SOMMAIRE
- Entre indépendance et soumissions
- L’heure de la colonisation française
- Trente ans de rébellions
- Le retour des mouvements armés
- L’embrasement du nord Mali
- L’internationalisation du conflit
- Des accords de paix à Alger
- Un putsch qui remet tout en question
Estimés à environ trois millions de membres, faute de statistiques fiables, les Touareg parlent le tamasheq, une langue aux nombreuses variantes dialectales écrite en alphabet tifinagh. Ils habitent, au Sahara central et dans une partie du Sahel, un territoire qu’ils appellent « tinariwen » (« les déserts ») et qui représente un espace de 1,5 millions de km² s’étendant sur cinq pays : le Mali, le Niger, l’extrême-nord du Burkina Faso et quelques oasis de Libye et du sud algérien. L’ensemble comprend des régions de montagnes, de plaines, de plateaux et de vallons telles que le Hoggar et le Tassili n’Ajjer (tassili désignant des plateaux gréseux) en Algérie, l’Azawagh et l’Aïr au Niger, le désert libyen et quelques franges du Tibesti, ainsi que l’Adrar des Ifoghas, à cheval sur le Mali et l’Algérie. Le massif de l’Adagh (« la montagne » en tamasheq) a été rebaptisé « l’Adrar des Ifoghas » par les colonisateurs – pour le distinguer de l’Adrar mauritanien – démarche qui a conféré une suprématie à la tribu noble des Ifoghas[1] par rapport aux autres clans et tribus locaux. Le peuplement touareg s’organise ainsi autour de quatre pôles principaux : le Hoggar (ville principale : Tamanrasset) et l’Ajjer (Djanet), le Tademekkat (région de Tombouctou) au Mali et l’Aïr (ville principale : Agadez) au Niger.
Originellement de race blanche, les Touareg descendraient des paléo-Berbères de la préhistoire, dont certains se seraient implantés dans le Sahara, alors humide, vers le huitième millénaire AEC[2]. Des gravures rupestres datées de 6000 AEC ont été trouvées sur le site d’Essouk, dans l’Adrar des Ifoghas. D’autres migrations ont suivi, notamment sous le coup des invasions romaine, puis arabe, de l’Afrique du Nord. Hérodote fait ainsi mention d’un peuple libyque, les Garamantes, qui seraient les ancêtres des Touaregs septentrionaux. Au Moyen Âge, certains vivent au sud du Maroc, aux environs du grand centre caravanier de Sijilmasa. Selon une légende, la mère de la noblesse touarègue, Tin-Hinan, serait originaire du Tafilalet et aurait rejoint le Hoggar. D’autres seraient venus de l’actuel sud libyen, comme en témoigne l’origine la plus probable du mot « touareg », qui viendrait d’une oasis du Fezzan nommée Targa (« rigole » ou « vallée » en arabe). Les Touareg eux-mêmes se désignent plutôt comme « Imazeghen » (noble et libre) ou « Kel Tamasheq », c’est-à-dire les gens parlant le tamasheq. Plus rarement, ils se qualifient de « Kel Taggemoust », « ceux qui portent le voile », voile teint en indigo qui leur a valu le qualificatif « d’hommes bleus », de la part des Européens s’étant aventurés dans le Sahara au XIXe siècle.
Les tribus se sont fortement métissées, culturellement et ethniquement, avec les populations Arabes et noires d’Afrique sub-saharienne (Peuls, Songhaï, Djerma…) au fur et à mesure de leur progression vers le Sud sahélien. Durant des siècles, les Touareg et les Berbères Sanhadja[3] sont en effet les maîtres du trafic caravanier transsaharien, assurant le transport d’or, de sel, mais aussi d’esclaves, depuis les rivages de l’Atlantique jusqu’à la péninsule arabique. Sur 17 millions d’Africains razziés par les trafiquants musulmans du VIIe au XIXe siècle, environ 7,4 millions auraient été déportés à travers le Sahara (dont 4 millions entre 650 et le XVe siècle), 1,6 M seraient décédés au cours du voyage et 0,4 M restés dans les oasis. Au XIe siècle, une tribu touareg fonde ainsi Agadez, au croisement des principales routes transsahariennes. Vers 1100, un autre groupe bâtit Tombouctou (Tin Buqt en tamasheq), à la frontière de l’Empire du Ghana, affaibli par la poussée almoravide, la sécheresse et la déforestation. Située à 300 km à l’ouest de Gao – elle-même fondée au VIIe siècle par des pêcheurs-piroguiers Sorko (Bozo) – la ville devient une étape majeure sur la route transsaharienne des caravanes de l’or. Au XIVe siècle, le commerce caravanier de longue distance est notamment sous le contrôle du royaume touareg de Takedda, une ville fondée par les Senhadja dans l’ouest de l’Aïr, à proximité d’importantes mines de cuivre.
[1] Les Ifoghas sont également présents dans l’Ajjer, l’Aïr, le Gourma malien…
[2] La désertification des zones sahariennes méridionales et centrales débute vers -2050.
[3] Etablis à Aoudaghost, au sud-est de l’actuelle Mauritanie, les Senhadja fonderont la dynastie Almoravide
Entre indépendance et soumissions
N’ayant quasiment jamais eu de véritable structure étatique – sauf dans l’Aïr – les Touareg sont divisés en huit Confédérations, jalouses de leurs prérogatives et souvent rivales : Kel Ahaggar (Tassili du Hoggar) et Kel Ajjer (Tassili des Ajjer) en Algérie ; Kel Aïr, Kel Gress et Iwellemedden Kel Dinnik (« ceux de l’est ») au Niger ; Iwellemedden Kel Ataram (« ceux de l’ouest »), Kel Adrar (Adrar des Ifoghas) et Kel Tademekkat au Mali. Dirigées par un « amenokal », ces confédérations sont composées de plusieurs tribus, elles-mêmes fractionnées en « castes » très hiérarchisées :
– Les Imazighen sont des tribus nobles, essentiellement composées de guerriers qui ont pour fonction de protéger les tribus vassales (Imghad), en l’échange du versement d’un tribut.
– Les Ineslemen sont des tribus maraboutiques (ineslem signifiant « musulman ») qui comptent des lettrés en langue arabe, instruits en religion islamique, remplissant souvent le rôle d’enseignants et de juges.
– Les Inaden sont des forgerons, et plus généralement des artisans, noirs.
– Les Irawellan sont d’anciens captifs touaregs.
– Les Iklan, esclaves noirs affranchis (akli signifiant « noir »), se subdivisent en Bellas (ceux de langue Songhaï) et Bouzous (de langue Haoussa).
Au XIVe, la puissance des Touareg se voit concurrencée par l’Empire du Mâli qui, depuis Tombouctou, Gao et Djenné, prospère dans le commerce caravanier d’esclaves, d’or et de cola avec le monde musulman (cf. Le Sahel). Au début des années 1430, les Touareg arrivent bien à reprendre Tombouctou, mais ils en sont de nouveau chassés une trentaine d’années plus tard par l’Empire Songhaï, qui reprend aussi Djenné et le delta intérieur du Niger (le Macina), et établit sa capitale à Gao. A la fin du XVe, le pouvoir au Songhaï est pris par un général Soninké qui bat lui aussi les Touareg, annexe les salines de Teghazza et s’établit à Tombouctou. En revanche, les Touareg affirment leur suprématie dans le massif de l’Aïr, où ils fondent, en 1504, un sultanat qui succède au royaume de Takedda avec pour capitale Assodé, puis Agadez.
L’Empire Songhaï explose à la fin du XVIe siècle, sous les coups des Marocains qui reprennent les salines, pillent Tombouctou et s’emparent de Gao et du Macina. A partir de 1591, la province (pachalik) de Tombouctou-Gao est gouvernée par les Arma, mercenaires des Marocains qui s’établissent sur place et se marient à des femmes Songhaï. Dès le début du XVIIe siècle, les différents groupes d’Arma se déchirent pour l’attribution des caïdats et du titre de pacha. Les divisions sont telles que le pachalik se fragmente en plusieurs unités autonomes, autour des principales villes-garnisons telles que Gao et Djenné, tandis que le pacha ne contrôle plus, dans les faits, que Tombouctou et ses environs.
Dans le même temps, plusieurs groupes touareg, en provenance de l’Adagh des Ifoghas, s’installent dans la vallée du Niger, à l’image des Kel Tademekkat dans les environs de Tombouctou et de la boucle du Niger et des Iwellemmedens dans les environs de Gao et de Meneka. En 1682, les seconds occupent même Gao, avant d’en être chassés par le caïd local. Le pacha de Tombouctou arrive finalement à leur imposer sa suzeraineté, ce qui ne fait que consacrer leur installation sur les rives du fleuve, tout en établissant un relatif équilibre des forces : le pacha et ses caïds contrôlent les villes, tandis que les Touareg imposent leur protection à divers groupes peuls et maures. Cet équilibre est mis à mal au début du XVIIIe siècle, au fur et à mesure que les Kel Tademekkat fédèrent de plus en plus de forces autour d’eux. Mais les Touareg sont incapables de s’unir vraiment et leur pouvoir commercial s’affaiblit, victime de la concurrence de la traite transatlantique développée par les Européens. Cela permet aux Arma – qui restent suzerains des Songhaï – de conserver l’essentiel du pouvoir. Battus en 1688 à Gao, les Touareg s’emparent de Tombouctou en 1737, mais ce n’est que pour quelques mois. Le pachalik va s’effondrer en 1833, victime de l’établissement d’une théocratie musulmane – l’Empire du Macina – par les Peuls, qui se sont emparés de la boucle du Niger, de Djenné et de Tombouctou. Seule Gao reste aux mains d’un Arma, jusqu’à la fin du XIXe.
L’heure de la colonisation française
Le déclin touareg se poursuit dans les années 1830, dans la continuité de l’occupation de l’Algérie par les Français. La colonisation des oasis du Sahara central entraîne le repli du commerce caravanier, avec la fin de la traite des esclaves, le contrôle des routes, la monétisation des échanges… Dans la seconde moitié du XIXème siècle, l’expansion française se heurte au refus des Touareg de signer le traité commercial qui leur est proposé. Loin de l’image romantique que certains intellectuels européens leur ont donnée, certains mènent même des actions sanglantes : en 1881, des tribus du Hoggar massacrent la mission Flatters, chargée de trouver une route pour construire une ligne de chemin de fer entre le nord Algérien et le Soudan. Cela conduit la France à engager des actions militaires, tout en négociant avec les amenokal afin qu’ils protègent les convois traversant le désert. Cette politique permet à Paris de contrôler en partie les principaux centres économiques du Sahara central, en particulier Tamanrasset. Les Touareg du Hoggar sont soumis en 1902 (bataille de Tit), suivis de ceux des Ifoghas (en 1903) et de l’Aïr, avec l’occupation d’Agadez en 1906. Cette succession de défaites est vécue comme un désastre (titwa) pour les Touareg, dont certains continuent à s’opposer militairement à la présence française.
La rébellion la plus sérieuse va survenir dans l’Aïr, en pleine Première guerre mondiale, alors que la France a dû alléger l’effectif de ses garnisons pour redéployer des troupes sur le front européen. Elle est menée par un chef de guerre de la tribu Ikazkazan, Kaocen (ou Kawsan), qui guerroie depuis 1909 contre les Français, depuis ses bases du Tibesti tchadien, puis du Fezzan libyen. Dans ces régions, échappant largement au contrôle des Ottomans comme des Italiens et du sultan de Bornou, il a noué des liens avec la confrérie algéro-libyenne des Sénoussis, alors que les tribus maraboutiques locales sont plutôt adeptes de la Qâdiriyya. En octobre 1914, ces puritains musulmans – qui prendront plus tard le pouvoir en Libye – lancent un djihad contre les colonisateurs européens. Les Italiens ayant été chassés du Fezzan en janvier 1915 – en abandonnant de nombreuses armes sur place – Kaocen part à l’attaque des positions françaises dans l’Aïr, au lendemain d’une famine survenue en 1913-1914 au Niger. Adoubé par les Sénoussistes et soutenu par le sultan d’Agadez – pourtant allié supposé de la France – il parvient à occuper la ville en décembre 1916. Paris déclenche alors une guerre de mouvement qui va s’avérer victorieuse. Elle est suivie d’une répression qui démantèle les chefferies et divise les tribus. Contraint à la fuite, Kaocen est tué par les Turcs dans le Fezzan, en 1919.
La situation se stabilise ensuite, la majorité des Touareg ayant établi de bonnes relations avec l’armée française. En 1957, voyant se profiler l’indépendance des pays du Sahel, trois cents chefs touareg, maures et songhaï du nord-Mali actuel demandent à la France de ne pas incorporer leurs populations aux futurs États sub-sahariens, mais de les rattacher à l’Algérie française. Ils sont suivis, en 1960, des chefs de Confédérations de l’Aïr qui indiquent au Président français ne pas vouloir que « les Noirs et les Arabes (les) dirigent ». Mais leurs suppliques restent lettre morte. Ce qui s’appelle alors le Soudan français (le Mali actuel, dont l’Azawad) rejoint donc les colonies françaises du Sénégal, de la Haute-Volta (futur Burkina Faso) et du Dahomey (futur Bénin) au sein d’une Fédération du Mali[1] indépendante, le Niger accédant à la souveraineté de son propre côté.
[1] Le Dahomey et la Haute-Volta se retirent de la Fédération deux mois après sa création, en janvier 1959. A l’été 1960, des dissensions internes entraînent le Sénégal à proclamer sa propre indépendance. La république du Mali (Azawad compris) suit en septembre 1960.
Trente ans de rébellions
Les Touaregs – comme les Arabo-Berbères (Maures) – deviennent alors minoritaires dans des États dominés par des populations qu’ils ont razziées par le passé. Ayant perdu les ressources de la razzia, ainsi que celles provenant des transports de sel et de mil, certains continuent de nomadiser, en élevant des chameaux dans les zones désertiques, des bovins, voire des moutons et des chèvres plus au sud ou bien en développant, dans les oasis, des activités horticoles données en métayage à d’anciens esclaves affranchis. Mais beaucoup abandonnent le nomadisme pour se fixer dans les grandes villes en bordure du Sahara, comme Tamanrasset ou Agadez. D’autres exploitent ou louent des camions pour transporter des marchandises de toutes natures sur les pistes caravanières historiques, y compris des marchandises illicites (drogue, cigarettes, migrants sub-sahariens).
Leurs aspirations autonomistes, voire séparatistes, vont commencer à s’exprimer dans les années 1960. Des sécheresses successives déciment les troupeaux, sans que les jeunes Touaregs – peu scolarisés et peu formés – ne bénéficient vraiment du développement économique et commercial de la région, dû notamment à l’exploitation de ressources de sous-sol telles que l’uranium, au nord d’Agadez, et les hydrocarbures. Une première rébellion éclate en 1963-1964 dans l’Adrar des Ifoghas, quand les Kel Adagh dénoncent leurs conditions de vie. Sa forte répression par le pouvoir malien – avec l’aide du Maroc et de l’Algérie qui sont inquiets de voir cette agitation à leurs frontières – entraîne un exode de Touareg vers l’Algérie et la Libye. Marginalisés dans leurs nouveaux pays, beaucoup de jeunes choisissent aussi le chemin de l’exil jusqu’aux bords du Golfe de Guinée.
Un événement survenu en Libye, en septembre 1969, va redonner un « coup de fouet » aux rébellions touarègues : la prise du pouvoir du colonel Kadhafi, fervent partisan d’une unification du Sahara s’appuyant sur les nomades. Ponctué d’aides financières et militaires – dont la création de « la Légion islamique » (ou Légion verte) qui sera notamment utilisée contre le régime tchadien – ce discours pan-saharien va rencontrer un écho certain chez les Touareg, qu’ils soient exilés en Libye ou demeurés dans leurs pays. Dès lors, la « main de Kadhafi » va être vue derrière les multiples incidents qui, dans les années 1980, éclatent dans la région : coups d’État avortés au Niger, tentatives de sabotage contre des installations minières… Au pouvoir au Niger, le général Kountché essaie d’apaiser les tensions en nommant un Touareg de la région de Zinder au poste de Premier Ministre, mais cette ouverture politique n’est pas suivie d’une meilleure intégration des jeunes Touareg dans l’économie. La rupture est consommée quand des incidents les opposent à l’armée nigérienne en 1985 à Tchintabaraden, au sud-ouest d’Agadez. Cinq ans plus tard, de nouveaux affrontements au même endroit font un mort parmi les policiers, ce qui entraîne une répression sans merci du régime : des centaines de Touareg sont tués, emprisonnés et torturés. En réaction, quelques dizaines de combattants venus de Libye rejoignent les montagnes de l’Aïr, avec quelques équipements volés à l’armée libyenne, tels que des fusils d’assaut et des pickups portant des mitrailleuses. Rejoints par des congénères fuyant le nord nigérien, ils y forment, fin 1991, le Front de libération de l’Aïr et de l’Azawak (FLAA). Distinct de l’Azawad du nord Mali, l’Azawak (ou Azawagh) est la région des Kel Dinnik. Située autour des villes d’Abalak et Tchintabaraden, c’est le bassin, sableux et herbeux, d’un affluent fossile de la rive gauche du fleuve Niger qui couvre 560 000 km² entre le massif de l’Aïr à l’est, l’Adrar des Ifoghas à l’ouest et les contreforts du Hoggar au nord. Les premiers affrontements entre les rebelles du FLAA et l’armée nigérienne commencent après l’instauration de l’état d’urgence dans le Nord du Niger, en avril 1992.
La situation a également évolué au Mali où, en 1988, un autre ancien de l’armée libyenne en conflit avec l’aménokal de sa Confédération, Iyad Ag Ghali, a fondé le Mouvement populaire de libération de l’Azawad (MPLA). Distinct de l’Azawagh, l’Azawad (« territoire de transhumance » en tamasheq), désigne une région – sans existence historique préalable – de plus de 800 000 km² recouvrant la majeure partie du Nord du Mali (régions de Tombouctou, Gao et Kidal), voire quelques franges orientales de la Mauritanie et une partie du Sud de l’Algérie. Démobilisés de la « Légion islamique » par Kadhafi en 1990, les Touaregs du Mali (comme ceux du Niger) s’en prennent aux signes du pouvoir central, accusé de délaisser le Nord du pays. Le premier fait d’armes du MPLA est l’attaque du poste de gendarmerie de Ménaka, en juin 1990. Mais le mouvement tourne en partie au banditisme puis, par ricochet, aux affrontements avec les ethnies noires de la région, ce qui entraîne l’exode de 100 000 personnes dans les pays voisins. La signature d’accords à Tamanrasset, en janvier 1991, étant restée sans lendemain, le MPLA reprend les armes sous le nom de MPA, tandis que des membres de tribus dénonçant la suprématie des Ifoghas dans le mouvement le quittent pour former d’autres groupes : les Chamanamas fondent ainsi le Front populaire de libération de l’Azawad (FPLA) et les Imghad l’Armée révolutionnaire de libération de l’Azawad (ARLA). Les Arabo-Berbères et Arabes, généralement islamistes, ne sont pas en reste et constituent leur propre faction, le Front islamique arabe de l’Azawad (FIAA), disposant de bases dans le sud algérien.
Après la chute de Moussa Traoré, un Pacte national est signé en avril 1992 entre le nouveau pouvoir malien et la coordination des Mouvements et Fronts unis de l’Azawad, qui regroupe les différentes rébellions. Mais il reste lettre morte, les difficultés majeures d’application portant sur la réinsertion des combattants Touareg et sur le « statut particulier » du Nord. Les violences continuent donc : intestines en 1993 (lorsque le MPA chasse l’ARLA de la région de Kidal, après l’enlèvement par la seconde du chef des Ifoghas), elles sont également ethniques. En avril 1994, un massacre commis par le FIAA dans un hôpital de Gao conduit certains cadres Songhaï à démissionner de l’armée malienne, jugée inefficace, pour doter leur communauté de sa propre milice : les Ganda Koy (« maîtres de la terre »). A l’exception de Kidal et de l’Adrar des Ifoghas, les Touareg ne sont pas majoritaires dans le nord malien : celui-ci est en effet peuplé d’une dizaine d’autres ethnies (Arabes, Maures, Songhaï, Peuls, Bozos, Dogons, Kountas, Sinonkés…) qui, pour la plupart, sont dotées de milices armées (arabes dans la région de Tombouctou, Ganda Koy, Ganda Izo des Peuls…). Finalement, un nouvel accord de paix est signé en avril 1995 à Ouagadougou entre le gouvernement malien et les organisations de résistance armée touarègues. Le MPA se dissout l’année suivante, estimant avoir obtenu des avancées en matière d’autonomie administrative et de partage des aides publiques, au même titre que les rebelles nigériens qui ont eux aussi signé un accord avec leur gouvernement, en avril 1995.
Mais tous les mouvements ne s’estiment pas liés par les documents paraphés. Affirmant que le gouvernement de Niamey n’a tenu aucune de ses promesses, une demi-douzaine de mouvements se regroupent, à l’été 1995, dans une nouvelle Coordination de la résistance armée (CRA) qui, outre le FLAA, associe notamment l’Armée populaire de libération du Nord-Niger et le Front de libération Tamoust (FLT, scission du FLAA dirigée par l’Ifogha Mano Dayak, qui mourra en décembre). Non contente de reprendre les armes, la CRA annonce son intention de faire cause commune avec les rébellions Toubou et arabes apparues dans l’Est du pays. En novembre suivant, c’est l’Organisation de la résistance armée (ORA) de Rissa Ag Boula qui suspend sa participation à l’application des accords de paix. Un nouvel accord est finalement signé à Alger, en novembre 1997, sans avoir réglé tous les problèmes, à commencer par les moyens de réintégrer les rebelles dans l’armée. Il enregistre toutefois un succès politique, avec l’entrée de dirigeants du FLAA et du FLT dans les sphères du nouveau pouvoir nigérien.
Le retour des mouvements armés
Beaucoup de sujets étant restés en suspens, les rébellions touarègues réapparaissent dans la seconde moitié des années 2000, alors que Kadhafi a décidé d’utiliser à nouveau cette cause comme moyen de pression régionale. En avril 2006, il crée, à Tombouctou, la Ligue populaire et sociale des tribus du Grand Sahara – vivement contestée par l’Algérie – et se fait introniser l’année suivante « Noukan touareg », autrement dit leader des sultans touaregs. Sur le terrain, des dizaines d’hommes armés attaquent, en mai 2006, des camps militaires à Kidal, localité située aux confins du Mali, du Niger et de l’Algérie, et s’y emparent d’armes lourdes. La ville est reprise par l’armée malienne, appuyée par des conseillers américains, les États-Unis craignant que certains rebelles, peut-être aidés par les djihadistes algériens du GSPC, ne transforment la région en « zone grise » islamiste. Jouant une nouvelle fois un rôle de médiatrice, l’Algérie obtient la signature d’accords entre les rebelles et le pouvoir malien en juillet 2006. Une nouvelle insurrection ayant éclaté en mars 2008, à l’extrême-nord du Mali, un nouvel accord est signé dès le mois suivant, cette fois sous les auspices de la Libye, mais n’est pas davantage suivi d’effets que les précédents. Le pouvoir malien considère notamment que ces rebelles, aux revendications peu claires, souhaitent avant tout obtenir le démantèlement des postes frontières avec l’Algérie pour mieux se livrer à leurs différents trafics, ce qui est le cas de certains groupes Touaregs, mais aussi des islamistes et des Arabes Bérabich[1].
Côté nigérien, une nouvelle rébellion est apparue en février 2007. Composé de combattants revenus d’Algérie et de Libye, mais aussi de bandits réfugiés dans l’Aïr, le Mouvement des Nigériens pour la Justice (MNJ) réclame une meilleure répartition des revenus de l’uranium. En juin, il attaque l’aéroport d’Agadez et y tue ou capture plusieurs dizaines de soldats gouvernementaux. Treize mois plus tard, il capture un Chinois employé d’une société de prospection uranifère. En juin 2008, le MNJ et les Forces armées révolutionnaires du Sahara, un mouvement Toubou du Niger dénoncent également l’accord signé entre Niamey et une société chinoise pour la recherche et l’exploitation de pétrole dans la région de Diffa, voisine de celle d’Agadez. Le même mois, les rebelles touaregs enlèvent, brièvement, des ingénieurs du groupe français Areva, lequel remporte certes, en janvier suivant, le contrat d’exploitation future du deuxième plus grand site d’uranium au monde, Imouraren, mais au prix d’une forte nouveauté : la société française ne détiendra plus 100 % des droits, mais en laissera un tiers au gouvernement nigérien.
D’autres enlèvements d’Occidentaux se déroulent à la même période dans les régions comprises entre le Niger et le Mali : ils sont revendiqués par la branche algérienne d’Al-Qaida mais, dans certains cas, ont bénéficié de la « sous-traitance » de certains rebelles Touareg, pourtant généralement adeptes d’un islam modéré (de rite malékite). Faute de résultats concrets en matière de réintégration dans la vie civile et de développement économique (ainsi, l’argent versé par la Libye pour mettre fin aux rébellions nigériennes en 2009, a été confisqué par quelques chefs rebelles au détriment de la population), les démobilisés des rébellions touarègues du Mali et du Niger se livrent à toutes sortes de trafics, contrebande d’autant plus facile que, suite à la trêve signée en 2006, le pouvoir malien a allégé son dispositif militaire au nord du Mali. Les sirènes islamistes agissent plus particulièrement sur les jeunes, moins tenus que par le passé au respect des chefs et des structures claniques, qui volent en éclat sous l’effet de « l’argent facile ».
En mai 2009, le Président Tandja – soucieux de pouvoir briguer un troisième mandat à la tête du Niger – se résout à négocier avec ceux qu’il traitait, quelques semaines plus tôt encore, de bandits et de trafiquants de drogue. Il invite à l’inauguration de la future mine d’Imouraren les chefs du MNJ et de ses deux dissidences, le Front des forces de redressement (FFR) de Rhissa Ag-Boula et le Front patriotique nigérien (FPN). En octobre, le chef d’État nigérien s’associe même à son homologue malien pour signer un accord avec leurs rébellions touarègues respectives, qui menaçaient de s’allier : le MNJ d’un côté, l’ADC (l’Alliance démocratique du 23 mai pour le changement) et le Mouvement Touareg du Nord-Mali (MTNM) de l’autre. Sous la médiation de Kadhafi, les insurgés sont amnistiés et déposent les armes.
C’est sans doute aussi sous la pression libyenne que, fin 2010, le gouvernement de Bamako se résout à mettre en œuvre une des dispositions de l’accord de 2006 : la création, dans le nord-Mali, d’unités associant des combattants Touareg à des recrues maliennes, intégrées dans l’armée régulière mais dirigées par un chef touareg. Au Niger, la décentralisation prévue dans les accords de paix se met en place début 2011, avec la tenue d’élections locales et le succès d’anciens rebelles, tels un ancien du MNJ élu maire d’Agadez. La présidence de Mahamadou Issoufou (2011-2021) est caractérisée par une ouverture du pouvoir aux minorités arabo-touareg. En 2011, un haut fonctionnaire d’ethnie touarègue est nommé Premier ministre.
[1] En novembre 2009, un Boeing 727 chargé de cocaïne et venu du Venezuela fait un atterrissage forcé dans la région de Gao.
L’embrasement du nord Mali
Stabilisée au Niger, la situation va de nouveau s’aggraver au Mali. A la suite de la chute de Kadhafi, à l’été 2011, deux à quatre mille anciens mercenaires Touareg, surnommés les « revenants », décident de reprendre les armes, officiellement pour prendre le contrôle du nord-malien et éviter qu’il ne passe dans le giron des djihadistes affiliés à Al-Qaida. Le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) voit le jour en novembre 2011, par fusion du Mouvement national de l’Azawad (MNA, parti politique), du MTNM et de groupes tels que le Mouvement islamique de libération de l’Azawad (MILA). Constitué essentiellement de combattants issus des tribus Idnanes et en partie Ifoghas, il est rapidement concurrencé par le nouveau mouvement islamo-touareg d’Iyad Ghali : Ansar Dine (ou Ansar Eddin Salafiya « Défenseur de l’islam »). Un temps rallié au pouvoir et utilisé dans les libérations d’otages, le chef Ifogha n’a pu s’imposer à la tête du MNLA et a donc choisi de faire cavalier seul. En janvier 2012, le MNLA lance des attaques meurtrières sur Ménaka, à une centaine de kilomètres du Niger, puis Aguelhok et Tessalit, à proximité de l’Algérie. Allié à Ansar-Dine et à des groupes salafistes arabes, la rébellion s’empare aussi d’un camp de l’armée à proximité de la frontière avec la Mauritanie. Les combats font plus d’une centaine de morts, dont plusieurs dizaines de soldats et gendarmes abattus ou égorgés, les mains liées.
La déroute de l’armée malienne est telle que, en mars 2012, de jeunes officiers subalternes s’emparent du pouvoir à Bamako, s’estimant démunis de tout moyen de lutte contre les insurgés. Après la perte des trois capitales régionales du Nord, et sous la menace d’un embargo de la Cedeao (l’organisation régionale), les putschistes acceptent de partager le pouvoir avec des civils. A l’automne, le pouvoir malien doit également se résoudre à accepter qu’une force de la Cedeao, parrainée par l’ONU et les Occidentaux, puisse aider sa propre armée, divisée et mal formée, à reconquérir le Nord, où les insurgés compteraient six mille combattants. Mais les chefs des différents mouvements ne sont pas sur la même longueur d’onde : tandis que le MNLA proclame une République laïque dans le seul Azawad, Ansar Dine et ses alliés (Noirs islamistes du Mujao, Bérabich du FNLA, Front national de libération de l’Azawad) souhaitent conserver l’intégrité territoriale du Mali et en faire un État islamique. Sur le terrain en revanche, nombre des hommes et encadrants du MNLA combattent aux côtés des salafistes, quand ils ne les ont pas rejoints ou ne leur ont pas vendu leurs armes. De fait, les islamistes chassent les nationalistes touareg de Tombouctou, où ils imposent la charia sans ménagement (lapidation, port du voile, destruction de bars, pillage de maisons chrétiennes…). Ils détruisent également des mausolées classés au patrimoine mondial de l’Unesco, dans la « ville aux 333 saints », savants et érudits que l’islam rigoriste interdit de vénérer. Côté gouvernemental, le colonel Ag Gamou, un ancien de la Légion islamique qui s’était rallié au régime et devait défendre le Nord, parvient à s’enfuir au Niger, avec quelques centaines de combattants, Touareg et Noirs.
Chassé des grandes villes et divisé sur la conduite à tenir, le MNLA éclate en factions qui rejoignent les islamistes ou bien retournent au nomadisme. Ayant renoncé à une sécession unilatérale de l’Azawad, en échange d’une négociation sur son autodétermination, le mouvement se dit prêt à mener des opérations contre les islamistes, au même titre que le Mouvement arabe de l’Azawad (MAA), successeur du FLNA. Mais le MNLA n’a pas la force militaire de ses adversaires : en novembre, il perd son bastion de Ménaka, après avoir échoué à reprendre Gao au Mujao. Les combats ont fait des dizaines de morts. De leur côté, six mouvements de minorités noires de la région s’organisent pour compenser l’inaction de l’armée malienne. Destinées à combattre les islamistes, les Forces patriotiques de résistance (FPR) associent les Ganda-Koy et Ganda-Izo, ainsi que les Forces de libération des régions Nord du Mali (FLNM), l’Alliance des communautés de la région de Tombouctou, les Forces armées contre l’occupation (FACO) et les Ganda Lassalizei (« Authentiques fils du terroir » en songhaï…).
L’internationalisation du conflit
En janvier 2013, la France déploie ses premières troupes au sol, en appui à l’armée malienne. Celle-ci reprend plusieurs villes que les djihadistes ont abandonnées, pour se replier vers Kidal. Côté Touareg, le MNLA connait un léger regain de forme, grâce au soutien que lui apporte l’Algérie – mécontente d’avoir vu Ansar Dine fermer la porte à des négociations – et à une scission au sein du mouvement d’Ag Ghali : conduite par un fils de l’amonekal des Kel Adrar, une faction favorable à une solution négociée est partie fonder le Mouvement islamique de l’Azawad (MIA). Encouragé par cette situation, le MNLA propose à la coalition franco-malienne d’ouvrir un front nord, pour couper les islamistes de voies d’approvisionnement, mais aussi pour empêcher que l’armée malienne ou les milices noires ne se livrent à des exactions vengeresses sur les populations arabes, maures et touarègues de l’Azawad. Sur le terrain, les troupes franco-maliennes reprennent Gao, où elles sont relayées par des contingents nigérien et tchadien, ainsi que par les miliciens Touareg d’Ag Gamou. Le Niger – qui possède 800 km de frontière avec le Mali, dont la partie septentrionale, montagneuse, offre un couloir idéal vers le sud libyen et le Tchad (passe de Salvador et plateau de Mangani) – se retrouve ainsi engagée dans le conflit et accepte, notamment, le stationnement de drones américains à Agadez.
Soutenus par l’aviation française, le MNLA et le MIA reprennent Kidal, où se déploient des troupes franco-tchadiennes, mais pas par des soldats maliens, afin d’éviter tout affrontement avec les séparatistes touareg, contre lesquels la justice malienne lance des mandats d’arrêt. Les dernières villes encore aux mains des djihadistes, Aguelhok et Tessalit près de la frontière algérienne, sont reprises en février 2013 par les soldats français, tchadiens et leurs différents supplétifs touareg. Les islamistes s’enfuient vers le nord du Niger et du Burkina, le sud libyen, la forêt de Wagadou (à la frontière mauritanienne) et la région de Gao. Le MNLA n’en sort pas conforté pour autant : non seulement il doit affronter physiquement le MAA – qui l’accuse de rançonner les populations arabes – mais il voit émerger des formations concurrentes, parfois soutenues par le régime malien. Ainsi, en mai 2013, un chef traditionnel touareg fonde un Haut conseil pour l’unité de l’Azawad (HCUA), ouvert à tous les mouvements non islamistes prêts à discuter avec Bamako, sans revendiquer l’indépendance. Il est rejoint par l’amenokal des tribus de l’Adrar des Ifoghas, qui démissionne du MNLA, ainsi que par le MIA et d’anciens membres d’Ansar Dine.
Après quelques mois de flottement, le MNLA, le HCUA et le MAA finissent par constituer une délégation commune pour discuter avec le pouvoir malien, sous l’égide du Burkina-Faso. En parallèle, l’ONU déploie sa Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) – qui comptera de 6 000 à 15 000 hommes – en relais de la force qu’avait déployée les pays africains. Les discussions n’avançant pas, le MNLA annonce reprendre les armes, tandis que le HCUA, les Ganda Koy et d’autres mouvements demandent à l’Algérie de jouer le rôle de médiateur, ce qui divise le MAA : quand de nouvelles négociations s’ouvrent en février 2014 au Mali, il est représenté par deux délégations concurrentes, l’une autonomiste (à majorité Bérabich) et l’autre pro-Bamako (constituée majoritairement d’Arabes Lemhar). Une troisième faction crée le Mouvement populaire pour le salut de l’Azawad (MPSA).
Profitant des rivalités existantes entre tribus touareg, les islamistes se réimplantent dans la région de Kidal et à la frontière algérienne, avec d’autant plus de facilité que Ag Ghali est revenu en grâce auprès d’Alger, qui le considère davantage comme un Touareg islamo-nationaliste que comme un djihadiste. Dans le même temps, les tensions entre communautés s’enveniment dans l’Azawad. En février 2014, une trentaine de civils touareg sont tués, au retour d’un marché à l’est de Gao, par des Peuls suspectés d’être liés au Mujao, en représailles au meurtre de l’un d’eux ; en réaction, des Touareg pourchassent des Peuls jusqu’au Niger voisin. En mai, la visite du Premier ministre malien à Kidal est précédée de manifestations touarègues hostiles et de combats entre les Forces armées maliennes (FAMa) et le MNLA, qui font une trentaine de morts, sans que les forces internationales n’interviennent, considérant que la question relève des affaires intérieures du Mali. Malgré l’envoi de renforts, les FAMa subissent une déroute : non seulement le MNLA conserve Kidal mais, avec ses alliés du HCUA et du MAA, il s’empare aussi d’une demi-douzaine de localités voisines, dont Aguelhok et Tessalit. Le gouvernement malien se voit contraint de demander un cessez-le-feu, signé sous l’égide de la Mauritanie.
Des accords de paix à Alger
D’un point de vue organisationnel, la situation dans les différents camps se complexifie. En juin nait la Plateforme (des mouvements du 14 juin 2014 d’Alger) qui associe la faction pro-Bamako du MAA à la Coordination des mouvements et fronts patriotiques de résistance (CMFPR) des peuples sédentaires de la région[1], dont une partie – dite CMFPR-2 – est associée à une autre structure : la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA) qui réunit le MNLA, le HCUA et le MAA Bérabich. C’est dans cette nouvelle configuration que de nouvelles négociations s’ouvrent à Alger : en juillet 2014, le gouvernement malien et six mouvements non-djihadistes se mettent d’accord sur une feuille de route devant aboutir, à l’automne, à un accord de partage du pouvoir, sans sécession du Nord. Dès le mois suivant, une nouvelle faction touarègue demande à rejoindre les pourparlers et intègre la Plateforme : lié à Ag Gamou, le Groupe d’autodéfense touareg Imghad et alliés (Gatia) n’hésite pas à faire « le coup de feu » contre les miliciens du MNLA, afin d’accroître son territoire au détriment de la noblesse Ifoghas et montrer qu’il a toute sa place à la table des négociations.
Dans le même temps, la France annonce le remplacement de son opération malienne Serval par une mission, appelée Barkhane, couvrant les cinq pays sahéliens et davantage ciblée sur le renseignement et des missions ponctuelles d’élimination de la menace djihadiste. En mars 2015, un accord « de paix et de réconciliation » est signé à Alger, sauf par la CMA qui refuse que l’armée malienne assume le maintien de l’ordre en Azawad et déplore qu’aucun statut administratif ne soit reconnu à cette zone.
Les forces de la CMA sont même expulsées de Ménaka par le Gatia et la faction pro-malienne du MAA. Tous deux acceptent toutefois de s’en retirer, pour en laisser le contrôle à la Minusma et à l’armée malienne. Par ricochet, le MNLA et ses alliés se résolvent à signer les accords de paix d’Alger, en mai-juin 2015. Des combats entre « frères ennemis » Touareg ayant repris dans la région d’Anefis, proche de Kidal, un accord est trouvé pour mettre en place des patrouilles mixtes (Plateforme / CMA / FAMa / Minusma) dans tout le Nord malien. En juillet 2016, un accord de co-gestion de Kidal est même signé entre la CMA et la Plateforme, mais l’animosité entre Imghad et Ifoghas reste forte : quelques jours plus tard, des combats à l’arme lourde opposent le Gatia et le HCUA dans la ville, après l’assassinat d’un officier du second par des membres supposés du premier. Plus au sud, des combats meurtriers opposent le Gatia et des miliciens peuls Ganda Izo, pour le contrôle d’une commune de la région de Douentza (centre nord).
En janvier 2017, c’est également un Peul qui se fait exploser, à Gao, dans un camp de regroupement d’ex-rebelles de la CMA et de miliciens pro-gouvernementaux de la Plateforme, devant alimenter les rangs des patrouilles mixtes du MOC (Mécanisme opérationnel de coordination). Revendiqué par le groupe djihadiste al-Mourabitoune (successeur du Mujao), qui n’a aucun intérêt à voir les Maliens et les Touareg faire la paix dans le Nord, l’attentat-suicide fait plus de quatre-vingts morts. En juin suivant, le chef de l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) déclare la guerre aux Imghad et aux Daoussak[2], une tribu de nobles de la confédération des Iwellemedden Kel Ataram qui fournit l’essentiel des combattants du Mouvement pour le salut de l’Azawad (MSA)[3]. Motif : des miliciens du Gatia et du MSA ont poursuivi des djihadistes qui avaient attaqué une base de l’armée nigérienne, située à la frontière des deux pays. Au-delà de l’hostilité traditionnelle des populations noires locales vis-à-vis des Touareg, l’EIGS s’attaque surtout à des mouvements qui gênent les différents trafics auxquels il se livre dans la zone[4].
En août, Kidal connait un semblant de normalisation, en dépit des combats que Gatia et CMA continuent de s’y livrer sporadiquement : la médiation du Haut Conseil islamique du Mali permet le retour d’un gouverneur officiel dans la ville, en prélude à une réinstallation progressive des institutions maliennes. Dans le même temps, le dispositif militaire mis en place par la communauté internationale « s’enrichit » d’une nouvelle strate : en plus de la Minusma, de la force Barkhane et du groupement européen de formation Takuba, les pays de la région (G5 Sahel) annoncent le déploiement d’une force de 5 000 hommes chargés de la lutte anti-terroriste et des trafics transfrontaliers à leurs frontières. Soutenus par la Minusma et financés par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, les premiers contingents se positionnent, en novembre 2017, au carrefour des frontières du Mali, du Niger et du Burkina. Le même mois, la scène politico-militaire du nord-Mali voit apparaître une troisième force : la Coordination des mouvements de l’Entente (CME) réunit des groupes qui n’ont pas participé à la signature des accords d’Alger, mais exigent – y compris militairement – d’être représentés au sein des différentes commissions et autorités intérimaires qui en découlent : c’est le cas d’une des factions du Congrès pour la justice de l’Azawad (CJA, formé en 2016 par la tribu des Kel Ansar), du MPSA et de la faction Chamanamas du MSA[5], du Front Populaire de l’Azawad (FPA, issu du HCUA), de la Coalition du peuple pour l’Azawad (CPA, issu du MNLA),
[1] La CFMPR comprend les milices Ganda Koy, Ganda Izo et les Forces de libération des régions Nord du Mali (FLNM). Formé en 2016, le Mouvement pour la défense de la patrie (MDP) rejoint aussi la Plateforme.
[2] Les Daoussak sont représentatifs du mélange des populations locales, puisqu’ils parlent une langue (le tadaksahak) mêlant le tamasheq et le songhaï. Également présents à Tamanrasset, ils sont historiquement en conflit avec d’autres éleveurs, les Peuls, dans la région de Tilabéri au sud-ouest du Niger.
[3] Allié au Gatia, le MSA a été fondé en 2016 par des cadres du MNLA et du HCUA, hostiles aux rivalités entre Ifoghas et Imghad pour le contrôle de Kidal. Il compte deux factions, l’une Daoussak (MSA-D), l’autre Chamanamas (MSA-C).
[4] D’autres massacres de Daoussak par des « Peuls en motos » auront lieu les mois suivants.
[5] La faction Daoussak du MSA est membre de la Plateforme.
Un putsch qui remet tout en question
En mars 2018, un Premier ministre malien parvient à se rendre à Kidal, sous la protection de la Minusma et des troupes de la CMA, mais la situation n’est pas assainie pour autant. En août suivant, un rapport officiel de l’ONU pointe les manipulations diverses auxquelles se livrent tous les acteurs, même non-djihadistes, de la crise malienne : participation de membres de la CPA à des actions meurtrières du GSIM[1] contre l’armée malienne, rôle du HCUA comme agent de liaison entre Ansar Dine et l’EIGS, protection de convois de trafiquants de cannabis par les Imghad, participation du HCUA au trafic de migrants et à l’exploitation d’êtres humains… De plus en plus de trafiquants passent en effet par les mouvements touareg plutôt que par les mouvements djihadistes pour sécuriser leurs affaires. De son côté, le gouvernement malien ne joue pas pleinement le jeu des accords, en transférant officieusement à la CME – et non à la CMA – certaines responsabilités d’autorités intérimaires[2]. De façon beaucoup plus officielle, le chef d’État malien se dit prêt à dialoguer avec Ag Ghali, lequel fait du retrait des « forces d’occupation » le préalable à toute forme de discussion.
Début 2020, « les forces armées et de sécurité reconstituées » – c’est-à-dire l’armée malienne et les miliciens touareg – commencent à se déployer à Kidal, préambule à leur déploiement ultérieur à Tombouctou, Gao et Ménaka. Le G5 Sahel et la France ont par ailleurs convenu de revoir le positionnement de leurs troupes. De plus en plus accusée par la rue malienne de collusion avec les Touareg, l’armée française laisserait la région de Kidal à son homologue malienne, n’y intervenant plus que ponctuellement, en renfort d’opérations lourdes. Elle laisserait par ailleurs à la Minusma le centre du Mali, devenu le premier terrain d’action des djihadistes, avec la zone des trois frontières Mali-Niger-Burkina.
Mais cette redistribution des rôles va être perturbée par le coup d’Etat d’officiers supérieurs qui, en août 2020, renversent le Président malien, Ibrahim Boubacar Keïta, au pouvoir depuis 2013. Bien que leur Comité national de salut du peuple (CNSP) ait annoncé vouloir respecter tous les accords internationaux signés par leurs prédécesseurs, ils nommeront comme Premier ministre un politicien notoirement hostile aux accords d’Alger. Craignant une remise en cause de ceux-ci, les différents mouvements touareg et non-djihadistes du Nord s’allient, en mai 2021, au sein d’un Cadre stratégique permanent (CSP) : y figurent les indépendantistes du CMA et les pro-maliens de la Plateforme, mais aussi la Coordination des mouvements de l’inclusivité (ex-CME). En décembre, Paris retire ses troupes de Tombouctou, après avoir quitté Kidal et Tessalit, et regroupe ses effectifs à Gao, plus à l’est, au risque de favoriser l’emprise des islamistes sur les territoires du Nord. Dans une grande partie de cette zone, les juges islamiques ont déjà remplacé les magistrats nationaux, avec l’aval du HCUA qui ne cache plus son rapprochement avec la branche locale d’al-Qaida.
La montée du sentiment anti-français dans le pays – la France étant accusée de passivité, si ce n’est de complicité avec les terroristes – coïncide avec les premiers déploiements d’instructeurs et de mercenaires russes du groupe Wagner. En février 2022, Paris annonce le départ de Barkhane du Mali et son redéploiement au Niger. Réduits au soutien de la Minusma et de la force Takuba, les militaires français n’interviennent pas le mois suivant – pas plus d’ailleurs que les soldats maliens – quand plusieurs centaines de combattants de l’EIGS tuent entre cent et deux cents personnes, majoritairement civiles, dans la communauté Daoussak de la région de Ménaka ; les semaines suivantes sont suivies de combats meurtriers dans la région de Gao, entre les mouvements du CSP et l’EIGS, dont des milliers de combattants sont réfugiés dans la forêt de Ansongo-Ménaka, à cheval sur le Mali et le Niger. Les mouvements touareg et arabes restent en effet les seuls à s’opposer aux groupes djihadistes, qui contrôleraient 30 % du territoire malien.
[1] Dirigé par Ag Ghali, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (JNIM en arabe) réunit Ansar Dine et divers mouvements liés à al-Qaida, comme al-Mourabitoun et le Front de libération du Macina.
[2] En août 2020, un autre rapport de l’ONU met en cause la Sécurité d’Etat malienne dans la lenteur d’application des accords d’Alger ; jouant sur les listes de combattants à désarmer, elle attiserait aussi les divisions entre mouvements rebelles et aurait aidé à la naissance de la CME.
Estimant que le régime malien a abandonné le Nord, certains membres du CSP décident, en décembre 2022, de se retirer du processus d’application des accords d’Alger, mais pas tous : la CMI continue de discuter avec le Ministre de la réconciliation nationale, tandis que le Gatia se divise, la faction proche d’Ag-Ghamou refusant de suivre des positions jugées trop hostiles à Bamako.
De son côté, Ag Ghaly quitte son repaire du nord Mali-sud algérien pour venir recruter des combattants au nord-est du Mali, surtout parmi les Daoussak soumis aux violences de l’EIGS, rival de la mouvance al-Qaida. Le chef du GSIM rencontre même des émissaires du HCUA et du Gatia près de Kidal, afin de les amener à conclure un pacte de non-agression mutuelle et de concentrer leurs efforts à combattre les combattants de Daech. En février 2023, les trois membres de la CMA (MNLA, HCUA et MAA-Berabiches) fusionnent, afin de mieux coordonner leurs actions politiques et militaires. Les mouvements du CSP mobilisent 2 500 hommes pour sécuriser le nord malien et ne pas laisser au GSIM le monopole de la lutte contre l’EIGS, même si certaines factions – en particulier au sein du HCUA – sont suspectées de frayer avec la filiale sahélienne de l’Etat islamique.
En juin, juste avant un référendum sur une réforme constitutionnelle, la junte malienne demande le retrait « sans délai » des militaires, policiers et civils de la Minusma, accusée de propager de fausses informations sur le régime et l’armée de Bamako. Dissoute par le Conseil de sécurité de l’ONU, la force commence à quitter ses camps et à les remettre aux FAMa et à leurs alliés russes, y compris dans les zones qui étaient sous contrôle touareg au moment de la signature du cessez-le-feu de 2014 et de l’accord de paix de 2015 (Ber près de Tombouctou, Aguelhok, Kidal, Tessalit). Dénonçant une violation des accords d’Alger, la CSP quitte Bamako, estimant que la sécurité de ses représentants n’y est plus assurée. Les premiers combats entre le CSP et l’armée malienne débutent en septembre aux abords de Kidal, contrôlée par les ex-rebelles.
Ce choix d’affronter frontalement le régime malien entraîne des défections au sein du CSP : le MSA, puis l’ensemble de la Plateforme s’en retirent, à l’exception d’une aile du Gatia hostile à Ag Gamou. Plutôt que de combattre le pouvoir de Bamako, les partants préfèrent s’allier à lui pour combattre l’EIGS dans la région de Menaka et des trois frontières. La menace djihadiste est prise avec d’autant plus de sérieux que la junte ayant pris le pouvoir au Niger a dégarni certaines de ses positions périphériques, pour renforcer la défense de Niamey, et a obtenu le départ des troupes françaises, puis américaines. Très affaibli par les défections, ce qui reste du CSP doit abandonner le nord du Mali aux gouvernementaux en novembre 2023, quasiment sans combat. En avril 2024, le mouvement tire les conséquences de son nouvel environnement et se rebaptise Cadre stratégique permanent pour la défense du peuple de l’Azawad (CSP-DPA), sous la direction du MNLA.