Bordés par des mers sur trois côtés (Adriatique et Ionienne à l’ouest, Égée au sud, Marmara et mer Noire à l’est), les Balkans sont délimités de façon variable selon les géographes. La délimitation la plus stricte définit comme « balkanique » toute la zone située au sud du Danube et de deux de ses affluents ou sous-affluents, la Save et la Kupa, ce qui inclut la totalité d’une demi-douzaine d’Etats modernes (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Grèce, Kosovo, Macédoine du Nord et Monténégro) et une partie seulement d’une demi-douzaine d’autres (ouest et sud de la Croatie, sud de la Serbie et de la Slovénie, Dobroudja ou Dobrogée roumaine, Thrace orientale turque et même province italienne de Trieste). C’est pourquoi d’autres auteurs proposent une définition historique et culturelle plus large des Balkans, incluant des régions telles que la Slavonie croate, la Voïvodine serbe, ainsi que les Roumanie et Moldavie roumanophones.
Essentiellement montagneux, le relief des Balkans culmine à près de 3 000 mètres au mont Musala (en Bulgarie) et un peu plus de 2 900 m au mont Olympe (Grèce). La région est traversée de chaînes multiples : les Alpes dinariques qui longent la mer Adriatique, les montagnes du Pinde plus au sud en Epire, le grand Balkan dirigé vers la mer Noire et la chaîne du Rhodope orientée vers l’Égée.
SOMMAIRE
- Des Pélasges à la civilisation mycénienne
- Des « âges obscurs » à la montée en puissance d’Athènes
- La Grèce « classique »
- Deux siècles de domination macédonienne
- La lente diffusion de l’influence romaine
- Des invasions « barbares » à la partition de l’Empire romain
- L’Empire byzantin entre puissance et contrariétés
- L’émergence des Slaves et des Bulgares
- Du Grand schisme à la chute des Bulgares
- L’heure des indépendances régionales
- De la renaissance à la chute définitive des Byzantins
- Deux siècles de conquête ottomane
- Craquements ottomans, indépendance grecque et autonomie serbe
- Renaissance bulgare et naissance roumaine
- Les indépendances d’une guerre à l’autre
- ENCADRE : A l’origine des Roumains et des Albanais
Des Pélasges à la civilisation mycénienne
L’agriculture se développe dès 6 000 ans AEC dans une région qui est alors peuplée d’habitants, peut-être venus d’Anatolie, que les Grecs appelleront Pélasges. En Grèce même, les premiers établissements humains apparaissent dès le cinquième millénaire. En Méditerranée, au large des côtes actuelles de la Syrie et de la Turquie, d’autres Anatoliens commencent à extraire, à partir de -3 800, un minerai – le cuivre – qui va donner son nom à l’île qui le recèle : Chypre[1]. Un peu plus au nord, entre les côtes grecques et turques, nait la première civilisation préhellénique, vers -3 200 : la culture des Cyclades, du nom d’un archipel de la mer Egée dont les plus anciens habitats permanents connus datent du cinquième millénaire AEC. Leur prospérité est notamment assise sur le commerce de l’obsidienne, dont l’île volcanique de Milo est une des principales sources.
Au deuxième millénaire, les Cyclades sont occupés par un peuple venu d’une grande île située plus au sud, peuplée au début du néolithique par des Anatoliens : la Crète. Vers -3 100, elle voit l’émergence d’une civilisation qui sera qualifiée de Minoenne, en référence à Minos, fils légendaire de Zeus régnant sur la cité de Cnossos. L’île est en effet constituée de cités-Etats qui cohabitent pacifiquement et commencent à rayonner en mer Egée et jusqu’au sud du Péloponnèse. Ses premiers palais commencent à être construits vers -1900, quelques décennies avant l’apparition de son système d’écriture, toujours indéchiffré, le « linéaire A ». La suprématie maritime crétoise va s’exercer jusqu’en Anatolie, à Chypre (où apparait une variante, dite cypro-minoenne, du linéaire A), au Levant et dans le nord de l’Egypte.
De leur côté, les Balkans ont vu arriver, depuis les environs de -4 000, des populations proto-indoeuropéennes qui se sont installées au nord du Danube, en Dacie (Roumanie et Moldavie actuelles) et au sud, en Mésie (Serbie, nord de la Bulgarie et Dobrogée roumaine[2]), en Thrace (sur les bords occidentaux de la mer Noire) et en Macédoine, ainsi que dans les diverses régions de la Grèce (l’Epire[3], la Thessalie, la Béotie, l’Attique et la péninsule du Péloponnèse du nord au sud). Ces peuples sont les ancêtres des Grecs et des Illyriens, ainsi que des Thraces et de leurs cousins Daces et Gètes. Ceux qui descendent jusqu’en Grèce continentale y arrivent sans doute entre -3 000 et -2 200 (époque de l’Helladique ancien I). Ces proto-Grecs vont recevoir le nom d’Achéens (ou Danaéens), terme générique qui englobe sans doute d’autres peuples tels que les Ioniens et les Eoliens. Pour les Grecs eux-mêmes, ces aïeuls portent le nom d’Hellènes, en référence au nom de leur ancêtre mythologique commun, Hellên. L’appellation de Grecs leur sera donnée plus tard, par les Romains[4].
Après l’Épire, les Achéens gagnent la Thessalie, puis s’installent dans le Péloponnèse. Ils introduisent deux nouveautés, le cheval et une céramique raffinée, dans une région qui reste repliée sur elle-même, du moins jusqu’à l’arrivée d’une nouvelle vague indo-européenne, vers -1 600. C’est à cette époque que naît la civilisation mycénienne : elle tire son nom du fief des Achéens, Mycènes, situé en Argolide, au nord-est du Péloponnèse. Dès le milieu du siècle suivant, les Mycéniens prennent l’ascendant sur la Crète, dont la puissance maritime et commerciale a été affectée par le séisme survenu, entre -1 620 et -1 530, sur l’île volcanique de Théra (Santorin), une centaine de kilomètres plus au nord. Les palais, très endommagés, ont été reconstruits par les rois de Cnossos, qui ont unifié les cités de l’île. Mais ils sont de nouveau détruits et Cnossos totalement anéantie vers -1 400 ; le linéaire B (transcription d’un dialecte achéen) supplante le linéaire A dans les documents officiels crétois. Le royaume minoen passe dans l’orbite de la civilisation mycénienne, qui atteint son apogée au milieu du XIIIe.
Construites autour d’un palais-forteresse, les cités achéennes – indépendantes les unes des autres – dominent la Grèce du nord et la Thessalie, la Grèce centrale, Athènes et l’île d’Eubée, la péninsule du Péloponnèse (royaumes d’Argos et de Mycènes), Pylos, l’Arcadie, l’Élide, les îles ioniennes (à l’ouest de la péninsule, dont celle d’Ithaque chère à Homère), l’Étolie, la Crète et les îles de l’Égée. Devenus des marins expérimentés, les Achéens s’aventurent plus loin que les Crétois, notamment pour trouver des métaux. Ils créent des bases et diffusent leur culture à Rhodes (royaume d’Achaïe), ainsi qu’à Chypre, surnommée « l’île d’Aphrodite » en raison de la naissance supposée de la déesse près de Famagouste, où est construite la forteresse d’Enkomi. Les Achéens vont également jusqu’en Sicile (Syracuse), dans la botte italienne (Tarente), à Malte et peut-être en Ibérie. En Égypte, ils remontent le Nil jusqu’à Assouan et accostent en Syrie et en Palestine. En Asie Mineure, où ils ont accosté dès -1 600, ils fondent des cités à Milet et Éphèse et avancent dans les terres jusqu’aux abords de Sardes. La civilisation mycénienne est au faîte de sa puissance lorsque ses troupes, probablement venues de Rhodes ou de Pamphylie, se lancent, à une date encore inconnue (entre 1280 et 1180 AEC), à l’assaut de la mythique cité commerciale de Troie (probablement la ville de Wilusa) située sur la partie asiatique de l’Hellespont, autrement dit l’actuel détroit des Dardanelles qui relie la mer Égée à celle de Marmara. Bien que victorieux, les Achéens sortent d’autant plus affaiblis de leur expédition qu’ils sont en proie à des rivalités internes croissantes.
[1] Du grec kupros ; les Egyptiens l’appelleront « Alachia » et les Phéniciens « Enkomi ».
[2] La Dobroudja (en bulgare) est désormais répartie entre la Roumanie et la région de Varna en Bulgarie.
[3] Epire : « terre ferme ».
[4] Du nom des Graea, une des tribus de Béotie qui s’implante dans le sud de l’Italie.
Des « âges obscurs » à la montée en puissance d’Athènes
La chute de la civilisation mycénienne est accélérée, à partir de -1 200, par l’arrivée d’une nouvelle vague d’envahisseurs indo-européens, très militarisés, arrivés par l’Épire et le nord-ouest de la Grèce : les Doriens. Entre le XIIe et le XIe siècle, les royaumes achéens disparaissent et la conjugaison de l’invasion dorienne avec de probables événements climatiques fait passer la Grèce de l’ère des civilisations « palatiales » à celle des âges obscurs (ainsi dénommés en raison de la faiblesse des traces archéologiques et historiques de cette époque). Une grande partie des Mycéniens abandonnent leurs villes : certains remontent le Danube en direction de l’ouest ; d’autres prennent la mer à destination des îles de la mer Égée (Cyclades et Sporades) ; d’autres encore gagnent les côtes occidentales de l’Asie Mineure, où ils supplantent progressivement les Phrygiens et les Louwites entre -1 000 et -800 (cf. Anatolie). Bien avant cela, d’autres Achéens ont rejoint les « Peuples de la mer » qui ont dévasté une partie de la Méditerranée orientale (cf. Proche-Orient).
Cette époque se caractérise par un certain nombre de reculs (l’écriture disparaissant par exemple jusqu’à la fin du IXe siècle AEC, sauf à Chypre), mais aussi par des avancées telles que l’apparition de la métallurgie du fer et de la céramique géométrique. Les migrations des Grecs ont par ailleurs diversifié leur langue en plusieurs dialectes, néanmoins inter-compréhensibles : l’achéen, mais aussi l’ionien (langue des épopées d’Homère[1] et des scientifiques Thalès de Milet et Héraclite d’Ephèse), l’éolien, le dorien (du poète Pindare), l’arcado-chyprien, l’attique d’Athènes… Mais ces migrations les ont aussi mis au contact des civilisations orientales, auxquelles ils vont faire quelques emprunts. C’est ainsi que l’alphabet grec est créé, au milieu du VIIIe : inspiré de celui des Phéniciens, il s’enrichit de lettres supplémentaires, les voyelles[2]. C’est également au tout début du VIIIe qu’apparait un nouveau type d’Etat, la cité, entendue comme une communauté de citoyens. Des dizaines de ces « polis » voient ainsi voir le jour, les plus emblématiques étant Athènes dans la plaine d’Attique, Corinthe au nord du Péloponnèse et Sparte (ou Lacédémone) en Laconie, au sud. Dès -776, ces cités s’affrontent sportivement au cours de jeux olympiques, qui se disputeront jusqu’à la fin du IVe EC (et réapparaitront sous une forme moderne quinze siècles plus tard).
Sous l’effet d’une crise économique et sociale, provoquée par une forte augmentation de la population, les habitants d’Eubée puis de l’ensemble du monde grec entreprennent, dès -770, la colonisation du pourtour méditerranéen, d’abord le long des côtes de l’Adriatique, de la mer Ionienne et de la mer Noire, puis de plus en plus loin : entre -750 et -730 naissent ainsi les colonies de Catane et Syracuse en Sicile et de Cumes, Crotone et Tarente en Italie méridionale, régions qui recevront le nom de « Grande Grèce ». Au cours du VIIe, les Grecs s’établissent aussi sur l’Hellespont et la Propontide (l’actuelle mer de Marmara), à l’image des Mégariens de l’Attique qui fondent Byzance en Thrace vers -660. Ils gagnent aussi les bords de la mer Noire, qu’ils dénomment Pont-Euxin (mer hospitalière) : entre -700 et -550, Milet et d’autres cités créent ainsi des colonies portuaires en Crimée (ou Chersonèse) pour acheminer jusqu’en Grèce la production de blé des riches terres situées à l’est de la Tauride[3] (cf. « Russie » historique). Dans les années -640/-630, des colons de l’île de Santorin créent la cité de Cyrène au nord de l’actuelle Libye et vers -600 des Ioniens de Phocée (près de Smyrne, l’actuelle Izmir) donnent naissance à Massalia (Marseille), au sud de la Gaule.
L’essor du commerce favorise la naissance d’une nouvelle classe dirigeante qui en arrive à supplanter l’aristocratie foncière traditionnelle. Cette évolution économique se traduit par l’émergence d’un nouveau type de gouvernance politique dans la plupart des cités grecques : la tyrannie. Sans doute d’origine lydienne, le mot tyran désigne la plupart du temps un notable arrivé au pouvoir de façon illicite, par la force ou la ruse, mais parfois aussi à l’issue d’une élection. C’est l’exercice autoritaire du pouvoir par ses détenteurs qui va conférer au titre une connotation péjorative, ce qui n’empêche pas ce type de gouvernement de prospérer durant la période, dite archaïque, qui succède à celle des « âges obscurs » vers -700. Certaines cités y échappent toutefois, comme Sparte où le pouvoir est exercé par un noyau citoyen, les « Égaux », et où l’éducation, obligatoire, vise à former des élites militaires. Par périodes, la tyrannie épargne aussi Athènes : au début du VIe, Solon y mène un certain nombre de réformes, telles que l’élargissement de l’accès des citoyens à l’assemblée du peuple et aux jurys des tribunaux. Elles sont prolongées à la fin du même siècle par un aristocrate, Clisthène, qui, après le renversement du tyran athénien en place, pose les fondements de la future démocratie[4] athénienne en instaurant l’égalité entre tous les citoyens.
[1] Datées du VIIIe siècle AEC, l’Iliade et l’Odyssée ont été écrites au VIe et attribuées, sans certitude absolue, à un poète aveugle dénommé Homère.
[2] Dériveront de l’alphabet grec, les alphabets latin (VIIe AEC, via l’alphabet étrusque), arménien et géorgien (Ve) et cyrillique (IXe).
[3] C’est alors le nom donné à la Crimée, en référence aux Taures, le peuple potentiellement scythique qui habite ses rives méridionales.
[4] De « démos », le peuple.
La Grèce « classique »
La Grèce est alors entrée dans une nouvelle période, dite classique [1], qui durera jusqu’en -323. Elle commence, au tournant des VIème et Vème siècles, par un conflit avec les Perses, nouvelle puissance montante du Moyen-Orient. Après avoir évincé la Lydie, qui avait pris le contrôle des côtes occidentales d’Asie Mineure vers -560, la dynastie achéménide perse entreprend de placer cette Grèce ionienne sous sa tutelle. Mal lui en prend car les cités les plus importantes se rebiffent et obtiennent l’aide des Grecs d’Europe. Ainsi débutent les Guerres médiques. Les Perses s’avancent d’abord jusqu’en Macédoine mais, en -491, ils doivent reculer devant des nomades iranophones, les Scythes, qui se sont établis en Thrace, dans le bas Danube et en Crimée, après avoir été chassés de Transcaucasie (cf. Caucase). Principalement conduits par Athènes, les Grecs profitent du revers enregistré par les Perses pour infliger une défaite à leur corps expéditionnaire à Marathon (-490). Mais les envahisseurs ne s’avouent pas vaincus : dix ans plus tard, le nouvel Empereur achéménide, Xerxès, relance une offensive, cette fois avec des forces considérables. Les Spartiates du roi Leonidas sont battus aux Thermopyles mais, sous la direction du politicien Thémistocle, les Athéniens infligent une lourde défaite à la flotte ennemie à Salamine. En -479, les dernières troupes achéménides sont définitivement vécues en Béotie et, trente ans plus tard, les Perses contraints de signer une paix qui reconnait l’autonomie des cités ioniennes d’Asie mineure [2].
Cette issue victorieuse consacre la suprématie militaire et politique d’Athènes qui devient le centre de la Ligue de Délos (où se trouve un sanctuaire dédié à Apollon) constituée avec les cités d’Ionie et les grandes îles de la mer Egée (Samos, Chios, Lesbos). D’abord conçue comme une alliance défensive contre un éventuel retour des Perses, la Ligue passe en réalité sous la domination des Athéniens qui empêchent toute sécession de leurs associés récalcitrants. La suprématie politique d’Athènes, qui culmine au milieu du Vème siècle avec l’édification du Parthénon sous l’égide de Périclès, consacre aussi celle du dialecte attique. Il devient la langue des affaires, de l’administration et de la culture « classique » qui s’épanouit aux Vème et IVème siècles, avec Eschyle (« père » de la tragédie grecque), Sophocle, Euripide, Aristophane, Xénophon, Platon, Démosthène et Aristote. Le seul à ne pas exercer ses talents dans la sphère athénienne est le fondateur de la médecine grecque, Hippocrate, qui opère dans le nord, en Thessalie et en Macédoine.
Cette dernière profite du recul des Perses pour se développer et s’helléniser, ce qui est aussi le cas de la Thrace voisine. Dans le premier quart du Vème, le chef des Odryses est parvenu à y rassembler les autres tribus thraces, telles que les Besses, au sein d’un seul Etat. D’abord restreint à la Thrace orientale et aux côtes occidentales de la Propontide, ce Royaume thrace va s’étendre progressivement jusqu’au sud de l’actuelle Bulgarie, en soumettant ou en ralliant les habitants de ces contrées, les Gètes et les Triballes, une confédération de tribus celtes (comme les Scordiques) et illyriennes. Au IVème, ces dernières ont par ailleurs commencé à fonder des royaumes, dont le plus puissant a pour capitale Scutari (Shkodër), dans le nord de l’Albanie contemporaine.
Plus au sud, l’expansion continue d’Athènes provoque l’irritation des autres grandes cités, telles que Sparte et Corinthe, alliées dans la Ligue Lacédémonienne. En -460, cette acrimonie tourne à l’affrontement direct : les deux guerres du Péloponnèse, qui se déroulent jusqu’en -404, consacrent finalement la victoire des hoplites spartiates qui ont notamment bénéficié de la campagne désastreuse menée par les Athéniens contre Syracuse, colonie sicilienne de Corinthe (-415 à -413). Ils ont aussi reçu le soutien des Perses pour armer une flotte ; en échange, Sparte leur restitue l’Ionie, Athènes ne conservant que le contrôle des îles. Elle retrouve pourtant sa puissance dans le premier quart du IVème, avec d’autant plus de rapidité que sa rivale spartiate est affaiblie par une baisse de sa population masculine et par conséquent de ses capacités militaires : la preuve en est apportée en -371, quand les forces lacédémoniennes sont sévèrement battues par celles de leur ancien allié, Thèbes, qui s’impose comme la cité majeure de la Béotie et du sud du Péloponnèse, sans pour autant pouvoir rivaliser en mer Egée avec la confédération athénienne. Celle-ci est toutefois fragilisée, au milieu de la décennie -350, par la révolte de plusieurs de ses vassaux tels que Rhodes et Byzance, soutenus par le satrape de Carie, Mausole, à l’instigation probable des Perses. Vaincue à l’issue de cette « guerre sociale », Athènes doit reconnaitre l’indépendance des rebelles.
[1] Elle compte à l’époque plus de sept cents cités.
[2] Inversement, des colonies grecques de la mer Noire vont se développer sous la tutelle perse.
Deux siècles de domination macédonienne
Au nord, la concurrence est sévère entre les royaumes des Grecs « rustiques » de Thessalie, d’Epire et de Macédoine [1], les royaumes thraces (celui des Odryses ayant éclaté en trois après -360) et le royaume illyrien de Scutari. Celui qui va en sortir vainqueur est le roi macédonien, Philippe II. Dans la décennie -350, le royaume de Macédoine conquiert une partie des territoires illyriens, défait les Péoniens (des Thraco-Illyriens de l’actuelle Macédoine du nord) et unifie les Epirotes. A partir de -342, il annexe la Thrace et la Chalcidique, vainc les Scythes[2] à l’embouchure du Danube et commence à menacer la Grèce centrale. L’orateur Démosthène tire la sonnette d’alarme et, dans ses « Philippiques », dénonce un roi barbare et ivrogne. En -338, les Athéniens s’allient alors à leur ancien ennemi thébain pour enrayer la dynamique macédonienne, mais leur coalition est vaincue. Les Macédoniens se retrouvent maîtres de la quasi-totalité de la Grèce, à l’exception de Sparte et de la Crète qui sont restées neutres. Sans les annexer, Philippe II regroupe les cités dans une Ligue de Corinthe qui se transforme rapidement en alliance militaire dirigée contre les Achéménides. En -336, les forces macédoniennes et leurs alliés passent en Asie Mineure, mais l’assassinat du roi macédonien interrompt leur offensive. Le trône échoit alors à son fils Alexandre, qui mène des campagnes en Dobrogée, détruit Thèbes (qui s’était rebellée avec l’aide des Perses) et débarque à son tour en Asie (-334). C’est le début d’une expansion qui conduira l’Empire macédonien jusqu’au Moyen-Orient, en Perse, en Asie centrale et aux portes de l’Inde (cf. ces régions).
A la mort d’Alexandre le Grand, en -323, la Grèce entre dans une période, dite hellénistique, qui correspond globalement à la disparition du modèle politique des cités. Malgré la signature d’accords partageant l’empire macédonien, les anciens compagnons du conquérant, les Diadoques, se livrent une guerre de succession sans merci. Dans la sphère grecque, les Illyriens reprennent leur indépendance, avec un territoire qui couvre le nord de l’Albanie, le Monténégro, ainsi que le sud de la Croatie et de l’Herzégovine actuels. Les autres possessions locales d’Alexandre ont été divisées en trois : Lysimaque, un ancien garde du corps, est devenu gouverneur de Thrace ; l’Asie Mineure a été confiée au général Antigone, dit le borgne ; quant à la Macédoine et à la Grèce, elles ont été récupérées par un autre général, Antipatros, sorti vainqueur d’une rébellion menée par Athènes et d’autres cités rebelles ; seule la Ligue étolienne, en Grèce centrale, a réussi à conserver son indépendance à l’issue de cette guerre « lamiaque ». A Athènes, la démocratie a vécu : plus de la moitié des citoyens se retrouvent privés de leurs droits civiques par le nouveau souverain.
La mort d’Antipatros bouleverse le fragile équilibre établi par les accords de Babylone. Antigone fait en effet valoir ses prétentions en se proclamant roi (basileus), avant d’envahir la Grèce européenne, avec l’ambition de rendre la liberté à ses cités, sous réserve qu’il en soit le protecteur (l’hégémon). Mais, après des succès initiaux, il est vaincu en -301 à Ipsos, en Phrygie, par une coalition dirigée principalement par Lysimaque et par Séleucos, qui règne sur le Moyen-Orient. Le premier récupère les possessions antigonistes à l’ouest du Taurus, le reste de l’Anatolie passant à son allié. Mais la position le Lysimaque reste fragile en Europe : en proie aux révoltes permanentes des Gètes, il doit aussi faire face à l’arrivée au pouvoir en Macédoine du fils d’Antigone, Démétrios. En -288, Lysimaque s’allie donc à Pyrrhus, roi d’Épire, pour chasser son rival du trône macédonien. Trois ans plus tard, il se défait de son allié et récupère à son seul profit la Macédoine, se retrouvant ainsi à la tête d’un vaste royaume euro-asiatique. Mais l’apogée de Lysimaque est de courte durée. Ce sont d’abord les provinces d’Asie Mineure qui se soulèvent pour dénoncer la lourde fiscalité qui leur est imposée. C’est ensuite Séleucos qui réagit. Inquiet de voir que son ancien allié s’est rapproché de ses ennemis jurés, les Lagides d’Egypte, il lance ses troupes à la conquête de l’Asie Mineure. Cette décision est fatale à Lysimaque qui meurt sur un champ de bataille en Lydie, en -281. La Macédoine est alors livrée à des guerres de succession qui s’achèvent, en -277, par l’avènement d’Antigone II Gonatas, fils de Démétrios, auréolé du succès qu’il vient d’obtenir contre les Celtes, dans son fief de Thrace.
Dans le premier quart du IIIème, les Balkans ont en effet vu déferler une « Grande expédition » de tribus celtiques. Originaires d’Europe centrale, elles se livrent au pillage en Etolie, en Grèce centrale (saccage du sanctuaire de Delphes), en Macédoine et dans le bassin de l’Evros (ou Maritsa, au sud de la Bulgarie actuelle). Certains fondent même un Etat aux abords de Byzance, le royaume de Tylis, qui disparaitra dans les années -210. D’autres Celtes, que les Grecs dénomment Galates (« peau laiteuse »), passent en Asie Mineure et y établissent un royaume un peu plus pérenne. D’autres encore, les Scordiques, s’installent en -278 à proximité de l’actuelle Belgrade : ils y créent un royaume qui domine les tribus pannoniennes (des Illyriens probablement mêlés de Celtes) implantées entre la Save et la Drave, et qui menacera à plusieurs reprises les Grecs, puis les Romains.
S’il est débarrassé de la menace immédiate des Celtes, Antigone II doit en revanche compter avec celle de Pyrrhus qui a soumis les Illyriens et qui, après des campagnes inachevées en Italie du sud [3], est revenu en Epire, d’où il lance une reconquête de la Macédoine, interrompue par sa mort en -272. Quatre ans plus tard, le souverain macédonien doit faire face à une révolte des cités grecques menée par Athènes et Sparte, soutenues par les Séleucides, guerre chrémonidéenne qui s’achève par la défaite des insurgés en -261. Ayant maté une nouvelle offensive épirote l’année précédente, Antigone II peut établir sa dynastie des Antigonides en Macédoine. Ses positions en Grèce centrale sont en revanche précaires puisqu’il n’est reconnu ni par la Ligue étolienne, toujours indépendante, ni par la nouvelle Ligue achéenne qui s’est formée contre lui dans le nord-est du Péloponnèse. Il s’en suit, à partir de -240, une succession de batailles rangées auxquelles se mêlent les Dardaniens, une tribu thraco-illyrienne dont l’incursion provoque la mort du roi de Macédoine (en -229) et les Illyriens, alliés de la Macédoine contre les Etoliens et les Achéens. Ces derniers sont pourtant contraints de faire appel à leur ennemi macédonien, afin de contrecarrer les réformes progressistes du roi de Sparte ; après la défaite des Spartiates (-222), les Macédoniens remettent la main sur l’essentiel de la Grèce et reconstituent même la Ligue de Corinthe.
Dans les années -230, le nord des Balkans voit par ailleurs arriver de nouveaux venus : freinés dans leur expansion en Europe centrale par les Celtes Boïens, des peuples Germains s’installent à l’embouchure du Dniepr, puis dans les Carpates orientales (les Skires et les Bastarnes[4]) ou sur les bords de la mer Noire (les Suèves).
[1] Les Macédoniens sont généralement présentés comme un mélange de Grecs et de Thraco-Illyriens. Ils sont considérés comme proches de la tribu épirote des Molosses, passée à la postérité grâce aux chiens de combat qui gardaient ses troupeaux. La mère d’Alexandre le Grand était une princesse molosse.
[2] Ejectés des steppes russes par les Sarmates, les Scythes se sont sédentarisés au sein de deux royaumes, la Petite Scythie sur le delta du Danube et le second à cheval sur la Crimée et le bas Dniepr.
[3] Les guerres de Pyrrhus n’empêchent pas Rome de commencer sa conquête de l’Italie du sud, avec Tarente (-272)
[4] Les Bastarnes partagent alors, avec les Daces Carpiens, un territoire compris entre le Dniestr et les Carpates orientales.
La lente diffusion de l’influence romaine
De l’autre côté de l’Adriatique, la puissance montante qu’est Rome s’inquiète des évolutions en cours dans les Balkans. Elle intervient d’abord militairement contre le royaume d’Illyrie, accusé d’accorder refuge aux pirates qui attaquent les bateaux romains au large des côtes dalmates. Au terme de deux guerres, Rome établit en -219 un protectorat sur les côtes albanaises et sur le nord de l’Epire, divisée depuis la chute de la monarchie épirote treize ans plus tôt. Mais les Romains s’inquiètent encore plus des ambitions du nouveau roi de Macédoine : victorieux d’une nouvelle rébellion des Etoliens et des Achéens, Philippe V s’est en effet allié au phénicien Hannibal, ennemi juré de Rome, qui séjourne alors dans l’île de Capoue pour reconstituer ses forces et nouer de nouvelles alliances. Le souverain macédonien se sent alors assez fort pour entreprendre la reconquête de l’Illyrie, qu’il doit finalement partager avec les Romains (-205). Après ce demi-succès, il se tourne vers la mer Égée, mais sa flotte est vaincue quatre ans plus tard par celles de Rhodes et du royaume anatolien de Pergame. L’année suivante débute la deuxième guerre macédonienne, qui voit Rome s’ériger en protecteur de tous les États grecs. Malgré les percées de ses armées en Thrace, dans l’Attique et sur les détroits, Philippe V est finalement vaincu en Thessalie (-197) et doit renoncer à sa flotte ainsi qu’à ses places fortes en Grèce et en Anatolie. Mécontente de la nouvelle tutelle qui se profile, la Ligue étolienne appelle les Séleucides à son secours, mais ce sont les légions romaines qui, en -191, sortent victorieuses de la nouvelle bataille des Thermopyles.
Une troisième guerre macédonienne débute en -171, à la suite des tentatives du nouveau souverain de Macédoine de renouer des alliances : dans son entreprise, Persée rallie la Ligue béotienne, Rhodes (qui s’inquiète de la puissance de Pergame, alliée de Rome), mais aussi les Odryses, les Molosses et le dernier dynaste d’Illyrie. Mais cette coalition est défaite par les Romains à Pydna (-168) et la Macédoine, comme l’Illyrie, sont divisées en républiques placées sous la tutelle de Rome. Vingt ans plus tard, après l’échec d’une dernière révolte des Macédoniens et de la Ligue achéenne, elles deviennent même de simples provinces romaines, comme Athènes et l’Achaïe dans le Péloponnèse, tandis que des clients de Rome règnent en Thrace. En -146, la domination macédonienne a vécu : la Grèce est devenue romaine. Les autres domaines hellénistiques connaissent le même sort : d’abord Pergame puis, au siècle suivant, le domaine des Séleucides au Moyen-Orient et le royaume grec du Pont, sur les côtes méridionales de la mer Noire. Quant aux territoires des Scordiques, ils ont été conquis par des tribus daces, à la fin de la décennie -60, tribus qu’un de leurs chefs, Burebista, a unifiées en un seul royaume une vingtaine d’années plus tôt ; les Pannoniens en ont profité pour retrouver leur liberté. La Grèce est par ailleurs devenue le terrain des luttes intestines que se livrent les Romains : c’est en Thessalie que César bat Pompée en -48, à Philippes (entre Macédoine et Thrace) que les césaricides Brutus et Cassius sont éliminés cinq ans plus tard et à Actium, sur la côte occidentale, qu’Octave détruit la flotte de Cléopâtre et d’Antoine (-31), mettant fin à la dynastie des Lagides. Chypre passe alors dans l’escarcelle romaine, sans que cela ne remette en cause l’hellénisation qu’avaient renforcée ses souverains gréco-égyptiens [1].
Après avoir conquis les côtes, l’Empire romain s’attaque à l’intérieur de l’Illyrie [2], qu’il élargit jusqu’aux rives du Danube, au détriment des Gètes (ou Daces) et des Bastarnes germaniques du bas Danube, ainsi que des Germains Marcomans en Bohême. Dans les treize dernières années du millénaire, il conquiert le littoral thrace (l’Astée), la Pannonie (actuelle Hongrie) et la Mésie ou Thrace du nord. Au sud, un royaume thrace se maintient jusqu’en 45 EC en Sapée, dans l’arrière-pays de Byzance. Le royaume des Daces, qui prospérait dans l’exploitation des mines de Transylvanie (or, argent, sel) et imposait même un tribut aux Romains pour qu’ils utilisent ses routes, disparait un peu plus tard : l’empereur Trajan y met fin, au début du IIème siècle, excédé par les raids que le roi Décébale a lancés sur la province de Mésie à la fin du siècle précédent. Lors de ces guerres daciques, les insurgés reçoivent le soutien de tribus sarmates, arrivées dans la région au tournant de l’ère chrétienne, après avoir été chassées des steppes ukraino-russes par les Alains (cf. La « Russie » historique) : les Roxolans en Moldavie-Valachie et les Iazyges dans la plaine danubienne [3].
Tout en imposant sa « pax romana », Rome s’imprègne largement de culture hellénistique – qu’elle soit religieuse ou artistique – et garantit un certain degré de liberté aux cités grecques : Corinthe, détruite au milieu du IIème AEC, est même reconstruite et de nouvelles villes créées en Macédoine, en Asie Mineure, en Egypte… En 212, l’empereur Caracalla accorde à tous les citoyens hellènes le droit de cité romaine. Unifié politiquement, le monde balkanique se retrouve en revanche culturellement coupé en deux, de part et d’autre d’une ligne qu’établira l’historien tchèque Jireček en 1911 : des peuples restés de culture grecque au sud d’un tracé courant de l’Albanie septentrionale jusqu’aux côtes roumaines de la mer Noire en passant par Sofia (Bulgarie) ; au nord, des populations romanisées, processus qui va donner naissance au peuple dalmate en terres illyriennes.
[1] Chypre est par ailleurs un des premiers territoires romains christianisés, à partir de 45.
[2] Dès les premières années de l’ère commune, l’Illyrie est divisée entre les provinces romaines de Dalmatie et de Pannonie.
[3] Alliées à d’autres groupes, notamment germaniques, ces tribus sarmates resteront menaçantes dans le bassin des Carpates, jusqu’à leur assimilation définitive par les Avars aux VIème et VIIème siècles.
Des invasions « barbares » à la partition de l’Empire romain
A partir des années 230, l’Empire romain entre dans des turbulences si profondes qu’il connait cinquante empereurs concurrents en vingt ans. Il doit par ailleurs subir la pression de peuples germaniques tel que les Goths, sans doute issus de Scandinavie. D’abord établis sur les bords de la mer Noire, ils pénètrent en 238 dans la partie orientale de l’Empire, avant d’en être repoussés. Dans les années 270, Rome doit se résoudre à reconnaître aux Goths le statut de « fédérés », chargés de protéger ses frontières, et leur abandonner la Dacie : c’est la première fois que les Romains sont contraints de renoncer à une grande province, la pression des Goths et de leurs alliés Daces (dénommés Carpes ou Carpiens)[1], y étant devenue trop forte. En 275, Rome évacue ses dernières positions locales et réinstalle ses colons et les populations romanisées en Mésie occidentale, au sud du Danube. Toutes les populations ou seulement une partie ? La question nourrit encore des débats au XXIème siècle (cf. Encadré sur l’origine du peuple roumain).
En 285, Dioclétien instaure une dyarchie : l’Empire reste unique, mais il compte deux « Auguste », l’un qui dirige la partie occidentale depuis Milan et l’autre qui gère la moitié orientale, Balkans compris. L’unité de l’Empire est rétablie en 324 par Constantin qui, six ans après, lui donne une nouvelle capitale : Constantinople, bâtie sur le site de l’ancienne Byzance. Cinquante ans après, le christianisme devient la religion officielle d’un Empire qui vit ses derniers instants : il est en effet soumis aux « Grandes invasions » de peuples germaniques provoquées par la percée d’un peuple venu de haute Asie, les Huns. Après avoir vassalisé les Alains du Don et s’être installés dans les plaines ukraino-russes au début des années 370, ces hordes de cavaliers absorbent les Ostrogoths, nom des Goths établis à l’est du Dniestr ; quand elles franchissent le fleuve pour s’avancer vers les plaines pannoniennes du Danube, les Goths de l’ouest (Wisigoths) ont en revanche le temps de s’enfuir et obtiennent des Romains le droit de s’installer comme fédérés en Mésie. Mais la cohabitation s’avère difficile : en 378, les Wisigoths défont l’armée romaine à Andrinople (l’actuelle Edirne), avant de dévaster la Mésie et la Thrace, jusqu’à la signature d’une paix quatre ans plus tard. L’empereur d’Orient, Valens, ayant été tué dans la bataille, celui d’Occident choisit pour lui succéder un général, Théodose, avec pour mission de sécuriser la frontière du Danube. L’impétrant y parvient en intégrant dans son armée de très nombreux « Barbares » et en faisant des Goths des fédérés, administrant un fief (foedus) quasi-indépendant en Thrace et en Mésie. En 388, Théodose réunifie les deux parties de l’Empire et s’installe à Milan, après avoir chassé l’usurpateur qui s’était emparé du titre d’empereur d’Occident.
Mais la réunification est de courte durée : juste avant sa mort, en 395, l’Empereur divise son domaine entre ses deux jeunes fils, sous la protection du Vandale Stilicon. La séparation traversant les Balkans depuis les sources de la rivière Drina jusqu’à l’Adriatique, la Dalmatie et la Pannonie sont rattachées à l’Empire d’Occident et non à celui que les historiens qualifieront plus tardivement de « Byzantin[2] ». Du fait de la situation centrale de la Pannonie, les Huns se retrouvent en position d’arbitres entre les deux Empires romains : ainsi gagnent-ils des territoires et de l’argent, dans le deuxième quart du Vème siècle, en soutenant l’empereur d’Occident, Aetius, dans sa reconquête du pouvoir à Rome, puis dans sa lutte contre son homologue d’Orient. Devenu seul chef des Huns en 444-445, Attila inflige à Constantinople des rançons de plus en plus exorbitantes, jusqu’à l’arrivée d’un empereur moins conciliant en 450. Le chef hunnique se détourne alors vers la Gaule, puis vers l’Italie, avant de mourir brutalement trois ans plus tard. Son Empire ne lui survit pas : ses fils et ses troupes sont vaincus par leurs vassaux, tels que les Gépides en Pannonie, ou bien soumis par les « Byzantins » ; d’autres encore s’enfuient vers les steppes ukrainiennes, où ils se mêlent à d’autres groupes nomades.
En 474, l’empereur d’Orient, Zénon, essaie de mettre fin aux troubles sévissant en Italie, en nommant un nouvel empereur d’Occident, Julius Nepos, qui est renversé dès l’année suivante par le chef de l’armée d’Italie, Oreste, lequel place son fils Romulus Augustule sur le trône. L’Empire d’Occident s’effondre juste après, en 476 : son souverain est déposé par le chef de ses armées, Odoacre (originaire du peuple germanique des Skires), qui choisit toutefois de faire allégeance à Constantinople, en échange de la reconnaissance de son royaume. L’Empire d’Orient reconnaît aussi les territoires conquis dans les grandes îles italiennes par d’autres « barbares », les Vandales. Dans les Balkans, il doit compter avec les Ostrogoths qui, débarrassés des Huns, se sont établis à l’ouest de la Drina. Pour s’en débarrasser, l’empereur leur cède des terres en haute Italie, à la fin des années 480. Mais l’appétit de leur roi, Théodoric ne s’arrête pas là. Après avoir fait assassiner Odoacre, il fonde, à l’extrême-fin du Vème, un Royaume romano-gothique, de confession arienne, qui domine le nord de l’Illyrie, la Dalmatie et une partie de la Pannonie.
[1] Issus de l’actuelle Moldavie, les Carpes ont donné leur nom au massif des Carpates.
[2] Le terme est apparu en 1557, sous la plume de l’historien allemand Hieronymus Wolf.
L’Empire byzantin entre puissance et contrariétés
Entre la fin du Vème siècle et le début du VIème, des Slaves investissent les Balkans, fortement dépeuplés du fait des ravages qu’y ont causés les « barbares » asiatiques ou gothiques. Les plus belliqueux et les mieux organisés appartiennent à la confédération des Antes qui a profité de son alliance avec les Huns pour consolider son pouvoir du Don au bas Danube et y constituer un Etat en 523, dans l’actuelle Valachie[1]. Entre 533 et 545, ils envahissent le diocèse de Thrace et mènent de multiples raids contre les villes grecques de l’intérieur et du littoral, avant de s’assagir : ayant accepté d’être les fédérés de l’Empire, ils se voient confier un fort du nom de « Turris » (« tour » en latin) à un endroit stratégique au nord du Danube, afin de protéger les territoires byzantins des invasions barbares.
Sous la direction de son nouveau souverain, Justinien, l’Empire byzantin a alors entrepris de restaurer la grandeur passée des Romains, malgré des conditions parfois difficiles[2]. Sur le plan religieux, le nouvel empereur renforce le statut de « nouvelle Rome » que Constantin avait conféré à sa nouvelle capitale : il y fait construire la basilique Sainte-Sophie (532-537) et renforce le poids doctrinal de l’Église byzantine dans la chrétienté, par rapport à la papauté romaine (concile de Constantinople de 553). Dans le domaine militaire, Bélisaire et les autres généraux de Justinien se lancent à la reconquête des territoires perdus en Afrique du Nord et au sud de l’Espagne. En 554, au terme de vingt ans de guerres gothiques, Constantinople reprend également l’Italie aux Ostrogoths et en déloge les Vandales. L’Empire rétablit aussi son contrôle sur le sud de la Dalmatie ; le nord et la Pannonie restent en revanche aux mains de « barbares » germaniques, les Lombards, qui en ont évincé les Gépides, avec l’aide des Avars. Probablement d’origine mongolo-toungouse, ces tribus issues des bords de la Volga se sont installées au milieu du VIème siècle dans les steppes russo-ukrainiennes où, en échange de terres et de subsides, elles se sont mises au service de Justinien pour éliminer la menace représentée par les hordes post-hunniques (cf. « Russie » historique). A partir de 565, les Avars ont commencé à se déplacer vers la Pannonie et le bassin des Carpates, sans doute pour prendre le maximum de distance avec leurs ennemis türks. Ils acquièrent une telle puissance que, en 568, les Lombards préfèrent prendre leurs distances et partir à la conquête de la majeure partie de l’Italie. En réaction, l’empereur byzantin installe un représentant personnel (ou exarque) dans une de ses dernières possessions italiennes, Ravenne, ultime capitale de l’Empire d’Occident[3].
En pratique, l’Empire n’a plus rien de romain, le grec remplaçant le latin comme langue officielle de territoires très largement hellénisés[4]. La plupart des provinces de l’intérieur, comme la Mésie et la Pannonie, ont échappé au contrôle de Constantinople. Elles sont passées aux mains des Slaves et des Avars. Ces derniers imposent même le paiement d’un tribut à des Byzantins affaiblis par la nouvelle guerre qu’ils mènent contre les Perses Sassanides pour le contrôle de la Syrie et du Caucase, entre 572 et 591. Les hostilités reprennent au tout début du VIIème siècle, le shah perse prenant pour prétexte l’assassinat de l’empereur Maurice 1er, qui l’avait aidé quelques années plus tôt à remonter sur le trône sassanide. Arrivée en 626 à Chalcédoine, sur la mer de Marmara, l’armée perse assiège Constantinople, avec l’aide des Avars. Mais c’est un échec et, l’année suivante, elle est même vaincue, à Ninive, par les troupes de l’empereur Héraclius, alliées aux Khazars (cf. Perse).
L’Empire byzantin retrouve ses limites orientales, mais pour peu de temps : en 636, ses forces sont battues, au sud de la Syrie, par celles des Arabes Omeyyades (cf. Proche-Orient) qui, dans les décennies suivantes, vont s’emparer de toutes les possessions de l’Empire d’Orient en Afrique du Nord. La nouvelle puissance montante de la région mène même des raids sur Constantinople, mais sans succès : en 678, les Byzantins finissent par lever cette menace grâce à l’invention du feu grégeois, un produit demeurant inflammable sur l’eau. Une trêve entre belligérants est finalement signée, mais l’Empire d’Orient ne règne plus alors que sur la Thrace, le sud des Balkans, l’Asie Mineure et quelques territoires italiens (Ravenne et Rome, les îles, Naples et une partie du sud). Il instaure toutefois une réforme qui lui permettra de maintenir ses positions : la mise en place de circonscriptions administratives, les thèmes, dans lesquelles les paysans bénéficient de terres et d’exemptions fiscales, en échange de leur engagement à combattre tout envahisseur. En revanche, les guerres de conquête restent menées, au prix fort, par des professionnels et des mercenaires. A Chypre, depuis longtemps disputée entre les Grecs et les Orientaux, un régime inédit de condominium est institué : les Arabes dirigent l’île sur le plan fiscal et militaire et les Byzantins gèrent l’administration et les questions religieuses.
[1] Couvrant le sud de la Roumanie actuelle, la Valachie est bordée par les Carpates au nord (qui la séparent de la Transylvanie), par le Danube au sud (frontière avec la Bulgarie) et un affluent du Siret à l’est (frontière avec la Moldavie).
[2] Arrivée en 542 à Constantinople, la « peste de Justinien » fera 40 millions de morts dans le monde.
[3] Outre le nord-est de l’Italie, les Byzantins possèdent encore Salerne, le talon et les orteils de la botte italienne, ainsi que les grandes îles.
[4] En témoigne la substitution, sous Héraclius, du terme de « basileus » à celui « d’auguste », pour désigner l’empereur byzantin.
L’émergence des Slaves et des Bulgares
Entretemps, en 602, les Avars ont accru leur puissance. Ayant détruit le royaume des Antes, ils ont rallié – ou soumis – d’autres Slaves, ceux du Danube qui, pour certains, s’installent en Illyrie et mènent des raids jusqu’au Péloponnèse et aux îles de la mer Égée, dans la seconde moitié du VIème. Certains de ces groupes, supportant mal le statut de vassaux et de supplétifs militaires que leur réservent les Avars, finissent par se révolter : c’est le cas des Slovènes, arrivés à la fin du VIIème siècle en Illyrie et en Dalmatie, en provenance de la région russe de Novgorod. Au siècle suivant, ils se placent sous la protection des Bavarois.
C’est également pour combattre les Avars que l’empereur byzantin fait appel, dans la première moitié du VIIème, à des Slaves établis dans le pays sorabe (ou « Serbie blanche ») sur le cours supérieur de l’Elbe. En récompense des victoires qu’il remporte, Héraclius confie à « l’archonte sans nom » de ces Serbes toutes les terres qu’ils ont libérées de l’occupation avare : la Rascie[1] et la Bosnie à l’intérieur, la Paganie[2], la Zachoumlie, la Travounie et la Dioclée (entre les bouches de Kotor et le lac de Shkodër) sur la côte adriatique.
Plus au nord, d’autres Slaves venus de l’actuelle Silésie polonaise s’installent sur les bords de la Drave et de la Save : les Croates. Ils vont y fonder plusieurs principautés, dont les duchés de Dalmatie au sud et de Pannonie au nord. Dans toutes les zones qu’ils occupent, les Slaves fondent des communautés baptisées sklavinies. Elles viennent parfois s’intercaler au milieu des valachies, créées par les romanophones après le départ des légions romaines, en particulier dans les Carpates, les monts Dinariques et les monts Balkans.
A partir des années 670, les Avars sont suffisamment affaiblis pour ne plus constituer une menace[3] : ils sont d’ailleurs chassés des Balkans par les Bulgares, des turcophones du nord de la Caspienne ayant fui la domination des Khazars pour s’établir de part et d’autre du bas Danube. Dans les années 680, l’Empire byzantin accorde même des terres à leur khan, au nord de la chaîne du Balkan et dans la plaine de Valachie, contre la promesse de lui fournir des troupes. De fait, les Bulgares interviennent en 718 pour chasser les Arabes d’Andrinople, carrefour stratégique majeur sur la route de Constantinople. Mais les conquérants musulmans restent menaçants. En 824, une flotte pirate chassée d’Alexandrie s’empare de la Crète, dont elle fait un émirat et une base pour ses activités en Méditerranée.
De leur côté, les Bulgares se révoltent à plusieurs reprises contre leur suzerain : en 811, leur khan inflige une défaite majeure aux Byzantins près de sa capitale, Pliska ; l’empereur Nicéphore est tué et son crâne transformé en coupe à boire ! Une quarantaine d’années plus tard, le nouveau chef bulgare et sa cour abandonnent leur tengrisme originel et embrassent la foi chrétienne, sans qu’il s’agisse pour autant d’un signe de soumission au patriarcat de Constantinople. De fait, la conversion est surtout destinée à s’assurer de la fidélité de leurs sujets déjà christianisés. Pour bien marquer son indépendance, le roi bulgare favorise le remplacement de la liturgie en grec par des messes en vieux-slave (le dialecte de Macédoine) et promeut un nouvel alphabet, dit cyrillique : sa création est attribuée à un disciple de Constantin (Cyrille) et de Méthode, les deux frères originaires de Thessalonique[4] que le patriarche de Constantinople avait envoyés convertir les Slaves de Moravie dans les années 860[5].
Devenu archevêque d’Ohrid, ce disciple prénommé Clément joue par ailleurs un rôle déterminant dans l’évangélisation des Serbes de la Rascie et de ses vassaux tels que la Dioclée. La conversion des païens, en particulier des Slaves, est en effet devenue un enjeu politique majeur depuis que, en 800, le pape a couronné empereur le roi franc Charlemagne, en faisant de facto un nouveau champion de la chrétienté, face à l’Empire byzantin et au patriarcat de Constantinople, le seul qui soit encore indépendant et puissant[6]. En 812, les deux grandes puissances s’accordent sur un partage de l’ex-Illyrie : les côtes de Vénétie, d’Istrie et de Dalmatie sont attribuées à l’Empire d’Orient et les terres intérieures aux Carolingiens, ce qui fait sortir la Slovénie de l’orbite grecque et la fait entrer dans la sphère du futur Saint-Empire germanique (puis de l’Autriche des Habsbourg à la fin du XIIIe). De leur côté, les Croates s’émancipent pour échapper aux influences byzantine, franque ou bulgare : un de leurs chefs se proclame « dux Croatorum » au milieu du IXe et, aux environs de 925, le pape accorde la couronne de « rex Croatorum » à Tomislav, qui a unifié les Croatie dalmate et pannonienne (l’actuelle Slavonie). L’indépendance du royaume croate reste cependant menacée, par les Byzantins en Dalmatie et par les Magyars qui se sont installés au nord.
Sans doute originaire de Sibérie centrale, ce peuple ougrien n’a cessé de se déplacer vers l’ouest depuis le VIIIe siècle (cf. Russie historique). Arrivé dans le bas Danube, il y a offert ses services aux puissances régionales : en 894, ses mercenaires écrasent les Bulgares pour le compte des Byzantins. Mais, se trouvant de nouveau menacés sur leur flanc oriental, cette fois par les Petchenègues, les Magyars franchissent les Carpates et fondent une puissante principauté en Pannonie, où ils assimilent les Slaves et les Avars résiduels. C’est depuis ce noyau de la future Hongrie que, en 934, ils pillent la Thrace et menacent Constantinople, alliés à leurs anciens ennemis Petchenègues. De par son implantation entre Dniepr et Danube, cette confédération turcophone représente un obstacle gênant sur la route de la mer Noire, pour les Byzantins mais aussi pour leur nouvelle rivale orientale : la Rus de Kiev. Dès les premières années du Xe, les deux concurrents commencent à s’affronter régulièrement, tout en étant capables de s’allier quand il s’agit de conjurer des périls communs.
[1] La région tient son nom de la rivière Raška et de sa capitale Ras, proche de l’actuel sandjak de Novi Pazar.
[2] Le nom de la région, située au nord de la Neretva (en Dalmatie centrale), provient du paganisme de ses habitants slaves, les Narentins, qui se livrent à une piraterie active dans l’Adriatique aux IXème et Xème siècles.
[3] Le coup de grâce leur est porté, au tournant des VIIIème et IXème siècles, par les troupes de Charlemagne et de ses successeurs. Devenus vassaux des Carolingiens, les Avars de Pannonie seront assimilés par les Magyars.
[4] Située en Macédoine centrale, son nom sera simplifié en Salonique, par les Turcs au XVème.
[5] Les deux frères avaient déjà inventé une écriture, dite glagolitique, inspirée du grec pour traduire les textes sacrés en slavon, langue liturgique basée sur le slave de Macédoine qui se propagera aussi en Russie.
[6] Les patriarcats d’Alexandrie, Antioche et Jérusalem sont en effet passés sous occupation musulmane.
Du « Grand schisme » à la chute des Bulgares
L’un des périls auxquels les Byzantins et les « Russes » sont confrontés est l’Empire des Bulgares, que le basileus Siméon le grand a proclamé en 913, en prenant le titre de tsar. Bien que touché par des luttes intestines et par l’hérésie des Bogomiles (cf. Les Eglises chrétiennes d’Orient), l’Etat bulgare poursuit son expansion au détriment des Byzantins et des Serbes : il s’étend bientôt de la mer Noire à l’Adriatique, avec pour capitale une ville de l’est, Preslav, à laquelle le tsar souhaite donner un lustre voisin de celui de Constantinople. En 926, elle devient d’ailleurs le siège d’un patriarcat bulgare indépendant. Son annexion des terres serbes est toutefois de courte durée : aidée par Constantinople, la principauté de Rascie retrouve son indépendance en 927 et conquiert ses voisins serbes de Bosnie, de Travounie et de Paganie. Mais cette liberté est à peine retrouvée que, vers 950, les Byzantins annexent l’ensemble et l’incorporent au sein de leur thème de Serbie.
Les ambitions de l’Empire bulgare sont également contrariées en 967, quand ses territoires septentrionaux sont conquis par les Magyars, ainsi que par le grand-prince de Kiev, appelé à l’aide par l’empereur d’Orient. Ayant reconstitué sa puissance militaire en Orient[1], le basileus de Constantinople fait ensuite cavalier seul : allié aux Petchenègues, il évince son allié kiévien et fait de la Bulgarie orientale une province byzantine. La partie occidentale en revanche résiste, sous la conduite du prince Samuel, fils d’un gouverneur byzantin d’origine arménienne : victorieux des Byzantins près de Sofia (986), puis neuf ans plus tard à Thessalonique, il occupe la Dalmatie, l’Albanie, la Dioclée et le nord-ouest de la Grèce. Ayant reconstitué l’Empire bulgare, il se proclame basileus en 997, avec la cité macédonienne d’Ohrid pour capitale. Mais Constantinople réagit dès le début du siècle suivant. Après avoir réoccupé la partie orientale, l’empereur Basile II porte le coup fatal à son adversaire en 1014, décimant à ce point l’armée bulgare qu’il en reçoit le surnom de « Bulgaroctone [2] ». Quatre ans plus tard, la frontière de l’Empire byzantin est à nouveau fixée sur le Danube : le sud de l’ancien Etat bulgare devient province byzantine, tandis que le nord est partagé entre les Magyars, les Petchenègues et les Turcs Kiptchak. Quant aux Valaques, qui avaient résisté aux côtés des Bulgares et des Serbes, ils se réfugient dans la chaîne épirote du Pinde, en Macédoine-Occidentale, en Thessalie et au nord du Danube. Les nobles bulgares et valaques sont autorisés à garder leurs privilèges, à condition de jouer les supplétifs des Byzantins.
A l’ouest, plusieurs soulèvements ont conduit à l’émancipation de la Dioclée, dans les années 1040, sous le nom de principauté de Zeta, avec la ville de Skadar (Shkodër) pour capitale. Après avoir chassé les troupes byzantines de Rascie, son knez (prince) confie ce territoire à deux princes serbes, dont l’un remporte plusieurs victoires sur les armées impériales au tournant des XIème et XIIème siècles et s’agrandit vers le sud.
Lorsque la dynastie – dite macédonienne – s’éteint en 1057, après quasiment deux siècles de pouvoir, Constantinople a reconstitué une large partie de son territoire. L’Empire domine tous les Balkans, mais aussi l’intégralité de l’Asie Mineure (y compris les marges arméniennes d’Ani et syrienne d’Edesse), le sud de l’Italie (y compris une frange de la Sicile) et le sud de la Crimée, ainsi que Chypre (où le co-dominion a pris fin en 965). Ses succès militaires s’accompagnent d’une prospérité économique et d’une renaissance culturelle que lui confère sa position de carrefour entre l’Europe et l’Asie. En revanche, il n’a pu éviter que les crises religieuses qui le secouaient depuis des lustres (cf. Les églises chrétiennes d’Orient) ne débouchent, en 1054, sur la rupture définitive entre le patriarcat de Constantinople et la papauté. Ce « Grand schisme » fait basculer les Balkaniques dans deux camps antagonistes : la majorité, Serbes et Bulgares compris, a choisi l’obédience de Constantinople, tandis que les populations occidentales (Slovènes, Croates et Albanais du littoral) restaient fidèles à Rome.
Ce divorce religieux décuple aussi l’appétit des Normands d’Italie qui, liés au pape, mènent des raids sur l’Epire et la Thessalie. Pour les contrer, l’Empire d’Orient doit faire appel à la puissance navale des Vénitiens, théoriquement ses vassaux mais dont le doge est devenu duc de Dalmatie, après avoir éliminé les pirates slaves de Paganie au début du XIe. Menacé de toutes parts l’Empire enregistre deux revers majeurs en 1071. A l’est, son armée est battue à Manzikert, au nord du lac de Van, par les Seldjoukides, victoire qui ouvre à ces Turcomans les portes de l’Anatolie. A l’ouest, les Normands expulsent les Byzantins d’Italie méridionale. Vingt ans plus tard, l’émir seldjoukide de Smyrne lance à l’assaut de Constantinople les Petchenègues qui, depuis qu’ils ont été évincés de Russie dans les années 1060, multiplient les raids dans l’est des Balkans. Alliés aux Bulgares, ils ont notamment vaincu d’autres turcophones installés dans la région de Varna, après avoir eux-aussi été chassés de Russie : les Oghouz. Par ricochet, ces derniers vont devenir mercenaires des Byzantins et se convertir au christianisme. Mais les auxiliaires les plus précieux de la dynastie des Comnène, désormais au pouvoir à Constantinople, vont être d’autres nomades turcs, se livrant au pillage ou au mercenariat dans toute la zone comprise entre la steppe pontique et les Carpates : les Kiptchak (ou Coumans). Grâce à leur aide, l’armée byzantine inflige une sévère défaite aux Petchenègues à Lebounion dans la basse vallée de la Maritsa, à l’ouest de Constantinople. Réfugiés dans les steppes ukraino-russes, les survivants lancent une nouvelle offensive en 1122 ; mais ils sont quasi-anéantis en Thrace et disparaissent de l’histoire, assimilés par les Magyars, les Bulgares ou les Coumans.
[1] Les Byzantins ont repris Chypre, ainsi que plusieurs territoires d’Asie Mineure, du Caucase et de Syrie que leur avaient pris les Arabes, les Turcs ou les Tulunides d’Egypte (cf. ces différentes régions).
[2] 99 % des 15 000 prisonniers bulgares ont les yeux crevés et les mains coupées.
L’heure des indépendances régionales
A la fin du XIème, l’assassinat du roi de Croatie provoque l’intervention de la Hongrie, à la demande de la veuve du défunt : un arrangement avec les tribus locales aboutit en 1102 à un accord qui lie les couronnes croate et hongroise par une union personnelle, tout en préservant l’autonomie des institutions croates [1]. C’est également en se rangeant du côté de la Hongrie, contre Constantinople, que la Rascie est parvenue à garder une certaine indépendance et même à s’étendre à l’est, dans la vallée de la Toplica, et dans le nord de l’Albanie. Au faîte de sa puissance, la Rascie englobe la totalité du Monténégro actuel, une partie du Kosovo, ainsi que la Zachloumie et toute la côte croate jusqu’à Salone, l’ancienne capitale dalmate proche de Split. Seule Raguse (la future Dubrovnik fondée au VIème) reste une ville libre, payant tribut aux souverains serbes en échange de son autonomie politique. Les succès de l’empereur Manuel Ier Comnène sur les Hongrois entraînent toutefois un nouveau passage de la Rascie sous la tutelle des Byzantins qui y nomment à leur guise les féodaux serbes. C’est le cas de Stefan Nemanja, promu en Rascie orientale, mais qui s’émancipe dans la décennie 1180, se proclame « grand joupan » et annexe la Dalmatie et la Dioclée. Ainsi nait le royaume de Serbie où l’un des fils de Stefan, le futur saint Sava, obtient la création d’une Église autocéphale serbe au début du XIIIème.
C’est également dans les années 1180 qu’accède à l’indépendance le banat de Bosnie, créé au milieu du XIIème par les Hongrois [2] mais rapidement devenu vassal de Constantinople. Indépendance de courte durée car la protection que le ban Kulin accorde aux « hérétiques » bogomiles indispose les diverses Églises officielles. La Hongrie catholique y met bon ordre en envahissant la Bosnie en 1203, ne laissant à ses habitants que le choix entre la mort ou le retour à leur ancienne religion. Dans la décennie 1090 nait aussi le premier État albanais – la Principauté d’Arbëria, qui se maintient jusqu’à la moitié du siècle suivant – tandis que les Normands établissent le Comté palatin de Céphalonie et Zante dans les îles Ioniennes. A l’autre extrémité des Balkans, deux frères valaques, les Deleanu, soulèvent la Bulgarie en 1185 et fondent le Royaume des Bulgares et des Valaques : depuis sa capitale centrale de Tarnovo, ce « second Empire bulgare » s’étend du nord de la Grèce et de l’est de la Serbie jusqu’aux bouches du Danube.
L’Empire byzantin se trouve finalement réduit à la Grèce et aux côtes de la péninsule des Balkans et de l’Anatolie. Confronté à la menace croissante des Seldjoukides, l’empereur Alexis 1er sollicite alors l’aide des souverains d’Europe occidentale ; son appel est entendu par le pape Urbain II qui lance une croisade de reconquête de la « Terre sainte » de Palestine, passée aux mains des musulmans. Mais les troupes croisées refusent de se placer sous le commandement de Constantinople et fondent leurs propres États au Proche-Orient, non sans avoir pillé au préalable les territoires byzantins qu’elles ont traversés. En 1191, le roi anglais Richard Cœur de Lion débarque à Chypre [3], qui est ensuite vendue à un de ses vassaux poitevins, Guy de Lusignan, roi déchu de Jérusalem. L’île chypriote accède au statut de royaume en 1197, sous la suzeraineté de l’Empereur germanique.
Le pire survient au début du XIIIème siècle : Venise utilise à ses fins la quatrième croisade, d’abord pour piller Zara (l’actuelle Zadar), qui faisait de l’ombre à son commerce [4], puis pour saccager Constantinople en 1204. Dissous, l’Empire byzantin est remplacé par un « Empire latin » dont dépendent quatre autres Etats catholiques (royaume de Thessalie, duché d’Athènes et de Thèbes, principauté d’Achaïe ou de Morée et duché de Naxos dans une partie des Cyclades), tandis que les Vénitiens s’emparent de plusieurs territoires : Raguse [5], l’Eubée, la Crète et Rhodes, ainsi que des établissements en Crimée et dans les îles ioniennes… Les Grecs ne conservent que le despotat d’Epire, ainsi que l’Empire de Nicée en Asie Mineure, à l’est de Constantinople ; s’y ajoute l’Empire de Trébizonde, fondé sur les rives sud-est de la mer Noire par les descendants d’un empereur Comnène, assassiné à la fin du XIIème, et qui se sont placés sous la protection de la reine de Géorgie.
De la Serbie à la Moldavie, le reste des Balkans connait le même sort que le Moyen-Orient, le Caucase et la Russie de l’époque : en 1242, il est saccagé par des hordes mongoles qui s’établissent finalement dans les steppes russes. C’est dans leur sillage que seraient arrivés les Roms, populations ayant fui leur condition précaire dans le nord de l’Inde pour se mettre au service des Turco-Mongols, comme charretiers, éleveurs de chevaux ou éclaireurs. Les invasions mongoles provoquent également l’installation en Moldavie des Iasses (des Alains ayant fui le Caucase[6]) et la fuite des Coumans vers la Hongrie où leur khan, bien qu’invité par le roi, est assassiné par des barons locaux. Les vaincus se vengent en ravageant le pays, avant de s’enfuir en Bulgarie.
[1] Le pouvoir est exercé par un ban nommé par les Hongrois, puis par deux bans (Dalmatie et Slavonie) en 1225, puis à nouveau par un seul à la fin du XVème.
[2] Les banats sont des « marches » du royaume.
[3] C’est à cette époque que Nicosie devient la capitale chypriote.
[4] Devenue capitale d’un duché autonome au IXème, Zara était disputée depuis entre Vénitiens et Hongrois.
[5] Raguse passe en 1358 aux Hongrois mais, refusant leur autorité, elle se rend indépendante au début du XVème, puis se place sous la protection des Ottomans en leur versant tribut.
[6] Les Asses ont laissé leur nom à Iasi, principale ville de la Moldavie roumaine.
De la renaissance à la chute définitive des Byzantins
En Grèce, l’Empire byzantin renait sous la houlette de l’empereur de Nicée. Tout en résistant à la pression des Seldjoukides de Konya, Michel VIII Paléologue met à profit les revers que les Croisés connaissent en « Terre sainte » (cf. Proche-Orient) pour battre les Bulgares, reconquérir l’Epire et s’emparer finalement de Constantinople en 1261. L’empereur latin ayant abandonné ses droits à Charles d’Anjou, roi de Naples et de Sicile, celui-ci débarque onze ans plus tard pour faire valoir ses revendications et prendre la tête d’un royaume d’Albanie. Mais, affaiblis par leur expulsion de Sicile, les Angevins doivent renoncer à leur projet d’une reconquête plus poussée. Quant aux Vénitiens, ils voient leurs prétentions freinées par l’accord de défense maritime que l’Empire d’Orient a passé avec les Génois : ennemis jurés de Venise, ceux-ci héritent de comptoirs en Crimée et d’îles au large de l’Asie Mineure (Lesbos, Chios, Samos). L’Empereur attribue également un fief à ses turbulents auxiliaires Oghouz, dans la région de la Dobroudja (dont le nom provient d’un de leurs chefs) : à la fin du XIIIème, ils y établissent l’Etat de la tribu des Kay-Ka’us (ou Gagaouzes, « Oghouz bleus ou célestes » par glissement sémantique).
A Chypre, une révolte seigneuriale s’est débarrassée de la tutelle germanique : devenue pleinement indépendante (en 1247), l’île se transforme en tête de pont des chrétiens au Proche-Orient, à partir de leur éviction de Palestine en 1291. C’est dans ce cadre que la dynastie régnante des Lusignan octroie le port de Limassol à l’Ordre hospitalier de Saint-Jean et qu’elle hérite, en 1342, du royaume de Petite-Arménie, jusqu’à sa disparition à la fin du XIVème (cf. L’Anatolie historique). En mer Egée, Constantinople recule : au tournant des XIIIème et XIVème, les côtes orientales passent aux mains de l’émirat que la tribu turcomane des Osmanlis a fondé au sud de Nicée. Dans les premières années du XIVème, Constantinople doit aussi laisser les Hospitaliers s’installer à Rhodes (qui avait connu une quarantaine d’années d’indépendance dans la première moitié du XIIIème) et abandonner le duché d’Athènes à des mercenaires catalans qu’elle avait licenciés.
En Bulgarie, le passage des Mongols a laissé un pays à ce point exsangue que, entre la fin du XIIIème et le milieu du XIVème, il se fragmente en plusieurs Etats bulgares, valaques ou multiethniques tels que les tsarats de Tarnovo et de Vidin et les despotats de Macédoine et de Dobrogée (autour de Varna). Dans la décennie 1320, un seigneur d’origine coumane en profite pour unifier la région située entre les Alpes de Transylvanie et l’embouchure du Danube, région qui était jusqu’alors soumise à la domination partagée des Bulgaro-Valaques et des Hongrois. Basarab 1er réunit les canesats (communautés de paysans et de bergers) et les voïvodats locaux (équivalents d’un duché ou d’une principauté) dans une principauté unique de Valachie, avec un « V » majuscule. En 1328, à la suite d’une victoire sur les Tatars de Crimée, il l’étend à la région littorale de la mer Noire située au nord des bouches du Danube, zone qui va prendre le nom de Bessarabie. Deux ans plus tard, Basarab défait l’armée hongroise, partie à la reconquête de ses territoires perdus : le roi de Hongrie doit reconnaître l’indépendance de facto de son ancien vassal qui, en 1388, s’agrandit du despotat de Dobrogée[1].
Une situation analogue se produit dans la région voisine de Moldavie, habitée par une population slavo-valaque sédentaire que les Russes dénomment « Volochovènes ». Dès la fin de la décennie 1270, certains de leurs voïvodes se sont émancipés de la principauté voisine de Galicie-Volhynie, qui les aidait à se défendre contre les raids mongols et tatars. Mais le roi de Hongrie met rapidement fin à ce mouvement d’émancipation et vassalise les différents duchés, jusqu’à la révolte d’un voïvode de la région de Maramures ou Marmatie (aujourd’hui à cheval entre la Transylvanie roumaine et la Ruthénie subcarpatique d’Ukraine) : opposé à la suzeraineté hongroise, Bogdan 1er le Fondateur devient en 1359 le souverain d’une fédération qui s’étend des Carpates jusqu’au Dniestr et aux bouches danubiennes. D’abord appelée Bogdania (ou Bogdano-Valachie), elle a pour capitale la ville de Baia. Les tentatives de reconquête hongroise, en 1364-1365, ne s’avèrant pas plus concluantes qu’en Valachie voisine, le jeune Etat parvient à conserver son indépendance sous le nom de principauté de Moldavie. Elle prospère grâce aux ressources que lui procure le passage de la route commerciale reliant l’Europe du Nord aux bords du Danube, le long de la rivière Siret. Une vingtaine d’années plus tard, elle choisit de se placer sous la suzeraineté de la Pologne, afin d’échapper à la pression continue des Tatars.
De son côté, le royaume serbe de la dynastie Nemanjic a profité de la dissolution du royaume bulgaro-valaque pour s’étendre à son détriment. Il s’étend aussi aux dépens des Angevins (auxquels il reprend l’Albanie), des Byzantins et de la Zeta, en particulier sous le règne de Stefan Dušan qui se fait couronner « Empereur des Serbes et des Grecs », en 1346 à Skopje ; couvrant tout le centre des Balkans et le nord de la Grèce, l’Empire serbe s’étend du Danube à l’Adriatique et à la mer Égée. Mais il ne résiste pas longtemps à la disparition de son fondateur, moins de dix ans plus tard, et éclate en une vingtaine de principautés, notamment albanaises en Albanie et en Epire. La plus puissante d’entre elles est le despotat de Serbie au nord, dans la région de Belgrade. La disparition de l’Etat des Nemanjic fait l’affaire de la Zeta qui retrouve son indépendance pour une soixantaine d’années[2] ; elle arrange aussi le royaume de Bosnie, proclamé en 1377 après que le banat s’est émancipé de la tutelle hungaro-croate : son roi Tvrtko Ier peut ainsi étendre ses possessions vers l’est.
Mais, en à peine plus d’un siècle, tous ces royaumes vont s’effondrer devant la puissance croissante de l’émirat des Osmanlis. En 1354, ces Ottomans franchissent le détroit des Dardanelles et débarquent à Gallipoli. En 1365, ils déplacent leur capitale de Brousse à Andrinople et, à la fin du siècle, commencent à assiéger Constantinople ; le domaine byzantin ne se résume plus alors qu’aux régions environnant sa capitale et au despotat de Morée, Etat vassal fondé quelques années plus tôt sur les décombres de l’ancienne principauté latine d’Achaïe, autour de la cité médiévale de Mistra.
[1] Au fur et à mesure de l’expansion, la capitale valaque descend des Carpates vers la plaine danubienne, le long de la route reliant l’Europe centrale à Constantinople : elle passe de Câmpulung en 1330 à Curtea de Argeș, puis à Târgoviște en 1396.
[2] La Zeta passe ensuite, dans les années 1420, sous la coupe du despotat serbe.
Deux siècles de conquête ottomane
Entre la décennie 1360 et la fin du siècle, la Thrace, la Macédoine, le royaume des Gagaouzes, les principautés rivales de Serbie et d’Albanie, ainsi que les tsarats bulgares, tombent entre les mains des Ottomans. En Serbie, les princes qui essayaient de résister avec l’appui des Hongrois sont battus en 1389 sur « le champ des merles » de Kosovo Polje. Tvrtko Ier saisit l’occasion pour se proclamer « roi de Serbie, Bosnie, Croatie et du littoral », mais meurt peu après et son royaume se désagrège. Un seigneur du « pays du Hum », dans le sud, en profite pour s’émanciper et recevoir le titre de duc (herceg), ce qui vaut à ces anciennes terres de Zachloumie d’être désormais connues sous le nom d’Herzégovine (terres du duc). En Bulgarie, la croisade franco-hongroise constituée pour refouler les envahisseurs est défaite à Nicopolis, sur la rive sud du Danube[1].
L’expansion des Ottomans s’arrête toutefois quelques années, freinée par les revers que Tamerlan leur inflige au Moyen-Orient. Un seigneur albanais, Skanderbeg, en profite : officier des Turcs, il se révolte contre ses maîtres en 1444 et proclame l’indépendance du nord de l’Albanie, indépendance qui s’achève avec sa mort à la fin de la décennie 1460. Les Ottomans, qui ont repris leur progression après la disparition du conquérant turco-mongol, reprennent tout le pays, y compris « l’Albanie vénitienne », entraînant la fuite de nombreux habitants vers l’Italie méridionale. En 1453, Constantinople finit par tomber et l’Empire byzantin avec elle[2]. La ville de Constantin devient la capitale de la nouvelle puissance qui s’empare les années suivantes d’Athènes, de l’Eubée et des despotats de Morée et d’Epire[3]. Dernier État serbe, le despotat de Serbie tombe en 1459 et ce qui restait du royaume de Bosnie quatre ans plus tard. Malgré ses bonnes relations avec l’envahisseur, l’Herzégovine chute en 1465. En Bosnie septentrionale, le roi de Hongrie réussit à organiser deux banats, mais eux aussi succombent aux attaques turques. Une dizaine d’années plus tard, en 1493, ce sont les Croates qui doivent céder des territoires orientaux, après avoir été battus. La république de Raguse parvient à conserver son indépendance, mais c’est en versant un fort tribut aux Ottomans. En revanche, la Dalmatie demeure aux mains de Venise, de même que les bouches de Kotor[4] : c’est par cette région difficile d’accès que passeront les armes des voïniks (guerriers) monténégrins qui se battront contre les Ottomans. Monténégro (« montagne noire ») est le nom que les Vénitiens donnent à la Zeta : bien qu’officiellement soumise par les Ottomans en 1479, alors qu’elle avait retrouvé son indépendance une vingtaine d’années plus tôt, elle bénéficie en réalité d’une large autonomie, grâce à son relief : sous le nom de principauté de Cetinje, elle s’est en effet repliée autour de la ville éponyme, située au pied du mont Lovćen. En 1516, la principauté se dote d’un statut en vertu duquel l’évêque de la ville en est aussi le prince.
Comme Raguse, les principautés de Valachie et de Moldavie conservent leur indépendance, en échange du tribut qu’elles doivent verser aux Ottomans. Redevenue indépendante de la Pologne au début du XVème, en lui cédant la Pocutie (au sud de la Galicie), la Moldavie a récupéré la Bessarabie valaque en 1418, puis a atteint sa puissance et son expansion maximales sous le long règne d’Etienne III le Grand, dans la seconde moitié du XVème. La chute de Constantinople y a conduit un grand nombre de chrétiens, de sorte que la principauté est devenue un haut lieu de l’orthodoxie, avec l’érection d’une quarantaine de monastères en style byzantin, recouverts de fresques polychromes. Le souverain a par ailleurs levé une armée de boyards (féodaux) et de paysans libres qui, en une trentaine de batailles, tiennent tête aux envahisseurs ottomans, mais aussi polonais, hongrois ou tatars. Pourtant, dans les années 1480, Ștefan cel Mare doit se résoudre à verser de l’or aux Turcs ; il leur cède aussi quatre des cinq ports sur la mer Noire et les bouches du Danube que son voisin valaque lui avait cédés une soixantaine d’années plus tôt (en même temps que la Bessarabie). La Valachie, devenue Țara Rumânească (« pays roumain »), n’a pas résisté aussi longtemps que la Moldavie : hésitant entre des alliances avec la Pologne ou la Hongrie, elle a finalement accepté dès 1415 la suzeraineté des Ottomans qui, la décennie suivante, s’emparent de la Dobrogée.
Au milieu du XVème, le prince valaque Vlad III refuse de payer tribut : ayant fait empaler les envoyés du souverain ottoman[5], il ravage la Dobroudja, avant de subir la répression turque. Une vingtaine d’années plus tard, c’est le grand-prince de Moldavie qui se révolte. Mais le sultan Bayezid II reprend les ports de Moldavie et impose une nouvelle vassalité au rebelle (1503). Quand le voïvode moldave refuse à nouveau de payer son tribut, une trentaine d’années plus tard, les Ottomans le remplacent et conquièrent les bouches du Danube et la Bessarabie (qu’ils renomment Boudjak). La Moldavie et la Valachie se retrouvent coupées de la mer et, si elles conservent leur indépendance, c’est sous étroite surveillance : la « Sublime Porte[6] » veille attentivement à la nomination des hospodars (dirigeants) qu’elle choisit de plus en plus dans la communauté phanariote, du nom d’un quartier hellénisé aisé de Constantinople[7].
En Méditerranée orientale, les Lusignan de Chypre se sont débarrassés de la menace des Génois (qui ont pris Famagouste en 1374) et des Mamelouks égyptiens en nouant une alliance matrimoniale avec Venise en 1464. Vingt-cinq ans plus tard, à la disparition de la dynastie régnante, l’île devient colonie vénitienne.
Après avoir fait du Danube la frontière de leur Empire, les Ottomans poursuivent leur expansion. Après un premier échec au milieu du XVème devant Belgrade, sauvée par le voïvode de Transylvanie, leurs troupes s’en emparent en 1521. Cinq ans plus tard, mettant à profit les divisions qui opposent la petite noblesse de Hongrie à l’empereur d’Autriche, elles infligent une défaite majeure aux Hongrois à Mohacs. Les Turcs s’emparent du centre du pays, de la Slavonie croate et du Banat de Severin (dans le sud-ouest de l’actuelle Roumanie), s’adjugeant ainsi les zones les plus fertiles. La partie occidentale, jusqu’à l’Istrie, passe dans le domaine des Habsbourg d’Autriche, tandis que la Transylvanie devient de facto indépendante. En Méditerranée, les Turcs chassent les Hospitaliers de Rhodes (1522) et de l’archipel voisin du Dodécanèse[8], avant de placer sous leur tutelle le duché de Naxos. Ils s’emparent aussi de Chypre (1571) où ils implantent des milliers de nomades turcophones d’Anatolie et suppriment le servage en vigueur. Chassés de l’île, les Vénitiens parviennent en revanche à conserver les îles ioniennes, à rester en Crète jusqu’à la seconde moitié du XVIIème et même à reprendre brièvement la Morée (Péloponnèse) à la fin du même siècle.
Durant la longue domination que les Ottomans vont exercer dans les Balkans – rebaptisés Roumélie, « pays des Romains » – une partie de la population choisit de se convertir à l’islam pour ne plus payer le haraç (la double imposition des non-musulmans) et pour échapper au devchirmé (l’enlèvement des garçons pour en faire des soldats janissaires) : c’est le cas de certains Slaves (Bosniaques de langue serbo-croate et « Pomaks » de langue bulgare au sud-ouest de la Bulgarie), d’un petit groupe de Valaques (les Moglénites), de la grande majorité des Albanais et d’une partie des Grecs les plus pauvres de Chypre : ils quittent ainsi le millet (groupe confessionnel) des « Roumis » chrétiens, pour celui des Osmanli, sujets de plein-droit du sultan. L’Empire ottoman, Constantinople et Salonique en tête, devient par ailleurs le refuge des Juifs, tant sépharades, soumis à l’Inquisition puis expulsés d’Espagne au XVème siècle, qu’ashkénazes, victimes des pogroms des Cosaques sur les marges occidentales de l’Empire russe.
En 1594, une nouvelle rébellion survient dans les principautés danubiennes : elle est l’œuvre du nouveau prince de Valachie qui écrase les Ottomans, grâce à l’appui que lui apportent l’Empire d’Autriche et la Pologne. Enhardi par son succès, Michel le Brave se rend maître de la Transylvanie en 1599, puis de la Moldavie l’année suivante : pour la première fois de leur histoire, les entités roumaines se retrouvent unies, même si chacune conserve ses institutions. Cette unité est de toute façon éphémère : ayant indisposé ses parrains autrichiens et polonais, en évinçant leurs protégés de Transylvanie et de Moldavie, le souverain est chassé du pouvoir en 1600 et assassiné l’année suivante. En 1606, à l’issue d’une révolte antiautrichienne soutenue par les Turcs, les Ottomans récupèrent leur suzeraineté sur les trois principautés, en perdant quelques territoires hongrois au passage.
[1] Une autre coalition, hungaro-polonaise, sera défaite en 1444 à Varna.
[2] Resté autonome de fait depuis 1204, l’Empire de Trébizonde tombe en 1461.
[3] L’Epire du nord albanaise est conquise au début du XVème et celle sous influence italienne dans la seconde moitié du siècle.
[4] Révoltée contre la Serbie avec l’aide de Raguse, Kotor (Cattaro) ne fut soumise qu’en 1184, tout en conservant ses institutions républicaines. Sa prospérité commerciale en fait une proie pour les Vénitiens qui la prennent aux Hongrois en 1420, après la chute de la Serbie.
[5] Il y gagne le surnom « d’empaleur » et servira de modèle au légendaire Dracula.
[6] Le nom diplomatique de l’Empire ottoman, en référence à la porte d’honneur monumentale du grand vizirat de Constantinople.
[7] Constantinople ne prendra le nom d’Istanbul qu’en 1930. Jusqu’à cette époque, « Stamboul » ne désignait que la Vieille Ville (la péninsule historique).
[8] Littéralement « douze îles », en réalité plus de cent soixante, au sud de la mer Egée.
Craquements ottomans, indépendance grecque et autonomie serbe
L’échec des Ottomans devant Vienne, en 1683, marque un tournant. Devenus les « remparts de l’Occident chrétien », les Autrichiens s’emparent de Belgrade cinq ans plus tard. Malgré plusieurs contre-offensives victorieuses, les Turcs doivent signer les traités de Karlowitz (1699), puis de Passarowitz (1718) qui les contraignent à rendre plusieurs territoires à l’Autriche-Hongrie, dont le Banat et les régions voisines de Batchka et de Sirmie (dans la plaine pannonienne), ainsi que la Croatie, la Slavonie et la Serbie (toutefois reprise en 1737). Alliée des Autrichiens, Venise récupère les arrière-pays de Zadar et Split. Ces conflits ont entraîné des déplacements de population qui ne seront pas sans conséquence à la fin du XXème siècle : des Albanais se sont en effet implantés dans un Kosovo déserté par les Serbes, lesquels sont allés peupler les régions frontalières de la Hongrie (future Voïvodine) ou bien les « confins militaires » instaurés par l’Empire austro-hongrois, en Croatie du sud et en Slavonie centrale (Krajina). En terres albanaises, les gouverneurs ottomans – des pachas le plus souvent autochtones – établissent des fiefs qui se livrent des guerres fratricides et en arrivent à menacer la puissance de leurs maîtres. Le plus puissant d’entre eux, Ali Pacha, tente même de faire assassiner le sultan, ce qui vaut à son pachalik de Ioannina (en Epire) d’être dissous en 1822, de même que celui de Skhodra la décennie suivante.
A l’est, une nouvelle donne est introduite par la Russie. Fort du statut de « nouvelle Rome » que s’est attribuée Moscou, le tsar se fait le champion des populations chrétiennes – et largement slaves – soumises par les Ottomans. Le déclenchement d’une guerre par les Turcs, en 1768, conduit l’armée tsariste dans les principautés danubiennes et en Bulgarie. Deux ans plus tard, la flotte russe intervient en Morée pour soutenir une révolte grecque (réprimée par des Albanais agissant pour le compte des Ottomans) et défait son homologue turque près de Chios, en mer Egée. En 1774, Constantinople se voit contrainte de signer un traité qui reconnait à l’Empire russe un statut de protecteur des orthodoxes vivant en territoire ottoman. L’affaiblissement de la « Sublime Porte » est également mis à profit par l’Autriche, dont la suprématie dans le monde allemand est contestée par la puissance montante qu’est la Prusse : c’est dans ce contexte que les Autrichiens s’emparent de la Bukovine, province la plus septentrionale de la Moldavie, située à la frontière de la Galicie polonaise devenue autrichienne.
Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, c’est sur les côtes occidentales que la situation évolue. Les guerres menées en Italie par le général français Bonaparte ayant provoqué l’effondrement de Venise, l’Autriche en profite pour annexer l’Istrie, la Dalmatie et la république de Raguse, avant que la France napoléonienne ne s’en empare pour en faire ses Provinces illyriennes, avec Ljubljana pour capitale. Après la destitution de l’empereur français, elles reviennent dans le giron autrichien. Les îles ioniennes, y compris Corfou, passent quant à elles sous le protectorat des Britanniques, qui les ont conquises entre 1809 et 1814 : elles forment une République des sept îles qui devient Etats-Unis des îles ioniennes après le Congrès de Vienne. La forte domination qu’y exercent les Anglais y entraîne la naissance d’un courant nationaliste et social, inspiré des idéaux de la Révolution française.
Diffusées par des sociétés secrètes telles que la Filikí Etería (Hétairie des amis, fondée en 1814 à Odessa), ces idées encouragent les « Roumis » de l’Empire ottoman à faire valoir leurs droits politiques et culturels. Dès 1804, une insurrection de rebelles (hadjuks) a éclaté dans les forêts de la Sumadija (Serbie centrale), sous la conduite de Georges Petrovic, dit Karageorge (« Georges le noir »). Mais elle est sévèrement réprimée, comme celle qui suit en 1813. Deux ans plus tard, une nouvelle révolte est déclenchée dans la même région par un autre éleveur de porcs, Milos Obrenovic.
Plus au sud, une nouvelle poussée de fièvre en Morée conduit les nationalistes grecs à proclamer la république en 1822, à constituer un gouvernement provisoire et à s’emparer d’Athènes. Grâce à la flotte du pacha d’Egypte, Méhémet Ali, l’Empire ottoman reprend toutes les positions perdues, entre 1825 et 1827, mais trois puissances européennes, la Russie, la France et l’Angleterre (très liée avec les armateurs grecs) finissent par répondre aux demandes d’aide grecques ; en octobre 1827, la flotte turque est détruite au large de la Morée. L’année suivante, le tsar déclare la guerre au sultan et les Français occupent la Morée. Le traité signé en 1829, à Andrinople, instaure une principauté grecque autonome qui devient indépendante en février 1830 : le royaume de Grèce comprend la Morée, les Cyclades, l’Eubée, Athènes et les régions du nord du golfe de Corinthe. Malgré sa participation à la guerre d’indépendance, l’île de Samos – voisine immédiate des côtes turques – n’est pas incorporée au nouvel Etat. En compensation, l’Empire ottoman lui octroie, en 1834, un statut de principauté autonome.
Constantinople doit également reconnaître l’autonomie de la Serbie – en échange du versement d’un tribut – et lui accorder des territoires au sud. A la différence de ce qui va se produire dans les Etats voisins – où seront nommés des princes étrangers – le titre de prince vassal du sultan est accordé à Milos Obrenovic : il est le premier dépositaire d’un pouvoir qui, durant plus de sept décennies, va passer des mains des Obrenovic à celles des Karagjorgjevic, au prix de multiples dépositions et assassinats. Le traité d’Andrinople modifie également le statut des principautés danubiennes : désormais gouvernées par des princes élus à vie, placés sous le contrôle de consuls du tsar, la Valachie et la Moldavie occidentale deviennent de facto des protectorats de l’Empire tsariste. La Moldavie orientale (entre le Dniestr et le Prut) et le Boudjak sont déjà sous contrôle russe : Saint-Pétersbourg les a purement et simplement conquis en 1812, après six ans de guerre russo-turque, et leur a donné le nom générique de Bessarabie[1]. Cette évolution territoriale s’accompagne d’un échange de population, de part et d’autre des bouches du Danube : des orthodoxes, Bulgares et Gagaouzes, quittent la Bulgarie – demeurée ottomane – pour aller cultiver les terres du Boudjak ; en sens inverse, des musulmans, Turcs et Tatars[2], sont installés en Dobrogée.
[1] Après avoir qualifié la Valachie médiévale, puis uniquement le littoral de la mer Noire, le terme de Bessarabie désigne donc la partie orientale de toute la principauté de Moldavie.
[2] D’autres Tatars suivront le même chemin, après la fin de la guerre de Crimée en 1856.
Renaissance bulgare et naissance roumaine
En 1848, les Balkans n’échappent pas au « printemps des peuples » qui embrase une large partie de l’Europe. Des troubles éclatent à Iasi, puis à Bucarest et en Transylvanie, où les notables, le clergé et les paysans roumains réclament diverses libertés, ainsi que l’organisation d’une « nation » roumaine. En guise de réponse, la région, jusqu’alors largement autonome, est incorporée à la Hongrie. Les troubles qui en résultent, dans tous les pays roumains, provoquent une intervention de la Russie, à laquelle les Ottomans déclarent la guerre. Cette fois, les Anglais et les Français se rangent du côté des Turcs et portent le conflit en Crimée (cf. « Russie » historique). Vaincu, l’Empire tsariste doit rendre les bouches du Danube à Constantinople et le littoral méridional de la Bessarabie à la principauté de Moldavie. Le statut des principautés danubiennes est renvoyé à une conférence nationale, mais les assemblées de Valachie et de Moldavie prennent les devants : en 1859, elles élisent à leur tête le même prince, Alexandre Ion Cuza, prélude à une fusion qui intervient officiellement sept ans plus tard. L’union de la Valachie et de la Moldavie donne naissance au Royaume de Roumanie, dont la capitale est établie dans la ville commerciale de Bucarest, qui était celle de la Valachie depuis la fin du XVIIe. Cuza ayant été déposé, le trône échoit à un prince allemand, Charles de Hohenzollern, placé sous la suzeraineté théorique du sultan.
L’année 1848 a également été agitée en Hongrie, avec le déclenchement d’une révolte contre l’impérialisme des Autrichiens. Dans l’espoir de gagner en autonomie, les Croates se rangent derrière ces derniers, mais leurs attentes sont déçues. Dans le compromis austro-hongrois qui est finalement élaboré en 1867 – et qui met fin à l’autonomie de la Transylvanie – la Croatie est toujours divisée en deux : la plus grande partie, Slavonie comprise, est intégrée à la Transleithanie hongroise sans accès à la mer (le port de Fiume, Rijeka, étant directement rattaché à Budapest), tandis que l’Istrie et la Dalmatie font partie de la Cisleithanie autrichienne. Toutefois, en évoquant l’union personnelle établie en 1102, les Croates obtiennent la reconnaissance d’une autonomie relative dès l’année suivante.
En 1875, des paysans se révoltent en Herzégovine, bientôt suivis par les populations chrétiennes de Bosnie et du Monténégro où, depuis 1851, la fonction de prince a été dissociée de celle d’évêque de Cetinje. La situation conduit la Serbie et le Monténégro à déclarer la guerre à la Turquie en 1876, année où la Bulgarie se révolte à son tour. Les massacres commis par les mercenaires ottomans, les bachibouzouks, sont tels que les Russes interviennent ; ils reçoivent l’appui de la jeune Roumanie qui voit là l’occasion de s’émanciper une fois pour toutes de la tutelle ottomane. Acculée à Constantinople, la Sublime Porte doit signer le traité international de Berlin (juillet 1878) qui modifie profondément la géographie régionale. Bien qu’ayant été leurs alliés, les Roumains doivent restituer aux Russes le sud de la Bessarabie ; en échange, ils reçoivent les deux tiers de la Dobrogée ottomane, ce qui leur permet de conserver un accès à la mer. Surtout, leur indépendance totale est formellement reconnue par le sultan, au même titre que celles de la Serbie (agrandie de la région de Niš au sud-est) et du Monténégro, qui reçoit des territoires au nord et à l’est, ainsi qu’un accès sur l’Adriatique, à Bar[1]. En revanche, l’administration du sandjak (arrondissement) de Novi Pazar, séparant les deux pays, est confiée à l’Autriche-Hongrie, de même que celle de la Bosnie et de l’Herzégovine, théoriquement pour le compte du sultan. La situation est similaire à Chypre, qui demeure sous la suzeraineté de la Sublime Porte même si, en pratique, l’administration de l’île a été concédée aux Britanniques.
Du côté des Bulgares, la déception est grande puisqu’ils demeurent vassaux des Ottomans, de surcroit au sein d’une principauté dont les dimensions ont été réduites : alors que le traité russo-turc de San Stefano, signé en mars 1878, lui accordait une vaste zone descendant jusqu’à Edirne (Andrinople) et Salonique en incluant Skopje et une large partie de la Macédoine, celui de Berlin réduit le territoire bulgare à Sofia et aux régions situées au nord de la chaîne du Balkan. Par ricochet, l’Empire ottoman conserve la Macédoine, la Thrace, ainsi que la moitié sud-est du pays bulgare, sous la forme d’une province autonome baptisée Roumélie orientale (avec Plovdiv comme ville principale). Les Turcs conservent aussi l’Albanie, l’Epire, le nord de la Grèce et le Kosovo, où nait la Ligue de Prizren, qui entend défendre les droits des Albanais répartis en Serbie, Monténégro et Bulgarie. D’abord soutenue par les Ottomans, elle est finalement écrasée en 1881. Quatre ans plus tard, les Bulgares se révoltent et leur armée envahit la Roumélie orientale. Mécontente de cette expansion, la Serbie déclenche une guerre qui manque de se transformer en désastre pour elle. La réunification des pays bulgares n’est pas davantage appréciée du tsar qui, à la faveur d’un complot, pousse le souverain de la principauté de Bulgarie à abdiquer. Après plusieurs années de troubles, l’Autriche-Hongrie choisit un nouveau prince – de la maison allemande de Saxe-Cobourg – pour diriger le royaume de Bulgarie, étendu jusqu’au bassin de la Maritsa au sud-est. En revanche, il ne parvient pas à obtenir le rattachement de la Thrace et de la Macédoine : les Bulgares décident alors de soutenir l’Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne (ORIM) qui déclenche une insurrection, sévèrement réprimée par les Ottomans en 1903.
[1] Au début des années 1880, le Monténégro hérite aussi de la ville albanaise d’Ulcinj.
Les indépendances d’une guerre à l’autre
La souveraineté de la Bulgarie est formellement reconnue en 1908, année durant laquelle l’Autriche-Hongrie décide unilatéralement de restituer le sandjak de Novi Pazar aux Turcs et d’annexer la Bosnie-Herzégovine. Certains dirigeants viennois caressent alors l’idée de former un Etat associant les Croates et les Bosniaques, afin de faire contrepoids à la Serbie. Affaiblie par sa défaite en Extrême-Orient face au Japon, la Russie est obligée d’accepter le fait accompli, ce qui contraint son allié serbe à en faire autant. Depuis 1903, le royaume de Serbie est dirigé par un Karadjordjevic, Pierre 1er, qui a rétabli la constitution de 1888, supprimée par son prédécesseur Obrenovic : le pays est alors redevenu une monarchie de type parlementaire. Côté turc, un espoir est né de la prise de pouvoir par les Jeunes Turcs, un mouvement né en 1889 dans la ville multiethnique de Monastir (actuelle Bitola en Macédoine) et qui s’inspire de la Révolution française. Mais ces espoirs sont de courte durée car le groupe prend très rapidement une orientation ultranationaliste (cf. Anatolie) qui se traduit, notamment, par l’interdiction de l’alphabet latin en Albanie.
A un contexte politique instable correspondent des frontières régionales qui sont loin d’être stabilisées. La plupart des nouveaux pays indépendants ont des prétentions sur les dernières possessions balkaniques des Ottomans, quand ce n’est pas sur les terres de leurs voisins. C’est ainsi que, en octobre 1912, le Monténégro (principauté devenue royaume en 1910), la Serbie, la Bulgarie et la Grèce déclarent la guerre aux Turcs. A l’issue de cette première balkanique, les alliés se partagent ce que la Sublime Porte possédait encore dans la péninsule. Seule la Thrace orientale (autour de Constantinople et des détroits) demeure turque. Une partie de l’Albanie est par ailleurs reconnue indépendante, en 1913, grâce à l’appui des Austro-Hongrois et des Allemands, désireux de priver la Serbie d’une fenêtre sur l’Adriatique (cf. Albanie). Le nouvel Etat ne réunit pas pour autant toutes les populations de langue albanaise : certaines demeurent en effet en « vieille Serbie » (Kosovo) ou au Monténégro. Quant à la région méridionale de Gjirokastër, elle est propriété grecque.
Plus à l’est, la nouvelle situation ne satisfait pas la Bulgarie. Ayant porté l’essentiel de l’effort de guerre contre les Ottomans, les Bulgares n’acceptent pas que la Macédoine bulgarophone soit aux mains de la Serbie, qui l’a occupée après avoir vaincu les Turcs à Kosovo. La première guerre à peine terminée, Sofia déclenche donc une seconde guerre balkanique contre la Serbie et la Grèce. C’est un fiasco, les Serbes ayant reçu le renfort des Turcs, des Roumains et des Monténégrins. A l’issue du conflit, la Serbie se voit accorder la Macédoine « intérieure » (alors que le sud échoit à la Grèce) et le nord de Novi Pazar (le sud, ainsi que la région kosovare de Peć allant au Monténégro), tandis que les Ottomans récupèrent la Thrace autour d’Edirne et que les Roumains annexent le sud de la Dobrogée, seule partie qui leur échappait encore.
Les plaies de ces guerres à peine refermées, un nouveau foyer de tension apparait en Bosnie, dont l’annexion par l’Autriche n’a jamais été acceptée par les nationalistes serbes. En juin 1914, l’archiduc François-Ferdinand, héritier de la couronne autrichienne, est assassiné à Sarajevo par un jeune Bosno-Serbe, Gavrilo Princip, avec l’aide des services de renseignement de Belgrade. Sans connaître encore cette implication, l’Autriche adresse un ultimatum à la Serbie qui va déboucher sur la première Guerre mondiale, du fait des alliances nouées par les différents belligérants. Alliée de la Triple-Entente (Grande-Bretagne, France et Russie), la Serbie est rejointe par l’Albanie, le Monténégro et la Roumanie en 1916 et par la Grèce en 1917. Face à eux, les Empires centraux (Allemagne et Autriche-Hongrie) reçoivent le renfort de l’Empire ottoman, puis de la Bulgarie en 1915, Sofia en profitant pour s’agrandir des territoires qu’elle revendiquait en Macédoine et en Dobrogée. Mais elle doit les rendre en 1919 et perd de surcroit la Thrace occidentale et son littoral sur la mer Égée (au profit de la Grèce[1]), ainsi que quelques districts frontaliers de la Serbie.
Ceux-ci sont attribués au Royaume des Serbes, Croates et Slovènes que le fils de Pierre 1er, Alexandre, proclame en décembre 1918, après l’incorporation de territoires slaves pris à l’Autriche-Hongrie. Malgré leurs fortes réticences vis-à-vis des Serbes, les Croates ont accepté d’adhérer au nouvel Etat, afin d’échapper aux prétentions italiennes sur la Dalmatie. Les nationalistes de Slovénie l’ont également rejoint, de même que le Monténégro, dont le roi (en fuite) a été démis de ses fonctions. Cette décision est toutefois contestée par une partie de la population monténégrine qui se révolte et mènera une guérilla jusqu’en 1924. Le nouveau royaume doit par ailleurs faire face aux revendications de l’Italie qui réclame un certain nombre de terres autrefois vénitiennes, telles que l’Istrie, Trieste, Fiume (Rijeka) et Zara (Zadar). Les négociations trainant en longueur, le poète nationaliste D’Annunzio et ses miliciens occupent Fiume en 1919, avant d’en être chassés par l’armée italienne. En novembre 1920, le traité de Rapallo accorde finalement à l’Italie la plupart des territoires peuplés de Slovènes et de Croates qu’elle revendiquait, à l’exception des îles dalmates et de Rijeka, où est proclamé l’Etat libre de Fiume ; son gouvernement autonomiste est toutefois renversé par le gouvernement fasciste italien, qui l’annexe en 1924. Quatre ans plus tôt, un référendum a réglé le sort d’une autre région peuplée de Slovènes, la Haute Carinthie (Klagenfurt), qui est rattachée à l’Autriche.
En Méditerranée, Chypre – occupée depuis fin 1914 par les Anglais – devient officiellement une colonie britannique. Mais la façon dont Londres exploite les ressources de l’île, sans mener de politique de développement économique et social en parallèle, attise les sentiments nationalistes et communistes. Le soulèvement (Oktovriana) qui éclate en octobre 1931 est sévèrement réprimé et suivi de plusieurs années de restriction des libertés chypriotes[2].
Pour « geler » les positions arrêtées à la fin de la première Guerre mondiale, un « Pacte balkanique » est noué en 1934 entre la Yougoslavie (qui a succédé au royaume des Serbes, Croates et Slovènes, cf. Serbie), la Grèce, la Roumanie et la République turque, née en 1923 sur les décombres de l’ancien Empire ottoman, avec Ankara comme nouvelle capitale. Les Balkans seront partagés en zones d’influence à l’issue de la deuxième Guerre mondiale et des plans négociés entre les Alliés à Téhéran en 1943, puis à Moscou en octobre 1944 et enfin à Yalta en février 1945 : eu égard au rôle joué par les communistes dans la résistance, la Yougoslavie entrera dans l’orbite de Moscou, mais pas la Grèce qui restera dans la sphère occidentale, au prix d’une guerre civile. La Bulgarie et la Roumanie passeront également sous influence soviétique, bien que les communistes y soient initialement très minoritaires.
A Chypre, l’évêque de Kition (et futur archevêque Makarios III) organise, en janvier 1950, un référendum sur le devenir de l’île. Tenue dans les églises orthodoxes, la consultation donne un résultat sans appel : 96 % des votants se prononcent en faveur de l’Enosis, le rattachement à la Grèce. Londres étant passé ouvre ce résultat, les Chypriotes grecs prennent les armes en 1955, au sein de l’Ethniki Organosis Kyprion Agoniston (EOKA, Organisation nationale des combattants chypriotes). De son côté, le Royaume-Uni recrute des Chypriotes turcs pour renforcer sa police, tandis qu’une Organisation turque de résistance (TMT) apparaît en 1958. L’année suivante, les accords de Zurich et de Londres mettent fin à la lutte anticoloniale et l’indépendance de Chypre est proclamée en 1960.
[1] En 1923, la Grèce expulsera 250 000 Bulgares de Thrace pour y installer des Grecs chassés de Turquie.
[2] La période est appelée Palmérocratie, du nom du gouverneur anglais alors en fonctions.
A l’origine des Roumains et des Albanais
Pour les nationalistes hongrois, l’actuelle Transylvanie était déserte quand leurs ancêtres magyars y sont arrivés ; à leurs yeux, les Valaques – terme longtemps utilisé pour désigner les peuples parlant des langues roumaines – sont des Daces romanisés qui se sont enfuis au sud du Danube, où ils se sont mélangés à d’autres populations, et ne sont revenus en Dacie qu’au XIIIème siècle. A l’inverse, les nationalistes roumains affirment que des Daces romanisés étaient restés au nord du fleuve et qu’ils sont les ancêtres des Valaques.
Les principaux peuples roumanophones sont les Roumains et leurs voisins Moldaves, locuteurs du daco-roumain, également parlé dans les régions limitrophes de Serbie, de Hongrie et d’Ukraine. En migrant vers le sud des Balkans, les Valaques ont donné naissance aux Aroumains (ou Macédo-Roumains, présents en Macédoine du Nord, dans certaines régions de la Grèce septentrionale et de l’Albanie, ainsi qu’en Roumanie) et aux Mégléno-Roumains (présents sur le haut plateau à l’ouest du Vardar, à cheval sur la Grèce et la Macédoine du Nord) ; en migrant vers l’Adriatique, ils se sont transformés en Istro-Roumains, dont la langue est en voie d’extinction. De leur côté, certains Carpes-Daces n’ayant pas suivi les Goths dans leurs migrations vers l’Italie ou l’Ibérie, se sont installés en Prévalitaine (région nord-albanaise de Scutari ou Shkodër), en Macédoine occidentale et en Épire, où ils ont contribué à l’évolution de l’albanais : c’est ainsi que les linguistes expliquent le lexique commun existant entre la langue albanaise et des langues romanes orientales telles que le roumain.