Bien que dépourvue de toute continuité territoriale avec le territoire russe pourtant très proche (elle en est séparée par le détroit de Kertch sur la mer d’Azov), la péninsule de 26 945 km² cédée par l’Ukraine à Staline reste fortement liée à Moscou (l’indépendance ukrainienne y recueille d’ailleurs 36 % de « oui » de moins que la moyenne nationale). Du fait de la présence de la puissante flotte de la mer Noire à Sébastopol, seul port russe qui ne soit pas gelé en hiver, les Russes constituent 60 % de la population en 2014, contre moins d’un quart d’Ukrainien et environ 12 % de Tatars.
La situation de cette population turcophone, héritière de l’ancien khanat de Crimée, est précaire : sur les 250 000 ayant pu revenir dans la péninsule, après leur déportation par Staline, 100 000 ne sont toujours pas citoyens ukrainiens. Fin 1995, ils s’insurgent ainsi contre le vote du Parlement local qui fait de la presqu’île une « république autonome faisant partie intégrante de l’Ukraine », disposition acceptée par Kiev, à l’exception des articles établissant une « citoyenneté intérieure » et les symboles de souveraineté. Au printemps 1998, des échauffourées ont lieu dans la capitale, Simferopol, les Tatars réclamant l’obtention de la citoyenneté ukrainienne, à l’approche des législatives.
Le Parlement russe ayant voté, en 1993, la propriété de la Russie sur Sébastopol, Moscou commence à mettre la décision en pratique à l’été 1998 : des passeports russes sont attribués aux habitants de la ville, comme ils le seront dans les autres républiques séparatistes russophones de l’ex-URSS (cf. Géorgie et Moldavie). En mars 2014, le dernier pas est franchi : la population – à l’exception des Tatars qui ont massivement boycotté le référendum – vote en faveur du rattachement à la Russie. Le pouvoir moscovite « russifie » à grande vitesse la péninsule (monnaie, papiers d’identité, médias, administration et entreprises publiques…), tout en signant un décret qui réhabilite les minorités de la victimes de la dictature stalinienne (les Tatars, mais aussi les Arméniens, les Grecs…). Pour se concilier les bonnes grâces de la Turquie, il lui est proposé de construire une mosquée à Simferopol. En pratique, la répression s’exerce sur les Tatars : accusée d’extrémisme, leur chaîne de télévision est fermée par les autorités en 2015. Un an plus tard, l’assemblée des Tatars de Crimée est classée « organisation extrémiste », après l’incrimination de cette communauté dans le sabotage de lignes à haute tension alimentant la Crimée depuis l’Ukraine.
En mai 2018, Poutine lui-même inaugure, au volant d’un camion, le pont de dix-neuf kilomètres – le plus long d’Europe – qui assure la continuité terrestre de la Crimée avec la Russie. L’Ukraine dénonce un ouvrage qui, en passant une trentaine de mètres seulement au-dessus du détroit de Kertch, nuit à la navigation des hauts navires assurant ses exportations métallurgiques et minières depuis ses ports de Marioupol et Berdyansk en mer d’Azov (les ports russes n’étant pas touchés car situés en eaux moins profondes, donc accueillant des bateaux plus petits). Les garde-côtes russes mènent par ailleurs un nombre croissant d’inspections sur les bateaux fréquentant lesdits ports ukrainiens, en vertu d’un accord de décembre 2003 qui a donné à Azov le statut – inédit – « d’eaux intérieures de l’Ukraine et de la Russie », autorisant chacun des deux pays à y exercer librement toute activité navale (y compris militaire). C’est dans ce cadre que Kiev a transféré ce qui lui reste de flotte d’Odessa dans l’ancien « golfe Méotide » des Grecs : c’est lors d’un de ces transferts que trois petits navires militaires ukrainiens sont capturés par la marine russe, fin 2018, alors qu’ils croisaient dans le détroit de Kertch, que Moscou considère comme sa propriété.