Montagnes de Géorgie

Géorgie

Affaibli par les sécessions de l’Abkhazie et de l’Ossétie du sud, la Géorgie cherche sa voie entre Russie et Union européenne.

69 700 km2 (dont 12 500 de républiques séparatistes[1])

République parlementaire

Capitale : Tbilissi

Monnaie : le lari

4,9 millions de Géorgiens, dont un peu plus de 300 000 dans les républiques séparatistes[2]

[1] 8 600 km² pour l’Abkhazie et 3 900 km² pour l’Ossétie du sud.

[2] Près de 241 000 en Abkhazie (à 51 % Abkhazes) et autour de 60 000 en Ossétie du sud (à plus de 70 % Ossètes).

Bordée par 310 km de côtes sur la mer Noire à l’ouest, la Géorgie est un pays largement montagneux : au Nord, elle est séparée de la Russie (plus de 720 km de frontière) par les hauts sommets du Grand Caucase et au Sud par ceux, plus modestes, du petit Caucase qui la séparent de la Turquie au sud-ouest (un peu plus de 250 km) et de l’Arménie (un peu plus de 160 km). A l’Est, elle est frontalière de l’Azerbaïdjan sur un peu plus de 320 km.  

Son climat est de type subtropical à l’ouest et davantage continental, voire alpin, au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la mer Noire. Situé dans une zone sismique, le pays compte – en Abkhazie – le gouffre naturel le plus profond du monde (Krubera-Voronja, -2000 mètres).

Territoires séparatistes compris, les différentes ethnies géorgiennes représentent 81 % de la population. Les Arméniens sont environ 6 % (majoritaires en Djavakhétie, dans le sud), comme les Azéris (surtout présents au sud-est). Les Abkhazes, parlant une langue caucasienne, représentent environ 3 % du peuplement global, mais 51 % de celui de l’Abkhazie séparatiste. Les Ossètes, descendants des Alains appartenant au groupe des langues iraniennes, sont environ 1,5 % (mais plus de 70 % en Ossétie du sud). Le reste de la population est russe (environ 1 %), kurde, ukrainien, grec, kistine (ethnie proche des Tchétchènes) …

La grande majorité de la population, y compris dans les territoires séparatistes, est chrétienne orthodoxe (83 %). Les chrétiens arméniens sont 4 % et les catholiques moins d’1 %. La très grande majorité des quelque 11 % de musulmans est sunnite (30 % des habitants de l’Adjarie, auxquels s’ajoutent les Kistines des gorges de Pankissi, les Meshkets et certains Abkhazes), les Azéris étant chiites. S’y ajoutent des yézidis, des juifs et quelques sectes protestantes.

SOMMAIRE

Sécessions en Abkhazie et en Ossétie

Dès ses premiers mois de pouvoir, le Président de Géorgie Gamsakhourdia exerce un pouvoir si autoritaire – allant jusqu’à faire tirer sur une manifestation de l’opposition démocratique en septembre 1991 – qu’il déclenche une guerre civile, en plein Tbilissi. Retranché dans le Parlement, le chef de l’Etat doit s’enfuir, en janvier 1992 : il gagne avec ses partisans sa région natale de Mingrélie, proche de l’Abkhazie, puis la Tchétchénie russe. Le pouvoir revient alors à l’ancien communiste Edouard Chevardnadze qui devient Président du Parlement en octobre 1992. Mais il ne parvient pas à redresser un pays dont une large partie de l’économie est aux mains de clans mafieux –certains sévissant même dans son entourage – et dont l’armée nationale n’existe pas réellement : elle n’est composée que de milices n’obéissant qu’à leurs chefs, tel le ministre de la Défense Kitovani, « tombeur » de Ghamsakourdia.

La Géorgie s’enfonce dans une profonde crise économique, aggravée par le déclenchement d’une guerre civile à caractère ethnique : les Ossètes chrétiens et les Abkhazes, en partie musulmans, ont pris les armes pour réclamer leur rattachement à la Russie. Les seconds (rattachés en 1931 à la Géorgie, alors que les autres régions de peuplement circassien avaient été intégrées à la Russie) proclament leur république d’Abkhazie en juillet 1992 dans le nord de la région, la capitale Soukhoumi restant aux mains des Géorgiens et le reste du territoire étant constitué d’une juxtaposition d’enclaves géorgiennes et abkhazes. Dans leur entreprise séparatiste, ils reçoivent l’aide de volontaires de la confédération des peuples du Caucase, des Tcherkesses, des Balkars et même des islamistes tchétchènes ; ils bénéficient également d’armes appartenant aux soldats de l’ex-Armée rouge restés en Géorgie. Pour les dirigeants de Moscou, l’Abkhazie revêt une importance particulière : ancien lieu de villégiature de la nomenklatura soviétique, elle offre aussi un accès à la mer Noire d’autant plus important à l’époque que la Crimée fait partie de l’Ukraine nouvellement indépendante. L’Adjarie bénéficie aussi de la bienveillance de la Russie pour exercer pleinement son statut d’autonomie : elle mène sa propre politique, notamment grâce aux taxes qu’elle perçoit sur les produits turcs à destination de la Géorgie et de l’Arménie.

Dans ces conditions, Chevardnadze – qui bénéficie d’une bonne image en Occident – se rapproche des Etats-Unis et de l’Union européenne ; inversement, il n’adhère pas à la Communauté des États indépendants (CEI), fondée par Moscou pour tenter de maintenir son influence au sein des pays de l’ex-URSS. Mais, sur le terrain militaire, la situation du gouvernement géorgien ne s’améliore pas : en septembre 1993, les séparatistes abkhazes s’emparent de Soukhoumi, avec l’aide de l’armée russe. Le mois suivant, les zviadistes (partisans de Gamsakhourdia) reprennent les armes et s’emparent du port de Poti, sur la mer Noire. Doublement acculé, Chevardnadze est contraint de se rapprocher de la Russie. Les conséquences sont immédiates : l’intervention de l’armée russe provoque la défaite des séparatistes mingréliens et la mort de leur chef dans les combats, en janvier 1994. Pour prix de son alignement, Chevardnadze a dû se résoudre à faire adhérer la Géorgie à la CEI et signer un accord de coopération militaire qui prévoit l’envoi d’instructeurs et l’établissement de bases russes dans son pays.

En mai suivant, les séparatistes ossètes acceptent un cessez-le-feu : instruits par la volte-face des Russes en Mingrélie, ils redoutent que Moscou cesse aussi de les soutenir, la Russie étant alors confrontée à sa propre rébellion caucasienne, en Tchétchénie. En revanche, les Abkhazes campent sur leurs positions et rejettent la nouvelle Constitution géorgienne d’août 1995 qui fait de la Géorgie une république présidentielle et fédérale, au sein de laquelle l’Abkhazie aurait bénéficié d’une large autonomie. Le bilan du conflit est lourd : il a fait entre 7 000 et 10 000 morts de 1992 à 1994 et provoqué l’expulsion de plus de 200 000 Géorgiens, majoritairement mingréliens, faisant passer à plus de 50 % la part des Abkhazes sur leur territoire.

Le jour même de la signature de la nouvelle Constitution, Chevardnadze sort indemne de l’explosion d’une voiture piégée à proximité du Parlement. L’enquête met en cause les milices d’opposition : celle de Kitovani (qui a été emprisonné après une tentative de raid sur l’Abkhazie), les « Mkhedrioni (Cavaliers) » de Iosseliani (qui est arrêté en novembre), ainsi qu’un ancien chef des services de sécurité et fils de l’ancien chef du PC géorgien, Igor Gueorgadze, qui va se réfugier en Russie. Tous sont suspectés d’agir pour le compte de clans conservateurs moscovites opposés au régime géorgien : non seulement Chevardnadze est rendu responsable de la désintégration de l’URSS, quand il dirigeait sa diplomatie, mais il est en train de finaliser, avec la Turquie, un accord favorisant le passage du pétrole et du gaz azerbaïdjanais sur leur territoire, au détriment d’un acheminement par le Caucase russe. Réélu avec plus de 70 % des suffrages à la tête de l’Etat, en novembre 1995, le Président géorgien est victime d’une nouvelle tentative d’assassinat en février 1998, en plein Tbilissi : il en sort indemne mais deux de ses gardes du corps sont tués dans la fusillade. L’enquête conduit à l’arrestation de zviadistes qui sont toutefois relaxés, après que leurs camarades ont enlevé, puis libéré, quatre observateurs de la mission de l’ONU déployée en Abkhazie pour superviser le cessez-le-feu. Celui est brièvement rompu en mai par des « partisans » géorgiens, sans que la force d’interposition russe n’intervienne.

De nouveau réélu en avril 2000, avec 65 % des voix, Chevardnadze doit subir les foudres croissantes de Moscou qui l’accuse de ne pas s’engager suffisamment contre la rébellion tchétchène, voire de lui laisser utiliser la Géorgie comme base arrière (tandis que Tbilissi considère que la Russie soutient les séparatistes abkhazes et ossètes). Pour preuve de son mécontentement, Moscou refuse de tenir son engagement, pris en 1999, d’évacuer ses quatre bases géorgiennes, ne transférant à l’armée locale qu’une caserne proche de la capitale. En août 2002, Tbilissi essaie de donner des gages à son puissant voisin du nord et envoie un millier de ses hommes installer des postes fixes dans les gorges de Pankissi, au nord du pays, peuplées de quelques milliers de Kistines, des Tchétchènes émigrés en Géorgie depuis le XIIème siècle. Jusqu’alors adeptes d’un islam imprégné de soufisme, certains ont basculé dans le rigorisme wahhabite, sous l’influence de prédicateurs arabes. Les gorges sont ainsi devenues un refuge pour certains combattants islamistes de Tchétchénie, en plus d’abriter des groupes criminels soupçonnés d’entretenir l’instabilité dans le pays[1].

[1] Ils auraient apporté leur soutien à une mutinerie de la Garde nationale en mai 2001, puis aux révoltes étudiantes de novembre suivant.


Révolution des roses et mise au pas de l’Adjarie

Entre les conflits et les restrictions russes (par exemple dans les livraisons de gaz), la situation économique s’est à ce point détériorée que plus de 800 000 personnes ont quitté le pays depuis l’indépendance (1,4 million en 2017). Le seul secteur vraiment florissant est le trafic de drogue, dont le chiffre d’affaires équivaudrait à deux fois le budget de l’État et dont les douanes sont partie prenante). Le crédit de Chevardnadze est à ce point entamé que son parti « Pour une nouvelle Géorgie » n’obtient que 21 % des voix aux législatives de novembre 2003. Pour sauver sa place, le camp présidentiel cherche le soutien du potentat adjar Aslan Abachidze, dont la formation a obtenu 18 %, en recueillant davantage de bulletins qu’il n’y avait de votants !  La manœuvre est si grossière que l’opposition géorgienne investit le Parlement, sans effusion de sang ni batailles de rues. Sous la double pression des Russes et des Américains, le Président géorgien démissionne. Il est remplacé, en janvier 2004, par le principal leader de la « révolution des roses » Mikhaïl « Micha » Saakachvili : entré dans le Parlement une fleur à la main, il est élu avec près de 86 % des voix, la participation ayant dépassé 80 % ; si l’Abkhazie n’a pas voté, le vote a pu se dérouler en revanche dans une partie de l’Ossétie, ainsi qu’en Adjarie et dans les régions à dominante arménienne et azérie. Ephémère ministre de la Justice de Chevardnadze, avec lequel il avait rompu en 2001 devant son incapacité à lutter contre la corruption, il devient à trente-six ans le plus jeune chef d’Etat du monde et forme un gouvernement dont le membre le plus âgé en a quarante-et-un. Reprenant le drapeau des croisés du roi médiéval David « le bâtisseur », il s’attaque à la corruption et fait arrêter plusieurs chefs des Vory, une mafia née dans le goulag soviétique des années 1930 pour surveiller les prisonniers[1].

En mars 2004, il impose un blocus maritime et routier de l’Adjarie, des partisans armés d’Abachidze l’ayant empêché de venir y soutenir un candidat aux législatives. L’accord finalement trouvé entre les deux parties, grâce à la médiation de Moscou, prévoit la libération des détenus politiques, la dissolution des milices armées et la tenue de législatives libres… qui voient s’effondrer le parti du potentat adjar, alors que le Mouvement national – Front démocratique présidentiel remporte très largement le scrutin, avec près de 79 % des voix dans le pays. Abachidze tente alors un coup de force en faisant dynamiter deux ponts menant en Géorgie, mais les manifestations de rues prennent une telle ampleur à Batoumi, où nombre de policiers rejoignent les manifestants, qu’il préfère démissionner et s’enfuir à Moscou.

Fort de son succès en Adjarie, le nouveau régime essaie de reprendre le contrôle de l’Ossétie du sud, où vivent encore entre 10 et 25 % de Géorgiens et où le cessez-le-feu est supervisé par un « contingent de la paix » tripartite (forces ossètes, géorgiennes et russes). Dirigée par une alliance de militaires et de dirigeants plus ou moins mafieux (le « Président » ossète dirigeait des casinos à Saint Petersbourg à la fin des années 1990), la province est considérée comme la voie de passage de toutes sortes de trafic, d’essence, de caviar, de cigarettes…Lancée en août 2004, l’offensive de l’armée géorgienne y fait plusieurs dizaines de victimes, mais ne dure qu’une semaine : les forces ossètes ayant reçu le renfort de mercenaires russes, des Cosaques, elle doit se replier et laisser ses positions aux forces d’interposition russes.

En juillet 2006, le régime de Tbilissi ouvre un nouveau front : la reprise en mains des gorges de Kodori, la seule zone abkhaze restée sous souveraineté géorgienne, en proie à une rébellion de l’ethnie des Svanes. Tombé en disgrâce depuis l’arrivée du nouveau pouvoir, le chef de cette zone en a en effet proclamé l’autonomie. Une fois la région reprise, Tbilissi y installe son « gouvernement abkhaze en exil » au grand dam de Moscou qui estime que cette zone doit être démilitarisée. La tension entre les deux pays s’exacerbe encore plus à l’automne : après avoir arrêté des militants du parti pro-russe de Gueorgadze, accusé de préparer un coup d’Etat, Tbilissi expulse plusieurs officiers russes pour espionnage, ce qui provoque une fièvre anti-géorgienne en Russie. Moscou suspend par ailleurs toutes ses liaisons vers la Géorgie, ce qui pousse cette dernière à se rapprocher de la Turquie et de l’Azerbaïdjan. La Douma russe adopte néanmoins le projet de fermeture des bases de Géorgie d’ici à 2008, à l’exception de celle située en Abkhazie.

[1] Les « voleurs de la loi » sont à 60 % géorgiens (clans de Tbilissi, Soukhoumi, Koutaïssi, Zougdidi), même si des familles exercent aussi depuis Moscou ou sont des Azéris opérant en Turquie.

Guerre Russie-Géorgie en Ossétie

En novembre 2006, l’Ossétie du sud proclame son indépendance à plus de 90 %, au moment même où la Russie lance la construction d’un gazoduc la reliant à l’Ossétie du nord (sous souveraineté russe), afin de supprimer toute dépendance énergétique vis-à-vis de Tbilissi. Dans ce contexte de réduction de sa souveraineté – la Géorgie ayant perdu près de 20 % de son territoire – le pouvoir de Tbilissi est de plus en plus contesté dans la rue, ce qui conduit le Président à décréter l’état d’urgence en novembre 2007 et à convoquer des élections anticipées. Disputées en mai 2008, elles sont largement remportées par le Mouvement national uni (MNU, parti présidentiel), loin devant une opposition fragmentée qui dénonce l’irrégularité du scrutin. Dans le même temps, Moscou a renforcé au maximum ses « forces de maintien de la paix » dans les deux régions séparatistes, arguant que Tbilissi compte y lancer des opérations militaires. En pratique, un sommet de l’OTAN tenu en avril s’est félicité des « aspirations euro atlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie » et les a identifiés comme de futurs membres, sans toutefois fixer d’échéance.

En juillet, les incidents meurtriers se multiplient en Ossétie du sud, les milices sud-ossètes étant notamment accusées de bombarder les villages de la province restés géorgiens et même de tirer sur des observateurs de l’OSCE. Le mois suivant, l’armée géorgienne déclenche des tirs sur la capitale de la province, Tskhinvali, mais la riposte des séparatistes est violente : soutenus par vingt-mille soldats et deux mille chars russes, ainsi que des miliciens cosaques, abkhazes et tchétchènes, ils poussent leur avantage dans toutes les zones limitrophes des deux régions séparatistes, y détruisant le maximum d’infrastructures afin d’affaiblir durablement la Géorgie. Les combats font près de quatre-cents morts parmi les civils et militaires géorgiens et cinq fois plus dans les rangs ossètes.

Un cessez-le-feu entre finalement en vigueur, en octobre : en fixant le retour des belligérants « sur les positions antérieures au début du conflit », il autorise de facto Moscou à se maintenir en Ossétie du sud mais aussi en Abkhazie, dont les dirigeants ont une nouvelle fois refusé toute autonomie élargie au sein de la Géorgie et ont même profité du conflit pour reprendre les hauteurs des gorges de Kodori. Non contente de demeurer sur place, la Russie entend même doubler l’effectif de ses « forces de maintien de la paix », ce qui conduit la Géorgie à quitter la CEI et à réactiver le camp des pays réfractaires à la domination moscovite [1]. En pratique, l’armée russe déploie également des missiles aux « frontières » de ses deux protégés et forme les milices locales. En novembre 2011, le scrutin présidentiel rappelle la mainmise de la Russie sur l’Ossétie du sud : le candidat du Kremlin ayant été battu par la représentante de l’opposition, l’élection de celle-ci est invalidée pour fraude. Refusant de se voir évincée et menaçant même de se proclamer Présidente, l’opposante est hospitalisée en février 2012, après un assaut de la police contre ses bureaux, ce qui la conduit à se retirer. Le nouveau scrutin organisé les mois suivants voit le succès de l’ancien chef du KGB local.

[1] En 1996, la Géorgie avait participé à la fondation d’une structure de coopération regroupant des pays de l’ex-URSS se sentant menacés par la Russie (Ukraine, Azerbaïdjan et Moldavie) : le GUAM, rebaptisé Organisation pour la démocratie et le développement, dont les actions concrètes sont extrêmement limitées.

L’alignement de la Géorgie sur Moscou

De son côté, le pouvoir géorgien – fragilisé par ses échecs militaires – doit faire face à la révélation de tortures dans les prisons. Il doit aussi compter avec le regroupement de l’opposition au sein du Rêve géorgien, une coalition financée par Bidzina Ivanichvili, milliardaire ayant bâti sa fortune – équivalente à un quart du PIB national – dans les années 1990 en Russie. De fait, ces opposants – représentants d’un vote nationaliste, chrétien et plutôt conservateur – remportent les législatives d’octobre 2012 avec 55 % des suffrages. Un an plus tard, leur candidat accède à la Présidence de la République – Saakachvili ne pouvant se représenter – dans un nouveau contexte institutionnel, puisqu’une révision constitutionnelle votée en 2010 a décidé de faire de la Géorgie une république parlementaire.

Le nouveau régime hérite d’un pays dans lequel les braises des différents conflits sont loin d’être éteintes. En août 2012, une opération des forces spéciales géorgiennes dans la vallée de Lopota, frontalière du Daghestan, est venue rappeler que des groupes islamistes opèrent toujours sur le territoire géorgien. Le nouveau défenseur des droits va même jusqu’à affirmer, en février 2013, que le pouvoir précédent a pu utiliser des commandos de ce type pour déstabiliser la Russie[1]. La situation n’est pas davantage stabilisée en Ossétie du sud : en septembre 2013, puis en août 2015, Tbilissi accuse les forces russo-ossètes d’avoir empiété sur le territoire géorgien en érigeant des barbelés sur la frontière de la république séparatiste, avec l’objectif non dissimulé de faire passer en Ossétie du sud une partie de l’oléoduc reliant les champs azerbaïdjanais de la Caspienne au port géorgien de Soupsa. En avril 2017, un référendum consacre à une très large majorité le changement de nom du pays en Ossétie du sud-Alania – en référence au peuple médiéval des Alains[2] – avec l’objectif d’une intégration au sein de la République de Russie, sans que celle-ci ne soit pressée qu’elle se réalise.

Le nouveau pouvoir géorgien a en effet effectué un recentrage, dit de « patience stratégique », vis-à-vis de Moscou, comme en témoigne la neutralité qu’il affiche lors du conflit russo-ukrainien. Il se caractérise aussi par le retour en grâce de la mafia des Vory, pourchassée sous la présidence précédente. Liée aux milieux pro-slaves et à l’Eglise orthodoxe (au point d’avoir caché des armes dans des monastères), elle est suspectée d’avoir alimenté le mouvement contre les mauvais traitements en prison ayant provoqué la victoire du Rêve géorgien en octobre 2012. L’adhésion de la Géorgie à l’OTAN n’est d’ailleurs plus programmée à moyen terme, même si le pays accueille d’importantes manœuvres militaires avec les Américains et les Britanniques en mai 2016 et qu’il a signé, en juin 2014, un accord d’association avec l’Union européenne. Tbilissi donne une illustration de son repositionnement en septembre 2019, avec la nomination d’un « homme de Moscou », ancien ministre de l’intérieur, à la tête du gouvernement. Dix mois plus tôt, une ancienne diplomate française (descendant d’une famille géorgienne ayant dû s’exiler en 1921) avait élue chef de l’Etat, à l’occasion de la dernière élection présidentielle devant se tenir au suffrage universel.

A l’été 2020, la Géorgie voit s’ouvrir un nouveau différend territorial, émanant cette fois de l’Azerbaïdjan : revendiquant une partie de l’ancienne Albanie du Caucase, Bakou réclame en particulier l’intégration à son territoire du complexe monastique de David Garedja. C’est à cette fin que le gouvernement azerbaïdjanais aurait déplacé une partie de ses troupes, proches du nord-est de l’Arménie, à l’intérieur du territoire géorgien. Un tiers de la frontière entre les deux pays n’est pas délimité et les deux autres tiers attendent une ratification.

En novembre 2020, le Rêve géorgien remporte de nouveau les élections législatives mais son avance sur l’opposition est si faible (48 % contre 45 %) que le MNU et ses alliés dénoncent des fraudes multiples. En février suivant, le ministre de la Défense devient Premier ministre : membre de l’aile dure du parti au pouvoir, il est proche de son fondateur, officiellement retiré de la politique. C’est dans ce contexte que Saakachvili, qui était exilé en Ukraine, revient subrepticement en Géorgie, en septembre, juste avant les élections locales. Il est aussitôt arrêté, le pouvoir ayant engagé plusieurs poursuites à son encontre depuis 2014, notamment pour avoir commandité un meurtre. Ayant entamé une grève de la faim, il est détenu dans un hôpital. Selon ses avocats, il aurait été empoisonné aux métaux lourds durant son séjour en prison.

[1] Une centaine de Tchétchènes rapatriés d’Europe occidentale auraient été accueillis et entraînés dans les gorges de Pankissi.

[2] La partie russe prenant le nom d’Ossétie du nord-Alania.


En juin 2022, l’Union européenne rappelle à Tbilissi que le pays ne bénéficiera du statut de candidat à l’adhésion, par ailleurs accordé à la Moldavie et à l’Ukraine, que s’il engage d’importantes réformes politiques et judiciaires. Le régime et ses oligarques, proches de Moscou, n’en prennent pas le chemin, bien au contraire : en mars 2023, ils mettent en chantier une loi – similaire à celle votée en 2012 en Russie – qui oblige les associations et médias à se déclarer comme « agents de l’étranger », s’ils sont financés à plus de 20 % par des fonds extérieurs. Cette perspective génère des manifestations d’opposants si massives que, en dépit de leur répression, le projet est retiré. En mai suivant, le Kremlin essaie de reprendre la main : il supprime les visas pour les Géorgiens effectuant de courts séjours en Russie et autorise la reprise de vols aériens directs entre les deux pays, alors que 100 000 ressortissants russes ont quitté leur pays pour la Géorgie, depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. En juillet, Tbilissi apporte une nouvelle preuve de sa « politique étrangère multivecteurs » : le Premier ministre signe un partenariat stratégique avec la Chine qui prévoit, notamment, la construction d’un port en eaux profondes à Anaklia, en mer Noire, afin de donner davantage de consistance à la « route de transport international transcaspien », « corridor du milieu » que Pékin souhaite promouvoir pour ses routes de la soie ; jusqu’alors privilégié, le « corridor nord » traverse en effet des zones proches du conflit russo-ukrainien. Une autre conséquence de la guerre est l’annonce, en octobre, de l’implantation d’une base navale russe sur les côtes de l’Abkhazie, comme complément des installations maritimes de Crimée.

En décembre, l’Union européenne octroie à la Géorgie le statut de candidat officiel à l’adhésion, à condition de lever six réserves concernant le fonctionnement de ses institutions. Mais, en avril 2024, le Rêve géorgien reprend l’initiative en sens inverse : il dépose de nouveau son texte, d’inspiration russe, sur le financement des associations par des intérêts étrangers. Son adoption par le Parlement, à une large majorité, provoque de nouvelles manifestations à Tbilissi et leur répression par le pouvoir, qui accuse les opposants de conspirer contre le pays, avec l’aide des Occidentaux. Ceux-ci tiennent compte de la nouvelle situation : l’UE, premier bailleur de fonds du pays, suspend son processus d’adhésion et les États-Unis revoient à la baisse leur coopération bilatérale. En octobre, les élections (suivies par 58 % des électeurs) voient un nouveau succès de Rêve géorgien avec 54 % des voix (mais 10 % de moins à Tbilissi), loin devant le MDU et trois autres coalitions d’opposition qui, ensemble, ne réunissent que 38 % des suffrages. La Présidente et les opposants dénoncent des fraudes, telles que l’achat de votes et le vote multiple, en particulier dans les zones rurales et dans les régions ethniquement non géorgiennes du sud (entre 79 et 88 % des voix pour Rêve géorgien dans les secteurs à majorité arménienne ou azéri). Mais le recomptage partiel des voix maintient la victoire du camp pro-russe qui, dans la foulée, reporte à 2028 le processus d’adhésion à l’UE, ce qui entraîne des manifestations des pro-Européens.

En novembre 2024, des manifestations poussent le Président abkhaze à démissionner. Tout en restant fidèles à Moscou, les manifestants s’opposaient à des cessions immobilières à des Russes, cessions en principe interdites par la loi.

En Géorgie même, les manifestations pro-occidentales se poursuivent, mais n’empêchent pas une majorité de parlementaires d’élire un ancien footballeur ouvertement pro-russe à la tête de l’État. Il est censé succéder la Présidente Zourabichvili, qui refuse de se démettre, considérant que le Parlement est issu d’élections truquées.