La situation sécuritaire y est fonction des relations entretenues par Le Caire avec son voisin hébreu, mais aussi des relations entre factions palestiniennes : le régime égyptien est en effet plus favorable au Fatah, au pouvoir en Cisjordanie, qu’au Hamas gazaoui, proche des Frères musulmans. Selon les circonstances, Le Caire ouvre ou ferme le poste frontière de Rafah, le seul passage autorisé par Israël entre la bande de Gaza et l’Égypte.
Cette situation a conduit les Palestiniens à creuser des tunnels souterrains le long du « corridor Philadelphie », le surnom donné à la zone frontalière côté gazaoui, pour acheminer des matériaux et des produits alimentaires, mais aussi des armes et des combattants. Pour y mettre fin, l’Égypte a commencé à les obstruer par des parois métalliques, mais l’opération n’est pas sans risque politique : d’une part elle entretient le sentiment d’une complicité entre Le Caire et Tel-Aviv ; d’autre part, elle mécontente les tribus bédouines du Sinaï qui ne comptent nullement se laisser déposséder de leurs trafics, incluant le rançonnage des migrants éthiopiens et érythréens essayant de rejoindre Israël, souvent avec la complicité de soldats et de policiers soudanais et égyptiens.
70 % des 430 000 habitants de la péninsule sont effet des Bédouins, nomades ou sédentarisés (un tiers de la population vit dans la capitale régionale, Al-Arich, au bord de la Méditerranée). Honnissant le pouvoir central. ils se sentent considérés comme des citoyens de seconde zone, privés de leurs terres et de leurs droits : manque d’infrastructures et de services publics dans les domaines de la santé et de l’éducation, chômage de masse chez les jeunes, insuffisance de poste pour les locaux dans la fonction publique.
Ce ressentiment s’est accru après l’emprisonnement de milliers de personnes, au lendemain des attentats islamistes commis contre les stations balnéaires de Taba (octobre 2004), de Charm El-Cheikh (juillet 2005) et de Dahab (avril 2006). Dotée d’un centre montagneux difficile d’accès, avec ses canyons, ses montagnes et ses grottes, la péninsule est devenue un repaire de djihadistes, souvent liés aux groupes islamistes de Gaza mais en immense majorité égyptiens : bédouins locaux hostiles au pouvoir du Caire, islamistes de la vallée du Nil, combattants de retour du Moyen-Orient… Le Sinaï serait devenu une poudrière avec 1,5 million d’armes automatiques en circulation, plusieurs centaines de roquettes, une dizaine de plateformes lance-missiles… Preuve du surarmement local : en 2013, une manifestation réunit 15 000 personnes, dont certaines puissamment armées, en plein centre d’Al-Arich. La principale organisation – Ansar Bayt al-Maqdis (Les Partisans de Jérusalem) – compterait plusieurs milliers de combattants.
Pour contrer leur pouvoir de nuisance, notamment sur ses infrastructures (installations balnéaires, gazoduc), Israël a entrepris la construction d’une barrière de sécurité, équipée de radars, le long de la frontière séparant le Sinaï du désert du Néguev. L’État hébreu donne également son feu vert à des interventions terrestres et aériennes de l’armée égyptienne contre les islamistes, dans une péninsule en principe démilitarisée depuis le traité de paix l’ayant rendue à l’Égypte, en 1979. Même la mort, en août 2011, de six policiers égyptiens tués par l’armée israélienne, lors d’échanges de tirs entre Tsahal et un commando palestinien, n’entache pas durablement la coopération entre les deux pays.
Les violences se sont intensifiées en 2013, après le renversement du Président islamiste Morsi. Elles prennent prioritairement pour cibles les forces de l’ordre, y compris au sud du Sinaï jusqu’alors plutôt épargné, mais aussi les chrétiens et les « collaborateurs » présumés du Mossad israélien et du coup d’État du général al-Sissi. Les insurgés usent de procédés développés sous d’autres latitudes, telles que l’explosion d’une deuxième bombe à l’arrivée des secours ou la décapitation d’otages. En novembre 2014, le groupe Ansar a fait allégeance à l’organisation Etat islamique (EI) dont est devenu, en janvier suivant, la Wilayat Sinaï (Province du Sinaï). En juillet 2015, le groupe mène des attaques qui font une centaine de morts et vise même une frégate de la marine avec un missile tiré depuis le Sinaï. En octobre suivant, il revendique la chute d’un avion de ligne russe (plus de deux cents morts), comme représailles au combat que la Russie mène contre les insurgés sunnites de Syrie et de Tchétchénie. Entre 2013 et 2017, les violences ont fait plus de 4 000 morts, dont des centaines de civils. Le comble est atteint en novembre 2017, lors de l’attaque d’une mosquée d’un village du nord-Sinaï, au cours de la prière du vendredi. L’attentat, qui fait plus de trois cents morts, est commis pour punir une tribu restée neutre dans le conflit en cours. Inversement, de plus en plus de tribus se disent prêtes à combattre les djihadistes, pourvu que le pouvoir leur donne des armes. Bien que réticent, par crainte que son aide n’alimente des guerres tribales, le pouvoir laisse se former une milice armée, l’Union des tribus du Sinaï ; elle est dirigée par un chef bédouin reconverti dans les affaires, notamment la gestion du transit avec la bande de Gaza et la réalisation d’infrastructures dans la péninsule.
Pour y faire, le régime continue à privilégier la force, au risque de pousser toujours plus de gens vers les rangs des insurgés : en novembre 2014, au lendemain d’un attentat meurtrier contre ses troupes, le gouvernement a ainsi commencé à raser la ville égyptienne de Rafah, frontalière de la Rafah palestinienne, en vue de reconstruire une ville nouvelle, séparée de la bande de Gaza par une zone tampon de plus de 6 km de large. Le pouvoir essaie de jouer aussi la carte du développement économique, avec l’aide financière des pétromonarchies du Golfe. En mars 2018, l’Égypte et l’Arabie saoudite ont annoncé la création d’un fond destiné à développer 1000 km² du Sinaï dans le cadre du projet Neom, consistant à créer une zone économique transnationale entre le nord-ouest de l’Arabie, Aqaba en Jordanie et le Sinaï. Les autorités entendent progressivement transformer la péninsule désertique en centre agro-industriel relié au reste de l’Égypte par des tunnels sous le canal de Suez. A cette fin, le projet prévoit de sédentariser la population locale, mais aussi d’y installer des centaines de milliers de personnes venues de la vallée du Nil et d’y déployer 60 000 soldats égyptiens.