haute – et très indirects, puisque les députés de la Chambre du peuple sont élus par plusieurs milliers de chefs claniques traditionnels. C’est ce Parlement qui, en février 2017, élit – dans un aéroport de Mogadiscio transformé en bunker – le nouveau chef de l’État : Mohamed Abdullahi Mohamed, haut fonctionnaire somalo-américain soutenu par le Qatar, l’emporte devant une vingtaine de concurrents, dont le Président sortant appuyé par l’Éthiopie et la Turquie. Surnommé « Farmaajo », il avait essayé de lutter contre la corruption et de payer les soldats, durant son mandat de Premier ministre en 2010. Après dix ans de pouvoir, les Hawiye-Abgal passent la main à un Darod-Marehan.

Les chabab ayant refusé la main tendue du nouveau Président, les efforts de formation de l’armée fédérale s’accélèrent. Pour la première fois depuis vingt-trois ans, les États-Unis envoient des soldats former les militaires locaux aux missions logistiques. Ils sont suivis de la Turquie qui inaugure, à Mogadiscio, sa plus importante base militaire à l’étranger. Pourtant, l’insurrection ne marque pas le pas : le ministre de la Défense et le chef de l’armée doivent ainsi démissionner après une série d’attaques meurtrières contre plusieurs camps, principalement dans le Jubaland, et la reconquête, à la périphérie de la capitale, de zones abandonnées par des soldats non payés depuis plusieurs mois. Surtout, le pays connait son attentat le plus meurtrier : plus de cinq cents personnes sont tuées, en octobre, par un camion piégé qui, faute d’avoir pu gagner un site officiel proche, a explosé à un carrefour commerçant très embouteillé de Mogadiscio. Jamais de telles quantités d’explosifs et de tels matériaux (explosifs militaires et composants chimiques inflammables) n’avaient été encore vus sur la scène somalienne. Avec 4 200 victimes en 2016, les chabab sont devenus le groupe le plus meurtrier d’Afrique, devant les Nigérians de Boko Haram.

En juillet 2018, l’Érythrée rétablit ses relations diplomatiques avec la Somalie, dont elle continue toutefois à soutenir certains opposants, après en avoir fait de même avec l’Éthiopie. En septembre suivant, les trois Présidents signent un court accord de coopération et de reconnaissance mutuelle de leur intégrité territoriale. En revanche, les relations se tendent avec le Kenya au sujet de leur frontière maritime. Pour la Somalie, elle suit le tracé de la frontière terrestre, en s’enfonçant dans l’océan vers le sud-est alors que pour Nairobi, elle suit une latitude horizontale d’ouest en est. La différence représente des dizaines de milliers de km² potentiellement riches en gisements off-shore de pétrole et de gaz, ainsi qu’en poissons[1]. Le pouvoir kényan, qui pousse ses propres pions au Jubaland, affiche également son intention d’ouvrir une représentation diplomatique au Somaliland.

A partir de l’automne 2018, les relations se dégradent aussi entre le pouvoir fédéral et les États fédérés. A l’exception de celui d’Hirshabelle, tous accusent le gouvernement de Mogadiscio de s’immiscer dans leurs affaires. En décembre, le pouvoir fédéral fait ainsi arrêter un des favoris à l’élection de l’État du Sud-Ouest, y déploie l’armée et réprime des manifestations. En janvier 2019, le Parlement du Puntland ne renouvelle pas le mandat du Président sortant – très critique vis-à-vis du pouvoir central – et élit à sa place un ministre somalien originaire de Mogadiscio. Pour renforcer son poids – notamment vis-à-vis de certaines factions islamistes suspectées d’être financées par les « frères ennemis » du Golfe, EAU et Qatar – le gouvernement somalien poursuit la professionnalisation des forces fédérales. Les miliciens d’Ahlu Sunna sont progressivement intégrés à l’armée, dont les soldats ne sont plus payés par le biais d’officiers plus ou moins corrompus, mais sur des comptes bancaires personnalisés, reliés à leurs données biométriques. Les victimes des chabab n’en continuent pas moins de tomber : le maire de Mogadiscio en juillet 2019 ou encore « un convoi de mercenaires turcs » visé, en décembre, à un check-point d’entrée dans la capitale (près de quatre-vingt-dix morts quasiment tous civils). Les insurgés essaient même de s’emparer, sans succès, d’une base dans laquelle les Américains font décoller des drones et forment les soldats somaliens.

Au Sud, la tension monte d’un cran en août, quand le Parlement du Jubaland réélit Madobe, ce qui pousse Mogadiscio à favoriser l’élection de son propre candidat. A couteaux tirés avec le pouvoir central, l’État fédéré l’accuse d’occuper illégalement la région du Gedo, sous le prétexte de protéger la frontière entre la Somalie et le Kenya. S’accusant mutuellement de laisser leurs soldats pénétrer sur le territoire de l’autre, Mogadiscio rompt ses relations avec Nairobi en décembre 2020.

L’impasse institutionnelle dans le pays devient telle que, en février 2021, l’État central et les Etats fédérés ne parviennent pas à s’accorder sur l’élection du nouveau Président fédéral, alors que le mandat de Fermaajo est arrivé à expiration. Bien que prolongé dans ses fonctions, au grand dam de l’opposition et des Occidentaux, le sortant se retire et nomme un Premier ministre chargé d’organiser le scrutin, sans avoir pu instaurer le suffrage universel : le Président sera élu par les législateurs, eux-mêmes désignés par les assemblées des Etats fédérés, ainsi que par des délégués investis par une myriade de clans et de sous-clans. Mais le processus trainant en longueur, Farmaajo suspend son Premier ministre en décembre 2021, après des mois de tensions. Lourdement armés, des militaires favorables au chef du gouvernement prennent alors position à proximité du palais présidentiel, avant qu’un compromis ne soit trouvé pour organiser le scrutin d’ici la fin du mois de février 2022. Soutenu par la Turquie et l’Érythrée (qui forme des milliers de soldats somaliens[2]), le Président sortant l’est aussi par trois des cinq États fédérés. En revanche, il est honni par le Jubaland et le Puntland, lui-même en proie à de profondes divisions : en décembre, des combats à l’arme lourde déchirent Bossasso, après la décision du Président local de dissoudre les Forces de sécurité (PSF) commandées par le frère de son rival à la présidence régionale. Finalement, un nouveau chef d’État est élu en mai 2022 : l’ancien Président Hassan Cheikh Mohamoud l’emporte de justesse devant Farmaajo au troisième tour de scrutin. Dans la foulée, les États-Unis annoncent le redéploiement de plusieurs centaines de membres de leurs forces spéciales, retirées sous le mandat du conservateur Trump. En mars précédent, l’Amisom avait été remplacée par l’Atmis, une force de transition de l’UA, destinée à disparaitre d’ici fin décembre 2024, une fois l’armée somalienne opérationnelle.

Ayant formé un gouvernement fédéral de 75 ministres et vice-ministres – censés représenter toutes les forces du pays – le Président annonce le lancement d’une « guerre totale » contre les chabab, en essayant de les couper de leurs relais claniques, en particulier dans les régions du centre-nord : des milices citoyennes, les ma’aswisleys (porteurs du ma’aswi, le sarong des paysans), sont ainsi constituées dans les villages, au risque qu’elles échappent un jour ou l’autre au contrôle de l’Etat. Celui-ci joue aussi la carte religieuse, pour montrer que les insurgés n’incarnent pas l’islam véritable : l’ancien numéro deux et porte-parole des chabab a été promu ministre des Affaires religieuses et le gouvernement a obtenu le ralliement de sages de différentes mouvances pourtant opposées les unes aux autres (salafistes, soufis, Frères musulmans). Les djihadistes répliquent, en octobre, par une série d’attentats à travers tout le pays. Le plus meurtrier (une centaine de morts) a lieu au même carrefour de Mogadiscio que celui endeuillé cinq ans plus tôt. En juillet précédent, des centaines de chabab ont même lancé, pour la première fois, une offensive (repoussée) en Ogaden.

Au Nord, le Puntland maintient sa politique indépendantiste, tant qu’une Constitution fédérale définitive n’aura pas été adoptée. Candidat malheureux à la présidence fédérale, Said Abdullahi Déni dénonce la gestion centralisatrice de son vainqueur et l’absence d’un partage clair des ressources et des pouvoirs du pays. Il doit par ailleurs affronter le Somaliland, dans la région très disputée de Las Anod (cf. Encadré sur le Somaliland). En mai 2023, l’élection – au suffrage direct – des conseillers de district du Puntland est reportée « pour raisons de sécurité » dans certaines zones, notamment à la périphérie de Garowe : des affrontements opposent les partisans du Président à ses opposants qui le soupçonnent de vouloir prolonger son mandat au-delà de janvier 2024. Le mois suivant, une nouvelle sécession intervient dans le fragile édifice institutionnel somalien : celle du Hiiraan, dont le populaire gouverneur – promoteur des milices ma’aswisleys – proclame l’autonomie, après avoir été démis de ses fonctions par le Président d’Hirshabelle auquel il reprochait de ne pas consacrer suffisamment de moyens à la lutte contre les djihadistes.

A la fin du mois de décembre 2023, sous l’égide du Président djiboutien, les dirigeants somalien et somalilandais acceptent de reprendre des négociations, les précédentes s’étant achevées sans résultat en 2020. Pourtant, le Somaliland annonce quelques jours plus tard un accord avec l’Éthiopie (cf. infra), que Mogadiscio – comme les Chabab – considèrent comme une grave entorse à la souveraineté de la Somalie. Une nouvelle fois en froid avec Addis-Abeba, le régime somalien accroît sa coopération avec la Turquie qui, en février 2024, se voit confier une participation à la défense du littoral de la Somalie, ainsi que la mission de reconstruire ses forces navales. L’accord intervient dans un contexte de révision constitutionnelle, visant à renforcer le pouvoir des autorités de Mogadiscio, ce qui conduit le Puntland à ne plus reconnaître « les institutions de l’État fédéral« .

[1] Ayant déjà accordé des concessions pétrolières, Nairobi rejette la décision rendue en octobre 2021 par la CIJ : celle-ci a globalement suivi la méthode revendiquée par la Somalie et lui a attribué 93 000 km² dans la zone des 200 milles nautiques (et 120 000 km² au Kenya), renvoyant à une Commission spéciale la délimitation au-delà de cette zone.

[2] Des soldats somaliens sont même engagés par l’Érythrée pour combattre les rebelles tigréens d’Éthiopie.

UN ÉTAT FÉDÉRAL TRÈS THEORIQUE

Depuis 2016, la Somalie est officiellement composée de six États fédérés (eux-mêmes découpés en dix-huit régions) qui sont, du nord au sud : 
Le Somaliland (137 600 km², capitale Hargeisa), qui se considère comme un pays indépendant ; il est majoritairement peuplé de Dir (dans sa partie occidentale), d’Issak (dans l’arrière-pays de Berbera) et de Darod (à l’est).
Le Puntland (capitale Garowe) comprenant les régions de Bari (Bosaso) et Nugaal, majoritairement Darod
Le Galmudug (capitale Dusmareb), comprenant les régions Galgaduud (en partie Hawiye et Darod) et Mudug
L’Hirshabelle (capitale Jowhar), avec les régions d’Hiiraan (Beledweyne) et de moyenne Shabelle, majoritairement peuplées de Hawiye
La Somalie du Sud-Ouest (capitale Brava), avec les régions Bakool et Baay (Baidoa), majoritairement peuplées de Rahanweyn et Digil-Mirifle, et de basse Shabelle (Merca, majoritairement Hawiye)
Le Jubaland (capitale Bu’ale) comprenant les régions de Gedo, du bas Jubba (Kismayo) et du moyen Jubba, majoritairement peuplées de clans Darod.
Mogadiscio (région du Benadir) a le statut de capitale fédérale. Les clans Hawiye y sont majoritaires.
Des milices claniques appuyées par les troupes éthiopiennes contrôlent, par ailleurs, la plus grande part des zones frontalières avec l’Éthiopie.
Outre le Somaliland, certaines de ces entités bénéficient d’une quasi-indépendance, alimentée par les rivalités entre puissances régionales, 
sur fond d’exploitation de pétrole et de gaz (dans le nord, mais aussi au large des côtes du Jubaland) : tandis que le Qatar et la Turquie appuient le gouvernement central, les Émirats arabes unis soutiennent plutôt les États fédérés. En l’absence de loi nationale sur les hydrocarbures, chaque « État » signe des contrats séparés avec des compagnies étrangères. 
Des conflits armés opposent plusieurs États. Ainsi, le Puntland s’oppose au Galmudug pour le contrôle de zones pétrolifères et des régions nord du Mudug (à majorité Darod alors que le reste est majoritairement Hawiyé), notamment de la capitale Galkayo. 
Le Puntland est également en conflit avec le Somaliland dans les régions frontalières de Sanaag (au sud), Sool et Cayn (au nord), dont les clans sont minoritaires dans le reste du Somaliland. Membres du clan Dhulbahante, les dirigeants de cette zone dite « SSC » se sont affranchis du gouvernement central somalien en 2012 et ont créé l’État autonome du Khatumo. Mais, le Somaliland lui ayant déclaré la guerre, il a dû se résoudre à l’intégrer en 2017, décision qui est contestée par certains chefs proches du Puntland. Les deux États se disputent également le nord-est de la province de Sanaag ; autoproclamée indépendante en 2007, sous le nom de Maakhir, elle a finalement été intégrée deux ans plus tard au Puntland, à l’exception de sa partie ouest restée au Somaliland.

Somaliland, une indépendance de facto

Non reconnu par la communauté internationale, le Somaliland est un État semi-désertique, dont 55 % des 3,5 millions d’habitants sont des nomades ou semi-nomades vivant dans des conditions précaires : la sécheresse a décimé l’exportation de chameaux vers le Golfe et poussé des dizaines de milliers de personnes à prendre les chemins de l’exil ou à s’entasser dans des camps de réfugiés (près de 20 % des habitants vivent dans la capitale, Hargeisa.

Le pays survit grâce aux capitaux que lui envoie sa diaspora, au succès d’investisseurs locaux et à quelques projets d’envergure que favorise sa position géostratégique : ainsi, Dubaï – après avoir été évincé de Djibouti – finance le développement du port en eaux profondes de Berbera et les Émirats arabes unis ont obtenu, en 2017, l’installation d’une base navale. Le Somaliland s’est également rapproché d’un autre pays « sécessionniste », Taïwan, avec lequel il a signé un accord de reconnaissance mutuelle en 2020. Le pays accueille aussi des représentations économiques de l’Éthiopie, de la Grande-Bretagne et de la Turquie.

Malgré un contexte économique fragile, l’État somalilandais parvient à faire preuve d’une stabilité et d’une maturité démocratique rares dans la région. En juin 2010, malgré les menaces des Chabab, il organise ainsi ses élections, reportées trois fois depuis 2008 : le Président sortant n’y obtient que 33 % contre 50 % à son principal opposant, un ancien chef rebelle ayant combattu Siad Barre. En novembre 2012, de nouvelles élections, locales et nationales, se tiennent dans le calme : elles servent, notamment, à désigner les trois partis qui auront le droit de concourir aux élections parlementaires, cette règle pouvant être révisée tous les dix ans. Cinq ans plus tard ont lieu les troisièmes élections démocratiques du pays, qui avaient dû être reportées de deux ans pour cause de sécheresse et de problèmes techniques. Elles voient la victoire de Muse Bihi, membre du Kulmiye (Parti de la paix, de l’unité et du développement), comme son prédécesseur. En juin 2021, les premières élections législatives organisées depuis 2005 se déroulent sans violences ni fraudes : elles sont remportées par le principal parti d’opposition (Waddani) qui, allié à une autre formation d’opposition (Justice et bien-être, UCID), dispose d’un siège de majorité au Parlement.

En août 2022, des manifestations meurtrières éclatent à Hargeisa, une partie de la population réclamant une révision de la loi sur la limitation du nombre de partis. Un mois plus tard, le vernis démocratique craque encore un peu plus, lorsque les Guurti, un Conseil d’anciens tenant lieu de Chambre haute du Parlement, prolonge de deux ans le mandat de Muse Bihi, la Commission électorale arguant de raisons « techniques et financières » pour justifier ce report. En fait, le pouvoir pose comme préalable au scrutin l’enregistrement de nouveaux partis, afin d’affaiblir les vainqueurs de 2021.

A partir de décembre 2022, des affrontements touchent Las Anod, la capitale de la très disputée province du Sool, après l’assassinat d’un politicien local favorable à l’unité somalienne. En février suivant, ils dégénèrent en guerre ouverte entre l’armée somalilandaise et des milices locales, après que les chefs Dhulbahante traditionnels ont décidé de rejeter l’autorité d’Hargeisa et de décréter l’indépendance de la région du SSC-Khatumo (cf. Encadré), en attendant de rejoindre l’État fédéral somalien. Le Somaliland accuse le Puntland et le régime somalien de soutenir les insurgés et de combattre ses hommes. Les dissensions entre le régime d’Hargeisa et ses voisins sont d’autant plus grandes que du pétrole a été découvert dans les régions occidentales du Somaliland en 2023. En août, l’administration autonomiste du SSC-Khaatumo annonce avoir chassé les forces somalilandaises de Las Anod.

En janvier 2024, Hargeisa signe un accord avec l’Éthiopie qui, en échange de parts dans des sociétés éthiopiennes, obtiendrait une bande de terre de 20 km pour cinquante ans sur le golfe d’Aden, afin d’y construire des infrastructures portuaires, commerciales et militaires. L’accord reste toutefois soumis à la reconnaissance de l’indépendance du Somaliland par Addis-Abeba.

Pour en savoir plus sur les clans somaliens : https://www.irenees.net/bdf_fiche-defis-278_fr.html

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