Tensions communautaires en Arakan

Tensions communautaires en Arakan

Intégré à la fin du XIXe siècle à la Birmanie, l’Arakan (un peu moins de 37 000 km²) est en proie depuis la fin du XXe à de fortes tensions entre bouddhistes et musulmans.

Depuis 2009, sévit une rébellion lancée contre le régime de Naypidaw par l’Arakan Army (AA), un mouvement bouddhiste entendant restaurer la grandeur de l’ancien royaume d’Arakan. Affirmant réunir 5 000 combattants, l’AA opère depuis les États Shan et Chin. C’est pour accéder à ces demandes nationalistes – également incarnées par le principal parti régional, l’Arakan national party (ANP) – que le pouvoir birman a débaptisé l’Arakan pour le renommer État Rakhine, en référence à son ethnie majoritaire : de langue tibéto-birmane et de confession bouddhiste, les Rakhines représentent plus de 60 % des quelque 3 millions de personnes peuplant l’État[1].

La seconde population en nombre (environ 30 %) est de confession musulmane, une proportion quatre fois supérieure à celle de l’ensemble du pays ; les musulmans sont même nettement majoritaires dans les districts du nord, voisins du Bangladesh. Parlant un dialecte bengali, ils ne constituent pas une ethnie à proprement parler, mais se dénomment Rohyngia[2], le nom que les musulmans de l’Arakan se sont donné à partir des années 1930-1950, lorsqu’ils militaient en faveur de l’indépendance de la Birmanie, puis de la création d’une zone musulmane spéciale au sein de l’Union birmane. Venus d’Inde à partir du XVème siècle, ils ont participé au développement économique et administratif du royaume d’Arakan. Représentant entre 5 et 15 % de la population au moment de la première guerre anglo-birmane (1824-26), ils passent à 30 % en 1912 : la colonisation anglaise et le développement de la riziculture à des fins exportatrices (à partir de l’ouverture du canal de Suez en 1869) entraînent en effet un afflux de travailleurs Bengalis dans la région, provoquant de premières tensions dans les districts du nord entre les autochtones et les « Mahométans de Chittagong ».

Le ressentiment des Rakhines est accentué par l’attribution au Bengale, alors britannique, de Chittagong et de la façade maritime de l’ancien royaume d’Arakan. Les tensions s’accentuent lors de l’occupation japonaise de la Birmanie, au cours de laquelle les bouddhistes comptent sur les Nippons pour les débarrasser des enclaves musulmanes ; inversement, la Grande-Bretagne arme des milices de Bengalis… qui font parfois davantage le coup de feu contre les bouddhistes d’Arakan que contre les soldats japonais ! En 1942, des émeutes anti-japonaises font un nombre inconnu de morts et entraînent le déplacement de centaines de milliers de personnes. A l’indépendance de la Birmanie, la soif de reconnaissance identitaire des Rohyngia se heurte aux revendications des Arakanais de souche qui entendent disposer d’un Etat ethnique au sein de la nouvelle Union birmane (ce qu’ils finissent par obtenir en 1974). En 1961, une zone spéciale (l’Administration de la frontière du Mayu) est finalement créée pour les Rohyngia, mais elle est remise en cause trois ans plus tard, après le coup d’État nationaliste de Ne Win. Des petits groupes de guérilla, parfois concurrents, apparaissent alors. Pour le régime birman, cette instabilité s’avère d’autant plus gênante que l’ouverture de l’Arakan sur le golfe du Bengale attire les projets chinois et indien de développement économique : oléoduc vers le Yunnan pour les premiers, port en eaux profondes de Sittwe et liaison vers le Mizoram pour les seconds.

Les tensions s’aggravent encore lors de la guerre d’indépendance du Bangladesh : elle provoque un tel afflux de réfugiés originaires de la région de Chittagong, dans les districts nord de l’Arakan, que les musulmans bengalis y deviennent majoritaires. En 1978, le lancement d’une opération de recensement des immigrés par l’armée birmane conduit à un premier exode : 190 000 d’entre eux franchissent le fleuve Naf pour gagner le district de Cox’s Bazar au Bangladesh. Un nouvel exode de 260 000 personnes survient en 1991-1992, lorsque l’armée entreprend l’enrôlement forcé de travailleurs.

Le déclenchement d’une spirale de violence entre Rakhine et Rohyngia survient en juin 2012 : le viol supposé d’une bouddhiste par des musulmans provoque le lynchage d’une dizaine de ces derniers près de la frontière bangladaise et des heurts communautaires qui font plusieurs dizaines de morts. L’état de siège est décrété dans la capitale Sittwe et dans trois autres villes de l’État. Un regain de violence, fin octobre, fait une centaine de morts, sans intervention manifeste des autorités nationales. Au printemps 2013, le conflit gagne le centre de la Birmanie et même l’Indonésie : des bouddhistes sont tués par des musulmans, dans un camp de réfugiés birmans du nord de Sumatra, en représailles à la mort d’une quarantaine de personnes dans une ville proche de Naypidaw, tués à la suite d’une querelle entre un commerçant pratiquant l’islam et ses clients adeptes de Bouddha.

L’affaire prend un caractère international en juin 2016, avec la parution d’un rapport du Haut-Commissariat des droits de l’homme de l’ONU qui dénonce « une série de violations grossières des droits de l’homme contre les Rohingyas ». Les rapporteurs soulignent qu’ils sont la plus importante population apatride du monde, ayant été purement et simplement privés de la citoyenneté birmane en 1982 (puisqu’ils ne pouvaient attester de leur présence sur le sol birman avant 1823) et que le Bangladesh les considère comme des immigrés, en dépit de leur origine bengalie. Exclus du marché du travail et des systèmes d’éducation et de santé, ils sont limités dans de nombreux droits (mariage, propriété, certificat de naissance) et soumis à des menaces pour leur vie, ainsi qu’au travail forcé et à la violence sexuelle. Le nouveau gouvernement birman répond au rapport en reconnaissant les Rohyngias comme « communautés musulmanes en Etat Rakhine », ce qui déclenche de violentes manifestations bouddhistes, moines en tête, et même l’incendie de lieux de culte islamiques, y compris dans d’autres États birmans. Jusqu’alors silencieuse, Aung San Suu Kyi confie la présidence d’une Commission de réflexion à l’ancien secrétaire général de l’ONU Kofi Annan, ce qui est vécu comme une ingérence par les nationalistes bouddhistes.

Les Rohyngias n’ayant pas été invités aux travaux de la Conférence de réconciliation nationale, certains décident de passer à la lutte armée. En octobre 2016, neuf policiers sont tués dans l’attaque de trois postes-frontières situés dans un district musulman de l’Etat Rakhine. Les assaillants sont soupçonnés d’appartenance à un groupe tombé en sommeil depuis la fin des années 1990, l’Organisation de solidarité Rohingya (RSO). Mais c’est un autre groupe, inconnu, le Harakah Al Yakin (mouvement de la foi, potentiellement lié aux islamistes bangladais) qui revendique les affrontements entre l’armée et des assaillants armés de lances et de machettes qui, quelques jours plus tard, font une quarantaine de morts. Selon des ONG, l’armée répond par des représailles sanglantes sur des civils Rohyngias. En octobre 2016, le risque de radicalisation soulevé par le rapport Annan se concrétise avec l’attaque de trois postes de la police des frontières par une nouvelle organisation, l’Armée du salut des Rohyngia de l’Arakan (ARSA). Elle récidive en attaquant simultanément deux douzaines de postes de police. Même si la majorité de la centaine de morts se trouve du côté des assaillants, armés de couteaux, de lance-pierres et de quelques armes à feu, la réplique des militaires birmans est impitoyable : appuyés par des milices bouddhistes issues de la Ma Ba Tha (Association pour la protection de la race et de la religion), ils tuent quelque 9 000 personnes, dont plus de sept cents enfants de moins de cinq ans, parfois brûlés vifs. De son côté, l’ARSA est suspectée d’avoir tué une centaine d’habitants d’un village hindou du nord de l’Arakan.

Quelque 800 000 Rohyngias s’enfuient, quitte à essuyer les tirs de gardes-frontières bangladais ou à braver les flots pour gagner la Thaïlande, la Malaisie ou l’Indonésie[3]. En octobre, des négociations s’ouvrent entre officiels birmans et bangladais pour organiser le retour des réfugiés, sur le modèle des rapatriements organisés après les exodes de 1978 (retour de la quasi-totalité des fuyards) et de 1991-92 (155 000 retours, plus ou moins contraints). La situation du district bangladais de Cox’s Bazar est devenue intenable : aux 300 000 locaux se sont ajoutés 750 000 Rohyngias, par vagues d’émigration successives, qui s’entassent dans le plus grand camp de réfugiés du monde. Ses occupants y sont soumis aux multiples exactions et trafics, notamment de méthamphétamine birmane, auxquels se livrent divers gangs, y compris l’ARSA. Celle-ci est même fortement soupçonnée d’éliminer les Rohyngia qui s’opposent à sa vision islamiste de la société.

Un accord bilatéral est signé en janvier 2018 (sans l’ONU qui avait pourtant demandé à y être associée) : il prévoit le rapatriement, en deux ans, des seuls réfugiés de 2017, sans garantie de retour dans leur village d’origine et sous réserve qu’ils puissent prouver qu’ils étaient bien implantés sur le sol birman à l’époque (tâche qui s’annonce compliquée pour des apatrides partis dans l’urgence).

Le lendemain de l’accord de rapatriement, les nationalistes Rakhines se rappellent au souvenir des autorités : une demi-douzaine de personnes sont tuées par les forces de l’ordre, lors d’une manifestation qui entendait célébrer la mémoire de l’ancien royaume bouddhiste d’Arakan dans son ancienne capitale de Mrauk U. La guérilla Rohyngia a en effet réveillé l’Arakan Army (AA), fondée en 2009 : en janvier 2019, elle aussi attaque des postes de la police des frontières, avant de signer un cessez-le-feu avec les autorités birmanes à l’automne 2020.

Sur le terrain, l’ONU affirme que les persécutions contre les Rohingyas se poursuivent même si, en avril 2019, sept soldats sont condamnés à dix ans de prison pour le meurtre de villageois de cette communauté. Le programme de retours n’avançant pas, le Bangladesh annonce son intention d’envoyer quelque 100 000 Rohyngias sur une île de 39 km² formée, par dépôt d’alluvions, à une soixantaine de kilomètres de ses côtes : les premiers transferts vers Bhasan Char (« l’île qui flotte », régulièrement inondée), commencent en novembre 2020. En Arakan même, l’AA et sa branche politique ont mis en place une administration autonome qui a assuré aux 620 000 Rohyngias encore présents qu’elle ne les considérait pas comme des ennemis.

Mais la situation des habitants de l’État Rakhine reste précaire, l’AA ayant repris les armes contre le régime birman en mai 2022, aux côtés des guérillas de l’État shan. Les Rohyngias se retrouvent pris entre les deux camps, victimes des bombardements gouvernementaux, voire de conscription forcée dans l’armée birmane.

[1] Les Arakanais sont également plus de 200 000 dans la région bangladaise de Chittagong (sous le nom de Marma) et dans les États du nord-est indien (sous le nom de Mog).

[2] Le nom viendrait peut-être de Rooinga, mentionné par un géographe écossais en 1798 pour caractériser le personnel musulman d’un prince indien déporté, avec sa cour, dans le nord de l’Arakan.

[3] En 2016, quelque 200 000 Rohyngia sont également réfugiés au Pakistan et 40 000 en Inde.

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