Vallée du Nil & Corne de l'Afrique

La mer Rouge, carrefour convoité

Ses 450 000 km² sont situés dans une zone très disputée, entre l’Afrique du nord-est et la péninsule arabique.

La mer Rouge s’étend sur un peu plus de 1900 km, depuis le ra’s Muhammad au Nord – à la pointe méridionale de la péninsule égyptienne du Sinaï – jusqu’au détroit de Bab-el-Mandeb (« la porte des lamentations ») au Sud. Elle se prolonge par deux golfes, de part et d’autre du Sinaï : à l’ouest, celui de Suez qui communique avec la Méditerranée par le canal de Suez, long de 193 km ; à l’est, le golfe d’Aqaba qui longe les côtes méridionales de la Jordanie et d’Israël (Eilat). Au Sud, la mer Rouge débouche sur le golfe d’Aden qui, lui-même, ouvre sur l’océan Indien. Elle mesure 365 km dans sa partie la plus large et seulement 25 km à Bab-el-Mandeb, qui sépare Djibouti du Yémen.

L’origine de son nom est incertaine. Elle provient soit d’une cyanobactérie qui, en mourant, donne à l’eau une couleur rougeâtre, en raison d’un pigment rouge qu’elle recèle ; soit de son positionnement géographique : le rouge désigne le point cardinal sud selon le code géo-chromatique utilisé depuis la plus haute Antiquité ou bien le point cardinal ouest en Arabie.

Dans sa fosse centrale, la mer atteint une profondeur de 2500 mètres, ce qui lui confère une grande importance stratégique et commerciale, depuis l’ouverture du canal de Suez en 1869 : ce passage permet aux bateaux et super-conteneurs qui circulent entre l’Asie et l’Europe de ne pas avoir à contourner l’Afrique et de gagner dix à vingt jours de trajet.

Plus de 10 % du commerce mondial emprunte cette voie, dont un tiers est constitué de marchandises chinoises. De ce fait, la zone (comme le golfe d’Aden) est devenue l’objet de rivalités croissantes, non seulement entre les Occidentaux et les « nouvelles routes de la soie » chinoises, mais aussi entre les diverses puissances de la région.

Ses rives sont le théâtre de projets pharaoniques. L’Égypte a entrepris d’accroître les capacités du canal de Suez (qui constitue sa troisième source de revenus après le tourisme et l’argent de la diaspora), mais aussi d’aménager des zones franches sur la rive orientale du détroit de Tiran (à l’entrée du golfe d’Aqaba), en cédant les îles égyptiennes de Tiran et de Sanafir à l’Arabie Saoudite et en construisant un pont entre les deux rives. Sur ses propres terres, Riyad a lancé son projet NEOM (d’un coût de 500 milliards $), projet d’une mégacité vouée à l’intelligence artificielle et affranchie des contraintes en vigueur dans le royaume saoudien (vente d’alcool, jeux d’argent etc.).

En 2016, l’Arabie Saoudite a également obtenu le droit d’implanter une base militaire à Djibouti, pays qui accueille 10 000 soldats étrangers, notamment au titre de la lutte contre la piraterie régionale : des Français, des Américains et des Italiens (la seule base extérieure autonome de Rome), mais aussi des Japonais (la première base ouverte en dehors du Japon depuis 1945) et des Chinois. Pékin y a implanté, en 2017, sa première base maritime outre-mer, en lien avec le développement d’un port commercial multifonctions à Doraleh.

Devancés par les Chinois à Djibouti, les Émirats arabes unis louent depuis 2015 le port d’Assab, au sud de l’Érythrée, et ont obtenu la concession du port de Berbera au Somaliland, en plus des autres implantations qu’ils ont obtenues dans le golfe d’Aden (Aden, Mukallah et Zinjibar dans l’Hadramaout, Hadibu ancienne base soviétique dans l’île de Socotra), à l’occasion de la guerre civile yéménite. Ce faisant, ils concurrent les projets de leurs alliés saoudiens sur l’océan Indien, en particulier celui de Raysuf au Dhofar omanais. Les EAU apportent aussi leur soutien aux Forces de soutien rapide entrées en rébellion contre le pouvoir soudanais.

Ne voulant pas être en reste, la Turquie a obtenu une zone franche dans le port de Djibouti, fin 2016, ainsi qu’une base militaire en Somalie en septembre 2017. En décembre suivant, le Soudan a cédé à Ankara, pour 99 ans, le port de Suakin, longtemps utilisé par les pèlerins musulmans du Sahel pour se rendre à La Mecque. Les Turcs pourront y restaurer le patrimoine architectural ottoman, mais aussi y construire un port en eau profonde à usage civil et militaire. En revanche, le déclenchement de la guerre entre factions militaires soudanaises a gelé le projet d’attribuer une base à la Russie un peu plus au nord, à Port-Soudan. Malgré le rétablissement de relations avec l’Iran en 2023, le régime de Khartoum refuse également d’offrir des facilités sur la mer Rouge aux Iraniens.

Reste l’Éthiopie chrétienne qui, entourée de pays arabo-musulmans plus ou moins hostiles, joue sa propre carte. Les potentialités économiques du pays intéressent les investisseurs chinois et américains, en termes d’infrastructures ferroviaires et énergétiques (projets d’oléoduc transportant le pétrole Sud-Soudanais jusqu’à Djibouti via l’Éthiopie ou le pétrole potentiel du sud-ouest éthiopien vers Assab, sous réserve d’une normalisation non acquise avec l’ennemi érythréen). En attendant, Addis-Abeba a choisi de ne plus dépendre quasi-exclusivement de Djibouti pour ses importations et exportations maritimes : en janvier 2024, le régime éthiopien a annoncé la signature d’un accord avec le Somaliland, pourtant non reconnu par la communauté internationale, afin de bénéficier de facilités portuaires, commerciales et militaires, dans la zone de Zeila.

Certains acteurs régionaux essaient en effet de tirer parti de la fragmentation du pouvoir fédéral somalien pour conforter leurs positions sur le golfe d’Aden. En 2019, un quotidien américain a publié le contenu d’une conversation téléphonique entre l’ambassadeur du Qatar à Mogadiscio et un homme d’affaires qatari, une semaine après un attentat islamiste commis à Bossasso, au nord du Puntland : l’homme d’affaires y évoquait l’action d’« amis », destinée à faire partir les Émiratis de l’entité sécessionniste somalienne, afin que le Qatar récupère les contrats qu’ils y avaient signés.

Enfin, la mer Rouge est parsemée d’îles parfois revendiquées par deux pays : le Yémen et l’Arabie saoudite se disputent Al-Douwaima, l’Érythrée a des prétentions sur le ra’s Doumeira et les îles djiboutiennes éponymes ainsi que sur les îles yéménites de Hanish, tandis que le Yémen conteste la souveraineté érythréenne sur l’archipel de Dahlak.

A partir de l’automne 2023, la circulation maritime est ralentie par les Houthis pro-iraniens du Yémen, qui prennent pour cible les bateaux dont ils jugent les propriétaires favorables à Israël. Pour y faire face, les Américano-Britanniques d’un côté et les Européens de l’autre déploient des forces navales en mer Rouge. Pour y parvenir, elles se servent en partie de celles qui opéraient jusqu’alors dans le golfe d’Aden et dans l’océan Indien, ce qui entraîne une recrudescence des actes de piraterie somalienne dans ces eaux, alors qu’ils étaient en baisse depuis 2011.

Crédit photo : Le canal de Suez. M. Abdoney / Unsplash

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