Les côtes somaliennes (et érythréennes) sont l’une des localisations envisagées pour ce que les Égyptiens vont appeler le Pount, lors qu’ils vont explorer la mer Rouge au milieu du troisième millénaire avant l’ère chrétienne et découvrir un pays riche en encens, myrrhe, gomme et autres aromates. Connue des navigateurs grecs, romains et indiens qui commercent entre la Méditerranée, la mer Rouge et l’Océan Indien, ces terres sont alors peuplées d’habitants que les sources grecques et arabes qualifient de « Berbères (barbares) ».
Certaines de ces sources témoignent de relations commerciales intenses entre ces côtes et la péninsule arabique, relations qui ont probablement engendré une population métissée arabo-africaine, du moins dans les ports, ouverts aux influences méditerranéennes, abyssiniennes, perses et indiennes. La situation à l’intérieur des terres est plus mystérieuse. Au nord, elles sont peut-être peuplées d’Oromo, mais cette hypothèse est discutée. Au sud, les côtes de l’océan Indien et l’arrière-pays sont habités par des peuples de langues bantoues connus sous le nom de Zanj (d’où vient le toponyme Zanzibar, « côte des Noirs »).
L’arrivée des Somalis dans ces contrées se serait faite en plusieurs vagues. La première, située au début de l’ère chrétienne, a pour cadre une région probablement située dans la zone aride au nord de l’actuel Kenya : de là, des nomades élevant le zébu et le chameau prennent la direction du nord, en longeant les contreforts orientaux des massifs du Sidamo et de Balé, et atteignent les bassins des fleuves Jubba puis Shabeele ; ils y réduisent au servage les populations bantoues qui y étaient déjà installées. Entre le IVème et le VIème siècle, une scission se produit entre ceux qui s’établissent entre les deux fleuves pour y pratiquer l’agriculture (les Sab) et ceux (les Samalé, d’où dérive l’ethnonyme Somali[1]) qui poursuivent une vie nomade en direction du nord. Le troisième mouvement migratoire commence autour du Xème siècle, lorsque les clans nomades, établis dans les zones de pâturages des montagnes surplombant le littoral du golfe d’Aden, refluent vers le sud. De cette époque date la répartition géographique des cinq grands groupes ou confédérations – eux-mêmes divisés en clans et tribus – qui se partagent le territoire :
- les Dir au nord, avec les clans Issa (à Djibouti) et Gadaboursi (dans l’arrière-pays de Zeila) ;
- les Issak, au nord-est dans l’arrière-pays de Berbera,
- les Darod – les plus nombreux – de la corne de l’Afrique (Majerteen et Dhulbahante) jusqu’en Ogaden et aux rives du fleuve Tana au nord du Kenya (clans Ogadeni, Warsangeli, Marehan…),
- les Hawiye (au centre), avec les clans Abgal, Habr Gedir, Murosade…
- les Sab, majoritairement agriculteurs au sud, entre l’Ogaden et les rivages de l’océan Indien (clans Rahanweyn et Digil).
[1] La première mention écrite d’un groupe rattaché aux Somalis, les « Hawiyya », remonte à un texte éthiopien du XIIème siècle. Le mot « somali » lui-même n’apparaît qu’au XVème.
L’heure des États musulmans
Entre le VIIème et le XIIIème siècles, les habitants de ces territoires vont entrer en contact avec la religion islamique, via les comptoirs commerciaux que des Arabes et des Perses musulmans établissent, entre 800 et 1100, le long du golfe d’Aden et de l’océan Indien, à Zeila, Berbera, Ras-Hafun (point le plus oriental du continent africain), Mogadiscio, Brava et Merca (sur la côte du Benadir). Les cités-Etats qui y naissent servent d’escales commerçantes vers le riche archipel de Zanzibar où prospèrent marchands Shirazis (persans) et Omanais.
Deux véritables États musulmans se constituent au XIIIème siècle. Le plus au nord est le sultanat d’Ifat, à cheval sur la Somalie et l’actuelle Éthiopie : rayonnant jusqu’à Zeila et à Berbera, il entre en concurrence frontale avec l’Empire éthiopien des Salomonides (cf. Éthiopie). Le second, le Sultanat Ajuran, se constitue plus au sud, dans la vallée de la Shebelle (« fleuve léopard »), cours d’eau qui prend sa source dans les plateaux éthiopiens et se jette au sud de Mogadiscio, près du fleuve Jubba. Dirigé par un clan Hawiye, Arujan domine en puissance et en taille toutes les villes-États de la côte réunies. Fortement centralisé, il étend son territoire du port méridional de Kismayo à celui de Hobyo, au nord de Mogadiscio, et connaît son apogée au XVème siècle, grâce à son monopole sur les eaux des fleuves Jubba et Shebelle. Ses connaissances en hydraulique lui permettent de creuser des puits calcaires et d’installer des citernes publiques. Un système de fossés d’irrigation, soutenu par des digues et des barrages, alimente les plantations de sorgho, de maïs, de haricots, de céréales et de coton qui sont acheminés jusqu’aux ports côtiers pour y être exportés.
C’est également au XVème siècle que l’Empire ottoman s’étend en mer Rouge, après avoir chassé les sultans Mamelouks d’Égypte. Une série d’expéditions est lancée, sous le règne de Soliman le Magnifique, pour freiner l’expansion des Portugais sur les bords de l’océan Indien : en 1538, il s’empare d’Aden, et en 1557 du port de Massaoua, fondant la province d’Abyssinie, à laquelle est rattachée Zeila. Vers 1527, les Ottomans soutiennent la révolte du sultanat d’Adal – successeur de celui d’Ifat – qui envahit même l’Éthiopie, avec le soutien de nombreux Somalis d’Ogaden. Mais Adal est vaincu et éclate en une multitude d’États indépendants, dont beaucoup sont dirigés par des chefs Somalis. C’est aussi le cas de Mogadiscio, où les Portugais ont échoué à s’implanter au début du XVIème. Quant à Zeila, elle est incorporée à la province yéménite de l’Empire ottoman.
Au sud, le sultanat Ajuran se désintègre à la fin du XVIIème siècle, victime de dissensions entre clans Hawiye, d’attaques portugaises et d’intrusions de tribus nomades au nord. La politique despotique des derniers sultans, notamment sur le plan fiscal, engendre des révoltes qui aboutissent à la disparition du sultanat et à sa division en plusieurs entités dont les plus importantes sont le sultanat de Geledi, autour de la ville d’Afgooye, et l’imamat Hiraab de Hobyo. De leur côté, les Darod se répandent : repoussés par les Sab au sud, ils s’attaquent aux Oromo à l’ouest et les battent en 1865 ; leur victoire leur ouvre la voie des territoires situés jusqu’au fleuve kényan de Tana, qu’ils atteignent au début du XXème. Sur les côtes, les Omanais prennent le contrôle de la côte du Benadir et imposent un tribut au villes somaliennes en échange de leur protection. Vers 1840, Mogadiscio, Merca et Brava (Baraawe) reconnaissent la suzeraineté de Zanzibar – nouvelle capitale du sultanat d’Oman – tout en restant autonomes.
L’heure des colonisations européennes
Ailleurs, d’autres puissances sont à la manœuvre. L’Égypte, à qui les Ottomans cèdent Zeila et Berbera dans les années 1860-1870, avant d’abandonner l’ensemble de ses possessions au sud de la mer Rouge en 1884. Elles sont reprises par le Royaume-Uni qui, après s’être emparé d’Aden au Yémen, entend conforter ses positions sur les côtes nord de la Somalie, afin de sécuriser les routes maritimes menant à ses colonies des Indes. Le protectorat de Somalie britannique est établi à la fin des années 1880, après la signature d’une série de traités avec plusieurs clans somaliens tels que les Gadaboursi, les Warsangali, les Issa et les Issaq. Traités que beaucoup regretteront d’avoir signé car il les soumet très fortement à la puissance anglaise.
Londres n’est pas la seule capitale européenne à avoir des prétentions sur la région. Ainsi, en 1862, Paris a acheté au sultan de Tadjourah le golfe éponyme – donnant sur le golfe d’Aden – et des terres avoisinantes de peuplement Afar : le port d’Obock et des terres allant jusqu’au Ras Doumeirah. Les Français n’en prennent vraiment possession qu’en 1884, au risque d’entrer en conflit avec les Anglais. Une convention délimitant le territoire français d’Obock et le Somaliland britannique est finalement signée en 1888. Cette même année, la France choisit de se doter d’un centre portuaire et administratif mieux situé qu’Obock : fondée sur la rive Issa – et non Afar – du golfe de Tadjourah, Djibouti devient la ville principale d’un territoire qui prend le nom de Côte française des Somalis.
En 1897, Londres arrête la frontière du Somaliland avec l’Éthiopie[1], alors en pleine expansion vers le sud, comme en témoigne l’annexion des immensités désertiques de l’Ogaden somali par Addis-Abeba.
Plus au sud, un autre pays pose des jalons : l’Italie. Tout juste unifié, le royaume ambitionne de bâtir un empire colonial, mais sans se confronter à une puissance européenne déjà installée. Après avoir pris pied en Érythrée, entre 1869 et 1885, les Italiens contraignent le sultan d’Hobyo (successeur de l’imamat Hiraab dans les années 1870) à se placer sous leur protection, en février 1889. Deux mois plus tard, le sultan de Majeerteen (établi au milieu du XVIIIème dans l’actuel Puntland) accepte à son tour le protectorat de l’Italie, avec l’objectif d’en faire un allié dans sa politique de conquête. Objectif vite déçu puisque, en 1905, les deux territoires, ainsi que la côte du Benadir, sont réunis en une seule colonie de Somalia, à laquelle le sultanat de Geledi est intégré trois ans plus tard. En 1906, un accord entre Rome et Londres entérine le tracé de la frontière entre la Somalia et le Somaliland. En 1924, les Britanniques attribuent même à la Somalie italienne la région de Kismayo, sur la rive droite du fleuve Jubba, en la détachant de leur colonie kényane.
A l’époque, les Anglais viennent tout juste d’en finir avec la résistance déclenchée, dès 1899, par Mohammed Abdullah Hassan, un Dulbahante formé en Arabie, que ses adversaires surnomment « le mollah fou ». Sous-clan des Darod, les Dhulbahante sont les seuls à avoir refusé de signer le traité de protectorat avec Londres. Se voyant comme les garants de la grande Somalie, les partisans d’Hassan s’attaquent à deux cibles principales : les Éthiopiens, ennemis héréditaires, mais aussi l’administration britannique, qui contrôle les ports les plus lucratifs et prélève des taxes auprès des paysans envoyant leur bétail à leurs clients d’Inde et du Moyen-Orient. Brillant orateur soutenu par des derviches fondamentalistes, Hassan mène une guérilla sanglante pendant deux décennies à partir de sa capitale, Taleh, dans le Khatumo (région de Sool). Ce n’est qu’après la Première Guerre mondiale qu’une offensive britannique, soutenue par l’aviation et accompagnée d’une épidémie de variole, parvient à faire reculer les derviches. En fuite, Hassan meurt de maladie en 1920, à l’issue d’un conflit qui a coûté la vie à près d’un tiers de la population du nord de la Somalie. Les Dulbahante n’acceptent pour autant de négocier et toute la période d’occupation britannique est traversée de violences sporadiques.
[1] La frontière ne sera délimitée réellement qu’entre 1930 et 1933.
L’accession aux indépendances
La situation pour Londres s’aggrave quand l’Italie mussolinienne envahit avec succès l’Éthiopie, en 1936, privant la Grande-Bretagne de son seul allié régional contre les rebelles somalis. Pendant que les Britanniques ont renoncé à investir massivement au Somaliland pour combattre les troupes d’Hassan, les Italiens ont établi en Somalia une réelle colonie où plus de quatre-vingt mille citoyens italiens vont s’établir et investir, en particulier dans l’agriculture. En pratique, tous les secteurs importants sont aux mains des Italiens. Les jeunes Somaliens n’ont pas accès à l’enseignement et les principales structures éducatives sont les médersas, les écoles coraniques. Entre 1922 et 1941, le travail forcé des indigènes est imposé par les administrateurs fascistes : des routes, des ponts et diverses infrastructures sont construites, tel le chemin de fer reliant Mogadiscio à Jowhar, en Moyenne Shebelle. Cette différence de développement entre le Sud et le Nord sautera aux yeux quand les deux Somalie accèderont à l’indépendance.
En 1940, au début de la deuxième Guerre mondiale, Rome prend le Somaliland et l’intègre à son Afrique orientale italienne. Djibouti reste en revanche aux mains de la France, puisque l’État français est alors inféodé à l’Axe germano-italien. La domination italienne est, de toutes façons, de courte durée. Mussolini ayant été contraint de redéployer ses troupes sur le front européen, la Grande-Bretagne s’empare de toute la Somalie, dès 1941. Si les rébellions persistent au nord, avec le soutien des ennemis de Londres, le protectorat britannique – basé à Hargeisa – dure jusqu’en 1949 et s’accompagne même d’un début de développement économique. Après la guerre, la Grande-Bretagne assouplit son contrôle militaire sur la Somalie et introduit un début de démocratisation, qui se traduit par la naissance de plusieurs partis politiques, dont la Ligue de la jeunesse somalie (YSL en anglais).
En revanche, la communauté internationale ne dit rien sur le devenir de la Somalie : maintien de l’occupation britannique, rétrocession à l’Italie, voire indépendance. Les Somalis eux-mêmes sont divisés : ceux du Nord sont majoritairement indépendantistes, tandis que ceux du Sud ne rejettent pas le retour d’une administration italienne, gage d’une relative prospérité économique. La question est finalement réglée en deux temps : par l’attribution de l’Ogaden à l’Ethiopie, en 1948, puis par l’octroi à l’Italie, l’année suivante, d’un protectorat de dix ans sur l’ancienne Somalia. Malgré l’opposition de la YSL, favorable à une indépendance immédiate, le plan des Nations-Unies est mis en œuvre sans difficulté majeure. Au sud, les Italiens apportent leur coopération sous diverses formes : développement des infrastructures routières, ferroviaires et portuaires (à Mogadiscio et Merca), formation de l’armée, aide au système éducatif…
En juin 1960, la Somalie britannique devient indépendante sous le nom de Somaliland. Dès le 1er juillet suivant, la Somalie italienne proclame à son tour son indépendance et fusionne avec le Somaliland pour former la République de Somalie. La Côte française des Somalis ne deviendra pleinement souveraine qu’en 1977 (cf. Djibouti).
Pour en (sa)voir plus :
Sur la Somalie en 1915 : https://fr.wikipedia.org/wiki/Derviches_(Dhulbahante)#/media/Fichier:Horn1915ad_fin.png
Sur la distribution des clans : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/8b/Somalia_ethnic_grps_2002.jpg