ASIE, Sous-continent indien

Le Cachemire, une vallée pas si heureuse

Situé à la jonction des imposants massifs de l’Himalaya, du Karakorum (avec le K2, deuxième plus haut sommet du monde) et de l’Hindou Kouch, à proximité immédiate du Pamir et de la cordillère tibétaine du Kunlun, la « Suisse de l’Asie » revêt une importance stratégique majeure, au carrefour de trois puissances détenant l’arme nucléaire.

Ancienne « route de la soie », la piste du Karakorum ouvre le Cachemire pakistanais sur le Xinjiang chinois, via le col de Khunjerah, à 4 700 m d’altitude. Près d’une centaine de mètres plus haut, le col du Karakorum est quant à lui situé entre la Chine et le district de Leh, dans le Ladakh indien. L’importance du Cachemire est d’autant plus grande pour l’Inde et le Pakistan que c’est un gigantesque château d’eau, au point que les dirigeants d’Islamabad le qualifient de « veine jugulaire » de leur pays. Naissant dans l’Himalaya tibétain, l’Indus traverse le Cachemire indien, avant que lui et ses affluents n’irriguent la plaine pakistanaise du Pendjab, grenier céréalier du pays et terrain de culture du coton, source majeure de devises. Signé en 1960, sous l’égide de la Banque mondiale, le « traité de l’Indus » accorde au Pakistan l’eau des trois cours « occidentaux » (l’Indus lui-même et ses affluents Jhelum et Chenab), soit 75 % du débit total ; de son côté, l’Inde hérite des trois affluents orientaux (Ravi, Beas, Sutle), ainsi que d’un droit d’usage limité (pour l’irrigation et l’hydroélectricité) sur l’amont de l’Indus et de ses deux affluents occidentaux. En pratique, le traité est globalement respecté, mais les nombreux barrages qu’a construits l’Inde donnent le sentiment au Pakistan d’être à la merci de son ennemi qui pourrait, au choix, l’assoiffer ou l’inonder. Particulièrement agitée par les extrémistes islamistes, cette rhétorique rencontre d’autant plus d’écho que, sous le double effet de la croissance démographique et du réchauffement climatique (diminution de la surface des glaciers himalayens), la ressource en eau disponible par Pakistan a été divisée par cinq depuis l’indépendance.

Sur un total d’environ 15 millions d’habitants, les neufs dixièmes vivent en Inde, dans la vallée du Cachemire et le Jammu, ainsi que dans l’Azad Cachemire pakistanais. L’essentiel de la population est d’origine indo-iranienne, parlant des langues dardiques (comme les Cachemiris proprement dit dans la vallée de Srinagar ou les Shinas dans les Territoires du nord) ou du groupe « Indique » (comme les Dogra du Jammu et les Penjabis de l’Azad). Les marges sont peuplées de minorités tibéto-birmanes (Ladakhis, Baltis) et de quelques isolats linguistiques (comme le burushaski dans la vallée de Hunza).

Bien qu’islamisé dès le XIVème siècle, le Cachemire se distingue pendant longtemps par la pratique d’un islam modéré, d’inspiration soufie, ouvert à certaines traditions bouddhistes et hindouistes. Ce syncrétisme est qualifié de « cachemirité » (kashmiriyat). En témoigne l’influence qu’exercent la caste brahmane des pandits (à laquelle se rattachait la famille Nehru) dans la très musulmane vallée de Srinagar. Majoritairement sunnite, l’islam cachemiri compte néanmoins d’importantes communautés chiites dans les territoires du Nord et, côté indien, dans le district de Kargil au sud-ouest du Ladakh.

Srinagar. Crédit : Divya Agrawal / Unsplash

Lors de la Partition de l’Empire des Indes, en 1947, le maharadjah Dogra du Cachemire, Hari Singh, hésite sur le camp qu’il doit rallier, alors qu’aux yeux de sa population, aux trois-quarts adepte de l’islam, le rattachement au Pakistan musulman apparaît comme une évidence : d’ailleurs le nom même du nouveau pays comporte la lettre « k » de Kashmir. Même la géographie plaide en faveur de cette option : l’Etat princier n’est accessible à l’Inde que par l’Himalaya (le futur Etat d’Himachal Pradesh), alors que le Pakistan bénéficie de trois voies d’accès bien plus aisées : la vallée de l’Indus vers les territoires du Nord, celle de la Jhelum vers Srinagar et les plaines du Pendjab en direction de Jammu.

Face aux tergiversations du souverain, l’Inde ouvre un canal de négociations avec le Pakistan, via son allié local, « le lion du Cachemire » cheikh Abdullah : en 1939, le fondateur de la Conférence musulmane l’a en effet quittée pour fonder un parti rival, la Conférence nationale, dont le discours en faveur du dépassement des clivages religieux et de la mise en œuvre de réformes, notamment agraires, lui a valu la sympathie du parti indien du Congrès ; elle plaide d’ailleurs en faveur de l’adhésion du Cachemire à l’Union indienne, en échange d’un statut particulier. En revanche, la Conférence musulmane originelle n’a pas changé de position et milite toujours pour le rattachement au Pakistan. En octobre 1947, elle provoque la révolte de la région du Poonch, qui reçoit très rapidement le renfort de tribus pathan du nord-ouest pakistanais, notamment des Afridis. En réaction, des groupes hindous et sikhs s’en prennent à des villages peuplés de musulmans. Face à ces troubles qui touchent le nord et le sud-ouest de son Etat, le maharajah sollicite la protection de l’Inde : celle-ci accepte, sous réserve que le souverain forme un gouvernement avec cheikh Abdullah. Les soldats envoyés sur place par New-Delhi bloquent d’abord les irréguliers Pathan (dont la sauvagerie leur aliène même une partie des Cachemiris musulmans), puis se heurtent directement à l’armée pakistanaise déployée pour freiner l’avancée indienne. Sollicitée par l’Inde, l’ONU obtient la mise en œuvre d’un cessez-le-feu, début 1949 : il instaure une ligne de séparation sur un millier de kilomètres, surveillée par une force internationale d’observation. Les Pakistanais ayant refusé de rendre leurs conquêtes telles que le Poonch, l’ancien Etat princier se retrouve divisé en deux zones : l’une est administrée par l’Inde, tandis que l’autre – où la Conférence musulmane a proclamé un « Cachemire libre » (Azad Cachemire) à Muzzafarabad – est sous la protection du Pakistan, le temps que soit organisé un référendum sur le choix entre indépendance ou rattachement à un des deux pays. De fait, ce scrutin n’aura jamais lieu, l’Inde craignant que la majorité musulmane ne vote en faveur de son voisin. En 1952, l’autonomie du Cachemire indien est entérinée dans un accord passé entre Nehru et Cheikh Abdullah mais, dès l’année suivante, ce dernier est arrêté pour avoir affiché des velléités jugées séparatistes par New-Delhi. C’est le début d’un long processus d’amputation des privilèges accordés à l’Etat.

Administrativement, l’ancien Etat princier du Jammu et Cachemire est placé sous trois souverainetés.
Couvrant un peu plus de 92 000 km², l’Etat indien du Jammu et Cachemire comprend trois zones très distinctes : la plaine occidentale du Jhelum (ou "vallée heureuse" dans laquelle se trouve la capitale Srinagar) peuplée quasi-exclusivement de sunnites, la vallée de Jammu, habitée aux deux-tiers par des hindous et les vastes plateaux himalayens du Ladakh (59 000 km²) abritant des populations bouddhistes de moins en moins majoritaires par rapport aux musulmans. Conformément aux promesses faites à cheikh Abdullah, l’article 370 de la Constitution indienne accordait un statut autonome à l’Etat, sauf en matière de défense, de diplomatie et de communications. Ce statut a été supprimé en 2019 et le Ladakh détaché du Jammu-et-Cachemire (cf. infra). 
Les 78 000 km² sous administration pakistanaise relèvent quant à eux de deux statuts différents. Sous le nom d’Azad Cachemire, la partie sud est dotée, depuis 1974, d’une Constitution provisoire censée être préalable à une future réunification, ce qui la distingue des provinces pakistanaises traditionnelles ; la population, de langue cachemiri ou pendjabi, y est principalement chiite. Au sud du Karakorum, le Baltistan, Gilgit et huit petites principautés vassales de l’ancien Etat princier constituent les Territoires du nord, administrés directement par Islamabad, bien que dotés depuis 1969 d’un Conseil local élu. Cette soumission au pouvoir central alimente des revendications autonomistes en faveur d’un Bawalaristan (« pays des hautes terres ») de la part de certains des peuples montagnards qui y vivent. Majoritairement chiites (ismaéliens ou duodécimains) et de langues dardes ou sino-tibétaines, ils se plaignent également de l’immigration de Penjabis et de Pathans, favorisée par le Pakistan (alors que, côté indien, la loi interdit aux allogènes d’acheter de la terre). Pour des raisons identiques, de nombreux Penjabis se sont installés en Azad Cachemire.
Enfin, près de 43 000 km² – peuplés de quelques milliers d’habitants – sont rattachés au Tibet chinois. Il s’agit des 37 500 km² de l’Aksai Chin, partie du nord-est du Ladakh conquise par Pékin, à la fin des années 1950, afin d’y construire une route reliant le Tibet et le Xinjiang, entre les chaînes himalayennes et la cordillère du Kunlun. S’y ajoutent les 5180 km² de la vallée de Shaksgam, partie la plus septentrionale des Territoires du nord, que le Pakistan a cédée à Pékin en 1963, lors de la délimitation de leur frontière dans le Karakorum.
L’Inde exige de récupérer ces territoires – en plus de ses prétentions sur le Cachemire pakistanais, ainsi que sur les monts Saltoro, au sud-ouest du glacier Siachen – tandis que Pékin revendique la totalité du Ladakh, au motif que sa population ressemble à celle du Tibet chinois (cf. l’encadré sur les relations sino-indiennes dans l’article sur l’Inde)

En 1965, un nouveau conflit secoue la province. Considérant que l’Inde refuse d’organiser le référendum prévu par l’ONU à la fin de la guerre de 1948, le Pakistan y infiltre des soldats déguisés en civil, en vue de provoquer une révolte et de mener des actes de sabotage, aux côtés des mouvements de guérilla locaux. Mais la ruse est rapidement repérée par New-Delhi et l’opération ne reçoit qu’un faible soutien des habitants de la vallée de Srinagar. Du coup, les deux armées se font à nouveau directement face : les Pakistanais menacent Jammu, tandis que les Indiens font de même vis-à-vis de Lahore. C’est finalement l’URSS qui obtient un cessez-le-feu en janvier 1966. En juillet 1972, la ligne de cessez-le-feu établie en 1949 prend le nom de ligne de contrôle (LOC), à l’occasion du traité de Simla, dont l’objet principal était de mettre fin à la guerre sur le Bangladesh. Les deux parties conviennent de régler la question du Cachemire par voie bilatérale – New-Delhi excluant toute internationalisation – et de ne pas modifier cette ligne unilatéralement. Curieusement, celle-ci s’arrête à 6800 m d’altitude, dans la chaîne de Saltoro, et n’est pas prolongée parmi les glaciers qui mènent jusqu’à la frontière chinoise.

Dans la seconde moitié des années 1970, les Abdullah retrouvent le pouvoir, d’abord le père, puis son fils Farooq, alors que le Pakistan se rapproche plus que jamais de la Chine : ainsi, l’ancienne route du Karakorum entre les Territoires du nord et le Xinjiang chinois est réaménagée en 1978. C’est dans le contexte de ce rapprochement sino-pakistanais que, en 1984, l’Inde mène une nouvelle opération militaire à 6 000 m d’altitude : il s’agit de s’emparer du glacier de Siachen, une zone inhospitalière de 70 km de long située à l’est des Monts Saltoro, dans la partie du Karakorum que le tracé de la ligne de contrôle n’a pas prise en compte. Considérée par le Pakistan comme une violation de l’accord de Simla, cette occupation se traduit par le déploiement, par chaque partie, de troupes permanentes qui leur coûte 1 M $ par jour… et des pertes humaines bien plus nombreuses dans les accidents que dans les échanges de coups de feu : une soixantaine de soldats de chaque pays y meurent chaque année, dont 80 % dans des avalanches, des chutes dans des crevasses ou par manque d’oxygène.

Au Cachemire même, la situation prend un caractère de plus en plus insurrectionnel. En 1987, une manipulation des élections locales, destinée à freiner l’ascension d’un mouvement islamique d’opposition, provoque la colère de la population musulmane qui descend dans les rues et exige le départ des Indiens. Cette fois, la révolte n’est pas « importée », même si elle est appuyée par le Front de libération du Jammu et Kashmir (JKLF) soutenu par le Pakistan : fondé en 1977, à partir d’un mouvement antérieur, ce groupe séparatiste peut en effet s’entrainer et se replier, en Azad Cachemire, dans des camps gérés par l’armée et les services de renseignement pakistanais (Inter Service Intelligence, ISI). La répression du mouvement, dans un contexte d’état d’urgence, va faire plus de 12 000 morts en trois ans et demi : aux meurtres et attentats aveugles perpétrés par les guérilleros, les forces de sécurité répondent par la généralisation de la torture (des hommes sont découpés vivants dans des scieries) et l’arrestation de blessés dans les hôpitaux. Les enlèvements, y compris d’étrangers, se multiplient (avec leur lot de décapitations), de même que l’explosion de bombes, jusqu’en plein cœur de New-Delhi, preuve du changement de stratégie opéré par Islamabad. Soucieux de ne pas être pris en tenailles entre l’Afghanistan et l’Inde, le régime pakistanais va en effet promouvoir et soutenir des forces irrédentistes et islamistes, aussi bien en pays pachtoun à l’ouest, qu’au Cachemire à l’est. Certaines sont très majoritairement cachemiries, comme le Hizb al-Mujahidin (Parti des moudjahidines, formé en 1990 avec le soutien du Jamaat-e-islami pakistanais) et d’autres beaucoup plus cosmopolites, à l’image du Harakat al-Ansar. Toutes sont résolument pro-pakistanaises, à la différence du JKLF qu’Islamabad a commencé à délaisser, le jugeant à la fois trop indépendantiste et pas assez radical sur le plan religieux.

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Après le retrait des Soviétiques d’Afghanistan, en 1989, les services de renseignements pakistanais redéploient au Cachemire des groupes qui combattaient jusqu’alors l’Armée rouge : formés dans les madrasas du Pakistan et entrainés dans des camps afghans, ces moudjahidines pakistanais, afghans, arabes, nord-africains ou asiatiques, s’avèrent endurants au combat, en particulier en altitude. Face à ces quelques milliers d’hommes, adeptes des attentats et des opérations de harcèlement caractéristiques des guérillas, New-Delhi entretient plus de 400 000 soldats, policiers et gardes-frontières dans l’Etat, soit un homme en armes pour une vingtaine d’habitants. Le cœur du conflit se situe dans la vallée de Srinagar, un bassin de 135 km de long sur 10 à 35 km de large, peuplé d’un peu plus de million de personnes, à 95 % musulmanes.

Fin 1992, pour faire contrepoids à la Conférence nationale pro-indienne, une vingtaine d’organisations séparatistes et autonomistes – rejointes ensuite par une dizaine d’autres, à l’exception des formations « importées » du Pakistan – décide de se regrouper dans une alliance unifiée, la All Parties Hurriyat Conference (APHC, Conférence des partis pour la liberté) : soutenue par le Pakistan, elle défend le droit du peuple cachemiri à décider de son avenir, dans un régime islamique respectant les minorités, et refuse toute participation à des scrutins sous domination indienne. En 1996, après plusieurs années d’administration directe, New-Delhi parvient à organiser des élections provinciales, avec l’espoir que la population y participera de façon suffisamment importante pour exprimer sa lassitude des exactions, y compris celles commises par les séparatistes. De fait, 58 % des votants se déplacent et donnent une large majorité à la Conférence nationale de Farooq Abdullah, qui prône un retour au statut d’autonomie garanti par la Constitution indienne. Mais cet espoir d’amélioration est rapidement déçu : d’une part par la montée en puissance du parti nationaliste indien BJP, dont le programme prévoit la suppression du régime particulier dont bénéficie le Cachemire ; d’autre part par l’incurie du Premier ministre provincial qui, perpétuellement absent de l’Etat, laisse la corruption se généraliser dans son gouvernement.

Ces échecs nourrissent les groupes de guérilla qui, après une traversée du désert, recrutent à nouveau dans les rangs des jeunes Cachemiris d’Inde. De son côté, le Pakistan s’inquiète du début de normalisation politique en cours dans la province et décide d’y accentuer sa pression : après la prise de pouvoir de ses protégés talibans à Kaboul, en 1996, il envoie de nouveaux combattants étrangers au Cachemire indien. Parmi eux figurent les militants du Lashkar-e-Taiba (LeT), un mouvement pendjabi dont la brutalité est telle qu’elle lui vaut même d’être combattu par certains mouvements séparatistes cachemiris. Les violences prennent un tour de plus en plus confessionnel et gagnent le Jammu, ciblant notamment les pèlerins hindous qui rendent hommage à Shiva dans la grotte d’Amarnath ; en représailles, des radicaux hindouistes attaquent les musulmans de la région. Certains attentats sont par ailleurs co-revendiqués par des groupuscules sikhs, laissant supposer que les services pakistanais essaient de fédérer les oppositions armées à New-Delhi.

La tension monte encore d’un cran en 1998 : après l’assassinat d’une vingtaine d’hindous, en avril, un commando de l’armée indienne pénètre au Cachemire pakistanais et y tue une vingtaine de civils en signe de représailles ; à partir du mois suivant, les échanges d’artillerie des deux armées, de part et d’autre de leur frontière, font des dizaines de morts, la plupart du temps civils. La tension est amplifiée par les essais nucléaires que reprennent les deux pays la même année. Le développement de ces armes et de missiles balistiques toujours plus sophistiqués vont donner à ce conflit régional une dimension internationale.

En mai 1999, les escarmouches tournent à l’affrontement direct. A la suite de violents échanges de tirs dans le secteur de Kargil, l’aviation indienne bombarde pour la première fois sa propre partie du Cachemire, afin d’en déloger plusieurs centaines de séparatistes et de soldats ennemis, infiltrés à la faveur de pilonnages pakistanais réalisés dans cette région de hauts plateaux et de montagnes que l’armée indienne avait désertée. Le front s’étend rapidement sur plus de 100 km, jusqu’aux abords de la capitale du Ladakh, et les deux armées sont déployées sur les 720 km de la « LOC ». New-Delhi accuse Islamabad de l’avoir berné et d’avoir commencé ses infiltrations en octobre 1998, quelques mois avant l’ouverture de négociations officielles entre les deux pays. De son côté, Islamabad rétorque que la LOC a été violée à plusieurs reprises par l’Inde dans le passé. Face à la contre-attaque indienne et aux pressions exercées par les Etats-Unis sur Islamabad, les guérilleros doivent abandonner le terrain, que les troupes de Delhi réoccupent. De son côté, la guérilla cachemirie poursuit ses opérations de harcèlement et s’avère même capable d’attaquer les camps d’unités antiterroristes de l’armée indienne. En décembre 1999, New-Delhi doit se résoudre à libérer trois chefs islamistes, proches des talibans, après le détournement d’un avion d’Indian Airlines vers Kandahar : deux mois plus tard, l’un d’entre eux fonde un nouveau mouvement, la Jaish-e Mohammad (l’Armée de Mohammad), qui va, comme les Lashkar, radicaliser le combat au Cachemire. La liste de leurs victimes ne cesse en effet de s’allonger : des politiciens indiens ou des membres de la Conférence nationale, des villageois Sikhs (en mars 2000), des participants à un rassemblement chiite (trois mois plus tard)…

A l’été 2000, le Hizb-ul – considéré comme le plus cachemiri des mouvements islamistes – proclame un cessez-le-feu unilatéral, dénoncé par les autres groupes armés et rapidement rompu : en effet New-Delhi campe sur ses positions, en l’occurrence le maintien du Cachemire dans l’Union indienne et l’exclusion de toute négociation tripartite incluant le Pakistan. Le gouvernement indien proclame à son tour un cessez-le-feu en novembre suivant, pour le ramadan, malgré l’opposition de ses membres les plus extrémistes. Si les séparatistes les plus radicaux le rejettent, une partie de l’APHC l’accueille en revanche favorablement, à condition de pouvoir se rendre au Pakistan pour discuter avec les mouvements armés. Mais New-Delhi refuse. Malgré la prolongation du cessez-le-feu, la violence ne faiblit pas, les groupes cachemiris multipliant leurs attaques contre les forces spéciales de la police indienne, y compris lors d’obsèques. A la fin du mois de décembre, les Lashkar-e-Taiba attaquent un des lieux les plus symboliques du pouvoir indien, le Fort Rouge à New-Delhi, avant que la Jaish-e-Mohammad ne revendique un attentat-suicide devant le siège de l’armée indienne à Srinagar. A l’inverse, Islamabad accuse les services secrets indiens du RAW[1] de faire exploser régulièrement des bombes dans des villes pakistanaises[2].

Tirant l’échec de son cessez-le-feu (un millier de morts), l’Inde y met fin en juin 2001, mais invite les autorités pakistanaises à se rendre à New-Delhi pour des discussions, alors que celles-ci étaient jusqu’alors exclues, tant que les actions séparatistes ne diminueraient pas. Le Président Musharraf est reçu en grandes pompes à Agra, en juillet, mais ce sommet ne donne rien : le différend sur le Cachemire demeure et le Pakistan refuse la réouverture de points de passage sur la LOC, au risque de reconnaître cette ligne comme frontière officielle. Cet échec provoque un raidissement de New-Delhi qui étend à la région de Jammu le statut de « territoire troublé », donnant les pleins pouvoirs aux forces de sécurité. En réponse, le Parlement de Srinagar est la cible d’une voiture piégée en octobre suivant : l’action, qui fait une quarantaine de morts, est attribuée à la Jaish. Elle intervient deux jours après que le Pakistan a officiellement fermé les bureaux, à Islamabad, du Harakat al-Moudjahidin inscrit par les Etats-Unis dans leur liste des organisations terroristes.

Mis en cause pour son soutien aux talibans afghans et aux terroristes d’al-Qaida, le pouvoir pakistanais s’efforce en effet de donner des gages aux Américains, avec lesquels des liens ont été renoués pour tenter de résoudre la crise afghane ; l’administration américaine affirme de son côté que les aspirations du peuple du Cachemire doivent être prises en compte dans la résolution du conflit, au grand dam de l’Inde qui redoute de surcroit l’arrivée de moudjahidines supplémentaires ayant combattu aux côtés des talibans. Sans renier son soutien à la cause séparatiste, Islamabad prend de nouvelles mesures en décembre, après qu’un commando cachemiri a mené une opération meurtrière contre le Parlement de New-Delhi. Ces mesures concluent l’année la plus violente (4 500 morts) depuis 1989.

[1] Research and analyse wing.

[2] Des attentats frappent régulièrement le Pendjab, en particulier Lahore, au lendemain d’actes du même type commis à New-Delhi ou ailleurs en Inde.


En 2002, la campagne la plus meurtrière de l’histoire électorale provinciale (plus de 800 victimes) débouche sur un résultat inédit : tout en demeurant le premier parti, la Conférence nationale subit une nette défaite, en partie due à son alliance avec le BJP hindouiste. Le nouveau pouvoir est assuré par le Parti du Congrès indien allié à un parti local, le Parti démocratique du peuple (PDP, issu du Congrès en 1999) :  tous deux se disent favorables à des négociations sans condition avec les séparatistes et à une restauration du statut d’autonomie du Cachemire. Mais le processus s’avère laborieux : en août 2003, la mort d’un chef rebelle pro-pakistanais, tué par l’armée indienne à Srinagar, provoque une terrible flambée de violence (250 morts en deux semaines). Le mois suivant, la Hurriyat (APHC) connait une scission entre radicaux pro-pakistanais et partisans d’une négociation avec New-Delhi[1].

De fait, en janvier 2004, une rencontre inédite a lieu entre un Premier ministre indien et des séparatistes membres de l’aile modérée. En parallèle, des hauts fonctionnaires de l’Inde et du Pakistan négocient un agenda de « dialogue composite », incluant tous les contentieux entre les deux pays. La démarche aboutit à un geste symbolique en avril 2005 : l’ouverture d’une ligne d’autobus reliant les capitales des deux Cachemire, Srinagar et Muzzafarabad, la LOC étant franchie avec un permis spécial, mais sans passeport puisque, pour Islamabad, cette ligne n’est toujours pas une frontière internationale. Tel n’est pas l’avis de l’Inde qui a hérissé de barbelés, électrifiés, minés et équipés de capteurs, quelque 580 km des 745 km de séparation avec le Cachemire pakistanais.

Le timide rapprochement entre New-Delhi et Islamabad n’est pas du goût des séparatistes radicaux. En octobre 2005, alors que l’Inde avait apporté son concours aux victimes du séisme meurtrier ayant ravagé le Cachemire pakistanais (au moins 60 000 morts), des attentats sur deux marchés et dans un bus font une soixantaine de morts à New-Delhi ; les rues étaient bondées à l’occasion de la fin du ramadan (Aïd-el-Fitr) et de la préparation de la grande fête indienne des lumières (Diwali). Face au piétinement des négociations avec le gouvernement indien, les séparatistes modérés de la Hurriyat se rapprochent de la faction radicale : en août 2008, c’est sous le même drapeau vert qu’ils manifestent contre le projet, finalement abandonné, de construction d’un temple hindou dans la vallée de Srinagar.

Pourtant, malgré l’intimidation et les appels au boycott des groupes radicaux, la population retrouve le chemin des urnes, preuve d’une lassitude et d’une défiance croissantes vis-à-vis des violences islamistes et de leur instrumentalisation par le Pakistan. Au dernier trimestre 2008, ils sont 60 % à participer aux élections qui se déroulent sans incident majeur et permettent à la Conférence nationale de retrouver le pouvoir provincial, en alliance avec le Congrès indien. Après ses père et grand-père, Omar Abdullah devient ministre en chef du Cachemire. Considéré comme modéré, il plaide en faveur du renforcement de l’autonomie provinciale et souhaite instaurer une Commission vérité et réconciliation sur les violations des droits de l’homme potentiellement commises par toutes les parties depuis 1989 (entre 47 000 et 100 000 morts selon les sources, dont les accrochages quasi-mensuels qui surviennent le long de la LOC).

[1] Une scission similaire, entre tenants de l’indépendance et partisans du rattachement au Pakistan, est intervenue en 1995 au sein du JKLF.


En septembre 2013, l’élection de Sharif comme Premier ministre du Pakistan relance le dialogue au plus haut niveau avec l’Inde, en dépit des escarmouches régulières qui opposent leurs deux armées et des attaques des séparatistes. L’année suivante, le chef du gouvernement pakistanais assiste même à l’investiture de son homologue indien dont le parti hindouiste, le BJP, a largement remporté les législatives, en gagnant même des sièges au Cachemire. Si la cause indépendantiste semble reculer, ce n’est en revanche pas le cas du ressentiment de la population musulmane vis-à-vis de la domination indienne. Elle prend en revanche une autre forme, en particulier au sein d’une jeunesse de plus en plus radicalisée qui ne se tourne plus vers des groupes pro-pakistanais mais se réclame d’organisations transnationales telles que Daesh et al-Qaida[1]. Au fil des mois, les manifestations et les combats de rues avec la police et les forces paramilitaires se multiplient, les slogans identitaires (en faveur de la loi islamique par exemple) y remplaçant les revendications séparatistes. C’est le cas en juillet 2016, après la mort d’un populaire chef rebelle. Pour y faire face, New-Delhi exhume la loi contre la sédition introduite les Britanniques au XIXème siècle… pour combattre les indépendantistes indiens !

De leur côté, les renseignements pakistanais ne renoncent pas à utiliser les services de groupes islamistes : ils sont ainsi suspectés d’avoir réactivé, en 2013, la Jaish-e-Mohammad (JeM), auteur présumé d’une attaque de garnison indienne à Uri, en septembre 2016 (une quinzaine de soldats tués, soit le plus lourd bilan de l’armée indienne depuis dix ans) et d’un attentat contre un convoi de cars près de Srinagar en février 2019 (une quarantaine de paramilitaires tués). En signe de représailles, l’aviation indienne bombarde un camp du JeM dans la province pakistanaise de Khyber, la plus lointaine des opérations qu’elle ait jamais menées.  Économiquement très affaibli, le pouvoir pakistanais ne se livre cette fois à aucune surenchère, bien au contraire : il libère un pilote indien capturé, arrête plusieurs dizaines d’islamistes et prend le contrôle de dizaines d’écoles religieuses supposées radicalisées.

Au Cachemire même, une coalition inédite entre le PDP et le BJP a pris le pouvoir à l’issue des élections provinciales. Mais l’alliance est de courte durée, puisque le parti nationaliste indien la quitte dès juin 2018, ce qui entraîne la dissolution du Parlement local et le passage de l’Etat sous administration directe de New-Delhi. Ce régime de « president’s rule » est reconduit pour six mois en juillet 2019, alors que de nouvelles élections régionales auraient pu se tenir en même temps que les élections législatives nationales. C’est en fait le prélude à la concrétisation d’un des « totems » du nationalisme hindou (au même titre que l’instauration d’un code civil unique et que la reconstruction d’un temple hindou à Ayodhya) : la suppression du statut d’autonomie du Cachemire. Grâce au ralliement de partis d’opposition, le BJP obtient, en août 2019, la majorité parlementaire des deux tiers nécessaires à l’abrogation de l’article 370, ainsi que des divers textes en découlant (par exemple sur l’interdiction aux non-Cachemiris d’y être propriétaires, afin d’empêcher une « hindouisation » massive de l’Etat). Le Jammu et Cachemire perd même son statut d’État fédéré et devient un « territoire de l’Union » directement administré par New-Delhi, au même titre que le Ladakh qui en est séparé. Le gouvernement indien déploie également 80 000 paramilitaires supplémentaires dans la région et assigne à résidence plusieurs leaders de mouvements locaux, opposants (membres de la Hurriyat ou du Jamaat), mais aussi favorables au fédéralisme indien (Conférence nationale ou PDP)… sans que ce dispositif ne mette fin aux violations du cessez-le-feu (plus de 4 000 en 2020 selon l’Inde). Politiquement, la stratégie gouvernementale est rejetée par la population, comme l’illustre l’élection des Conseils de développement, nouvelle structure de gouvernance locale, en décembre 2020 : l’Alliance du peuple, coalition de sept partis autonomistes conduite par l’ancienne ministre en chef sortie de prison, remporte le plus de sièges, loin devant le BJP qui fait en revanche le plein d’élus dans la partie hindoue du Jammu.

Ne pouvant se permettre l’ouverture d’un front avec le Pakistan, alors que des incidents l’opposent régulièrement à l’armée chinoise au Ladakh et dans l’Arunachal Pradesh, l’Inde sollicite les Émirats arabes unis pour négocier la reconduction du cessez-le-feu signé en 2003 sur la LOC. Le renouvellement est obtenu en février 2021. En juin suivant, le premier ministre indien reçoit les leaders des différentes forces provinciales pour leur annoncer que la province pourrait retrouver son statut d’État fédéré, à une condition : un redécoupage électoral renforçant le poids du Jammu, que New-Delhi juge sous-représenté au sein de l’Assemblée provinciale. Sous-représentation d’autant plus grande que des dizaines de milliers de migrants d’autres régions indiennes s’y seraient implantés depuis l’été 2019, du fait de la suppression de la clause autorisant les seuls habitants de la province à y être propriétaires. Ces nouveaux arrivants deviennent la cible privilégiée d’une nouvelle organisation, liée au Laskhar-e-Tayyaba pakistanais , le Front de la résistance. A contrario, New-Delhi réactive des milices de défense des villages du Jammu, sur le modèle de celles qui avaient été instaurées en 1993, au plus fort de la crise.

[1] Toutefois, al-Qaida échoue dans son ambition de transformer le Cachemire en nouvelle Palestine : sa franchise locale, Ansar Ghazwat-ul-Hind, disparait peu après sa création en 2017.


Pour en savoir plus : https://www.cairn.info/revue-herodote-2002-4-page-17.htm#

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