En 1954, quatre ans après la conquête du Tibet par les Chinois, un traité de coexistence pacifique est signé entre la Chine et l’Inde, mais il fait abstraction des quelque 3 500 kilomètres de frontières qui les séparent (sur les 4 000 km de frontières himalayennes de l’Inde). « L’omission » est d’autant plus dommageable qu’aucun gouvernement chinois n’a reconnu les tracés établis durant « l’époque coloniale » de l’Empire britannique des Indes : il s’agit en particulier de la « ligne Mac Mahon » délimitée avec le Tibet qui, selon Pékin, n’avait pas le pouvoir de signer un tel traité (cf. Monde sino-mongol). Estimant que sa frontière avec l’Inde devrait se retrouver 150 km plus au sud, la Chine revendique donc 75 000 km² de la partie himalayenne de l’Assam indien[1]. Dénommée « Tibet du sud » par les Chinois, cette région possède un double intérêt : économique – du fait de ses richesses minières et hydrauliques – mais aussi politico-religieux puisqu’elle abrite, dans le secteur de Tawang, le deuxième plus grand monastère du bouddhisme tibétain, après le Potala de Lhassa.
Le différend entre les deux pays porte aussi sur les eaux du Brahmapoutre : le fleuve (auquel les Chinois donnent son nom tibétain, de Yarlung Zangbo) traverse les États nord-indiens de l’Arunachal Pradesh et de l’Assam, avant de gagner le Bengale et le Bangladesh, mais sa source se situe au Tibet et New-Delhi redoute que la Chine ne détourne une partie de ses eaux pour alimenter ses régions sèches du nord.
A l’autre extrémité de l’arc himalayen, à l’ouest, Pékin envoie son Armée populaire (APL) occuper quelques zones désertiques du Ladakh indien (59 000 km²), afin d’y construire une route permettant de relier par voie terrestre ses provinces du Xinjiang et du Tibet. Quand des soldats indiens arrivent sur place, en 1959, ils sont accueillis par des coups de feu. La même année, les troubles qui agitent le Tibet contraignent le dalaï-lama à se réfugier à Dharamsala, dans l’État nord-indien de l’Himachal Pradesh, où le Premier ministre Nehru l’autorise à former un gouvernement tibétain en exil, ajoutant ainsi un sujet au contentieux sino-indien (cf. Tibet). En octobre 1962, 80 000 soldats de l’APL pénètrent sur le territoire indien, au Ladakh mais aussi au nord de l’Assam, dans des zones faiblement militarisées. Le mois suivant, au terme de combats ayant fait entre 2 000 et 4 000 morts, Pékin proclame un cessez-le-feu unilatéral : si elle restitue ses prises assamaises à l’Inde, la Chine conserve (sous le nom d’Aksai Chin) les 37 000 km² qu’elle a conquis au Ladakh et continue à revendiquer tout le reste de cette région de peuplement tibéto-birman. A l’automne 1967, de nouveaux accrochages entre les deux armées font plusieurs dizaines de morts au Sikkim, dont la Chine ne reconnait pas le statut de protectorat indien. En octobre 1975, c’est dans le nord de l’Assam qu’une poignée de soldats indiens perdent la vie, victimes d’une embuscade chinoise. Cette succession d’épisodes va pousser l’Inde à se rapprocher des États-Unis, notamment pour former des troupes de montagne.
[1] En 1986, le « Tibet du sud » revendiqué par la Chine est devenu un État indien à part entière : l’Arunachal Pradesh.
Le nucléaire en toile de fond
En 1993, une commission mixte est créée pour délimiter la LAC (line of actual control) séparant de fait les deux pays, mais sans grand succès. Trois ans plus tard, en décembre 1996, le Président Jiang Zemin effectue la première visite d’un chef d’Etat chinois en Inde et y signe un accord instaurant des « mesures de confiance » entre les deux pays, notamment contre la promesse que le dalaï-lama ne se livrerait pas à des activités « anti-chinoises » à partir de l’Inde. Dans la foulée, le chef de l’Etat chinois ne manque pas de se rendre chez le fidèle allié pakistanais, auquel il réitère son souhait de coopérer, en particulier dans le domaine nucléaire civil. En pratique, la coopération est également militaire, Pékin étant accusé de fournir à son allié des aimants circulaires destinés à des centrifugeuses d’enrichissement de l’uranium et de l’aider à construire des missiles de portée intermédiaire, destinés à répliquer à ceux que les Indiens ont mis au point [1].
En avril 2005, un « partenariat stratégique pour la paix et la prospérité » est signé à New-Delhi : la Chine y reconnaît l’annexion indienne du Sikkim, tandis que l’Inde reconnaît le caractère chinois du Tibet et s’engage à interdire aux Tibétains réfugiés sur son sol de se livrer à des activités anti-chinoises. Les deux pays conviennent également de poursuivre leurs discussions pour aboutir à un règlement « définitif » de leur différend sur leur frontière himalayenne. La volonté de désenclaver le Tibet se traduit par la réouverture, début juillet 2006, d’un passage mythique de l’ancienne « route de la soie » vers l’Inde : le poste-frontière de Nathu La, perché à plus de 4 500 mètres, qui était fermé depuis la guerre de 1962. Deux autres voies, vers l’Himachal Pradesh et l’Uttarhanchal avaient été rouvertes en 1991.
Pour autant, les craintes indiennes de se trouver pris en tenailles entre la Chine et le Pakistan n’ont pas disparu : en juillet 2006, des photos satellites révèlent la construction, au Pendjab, d’un réacteur à l’eau lourde qui pourrait permettre au Pakistan de multiplier par vingt ses capacités nucléaires en fabriquant quarante à cinquante bombes par an. Dès lors, New-Delhi poursuit son rapprochement avec les États-Unis, bien que ces derniers aient renoué des liens avec le régime pakistanais. En juin 2005, Américains et Indiens décident de produire conjointement des armements et des missiles. En mars suivant, le Président Bush signe un accord qui garantit à l’Inde l’aide des États-Unis pour développer son programme nucléaire civil, bien que les Indiens ne soient pas signataires du TNP (traité de non-prolifération) ; en échange, New-Delhi accepte d’ouvrir une partie de ses réacteurs aux inspections internationales et de ne pas recevoir certains types d’équipements américains, ce que les nationalistes indiens considèrent comme une atteinte à leur souveraineté nationale.
[1] Le Pakistan bénéficie aussi du support de la Corée du nord, pour la fabrication de missiles de longue portée, en échange de données sur l’enrichissement de l’uranium.
Compétition dans l’océan Indien
Malgré son affichage proclamé de mener une politique de « multi-alignement » (qui la conduit à adhérer, en 2017, à adhérer à l’Organisation de coopération de Shanghai créée par la Chine et la Russie), l’Inde doit faire face au renforcement des relations de Pékin, son premier partenaire commercial, avec l’ennemi juré pakistanais. La Chine promeut en particulier son projet de « nouvelles routes de la soie » dont l’objectif est économique, mais aussi stratégique. L’Océan indien ne réunit-il pas un tiers de la population mondiale et n’est-il pas le lieu de passage de 30 % des réserves planétaires de gaz et de pétrole et de la moitié du trafic mondial de conteneurs ? C’est ainsi que Pékin joue la carte d’un encerclement de l’Inde, en s’alliant au Pakistan et en réalisant des bases portuaires (« collier de perles ») et des infrastructures économiques chez plusieurs de ses voisins (Sri-Lanka, Maldives, Bangladesh, Birmanie, Népal).
Dans ce contexte, l’Inde redécouvre un Océan sur lequel débouchent 7 500 km de ses côtes et poursuit son repositionnement diplomatique : délaissant un sommet des non-alignés en 2016, pour la première fois en soixante ans, elle annonce sa volonté d’acquérir de nouveaux sous-marins nucléaires, puis signe un pacte de défense avec les Américains sur l’utilisation réciproque de leurs bases dans l’Océan Indien. La même année, le Président indien s’accorde également, avec ses homologues d’Iran et d’Afghanistan, pour développer le port iranien de Chabahar, distant d’une centaine de kilomètres de Godwar, et le prolonger par un corridor terrestre en territoire afghan. L’objectif de ce projet INSTC[1] est de relier les ports indiens à l’Asie centrale et à la Russie sans passer par le Pakistan, perspective offrant aussi à l’Afghanistan un débouché commercial indépendant d’Islamabad.
C’est dans la même optique que l’Inde renforce ses relations avec des pays qu’inquiète l’expansionnisme chinois. C’est le cas du Vietnam, avec lequel un « partenariat stratégique intégral » est signé en septembre 2016. C’est aussi celui du Japon qui, en août 2017 devant le Parlement indien, évoque la responsabilité des deux pays pour « sauvegarder ces mers de liberté » que sont les océans Indien et Pacifique. L’initiative donne naissance à un Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad, Quadrilateral Security Dialogue), associant les Etats-Unis (désormais plus préoccupés par la zone Indo-Pacifique que par la scène européenne), ainsi que l’Australie, préoccupée par l’activisme chinois en Océanie. Les marines des quatre pays se livrent, dans le golfe du Bengale, à des manœuvres « Malabar » que la Chine considère comme des opérations hostiles ; en 2021, elles associent même des bâtiments de la marine française et, début 2023, des Indiens participent à des manœuvres aériennes au Japon. C’est également avec ce pays que l’Inde a lancé, en 2017, ses « routes de la liberté » entre le Pacifique et l’Afrique. A la différence de celui son rival chinois, ce projet est exclusivement maritime et entend privilégier le développement durable, plutôt que le commerce : renforcement de compétences, infrastructures durables, coopération dans la santé, l’agriculture, la gestion des catastrophes naturelles…
En novembre 2024, New-Delhi annonce avoir testé, avec succès, son premier missile hypersonique, quelques jours après que Pékin a présenté ses dernières avancées en matière d’avion de chasse furtif et de drones d’attaque.
[1] INSTC : International north south transportation corridor
Le retour des affrontements himalayens
A l’été 2017, New-Delhi intervient militairement, à la demande de son allié bhoutanais, pour stopper un projet chinois : la construction d’une route goudronnée sur le plateau himalayen du Doklam (Donglang en chinois), au tripoint du Bhoutan, de la Chine et de l’Inde. Pour cette dernière, les initiatives de Pékin dans cette zone sont lourdes de menaces car elles pourraient couper le pays en deux, ce secteur étant très proche de l’étroit corridor de Siliguri qui relie la plus grande partie de l’Union indienne à ses petits États du nord-est.
En 2020, c’est sur la frontière sino-indienne du Ladakh que les choses se dégradent. Déjà suspectée d’être présente au Gilgit Baltistan pakistanais et d’avoir infiltré des soldats sur le sol indien au printemps 2013, l’armée chinoise fait franchir la ligne de démarcation par plusieurs dizaines de ses hommes (agissant de même au Sikkim). En juin, une vingtaine de soldats indiens meurent noyés ou précipités dans le vide (et quatre du côté chinois) dans la vallée de la rivière Galwan, au sud du lac Pangong Tso, dont la rive orientale se trouve en territoire tibétain, à plus de 4 300 mètres d’altitude. Pour éviter qu’un accrochage ne dégénère, aucune des deux armées n’est équipée d’armes à feu dans cette région, mais seulement de bâtons et d’armes blanches. Cet affrontement, le plus meurtrier depuis celui qui avait tué une poignée de soldats indiens en 1975 dans l’Arunachal Pradesh, traduit l’irritation de Pékin face à la politique menée par New-Delhi : l’Inde construit en effet des infrastructures routières pour convoyer ses troupes et relier ses postes-frontières dans le Ladakh, qui a été détaché du Cachemire et rattaché directement au pouvoir central. De nouveaux heurts ont lieu deux mois plus tard au sud du lac.
En janvier 2021, c’est sur le col sikkimais de Naku qu’un incident oppose les deux armées. Le même mois, New-Delhi et Pékin s’accordent toutefois pour retirer leurs troupes des rives nord et sud du lac Pangong. En février, ils conviennent d’un cessez-le-feu, le premier depuis 2003, sans garantie quant à son respect : selon l’Inde, 10 000 incidents se sont produits en trois ans sur la LAC et les Chinois auraient mis la main sur quelque 1 000 km² de territoire indien dans l’est du Ladakh, sans intention de les rendre. Ils sont par ailleurs suspectés de construire des villages entiers à l’intérieur même de l’Arunachal Pradesh. En réaction aux attaques chinoises, New-Delhi se fait un plaisir de mettre en avant la Special Frontier Force (SSF), une unité d’élite de combattants d’origine tibétaine, toujours fidèles au dalaï-lama et qui, officiellement, ne font pas partie de l’armée indienne.
Dans ce contexte, la Russie pratique un jeu d’équilibrisme entre les deux ennemis : fidèle allié de la Chine, le Président Poutine n’en renouvelle pas moins, en décembre 2021, son traité de coopération militaire avec New-Delhi, incluant la fourniture du dernier-né de ses systèmes anti-missiles. Premier client mondial de l’armement russe, l’Inde se garde bien de contrarier Moscou, notamment lors de la guerre du printemps 2022 en Ukraine.
En décembre 2022, de nouveaux heurts entre soldats indiens et chinois font plusieurs blessés, dans le secteur de Tawang (Arunachal Pradesh), voisin du Bhoutan. Des militaires chinois auraient franchi la LAC, alors qu’aucune force n’est censée y patrouiller. L’incident fait suite à l’annonce de manœuvres indo-américaines en Uttarakhand, un autre État himalayen de l’Inde. Selon des sources tibétaines, Pékin aurait par ailleurs construit une vingtaine d’implantations sur 825 km² de territoire bhoutanais, au nord-est et au voisinage du plateau du Doklam, avec l’idée de les utiliser pour un échange de territoires.
En octobre 2024, à la veille du sommet international des BRIC’s, Pékin et New-Delhi s’accordent sur les modalités de leurs patrouilles le long de la LAC, à défaut d’évoquer leurs problèmes de fond.
La Special Frontier Force est l’héritière du « régiment Vikas », formé lors de la guerre frontalière de 1962 : armés par la CIA et portant souvent une photo du dalaï-lama comme un talisman sur la poitrine, ces combattants rompus aux hivers glacés et aux vertiges de la haute altitude, avaient pour mission d’infiltrer les lignes ennemies. Ils étaient les descendants des « cavaliers du Kham » qui résistèrent farouchement aux troupes communistes et dont certains devinrent les gardes du corps du chef spirituel des bouddhistes tibétains, lors de son exil en Inde.