ASIE, Sous-continent indien

Inde (Bharat)

Devenu le pays le plus peuplé du monde, devant l’ennemi chinois, le géant indien se débat entre crise économique et tensions communautaires.

3 287 263 km2

République

Capitale : New-Delhi[1]

Monnaie : roupie indienne

1 417 M d’Indiens (fin 2022)[2]

[1] La plus grande ville est Mumbai (Bombay).

[2] La diaspora compte 18 à 30 millions de membres : plus de 5 M au Moyen-Orient et autant aux États-Unis, plus de 4 M en Malaisie-Singapour, près de 3 M en Birmanie, 2 M en Afrique du sud, 700 000 à Maurice, 500 000 à Trinité-et-Tobago, 300 000 aux Fidji…

L’Inde compte 7 500 km de côtes, sur la Mer d’Arabie à l’ouest (où se trouvent les îles Laquedives) et le Golfe du Bengale à l’est (où se situent les archipels des Andaman et Nicobar) et 14 000 km de frontières terrestres : plus de 4 000 avec le Bangladesh et près de 1 500 avec la Birmanie à l’est ; un peu moins de 3 400 avec la Chine, près de 1700 avec le Népal et 600 avec le Bhoutan au nord ; plus de 2 900 avec le Pakistan à l’ouest.

La plus grande partie du territoire indien est occupée, au centre, par l’immense plateau triangulaire du Deccan (1,9 M de km²) qui descend jusqu’au sud du pays[1]. Il est flanqué, de chaque côté, par des chaînes montagneuses culminant à environ 1 000 m, les Ghats, qui surplombent d’étroites plaines côtières, dont celle de Malabar à l’ouest et de celle de Coromandel à l’est. Au nord, le Deccan est séparé des immenses plaines alluvionnaires (700 000 km²) de l’Indus à l’ouest et du Gange et du Brahmapoutre à l’est par des massifs de 300 à 1000 m de haut : le Vindhya et le Satpura. A l’ouest, au Rajasthan, s’étendent les 200 000 km² de sables et de pierres du désert de Thar, qui se prolonge au Pakistan. Enfin, au nord, la plaine indo-gangétique est surplombée par les hauts sommets du Karakorum et de l’Himalaya : plus de 70 % du massif himalayen est situé en Inde avec le Kangchenjunga, au Sikkim, comme point culminant (8586 m)[2]. Dans leur prolongement à la frontière birmane, se situe la chaîne du Patkai.

Cette diversité topographique assure à l’Inde une très grande diversité climatique, des rigueurs quasi-polaires de l’Himalaya aux chaleurs tropicales au sud, en passant par le climat tempéré et les moussons que connait la plus grande partie du pays.

[1] Deccan venant d’ailleurs du mot « sud » en sanskrit.

[2] Le K2, un peu plus élevé, est situé au Cachemire pakistanais.

Entre 300 et 400 langues sont parlées dans le pays,dont une trentaine par plus d’un million de personnes. Deux ont le statut de langue fédérale officielle : l’hindi (langue officielle de neuf États) et l’anglais. Vingt et une autres sont officiellement reconnues à l’échelon fédéral : dix-huit langues régionales, mais aussi le sanskrit (langue religieuse et culturelle), l’ourdou (version musulmane de l’hindi) et le sindhi (langue des hindous ayant fui le Sind lorsqu’il est devenu pakistanais).

Les langues du groupe indo-aryen sont parlées par les trois quarts de la population : il s’agit en premier lieu de l’hindi et des dialectes apparentés (plus de 40 %), de l’ourdou (4 %) et du pendjabi ; il s’agit en réalité de la même langue, l’hindoustani, mais écrite avec trois orthographes différentes. Le groupe compte une trentaine d’autres langues (par ordre d’importance décroissante) : Bengali, Marathi (Maharashtra), Awadhi (Uttar Pradesh et Bihar), Maithili, Bhojpuri et Magahi (regroupées en « bihari »), Gujarati (Gujarat), Marwari et Malvi (regroupées en rajasthani), Odia (Odisha, ex-Orissa), Assamais, Pahari occidental (Himachal Pradesh), Garhwali et Kumauni (ou « pahari » central » en Uttarakhand), Cachemiri et Dogri (Cachemire), Konkani (Goa), Népalais (Sikkim et Gurkhaland), langues Bhîl (Inde centrale)…

Le groupe dravidien compte vingt-huit langues, parlées par un moins d’un quart de la population : Telugu (Andhra Pradesh), Tamoul (Tamil Nadu), Kannada (Karnataka), Malayalam (Kerala), Brâhui, Gondi (sud), Kurukh (peuple Oraon au Jarkhand)… La centaine d’autres langues (parlées par moins de 2 % de la population, essentiellement tribale) appartiennent aux familles austroasiatique (langues munda comme le santali au Jarkhand et au Bengale[1]) et tibéto-birmane (nord-est).

80 % des Indiens sont hindous (de religion hindouiste, cf. L’Inde, creuset de religions). Malgré la Partition, les musulmans représentent encore 14 % de la population et restent majoritaires au Cachemire. Les chrétiens – un peu plus de 2 % – sont essentiellement présents au Kerala et dans les États du nord-est, également peuplés d’animistes. Les Sikhs ne sont pas plus de 2 % mais sont majoritaires dans leur État du Pendjab. S’y ajoutent 1 % de bouddhistes résiduels (au Maharahstra), moins de 0,5 % de Jaïns (surtout au sud) et une forte communauté Parsi[2] à Mumbaï.

[1] Le Bengale occidental (différent de la partie orientale devenue le Bangladesh).

[2] Parsisme : adeptes du zoroastrisme ayant fui la conquête musulmane de la Perse.

SOMMAIRE

Cérémonie rituelle. Crédit : Arun Gulla / Pexels

Nehru père et fille

L’indépendance, consécutive à la Partition d’avec le Pakistan, est à peine obtenue que le Mahatma Gandhi est assassiné en janvier 1948. Il est tué par un extrémiste hindou de haute caste, alors qu’il avait débuté une grève de la faim pour protester contre les persécutions subies par les pratiquants de l’islam restés en Inde. Cet assassinat rapproche les dirigeants musulmans de leurs homologues hindous modérés et renforce la ligne « laïque » prônée par le Congrès. Rédigée par un « intouchable », Babasahed Ambedkar, la Constitution adoptée en 1950 instaure « une république souveraine, socialiste, laïque, démocratique » : proclamant l’égalité de tous les citoyens, elle interdit les discriminations basées sur la religion, la caste, le sexe ou le lieu de naissance. Le pays se dote d’un système fédéral (cf. Encadré) : il est constitué d’États possédant leurs propres institutions et envoyant des représentants au Conseil des États, la seconde chambre du Parlement. L’essentiel du pouvoir national est exercé par le Premier ministre, sous le contrôle de la Chambre du peuple (Lok Sabha). Le Président de la République, élu par le Parlement national et les assemblées régionales, peut suspendre temporairement la Constitution si la sécurité de l’Union est menacée.

Jusqu’en 1964, date de sa mort, le pays est gouverné par Nehru qui s’appuie sur un parti du Congrès national indien (ou Congrès) omniprésent. L’opposition laïque de gauche, comme celle des orthodoxes hindous (BJS, Bharatiya Jan Sangh) ne jouent qu’un rôle mineur. Se réclamant du socialisme, le Premier ministre met en place une politique de planification économique qui respecte néanmoins les intérêts privés et engage la lutte contre la pauvreté et l’illettrisme. Sur le plan international, la politique de « juste milieu » adoptée par l’Inde lui permet d’entretenir des relations pacifiées avec les Occidentaux comme avec les Soviétiques, alors que le monde est en pleine « guerre froide ». Les relations sont en revanche houleuses avec la Chine qui s’est emparée du Tibet en 1950 et qui accroit progressivement ses relations avec le Pakistan (cf. Deux géants face-à-face).

C’est avec ce pays que de nouveaux affrontements ont lieu au début de l’année 1965, dans le district de Kutch, à l’extrême sud-ouest du Gujarat. L’entrée de chars pakistanais dans cette zone contestée provoque une réaction de l’armée indienne et débouche rapidement sur un cessez-le-feu. Mais le conflit se déplace plus au nord, dès le mois d’août, lorsqu’une « guerre de libération » éclate au Cachemire indien. Les Pakistanais menacent Jammu, tandis que les Indiens font de même vis-à-vis de Lahore. En janvier 1966, l’URSS obtient un cessez-le-feu entre les deux belligérants.

Le successeur de Nehru étant décédé soudainement, c’est la fille du « père de l’indépendance » qui lui succède : Indira Gandhi (sans lien de parenté avec le Mahatma) prend la tête du gouvernement et d’un parti du Congrès déchiré entre ses composantes conservatrice et socialisante. Championne de l’aile gauche, Indira engage une politique d’autosuffisance alimentaire, puis de nationalisations, et favorise la nomination d’un musulman comme chef de l’État. C’en est trop pour les conservateurs qui l’excluent du parti. Le Congrès explose en deux formations rivales. Privée de son aile droite, Indira gouverne avec les deux partis communistes du pays (pro-chinois et pro-soviétique), ainsi qu’avec les régionalistes tamouls du DMK (Fédération progressiste dravidienne) et les Sikhs modérés de l’Akali Dal [1], ce qui lui permet de poursuivre sa politique « populiste » : en 1970, elle abolit les derniers privilèges dont bénéficiaient encore les princes indiens. L’année suivante, son Congrès R (pour réquisition) remporte une large majorité aux élections législatives.

[1] Fondé en 1921, le « parti des immortels » passe, dans les années 1960, sous le contrôle de la caste des Jats, paysans enrichis par la « révolution verte » de l’agriculture indienne.


De la crise bangladaise à la violence sikh

Renforcée sur le plan intérieur, Indira Gandhi aborde une nouvelle crise avec le Pakistan, mais cette fois sur le flanc est de l’Inde : en mars 1971, les Bengalais du Pakistan oriental (ou Bangladais) s’engagent en effet sur la voie de la sécession vis-à-vis d’Islamabad. Face à la répression des troupes fédérales pakistanaises, des millions de réfugiés affluent en Inde, dont le régime arme les séparatistes. New-Delhi signe également un traité d’assistance mutuelle avec l’URSS, puisque les États-Unis soutiennent un Pakistan unitaire. En octobre, les troupes bangladaises formées par les Indiens entrent dans leur province, bientôt suivies par des soldats indiens. Les forces pakistanaises capitulent en décembre, ouvrant la voie à l’indépendance du Pakistan oriental sous le nom de Bangladesh.

Malgré les réformes qu’elle continue d’engager – ou à cause d’elles – la Première ministre indienne voit se dresser devant elle une opposition de plus en plus forte et surtout unie : animé par Morarji Desai, l’ancien chef de l’aile droite du parti du Congrès, un Front populaire (Janata Morcha) parvient à fédérer les conservateurs, les hindouistes du BJS [1], les socialistes et même les maoïstes. Fragilisée par une condamnation, pour une fraude électorale commise en 1971, Indira fait arrêter les dirigeants de l’opposition, au lendemain d’une grande manifestation ayant réclamé sa démission, en juin 1975. Ayant obtenu du Président l’instauration de l’état d’urgence, elle engage une nouvelle série de réformes qui lui valent, notamment, d’être accusée de céder à des pressions soviétiques. L’état d’urgence est finalement levé en janvier 1977.

Deux mois plus tard, le Janata remporte les élections. Mais la situation économique ne s’améliore pas et la coalition gouvernementale éclate, quittée par les partis de gauche. En janvier 1980, Indira remporte les législatives et reprend la tête du gouvernement, tandis que les hindouistes du BJS, exclus du Janata, partent former un nouveau parti en 1983 : le BJP (Bharatiya Janata Party, Parti du peuple indien). C’est le dernier étage de la pyramide de structures hindouistes issues de l’Association nationale des volontaires (RSS) fondée en 1925, telles que l’Association hindoue universelle (Vishwa Hindu Parishad, VHP, née en 1964) et le Shiv Sena, créé en 1966 au Maharashtra, en référence à la grandeur passée de la Confédération Marathe [2].

En dépit des divisions existant dans l’opposition, le pouvoir d’Indira reste fragile en ce début des années 1980 : il est notamment affaibli par le déclenchement de troubles anti-bengalais en Assam et surtout par les exigences croissantes de l’Akali Dal qui réclame, entre autres, que la ville de Chandigarh devienne la capitale du seul Pendjab. Pour essayer d’affaiblir le parti sikh dominant, Indira fait élire un membre de cette communauté à la Présidence de la République, mais manipule aussi une faction radicale réclamant l’indépendance du Khalistan (« pays des purs »). Organisant des actions terroristes, ces extrémistes s’emparent, en 1984, d’une partie du Temple d’or d’Amritsar. L’assaut, donné en juin, se termine dans un bain de sang et provoque la mort d’Indira quatre mois plus tard : elle est assassinée, par deux de ses gardes du corps sikhs, ce qui déclenche un déchainement de violence contre cette communauté dans le nord de l’Inde (peut-être trois mille morts).

[1] Le terme « hindouiste » est utilisé ici comme militant de l’hindouisme, par rapport au pratiquant « hindou ».

[2] Se faisant appeler « le dictateur », le fondateur du mouvement, Bal Thackeray, affirme prolonger l’action de Shivaji, fer de lance de la résistance Marathe contre les empereurs Moghols au XVIIème siècle.


Ayodhya et la montée des tensions communautaires

Un calme précaire revient avec l’arrivée au pouvoir du fils de la défunte, Rajiv, qui remporte les élections de décembre. Mais les accusations de corruption portées contre le Congrès amoindrissent son pouvoir dans les États fédérés, au profit de formations régionales. Au niveau national, le parti est fragilisé par la démission de VP. Singh qui, en 1988, prend la tête de l’opposition et fonde le Janata Dal. Entretemps, en juillet 1987, Rajiv Gandhi a dû faire face à une nouvelle crise internationale et se résoudre à déployer une force d’interposition au Sri Lanka, entre Cinghalais et rebelles tamouls. L’épisode lui vaudra d’être assassiné, en mai 1991, par des extrémistes de la seconde communauté.

Rajiv n’est alors plus au pouvoir. En novembre 1989, le Congrès a perdu les législatives, battu par la coalition formée par le Janata Dal avec des partis régionaux, les communistes et le BJP hindouiste. Devenu Premier ministre, VP. Singh entreprend d’élargir le système de quotas aux basses castes, ce qui lui vaut d’être accusé d’électoralisme et lui fait perdre le soutien du BJP, allié des hautes castes. Le gouvernement tombe à la fin de l’année 1990, après que son chef a fait arrêter celui du BJP, qui manifestait pour que le site d’Ayodhya soit réservé aux seuls hindous. Cette petite localité d’Uttar Pradesh – dont le nom sanskrit signifie « qui ne peut être conquis » – devient un enjeu de politique nationale car elle abrite une mosquée (la Babri Masjid) qui aurait été construite, dans la première moitié du XVIe siècle, sur l’emplacement supposé d’un temple hindou[1] consacré au dieu Rama, natif de la ville. Par précaution, Nehru avait fait fermer le lieu de culte musulman en 1949 avant que, quarante ans plus tard, Rajiv Gandhi n’autorise la reconstruction du temple à côté de la mosquée, décevant son électorat musulman, sans satisfaire pour autant les extrémistes hindous. En décembre 1992, ceux-ci rasent donc eux-mêmes l’édifice honni. Des violences communautaires meurtrières éclatent alors à travers tout le pays, tandis que des centaines de temples hindous sont détruits au Pakistan et au Bangladesh et que le VHP appelle à détruire aussi les mosquées de Bénarès, de Mathura et même celle de Delhi qui aurait été érigée sur un temple de Vishnou ! Selon de nombreux témoignages, les massacres commis à Bombay étaient prémédités, les maisons des musulmans ayant été préalablement marquées par les militants du Shiv Sena. Dans leur folie destructrice, les extrémistes hindous auraient également bénéficié de la passivité de la police et même de la complicité de mafias musulmanes, celles-ci profitant des pogroms pour régler des comptes et récupérer les terrains des bidonvilles incendiés, afin de les livrer à des promoteurs immobiliers.

En ce début des années 1990, la situation politique indienne est plus indécise que jamais. Malgré l’assassinat de son chef, le Congrès a en effet remporté les élections de mai 1991 et gouverne à nouveau, mais il n’a pas de majorité absolue. Régionalement, les mouvements hindouistes progressent, à la faveur de l’affaire d’Ayodhya, d’autant plus que s’instaure une violence terroriste : en mars 1993, une douzaine d’attentats, commis par des islamistes contre des lieux et des transports publics, font près de trois cents morts à Bombay. Jamais le pays n’a connu un tel bilan en dehors de ses zones d’instabilité traditionnelle du Pendjab et de l’Assam.

En 1995, le Shiv Sena et le BJP accèdent au pouvoir au Rajasthan : entreprenant une chasse aux migrants du sud, ils y favorisent la création d’une université de sanskrit, ainsi que d’un centre de recherches védiques. Ils réécrivent aussi les manuels d’histoire, pour glorifier les exploits d’un chef rajput victorieux de l’empereur moghol Akbar, et rebaptisent Bombay en Mumbai (en référence à la déesse hindoue Mumbadevi), y changeant les noms de rues, hérités de la colonisation, pour développer la culture marathe[2]. De la même façon, ailleurs dans le pays, Madras devient Chennai et Calcutta, Kolkata.

[1] L’Archeological Survey of India n’a pu déterminer si les restes retrouvés sous la mosquée détruite d’Ayodhya étaient ceux d’un temple.

[2] Depuis 2006, l’Armée de renaissance du Mahrashtra de Raj Thackeray, neveu du fondateur du Shiv Sena, s’en prend physiquement à toute personne, notamment les migrants nordistes, parlant hindi et à tous ceux, y compris à Bollywood, qui osent encore utiliser le nom de Bombay.

L’hindouisme politique au pouvoir

Aux législatives du printemps 1996, le Congrès enregistre une débâcle, aux causes multiples : la politique libérale de son Premier ministre Rao, les multiples scandales de corruption, le départ de nombreux caciques, la désaffection des électeurs musulmans, des alliances discutables (comme celle passée au Tamil Nadu avec une ministre autoritaire, ancienne actrice) et l’absence du traditionnel leadership des Nehru-Gandhi ; pour la première fois, aucun membre de la dynastie ne figure parmi les têtes d’affiche du parti. Devancé par le BJP, le Congrès est même talonné par le Front uni qu’ont formé les progressistes de l’ex-Janata Dal et les communistes, afin de rallier les basses castes et même les musulmans. Privé d’une large partie de sa base, le Congrès ne peut que constater les dégâts, sans que les nationalistes hindous ne puissent pour autant en profiter : incapable de réunir une majorité absolue, le BJP doit renoncer à former un gouvernement. Cette mission est alors confiée à un élu du Front uni qui ne parle même pas hindi, le ministre en chef du Karnataka, entouré de plusieurs formations régionalistes méridionales, ce qui marque une relative « revanche » du sud « dravidien » sur le nord « aryen ». C’est aussi la première fois, depuis l’indépendance, que des communistes – ayant rompu avec Moscou – entrent au gouvernement. L’autre parti marxiste, celui du Bengale (CPI-M), apporte un soutien sans participation. Devenu l’arbitre du jeu, le Congrès provoque le remplacement du Premier ministre dès avril 1997 et fait chuter son successeur en novembre suivant, faute d’avoir pu faire exclure de la coalition gouvernementale le DMK tamoul, accusé d’avoir aidé les Tigres sri-lankais à assassiner Rajiv Gandhi.

Sur la scène internationale, l’Inde reprend ses essais nucléaires en mai 1998 dans le désert du Rajasthan, les premiers depuis 1974, ce qui conduit le Pakistan à en faire autant quinze jours plus tard[1]. Les craintes d’un affrontement atomique sont toutefois atténuées, en février suivant, quand le Premier ministre indien se rend à Lahore : il y signe, avec son homologue pakistanais, une déclaration promettant des rencontres régulières entre les chefs des deux diplomaties, afin d’aborder leurs différends, ainsi qu’une information de l’autre partie avant chaque nouveau test. C’est ce que fait New-Delhi, en avril 1999, en lançant son nouveau missile balistique Agni-2, d’une portée de 2000 km et apte à recevoir une charge nucléaire. En réponse, le Pakistan tire un missile aux capacités similaires. Mais les espoirs nés à Lahore sont enterrés en mai suivant, lorsque les deux armées rivales s’affrontent dans la région de Kargil, au Ladakh indien (cf. Cachemire). Visiblement débordé par une partie de son État-major, le Premier ministre pakistanais Sharif parvient à négocier, avec l’appui des États-Unis, le retrait des moudjahidines infiltrés près de Kargil, avant d’être déposé par son chef d’Etat-major en octobre suivant.

En Inde, le gouvernement finit par chuter au printemps 1999, progressivement lâché par ses différents alliés. En dépit de leur coût faramineux pour le pays, de nouvelles élections sont donc convoquées pour l’automne suivant. Bien que de nouveau dirigé par une Gandhi – Sonia, la veuve d’origine italienne de Rajiv – le Congrès poursuit sa dégringolade. Il est très largement devancé par l’Alliance nationale démocratique (NDA), que le BJP a su fonder avec une vingtaine de partis : si la formation hindouiste ne progresse pas elle-même, sa coalition est en revanche largement majoritaire grâce à la dynamique de ses partenaires, tandis que les rares alliés du Congrès, au Tamil Nadu ou au Bihar, s’effondrent, victimes de la corruption avérée de leurs chefs. Le reste de la scène indienne est atomisé, 20 % des sièges allant à des mouvements régionaux, à des partis de caste comme le BSP (Bahujan Samaj Party, Parti de la société majoritaire représentant les dalits) ou à des formations de gauche, telles que les communistes du Bengale et du Kerala. Cette fois, le chef du BJP devient Premier ministre. En juillet 2000, il doit faire face aux exigences du Shiv Sena : son turbulent allié menace de quitter la coalition et de mettre Bombay à feu et à sang si son chef est poursuivi pour des écrits, violemment antimusulmans, ayant précédé les émeutes de 1992-1993. Thackeray est bien arrêté, mais il est immédiatement libéré, le tribunal de Bombay ayant rejeté les charges qui pesaient contre lui. En mars 2001, c’est un scandale de ventes d’armes qui ébranle la majorité au pouvoir et provoque la chute du président du BJP, le premier dalit à occuper ce poste, et celle du ministre de la Défense.

[1] La doctrine indienne est arrêtée en août 1999 : le pays n’utilisera pas l’arme atomique en premier, mais il accroîtra ses moyens nucléaires pour être capable de répliquer à une attaque, en équipant des avions, des missiles mobiles et des sous-marins. Entre autres paradoxes : le père du programme indien, APJ Abdul Kalam est un tamoul musulman, alors que son homologue pakistanais (le Prix Nobel de physique Abdus Salam) appartient à la confrérie des Ahmedis, considérée comme hérétique par les autorités sunnites du Pakistan.


Le retour de la dynastie Gandhi

En février 2002, de violents affrontements religieux éclatent dans l’État du Gujarat, à la suite d’incidents entre passagers musulmans et hindous d’un train revenant d’Ayodhya. Les bombes inflammables lancées contre un des wagons font près de soixante morts, dont plus de la moitié de femmes et d’enfants. En représailles, les hindouistes s’en prennent aux boutiques musulmanes de la capitale régionale, Ahmedabad. Après un apaisement relatif, une fusillade mortelle déclenchée par deux assaillants pakistanais dans un temple hindou provoque de nouveaux affrontements meurtriers en septembre. Au total, 2 000 personnes, à 90 % musulmanes, décèdent dans ce cycle de violences savamment orchestrées : dans de nombreux cas, des militants hindouistes du RSS – short kaki, bandeau safran, armés de sabres et de tridents – sont véhiculés par des camions dans les quartiers musulmans[1], listes informatiques d’habitations et de commerces en main, pour s’y livrer aux pires atrocités : ici une femme enceinte éventrée, là un garçonnet enflammé avoir dû boire du kérosène… Face à eux, se dressent les miliciens de l’ISS (Islam Sevak Sangh) créée en 1989.

Nonobstant ces aléas, le pouvoir se croit suffisamment fort – grâce à une conjoncture économique favorable – pour anticiper de quelques mois la tenue des élections. Mal lui en prend car le BJP et ses alliés subissent une nette défaite aux législatives du printemps 2004 : une partie de leurs électeurs sanctionne en effet leur politique d’exclusion des minorités, mais surtout des réformes qui ont surtout bénéficié aux classes moyennes, alors que de nombreux ruraux sont toujours dépourvus d’eau ou d’électricité. Par ricochet, le Congrès remporte le scrutin, mais à la tête d’une coalition des plus hétéroclites puisqu’elle réunit les deux partis communistes (qui apportent un soutien sans participation, afin de ne pas se « compromettre » sur certaines réformes économiques d’inspiration libérale), ainsi que des formations sociales et régionales, comme les socialistes du Samajwadi Party en Uttar Pradesh. Certains de ses alliés contestant qu’une étrangère d’origine puisse diriger le pays, Sonia Gandhi renonce au poste de Premier ministre et le confie à un de ses proches, Manmohan Singh, qui devient ainsi le premier Sikh à accéder à cette fonction. Le pays connait une autre première en juillet 2007, avec l’accession d’une femme à la présidence de la République, une avocate membre de la coalition au pouvoir.

Comme les précédentes, la nouvelle coalition est fragile. En juillet 2008, la gauche communiste cesse de la soutenir, après la signature, avec les Etats-Unis, d’un accord considéré comme hostile par la Chine puisqu’il reconnait le droit indien à procéder à des tests nucléaires « comme réponse à une action similaire d’autres États de nature à influencer la sécurité nationale »[2]. En octobre suivant, New-Delhi doit prendre position au Sri Lanka, afin de ne pas perdre le soutien des partis du Tamil Nadu, qui dénoncent le « génocide ethnique » en cours dans l’île. Vingt ans après le fiasco de son opération de maintien de la paix, le Premier ministre indien exhorte son homologue sri-lankais à épargner les civils et à mettre en œuvre un « processus politique » devant aboutir à un « règlement négocié » du conflit. Cette politique adaptative s’avère couronnée de succès, puisque l’Alliance unie et progressiste remporte de nouveau les législatives au printemps 2009 : avec 38 % des voix à lui seul, le Congrès obtient même son meilleur résultat depuis 1991 et double le nombre de ses sièges en Uttar Pradesh, sous la conduite du nouvel héritier de la dynastie Gandhi, Rahul, le fils de Sonia et Rajiv. Pourtant, pour la première fois, des musulmans concouraient sous leurs propres couleurs (Ulema council), lassés des partis indiens qui étaient censés les représenter jusqu’alors. Le BJP enregistre pour sa part un nouvel échec, abandonné par une partie des classes moyennes, inquiète des tensions confessionnelles qu’il génère dans les États qu’il gouverne. Le Premier ministre sortant est reconduit à la tête du gouvernement, au sein duquel il accroit légèrement la place des dalits.

Sur le plan diplomatique, il signe avec son homologue pakistanais, en juillet 2009, une déclaration commune en faveur d’une reprise du dialogue entre les deux pays. En avril 2012, pour la première fois depuis 2005, un chef d’État pakistanais se rend à New-Delhi, à l’invitation du Premier ministre indien, dans le prolongement d’une visite privée qu’il effectuait sur le mausolée d’un saint soufi au Rajasthan. Mais les relations entre les deux pays restent tendues : le Pakistan accuse l’Inde d’aider la rébellion de sa province baloutche (cf. Baloutchistan), tandis qu’en Afghanistan les intérêts indiens sont pris pour cible par le réseau Haqqani, considéré comme le relais local des services secrets pakistanais. Le même mois d’avril, l’Inde lance d’ailleurs un missile balistique de 5 000 km de portée, rejoignant un club qui ne comprenait jusqu’alors que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité et Israël.

[1] La sectorisation des communautés s’était accrue après des violences survenues en 1969 à Ahmedabad (600 morts, le plus lourd bilan depuis la partition de 1947).

[2] Les États-Unis acceptent notamment que l’Inde, pourtant non-signataire du traité de non-prolifération, puisse retraiter elle-même son uranium, en échange de l’inspection par l’AIEA de ses installations civiles et du respect de son moratoire sur les essais (en vigueur depuis le dernier en 1998).

La porte de l’Inde à Bombay. Crédit : Atul Saini / Pexels

« L’hindouité » au premier plan

Sur la scène intérieure, le pouvoir doit faire face aux révoltes croissantes de la population contre les expropriations de terres réalisées au profit de grands projets industriels. La fronde cause la perte de la province du Bengale par le CPI-M dont la stratégie « à la chinoise », mélange de marxisme et de capitalisme, ne séduit plus sa base populaire. En août 2013, une nouvelle loi sur l’acquisition des terres finit par remplacer celle datant de la colonisation britannique : elle oblige tout candidat à recueillir l’accord de 80 % des propriétaires et prévoit de substantielles indemnisations pour les occupants, y compris les ouvriers agricoles ; toutefois, elle est moins contraignante pour les projets publics que privés et, surtout, elle ne s’applique pas aux industries de l’extraction minière !

Miné par la corruption et son incapacité à juguler la crise économique, le Congrès enregistre la plus faible représentation de son histoire aux législatives du printemps 2014, suivies par les deux tiers des électeurs (un record) : avec ses alliés, il compte moins de soixante sièges sur plus de cinq cents au Lok Sabha, dans lequel les élus musulmans se retrouvent mécaniquement réduits à la portion congrue. Le BJP sort largement vainqueur du scrutin : conduit par Narandra Modri, l’ancien ministre en chef du Gujarat lors des violences confessionnelles de 2002 (qui se présentait symboliquement à Bénarès, la ville sainte des Hindous), il obtient, seul, la majorité absolue de la Chambre basse, ce qui n’était pas arrivé à un parti indien depuis l’assassinat d’Indira Gandhi. Sa percée est telle qu’il obtient même des sièges au Cachemire. Il peut par ailleurs compter sur ses nombreux alliés de la NDA, à commencer par le Shiv Sena. La centaine de sièges restant se répartit entre le « 3ème Front » constitué par les deux partis communistes, des mouvements nationaux (avatars du Janata Dal) et une multitude de formations régionales comme l’AIADMK (All India Anna Dravida Munnetra Kazhagam) au Tamil Nadu et le Trinamool Congress, au Bengale-Occidental, qui deviennent le troisième et le quatrième parti de la Lok Sabha. Le scrutin voit aussi apparaître un nouveau « Parti de l’homme ordinaire » (AAP, Aam Aadmi Party) qui s’affirme notamment à Delhi, en dénonçant la corruption de la classe politique traditionnelle[1].

Au plan extérieur, les tentatives de rapprochement avec Islamabad sont sabordées par les islamistes pakistanais : en novembre 2014, un attentat à la bombe tue une cinquantaine de personnes à un poste frontalier pakistano-indien du Pendjab, six mois après que le Premier ministre du Pakistan soit venu assister à l’investiture de son nouvel homologue indien, en dépit de leur fort nationalisme respectif. Ce climat de tension conforte le BJP. En mars 2017, il enregistre une victoire fleuve aux élections régionales d’Uttar Pradesh, grâce à une politique exclusivement pro-hindoue qui lui vaut de rallier toutes les castes : ainsi, plus de la moitié de ses candidats étaient issus de castes « arriérées » voire intouchables. A l’inverse, les musulmans se sont éparpillés sur les différentes listes d’opposition, ne se reconnaissant quasiment plus dans un Congrès qui a changé de positionnement. Aux élections de décembre suivant au Gujarat, le parti des Gandhi s’affiche en effet comme le défenseur des patidars (une caste de petits entrepreneurs et de petits propriétaires fonciers jusqu’alors proches du BJP) et des intouchables, victimes de violences de la part de milices de protection des vaches sacrées. Au nom du combat pour « l’hindouité » (cf. Encadré sur le radicalisme « safran »), l’interdiction d’abattre des vaches se répand en effet dans les deux tiers des États indiens[2]. C’est le cas dans le plus peuplé, l’Uttar Pradesh, dont le nouveau ministre en chef est un prêtre ultranationaliste, ancien chef d’une milice hindouiste impliquée dans diverses affaires criminelles, dont plusieurs incitations à la violence contre les non-hindous et à la conversion forcée des musulmans. Fin mars, le Gujarat instaure la condamnation à vie pour toute attaque contre l’animal sacré.

Au plan national, Modri multiplie les égards vis-à-vis des hindous. En octobre 2018, il inaugure la statue la plus haute du monde dans une région reculée du Gujarat : réalisée pour partie en Chine, cette « statue de l’Unité » en bronze (de 157 m de haut, hors piédestal) représente le premier ministre indien de l’Intérieur, Sardar Vallabhbhai Patel, dont le BJP considère qu’il a joué un rôle aussi important que Nehru dans la lutte pour l’indépendance du pays. L’événement est contesté, y compris au Gujarat dont le gouvernement, pourtant nationaliste, avait demandé que la somme ainsi dépensée soit plutôt consacrée à l’irrigation de milliers d’hectares de terres. Le Premier ministre indien n’en caresse pas moins un autre projet gigantesque : la réalisation d’une statue à l’effigie du roi-guerrier Shivaji, dans la baie de Bombay. Dans ce contexte, les franges les plus extrémistes de la mouvance hindouiste n’hésitent pas à se livrer à des surenchères, exigeant la suppression des quotas de castes – comme le fait le chef du RSS – ou encore la limitation des lois « de prévention des atrocités » qui permettent aux dalits de poursuivre les auteurs de discrimination. Cette tentative est cependant abandonnée, face à la mobilisation des dalits de tout le pays, appuyés par des intellectuels que les extrémistes hindous qualifient de « naxalites urbains » (cf. Encadré sur les rébellions).

[1] En mars 2017, le nouveau Parlement régional de l’Uttar Pradesh compte un quart d’élus impliqués dans des affaires judiciaires allant de l’enlèvement au meurtre… et des élus près de deux fois plus riches que ceux de 2012.

[2] L’abattage des buffles, lui, est autorisé pour fournir de la « viande de bœuf »


Une démocratie et une économie fragiles

Seules quelques institutions résistent encore à la domination des nationalistes hindouistes. C’est le cas de la Cour suprême qui, en septembre 2018, juge illégale l’interdiction faite aux femmes de 10 à 50 ans d’accéder aux temples hindous ; en janvier suivant, deux d’entre elles pénètrent ainsi dans un temple du Kerala, un des États les plus développés du pays, encore dirigé par des marxistes. La justice traditionnelle résiste aussi : en juin 2018, un tribunal du Pendjab condamne à la prison à perpétuité un prêtre et un chef de village, reconnus coupables de la mort d’une jeune musulmane au sud du Jammu : violée et lapidée dans un temple hindou, la fillette appartenait à une tribu nomade que les villageois voulaient chasser de leur territoire.

Dans les urnes en revanche, la suprématie du BJP n’est pas contestée : aux législatives du printemps 2019, marquées par une nouvelle participation record (67 %), le parti remporte une victoire écrasante. Améliorant son score de 2014, il progresse dans tout le pays, y compris dans les États où il était peu implanté, comme le Bengale et l’Odisha. Même le nouvel héritier Gandhi est battu dans la circonscription familiale ! Conforté par ses succès, Modri poursuit dans sa voie. En 2019, il lance un débat sur l’instauration de l’hindi comme seule langue officielle de l’Union et prend un certain nombre de mesures antimusulmanes telles que retrait, en août, du statut d’État au Cachemire. En décembre, le Parlement amende très largement la loi de 1955 sur la citoyenneté, en décidant de faciliter l’attribution de la citoyenneté indienne aux hindous, sikhs, bouddhistes, jaïns, parsis et chrétiens établis depuis six ans en Inde et ayant fui des persécutions dans les pays musulmans voisins (Afghanistan, Bangladesh et Pakistan) avant 2014. Les adeptes de l’islam – accusé d’avoir réduit l’Inde à l’esclavage pendant mille ans sont en revanche exclus de ce dispositif, ce qui déclenche de violents incidents dans plusieurs États du nord, comme le Bengale et l’Assam. De leur côté, plusieurs dirigeants d’États, dont le Pendjab, annoncent qu’ils n’appliqueront pas une loi qu’ils jugent anticonstitutionnelle. Mais Modri ne faiblit pas : en août 2020, il pose à Ayodhya la première pierre du temple devant être consacré au dieu Rama[1]. Cette prégnance de la religion dans la gouvernance du pays – contraire à la laïcité posée par sa Constitution – lui fait perdre sa position de « plus grande démocratie du monde » : les classements internationaux préfèrent lui attribuer les vocables « d’autocratie électorale » ou de « démocratie imparfaite ».

Cette situation ne favorise pas pour autant le parti du Congrès. A Delhi, en février 2020, l’électorat musulman se reporte très largement sur le chef de l’AAP qui est réélu, malgré la campagne extrêmement violente menée par le ministre BJP de l’intérieur, appelant par exemple ses candidats à « tuer les traîtres ». Après les pertes du Maharashtra et du Jharkhand, c’est la troisième défaite électorale du BJP. C’est que, malgré les promesses faites par Modi en 2014, l’économie n’a pas décollé alors que, démographiquement, le pays a rejoint et même dépassé la Chine… et continue à dépenser deux fois plus pour sa défense que pour la santé de ses habitants. Près de 30 % des Indiens vivent sous le seuil de pauvreté[2], dans une économie encore majoritairement rurale et agricole : l’agriculture fournit plus de 40 % des emplois, contre 32 % au tertiaire et 26 % à l’industrie (qui ne contribue qu’à 14 % au PIB). En six ans, le pays a perdu neuf millions d’emplois (sur un peu plus de 470 millions) ont été perdus ! Seuls les services résistent, avec des emplois largement précaires. Entré dans le top 10 de l’économie mondiale, le pays n’est que cent-trentième à l’IDH (Indice du développement humain), du fait des inégalités sociales. Au système des castes, s’ajoute la discrimination que subissent les femmes : l’économie de marché a provoqué la hausse des dots, conduisant à l’assassinat, par leur mari ou leur belle-famille, d’épouses n’ayant pu offrir le dernier équipement électroménager en vogue. Elle a aussi accru les inégalités : les garçons sont prioritaires pour l’éducation et la nourriture[3] et les avortements de filles augmentent.

En septembre 2020, l’adoption de lois libéralisant fortement le secteur agricole – supprimant notamment la garantie de prix minima – entraîne une marche sur Delhi des agriculteurs, majoritairement sikhs, de l’Haryana et du Pendjab, les greniers à riz et à blé du pays, inquiets de voir leur situation se dégrader encore face aux géants de l’agroalimentaire, alors qu’ils sont déjà fortement endettés et exploitent des parcelles de plus en plus petites. L’agriculture indienne, qui fait vivre plus de la moitié de la population, mais ne représente que 14 % du PIB, souffre d’une crise structurelle héritée de la « révolution verte » des années 1970. Pour mettre fin aux famines qui décimaient le pays, le gouvernement avait alors promu des cultures à haut rendement (blé, riz, canne à sucre, coton) présentant deux défauts majeurs à long terme : une irrigation intensive et l’usage massif d’engrais chimiques et de pesticides. Jamais remis en cause, ce modèle a entraîné les paysans dans une logique infernale d’endettement et nui au développement des cultures de légumes et de fruits non subventionnées. La mobilisation des agriculteurs est telle que la Cour suprême suspend l’application des lois controversées, en janvier 2021.

Les élections régionales du printemps sont un nouvel échec pour le BJP. Malgré une campagne extrêmement active, il échoue à renverser la cheffe du TMC (All India Trinamool Congress, dissidence du Congrès) au Bengale-occidental ; le PC et le Congrès y sont également laminés, après l’avoir longtemps dirigé. Si le parti gouvernemental conserve l’Assam, il essuie aussi un revers au Tamil Nadu, où son alliance avec le parti local AIADMK est renversée par l’opposition, ainsi que dans le bastion marxiste du CPI(M) au Kerala. En juillet, alors que le pays est confronté aux ravages d’une pandémie de coronavirus, Modi renouvelle profondément son gouvernement : il passe de 53 à 77 ministres, dont 27 issus de classes défavorisées, afin de rallier le maximum de suffrages le moment venu. La tension avec les agriculteurs franchit un nouveau degré en octobre, quand quatre d’entre eux sont délibérément écrasés par un convoi officiel dans l’Uttar Pradesh : mis en cause, le fils du puissant ministre de l’Intérieur est arrêté. Contre toute attente, Modi annonce, le mois suivant, le retrait des lois agricoles les plus controversées, le jour de l’anniversaire du fondateur du sikhisme, religion de nombreux contestataires. Quelque sept cents paysans auraient perdu la vie dans ce mouvement de contestation.

En 2021, l’Inde passe pour la première fois sous le niveau de stabilisation de la population, avec une moyenne de deux enfants par femme ; en vingt ans, la natalité a baissé de 37 %, grâce à la généralisation de la contraception, voire de la stérilisation sans que celle-ci ne soit forcée. Les régions les plus pauvres connaissent encore des taux plus élevés (trois enfants par femme dans l’État le plus peuplé, le Bihar), mais dans les secteurs les plus éduqués, comme Delhi et certaines régions du sud, la natalité est beaucoup plus faible ; elle n’est même que de 1,4 % au Cachemire, contredisant ainsi les accusations de natalisme que les hindous portent contre les musulmans. Cette évolution pourrait entraîner d’importants mouvements de migration entre des Etats du nord surpeuplés et certains États développés du sud, où la baisse de la natalité commence à générer des pénuries de main d’œuvre.

Devenu, en 2022, la cinquième économie mondiale – en passant juste devant l’ancien colonisateur britannique – le pays n’en affiche pas moins des indicateurs inquiétants : un PIB par habitant qui reste très faible (et même inférieur à celui du Bangladesh voisin), un taux d’activité des personnes en âge de travailler qui ne cesse de décroître – aux alentours de 40 % – un travail informel qui fournit 80 % des emplois et de très fortes inégalités (1 % de la population détient 40 % de la richesse nationale). La décroissance des embauches touche en priorité les femmes (seules 20 % travaillent), mais aussi les jeunes. Dans un pays où l’âge médian est de vingt-huit ans, soit onze de moins qu’en Chine, un million de jeunes arrivent chaque mois sur le marché du travail et la tendance n’est pas près de s’inverser : en 2060, l’Inde pourrait compter 250 millions d’habitants supplémentaires, soit autant que la population de l’Indonésie (quatrième pays le plus peuplé du monde), avec les risques environnementaux et économiques inhérents.

Malgré ces difficultés et perspectives, le BJP reste solide au pouvoir : en février-mars 2022, il gagne de nouveau les élections régionales dans trois des cinq États soumis à renouvellement, dont l’Uttar-Pradesh où sa politique de lutte contre la criminalité a séduit les électeurs. Seul lui échappe le Pendjab, où s’impose l’AAP, le parti anti-corruption qui ne s’était jusqu’alors imposé qu’à Delhi. En juin, le parti hindou revient au pouvoir à Mumbai, grâce au retournement de députés du Shiv Sena : membres de l’aile droite du mouvement, ils n’avaient pas apprécié que leur chef, héritier du fondateur, s’allie en 2019 au parti du Congrès, et non au BJP, pour diriger le Maharashtra. En août, le régime emprisonne quelques heures Rahul Gandhi et sa sœur qui entendaient diriger une manifestation, interdite, contre la montée de la pauvreté. Le Premier ministre est accusé d’utiliser différentes structures gouvernementales à des fins politiques, afin d’entraver la liberté d’action d’ONG, de médias et de dirigeants d’opposition : par exemple l’agence officielle de répression des fraudes, l’Enforcement Directorate, qui a multiplié par vingt-sept en huit ans le nombre de ses perquisitions. Dans l’opposition, le Congrès essaie de se renouveler : en octobre, il se dote d’un dirigeant qui, pour la première fois en plus de vingt ans, n’appartient pas à la dynastie Nehru-Gandhi ; mais il s’agit d’un octogénaire, plusieurs fois ministre, dont l’élection est entachée de soupçons de favoritisme.

A l’automne 2022, plusieurs grands États du nord de l’Inde réactivent la troisième grande mesure prévue dans le programme du BJP (après la suppression de l’autonomie du Cachemire et la reconstruction du temple d’Ayodhya) : l’établissement d’un code civil unique – évidemment inspiré des usages hindous – à la place des différentes règles que chaque communauté religieuse ou tribale applique pour régir le droit privé de la famille (mariage, divorce, succession…). Cette juxtaposition de codes et coutumes avait été promulguée par les Britanniques, à la fin du XVIIIe siècle, pour éviter les conflits communautaires. En parallèle, le conseil indien pour l’éducation procède à une refonte des livres scolaires ; sous le prétexte de faciliter la reprise pédagogique après une pandémie virale, les manuels font l’objet de purges sélectives : une partie de l’histoire musulmane et moghole du pays est effacée, tandis que les violences commises par des hindouistes sont édulcorées. Le régime conforte son statut « d’autocratie électorale » en lançant des actions judiciaires contre les leaders de l’opposition. En mars 2023, Rahul Gandhi est privé de son mandat de député et déclaré inéligible pour six ans par un tribunal du Gujarat (l’État du Premier ministre) pour avoir diffamé le patronyme Modi.

La politique fortement hindouiste du pouvoir provoque également des troubles dans les marges nord-orientales du pays, traditionnellement soumises à des insurrections (cf. Encadré sur les rébellions). En mai, des heurts communautaires font plusieurs dizaines de morts et des milliers de déplacés au Manipur. Ils surviennent après la décision de ljuges locaux d’octroyer aux Meitei, l’ethnie hindoue de la vallée, majoritaire, le statut privilégié de « tribu répertoriée », jusqu’alors réservé aux Naga et aux KukiZo, ethnies des collines de confession souvent chrétienne voire juive (cf. Encadré sur le régime des castes). La situation est aggravée par la politique du gouverneur BJP de l’Etat, lui-même Meitei, qui rejette les migrants Chin (proches des Kuki) fuyant la guerre en Birmanie voisine et qui vide des villages chrétiens, au nom de l’éradication des cultures de pavot pratiquées par les tribus minoritaires. Malgré l’invalidation de la décision des juges locaux par la Cour suprême, la situation demeure inflammable au Manipur, entre Meitei regroupés dans la vallée d’Imphal (la capitale) et tribus des collines.

Au Sud, l’hindouisme forcené du BJP lui fait perdre le seul État qu’il y détenait, depuis 2019, après avoir obtenu le ralliement d’opposants : le Karnataka et sa capitale Bangalore passent en effet aux mains du Congrès. En juillet, à l’approche d’élections générales, des violences antimusulmanes éclatent dans l’Haryana, voisin de New-Delhi : elles sont l’œuvre du VHP et de son mouvement de jeunesse, le Bajrang Dal, très engagé en faveur de la protection des vaches et contre les conversions soi-disant forcées de jeunes hindoues.

La condamnation de Rahul Gandhi ayant été suspendue par la Cour suprême, le parti du Congrès reprend l’initiative et parvient à bâtir une coalition d’une trentaine de formations face au BJP et à ses alliés de la NDA : l’Indian National Developmental Inclusive Alliance (India) réunit notamment l’AAA ainsi que les puissants partis régionaux du Bengale-Occidental, de Delhi, du Tamil Nadu et du Kerala. De son côté, le gouvernement enregistre un succès technologique majeur au mois d’août : l’industrie spatiale indienne devient la première au monde à poser une sonde spatiale sur la face cachée de la Lune. Le mois suivant, en accueillant le sommet du G20, New-Delhi donne une nouvelle preuve de son affirmation nationaliste : la délégation locale ne s’affiche pas sous le nom d’India, hérité de la période coloniale, mais sous celui de Bharat, nom historique du pays, d’ailleurs reconnu dans la Constitution.

Sur le plan international, l’Inde reste proche de la Russie, son premier fournisseur d’armes et partenaire historique, en dépit d’un rapprochement avec les États-Unis et le Japon pour contrecarrer l’influence de la Chine dans la zone « Indo-Pacifique ». En novembre, des manœuvres russo-indiennes se déroulent ainsi dans le golfe du Bengale. Sur le plan électoral, l’opposition se présente en ordre dispersé aux régionales organisées dans quatre grands États, de sorte que le BJP reprend au Congrès le Chhattisgarh et le Rajasthan, qu’il avait perdus en 2018. Le principal parti d’opposition doit se contenter du gain du Telangana, pris à un parti régional. Les scrutins confirment la bipolarisation croissante de la vie politique indienne : « l’hindutva », comme la distribution d’aide alimentaire à 800 millions de pauvres, poussent en effet les électeurs des partis régionaux et des tranches supérieures des basses castes à voter désormais en faveur du BJP. Inversement, la coalition India bat de l’aile : les formations du Bengale et du Pendjab font monter les enchères, tandis que l’inamovible ministre en chef du Bihar s’allie avec le parti au pouvoir, qu’il avait pourtant quitté deux ans plus tôt.

En janvier 2024, Modi franchit un pas supplémentaire dans sa politique de transformation de l’Inde en nation avant tout hindoue (Hindu Rashtra). Avant même que sa construction ne soit achevée, il inaugure en grandes pompes le nouveau temple somptuaire du dieu Rama (Ram madir) à Ayodhya, ville d’une cinquantaine de milliers d’habitants à laquelle l’État a consacré l’équivalent de trois milliards d’euros, pour en faire une cité totalement dédiée au septième avatar de Vishnou. Le chef du gouvernement voit en revanche se dresser contre lui la Cour suprême : en février, elle invalide un système dont le BJP a très largement profité, en l’occurrence la possibilité donnée aux entreprises de faire des dons anonymes aux partis. Modi voit aussi resurgir la contestation des paysans du Pendjab et de l’Hyriana qui, concurrencés par des États moins riches comme le Bihar, réclament la fixation de prix agricoles minimum. Des barrages sont érigés à plusieurs dizaines de kilomètres de la capitale, afin d’éviter qu’elle ne soit assiégée. Au Ladakh, New-Delhi doit faire face à la contestation des bouddhistes qui réclament un État fédéré à part entière et la protection du gouvernement central contre le grignotage de terres effectué par les Chinois et les industriels indiens.

En mars, alors que les comptes bancaires du Congrès ont été gelés pour des raisons juridiques contestées, les investigations de l’Enforcement Directorate font une nouvelle victime dans l’opposition : le chef (AAP) du gouvernement régional de Delhi est arrêté pour corruption présumée, dans une affaire de vente d’alcool dans la capitale (avant que la Cour suprême n’ordonne sa libération pour qu’il puisse faire campagne). Le BJP a par ailleurs « retourné » un certain nombre de députés sortants d’opposition et les présente comme candidats, après leur avoir promis des postes ministériels ou l’abandon des poursuites ayant pu être engagées à leur encontre. C’est dans ce contexte que débutent les législatives, en avril. Près de 970 millions d’électeurs sont concernés par cinq semaines de scrutins. Le BJP et ses alliés visent le gain d’une cinquantaine de sièges à la Lok Sabha (Assemblée du peuple), perspective qui leur offrirait la majorité nécessaire pour réformer la Constitution dans un sens plus hindouiste.

[1] En compensation, la Cour Suprême accorde aux musulmans le droit de reconstruire une mosquée sur un terrain « bien en vue » de la même ville. Mais, en mars 2021, elle accepte de réexaminer une loi qui avait été votée en 1991 pour interdire toute conversion des lieux de culte.

[2] « L’état de privation » frappe même 80 % des tribaux et plus de 70 % des « intouchables ».

[3] Le Kerala communiste, État le plus alphabétisé du pays, constitue à cet égard une exception flagrante : en décembre 2020, une étudiante de 21 ans y est élue Ministre en chef.

UN ÉTAT FÉDÉRAL

En 2023, l'Union indienne compte vingt-huit Etats : le plus vaste est le Rajasthan (plus de 340 000 km²) voisin, dans la moitié nord, du plus peuplé (l'Uttar-Pradesh, plus de deux cents millions d'habitants). S'y ajoutent huit territoires, insulaires (Laquedives en mer d'Arabie à l'ouest, Andaman-et-Nicobar à l'est) ou territoriaux (comme Delhi, à la jonction de l'Uttar-Pradesh et de l'Haryana).
En 1950, l’Union compte une vingtaine d’États, issus d’anciennes provinces sous administration britannique ou bien de Principautés ou de regroupements d’États princiers. Malgré les risques que cela comporte pour l’unité nationale, la Constitution prévoit le principe d’un redécoupage territorial sur des bases linguistiques. Il est mis en œuvre dès 1953 pour satisfaire les Telugu, dont le chef s’est laissé mourir de faim afin de faire valoir ses revendications : le nord de l’État de Madras devient l’Andhra Pradesh (terme signifiant "province" dans plusieurs langues indiennes).
En 1956, le States Reorganisation Act procède à une refonte territoriale sur des bases linguistiques : il en résulte l'existence d'une quinzaine d’États et d'une demi-douzaine de territoires de l’Union administrés directement par le pouvoir fédéral (comme la capitale Delhi ou les îles Andaman et Nicobar dans le golfe du Bengale). L’ancienne principauté du nizam d’Hyderabad disparait et laisse place à trois nouveaux autres États en pays dravidien : Madras (qui prend le nom de Tamil Nadu en 1967), Mysore (qui devient Karnataka en 1973) et Kerala. La ville d’Hyderabad elle-même devient la capitale de l’Andhra Pradesh, élargi à la région du Telangana. Cette réforme agrandit également l’État de Bombay, dont l’immensité est telle qu’il est coupé en deux en 1960 : à la suite d’émeutes fomentées par les Marathes, le Maharashtra est créé au sud et le Gujarat au nord.
Entre 1949 et 1962, l’Inde reprend par ailleurs possession des dernières terres encore détenues par les Européens sur son sol : pacifiquement avec la France, plus difficilement avec le Portugal. Reprise par les armes en 1961, Goa bénéficiera du statut d’État en 1987. La plupart des autres comptoirs français et portugais deviennent territoires de l’Union.
En 1966, la partie du Pendjab restée indienne (environ 40 % du Pendjab historique) est découpée en trois, en vue d’attribuer aux Sikhs un État dans lequel ils seront majoritaires : séparées du Pendjab central, les zones hindiphones du sud et du nord-est donnent naissance à l’Haryana et à l’Himachal Pradesh (qui obtient le statut d’État en 1971). Le sort de Chandigarh, la nouvelle capitale bâtie après la Partition, n’est en revanche pas tranché : elle demeure la capitale conjointe du Pendjab sikh et de l’Haryana, mais sous administration fédérale en attendant que soit trouvée une solution satisfaisant toutes les parties.
C’est ensuite l’agitation de populations tribales du nord-est, contre la domination des Assamais, qui provoque la fragmentation de l’ancien royaume d’Assam, avec la création du Nagaland (en 1963) et du Meghalaya en 1972. La même année, les anciens États princiers du Manipur et du Tripura accèdent au statut d’États de l’Union, ce qui est aussi le cas du Mizoram et de l’Arunachal Pradesh en 1986 (le second sur les territoires revendiqués par la Chine dans la région, cf. Chine et Inde, deux géants face-à-face). Depuis 1994, ces États, surnommés les « seven sisters », se disputent le partage de terres et de richesses, parfois violemment.
En 1975, par référendum, le Sikkim choisit d'adhérer à l'Union indienne, pour se protéger des convoitises chinoises. Bien que n'ayant jamais été intégré à l’Empire des Indes, le petit royaume himalayen bénéficiait de la protection des Britanniques : comme dans la région voisine de Darjeeling, ceux-ci y avaient favorisé l’immigration de travailleurs népalais, devenus largement majoritaires par rapport aux autochtones tibéto-birmans (Lepcha, Tibétains).
Trois nouveaux États sont créés en 2000 : deux sur des bases tribales (le Chhattisgarh séparé du Madhya Pradesh et le Jharkhand du Bihar) et un en faveur des régions de langue « pahari » (l'Uttaranchal, renommé Uttarakhand, dans les régions montagneuses du nord de l'Uttar Pradesh).
Le dernier État fédéré a vu le jour en juin 2014 : le Telangana a été formé pour satisfaire les Telugu ruraux de l’ancienne principauté de Hyderabad qui s’estimaient marginalisés par les populations plus actives économiquement, notamment celles de la côte. Devenue, avec Bengalore (Karnataka), le foyer de l’Inde méridionale high-tech, la ville d’Hyderabad est la capitale commune du nouvel État et de l’Andhra Pradesh, pour une durée de dix ans.
D’autres revendications étatiques continuent d’agiter le pays, qu’elles soient à caractère ethnique (Bodoland en Assam, Gurkhaland et Kamtapuri au Bengale occidental) ou le plus souvent socio-économique : c’est le cas en Uttar-Pradesh au nord (Harit Pradesh et Poorvanchal), au Madhya Pradesh au centre (Vindhyachal) et dans les Etats sudistes du Maharashtra (Vidarabha) et du Karnataka (Kodagu).
En 2019, le Cachemire a perdu son statut d’État et a été ramené au rang de territoire de l’Union, au même titre que le Ladakh (59 000 km²) qui en a été détaché.

Des rébellions ethniques, religieuses… et sociales

En dehors du Cachemire, un tiers de l’armée indienne et quelque 500 000 paramilitaires sont engagés sur différents fronts d’instabilité intérieure, en particulier dans les sept Etats du NORD-EST, surnommés les « Seven sisters ». Bien que peuplée par moins de 4 % de la population indienne, cette région n’en revêt pas moins une importance stratégique majeure : frontalière de la Chine et de la Birmanie, elle n’est reliée au reste de l’Inde que par l’étroit corridor de Siliguri se faufilant entre le Bangladesh, le Bhoutan et le Népal ; dans sa plus petite dimension, à hauteur du Sikkim, ce couloir ne mesure que vingt kilomètres, ce qui lui a valu le surnom de « cou du poulet ». La région est aussi d’une très grande diversité linguistique et tribale : aux côtés des Assamais – Indo-Aryens très largement majoritaires – voisinent plus de 350 ethnies parlant quelque soixante-dix langues de la famille tibéto-birmane (naga, garo et bodo, manipuri, tripuri, mizo…), voire môn-khmer (khasi au Meghalaya). Une bonne partie de ces ethnies sont animistes ou ont été christianisées durant l’occupation britannique (comme les Garo, les Khasi, les Naga, les Mizo…).

A la Partition, seul le district de Sylhet rejoint le Pakistan oriental, futur Bangladesh. Le reste de la zone adhère à l’Inde et constitue l’État d’Assam, à l’exception du Manipur et du Tripura qui bénéficient d’un statut particulier et de l’Agence frontalière du nord-est, dont la proximité avec la Chine justifie une administration directe par l’État fédéral (avant de devenir l’Arunachal Pradesh en 1986). Très vite, l’hostilité envers la domination des Assamais hindous monte parmi les populations tribales périphériques, dont certaines affichent des revendications irrédentistes parfois très anciennes : celle des Naga, ex-coupeurs de têtes convertis au baptisme, s’exerçait déjà contre les Britanniques. Ils sont d’ailleurs les premiers à se révolter et à obtenir leur propre État, en 1963. Les Mizo, proches des Chins de Birmanie, obtiennent le leur une vingtaine d’années plus tard, ce qui ne fait pas taire pour autant l’aspiration de certains groupes à une indépendance totale, en dehors de l’Union. Affichant dans certains cas un discours maoïste, ils bénéficient de bases arrière dans les pays limitrophes (Chine, Bangladesh ou Birmanie[1]) et d’un terrain favorable aux actions de guérilla : les armées des différents pays sont en effet peu présentes dans la chaîne indo-birmane ou dans les Chittagong Hill Tracts. La zone se prête par ailleurs aisément à divers trafics (armes, bois précieux et surtout drogue du Triangle d’or) qui sont autant de sources de financement pour les mouvements insurgés.

Dans les années 1970, les immigrants Bengalais font l’objet d’une hostilité croissante, qu’ils soient hindous (venus du Bengale au XIXème pour défricher les forêts et les convertir en terres arables ou du Pakistan oriental à la Partition) ou musulmans (ayant fui la surpopulation du Bangladesh). En 1979 nait un Front uni de libération de l’Assam qui exige l’expulsion de tous les étrangers. L’ULFA engage une lutte armée pour l’indépendance, au nom de « l’identité assamaise » héritée des anciens occupants Âhom[2]. Ce combat s’accompagne de massacres de Bengalais et de Biharis : en 1983, un véritable pogrom fait deux mille victimes dans le village de Nellie. Cela n’empêche pas la proportion de musulmans de progresser, jusqu’à atteindre un tiers de la population de l’Assam. En 1985, le All Assam Students’Union obtient de New-Delhi qu’aucun migrant ne puisse être naturalisé indien s’il est arrivé après l’indépendance du Bangladesh.

Les autorités de l’État doivent faire face à une violence protéiforme. En août 2004, l’explosion d’une bombe fait une quinzaine de morts lors des cérémonies de l’indépendance dans la capitale assamaise, le jour où son Premier ministre promettait de dialoguer avec les groupes rebelles. Parmi eux figurent les Bodo dont la rébellion, déclenchée à la fin des années 1980, réclame un État couvrant toute la zone au nord du Brahmapoutre, exigence irrecevable car elle diminuerait de moitié la taille de l’Assam résiduel. En 2003, les insurgés obtiennent – comme l’ethnie des Karbi – un territoire jouissant d’une autonomie administrative relative, mais sur quatre districts seulement, dans lesquels les Bodo eux-mêmes ne sont que 30 % ; leur crainte d’être marginalisés par les autres peuples, essentiellement musulmans, génère des violences à caractère ethnique. Cette instabilité est aggravée par les rivalités opposant les ethnies tribales entre elles (Bodo et Santal, Dimasa et Hmars, Naga et Kuki juifs, prétendant descendre d’une des tribus d’Israël), mais aussi entre les groupes armés d’une même ethnie. S’y ajoute l’impunité pénale dont bénéficie l’armée indienne, même en cas de bavures (comme lorsqu’une douzaine de civils sont froidement abattus dans le Nagaland en décembre 2021).

D’abord ethniques, les troubles locaux prennent en effet un tour de plus en plus religieux, notamment avec  l’émergence de mouvements islamistes se posant en défenseurs des immigrés musulmans. En 2016, l’Assam passe pour la première fois aux mains d’un gouvernement nationaliste hindou qui engage un vaste recensement de la population régionale. A l’issue de celui-ci, en août 2019, près de deux millions de personnes, essentiellement musulmanes, sont privées de la nationalité indienne, faute d’avoir pu prouver qu’elles résidaient dans le pays avant la guerre du Bangladesh en 1971. En revanche, la modification de la loi sur l’attribution de la citoyenneté indienne favorise la régularisation de migrants hindous, ce qui ravive les craintes des populations tribales de voir diminuer leurs droits, notamment à l’emploi et à la terre.

Plus au sud, une douzaine d’États sont aux prises avec une guérilla d’inspiration maoïste qualifiée de NAXALITE car née, en 1967, dans le village de Naxalbari, dans la région de Darjeeling au Bengale occidental : les paysans révoltés y sont alors soutenus par des marxistes ayant rompu avec les partis communistes, pro-soviétique et pro-chinois, engagés dans la voie parlementaire. Cet épisode donne naissance à un PC indien marxiste-léniniste, s’inspirant du modèle maoïste qui prône l’encerclement des villes par les campagnes. Défenseur des paysans sans terre contre les propriétaires terriens et contre l’exploitation minière, le mouvement séduit les oubliés de la croissance indienne : basses castes, dalits, adivasis. A la mort de son chef, en 1972, la guérilla éclate en plusieurs groupes dont les rivalités sont parfois telles qu’ils s’allient à des milices de riches propriétaires pour combattre une faction rivale. Le mouvement n’en prospère pas moins, au fur et à mesure que les terres et les forêts des populations rurales sont livrées à de grands projets miniers ou hydroélectriques. Le « corridor rouge », largement forestier, dans lequel opèrent les naxalites en arrive à couvrir 90 000 km² depuis le Bihar et le Bengale occidental jusqu’au Tamil Nadu et au Kerala. Les groupes naxalites se financent via divers trafics (notamment d’armes), ainsi que par des attaques de banques, des enlèvements avec demandes de rançon et des extorsions de fonds. En septembre 2004, deux des principales factions (Guerre du peuple, PWG, et Commandement central maoïste, MCC) se réunifient dans un PCI maoïste (CPI-M) dont la branche armée, la People’s Liberation Guerilla Army (PLGA), compterait 10 000 hommes en armes, sous la forme d’une armée régulière et de « gardes de village » (miliciens). A partir de 2006, les violences font en moyenne deux morts par jour, qu’il s’agisse de policiers et de paramilitaires tombant dans des embuscades ou des victimes de représailles mutuelles entre villageois de basse et haute caste[3]. Face à cette situation, des milices de protection des villages contre les rebelles naissent dans certains Etats, à l’image du Salwa Judum au Chhattisgarh. En octobre 2009, le gouvernement fédéral lance une opération anti-guérilla d’une ampleur inédite, « Chasse verte », avec des renforts venus du Cachemire et du nord-est. Les naxalites répondent au printemps suivant, en infligeant à la police son embuscade la plus meurtrière (dans un district du Chhattisgarh), puis en revendiquant le déraillement d’un train Bombay-Calcutta (plus de 70 morts à chaque fois). En août suivant, le pouvoir fédéral change en partie de tactique : après avoir annulé un projet de mine de bauxite qui menaçait la montagne sacrée de la tribu des Dongria Kondh, dans l’Odisha, il annonce réfléchir à une réforme de la loi sur l’exploitation minière, afin d’augmenter les retombées bénéficiant aux populations locales. Mais cette volonté ne résiste pas aux projets de développement économique des autorités régionales et nationales.

Au Pendjab, la cause indépendantiste SIKH s’est affaiblie dans les années 1990. Des centaines de séparatistes se sont rendus aux autorités, contre un pécule, des facilités de travail et des promesses de collaboration avec la police, ce qui a permis l’arrestation ou l’exécution d’un certain nombre de chefs de la guérilla. Celle-ci s’est fragmentée en groupuscules, parfois rivaux, tels que la Force de libération du Khalistan, qui continuent à revendiquer quelques attentats, y compris aux côtés de mouvements islamistes au Cachemire indien, ce qui laisse supposer une instrumentation possible par les services secrets pakistanais. En 1997, les premières élections provinciales depuis la fin de l’insurrection (ayant fait 30 000 morts) voient une victoire du BJP hindouiste allié à l’aile modérée de l’Akali Dal. Le mouvement est également affaibli par la réapparition progressive du système des castes, alors que son fondateur entendait les abolir. Considérées comme hérétiques par le clergé sikh (issu de castes supérieures comme les Jats), des sectes recrutent largement chez les intouchables, qu’elles poussent à réclamer davantage de responsabilités dans la gestion des lieux de culte. En mai 2009, le chef d’une de ces sectes est tué dans son temple de Vienne (Autriche), ce qui entraîne des violences au Pendjab indien. Les revendications des Sikhs reprennent de la vigueur à l’occasion des manifestations contre les projets agricoles du gouvernement fédéral, les Pendjabis étant au cœur de la contestation. En 2021, des tenants d’un sikhisme radical s’unissent au sein d’un mouvement, le Waris Punjab De (« Les héritiers du Bengale »), qui revendique un Khalistan indépendant. En février 2023, son chef et ses partisans, armés d’épées, de couteaux et d’armes à feu attaquent un poste de police près d’Amritsar, pour exiger la libération d’un des leurs. Plusieurs policiers sont blessés et des dizaines de séparatistes arrêtés. Le leader est lui-même interpelé après un mois de cavale, lors d’un meeting au Pendjab. En juin, un leader indépendantiste réfugié au Canada (où vivent près de 800 000 Sikhs) est assassiné près de Vancouver : le gouvernement canadien ayant mis en cause les services indiens, une crise diplomatique éclate entre New-Delhi et Toronto.

[1] En juin 2015, après avoir perdu une vingtaine d’hommes dans une embuscade au Manipur, l’armée indienne poursuit les séparatistes dans leur sanctuaire birman et y détruit deux camps.

[2] Arrivés au début du XIVème en Assam, ces migrants d’origine Thaï y fondent un royaume qui disparait au XVIIIème.

[3] De 2001 à 2016, 7 000 civils et 2 500 membres des forces de l’ordre ont été tués par les rebelles naxalites, dont l’activité a cependant tendance à décroître depuis 2017.

LE SYSTÈME DES CASTES

Hérité du védisme, l’ordre social hindou est fondé sur l’existence de quatre classes, les varnas, divisées en 3 000 castes (jatis) et 25 000 sous-castes à caractère largement socio-professionnel et local. Les trois classes supérieures, considérées comme « pures », représentent environ 15 % de la population contre plus de 50 % à la quatrième, celle des shudras (serviteurs), elle-même divisée en une multitude de castes dont les plus basses sont officiellement qualifiées de « autres classes arriérées » (OBC, other backward classes). Les nombres réels sont inconnus, les pouvoirs successifs s’opposant à tout recensement en la matière (le dernier datant de 1931).
Hors castes figurent plus de 200 millions « d’intouchables » (ou de « parias » d'après le mot tamoul qui les désigne), désignés comme membres de « castes répertoriées » selon la classification officielle, puisque l’intouchabilité a été bannie par la Constitution indienne. Eux-mêmes se nomment dalits (i.e. « écrasés, brisés »). Ils sont hindous, mais aussi sikhs, chrétiens et musulmans car le système de castes s’est étendu aux autres confessions : même la population musulmane est fortement hiérarchisée. 
Hors castes figurent également plus de cent millions d’aborigènes ou adivasi (« premiers habitants »), membres de plus de 700 « tribus répertoriées », la terminologie officielle en vigueur ; en forte progression démographique, ils se situent à la périphérie mais aussi au cœur même du bloc hindi, du Madhya Pradesh jusqu’au Bengale.
Ce système social est largement figé, en dépit des efforts des pères de l’indépendance : l’un des rédacteurs de la Constitution, Ambedkar, était un leader dalit, communauté que Gandhi qualifiait de harijan, « fils de Dieu ». En 1950, un amendement constitutionnel instaure un système de discrimination positive en faveur des « sections les plus faibles de la population », à savoir les castes et tribus répertoriées, mais pas les chrétiens et les musulmans qui se plaignent régulièrement d’en être exclus. En 1989, ce régime a été élargi aux OBC, essentiellement pour des raisons électoralistes, avec une seule règle : que l’addition des quotas ne dépasse pas la moitié des places disponibles dans l’administration, les assemblées locales et l’éducation... Cette « barre » est jugée élevée par les classes intermédiaires qui, s’estimant discriminées dans l’accès à certains emplois, manifestent parfois leur mécontentement de façon violente. Les affrontements meurtriers entre castes sont devenus récurrents dans certains districts du Rajahstan, de l’Uttar Pradesh, de Madhya Pradesh et de l’Haryana. Ainsi, la tribu répertoriée des Meenats refuse le classement tribal de la caste des Gujjars, celle-ci espérant que cette rétrogradation lui permettra de conserver les avantages qu’elle estime avoir perdus du fait de l’inclusion des Jats, beaucoup plus nombreux, dans sa catégorie des « OBC » : petits propriétaires terriens jusqu’alors plutôt favorisés, les Jats se sont en effet marginalisés économiquement, du fait de l’emprise croissante de l’industrie, de l’urbanisme et de la pollution sur leurs terres. Le même sentiment de déclassement anime la colère des Patels (ou Patidars) dans le Gujarat : l’industrialisation a grignoté les propriétés et les profits, dans le commerce du diamant, de cette caste jusqu’alors plutôt privilégiée ; elle exige donc des quotas dans l’éducation et l’emploi public, s’estimant victime de la discrimination positive dont bénéficient les basses castes. La situation est devenue si compliquée que la catégorie des OBC a été très officiellement scindée entre « most backward castes » (castes les plus arriérées) et « upper backward castes » (hautes castes arriérées) !
A quelques exceptions près – la présidentielle de 2017 a opposé deux candidats membres de leur communauté – les dalits restent des parias et vivent à plus de 70 % dans la pauvreté (comme les musulmans et un peu moins que les tribaux) : l’écrasante majorité souffre de discriminations et occupe les pires emplois, tels que le nettoyage des toilettes, l’équarrissage des bêtes, le tannage. 
La libéralisation économique a aggravé la situation des hors castes et des basses castes : le nombre de postes dans la fonction publique décroît, tandis que les sociétés privées rechignent à recruter au sein de castes impures, de surcroît moins éduquées. Les classes supérieures continuent de considérer qu’on ne doit ni parler ni partager de la nourriture avec les dalits et que l’on ne doit ni les toucher, ni même les croiser : dans les campagnes, ils vivent dans des hameaux périphériques et doivent signaler leur présence quand ils pénètrent dans un village, où l’accès au puits commun leur est interdit. La presse indienne rapporte régulièrement des violences telles que le tabassage mortel d’un enfant de « dalit » ayant répondu à des enfants de caste supérieure ou encore l’incendie meurtrier de la maison d’une famille ayant laissé ses chèvres sur les terres d’un paysan de haute caste. Dans certaines campagnes, des affrontements opposent des milices de grands propriétaires à des mouvements clandestins rudimentaires, tels que la « Dalit Sena » (« armée des opprimés ») au Bihar, ou à des guérillas beaucoup structurées comme celle des naxalites (cf. Encadré sur les rébellions).
Le mariage avec un dalit reste fermement proscrit. Chaque année des « crimes d’honneur » sont commis à l’intérieur des familles, principalement dans le nord du pays. Ils visent à « punir » les relations amoureuses inter-caste, voire inter-religion, au-delà du cas des intouchables. La situation la plus extrême est celle des amours au sein d’une même « gotra », c’est-à-dire d’une filiation remontant à un très lointain ancêtre commun, parfois mythologique ; bien que cela puisse concerner des centaines de milliers de personnes, tout projet d’union de ce type est considéré comme incestueux et puni dans le sang. En avril 2011, la Cour suprême a certes condamné les sentences des « khap panchayat », les assemblées villageoises qui décident de la possibilité ou non d’une union. L'interdiction est plus délicate en pratique, car ces groupes représentent un poids électoral non négligeable dans les districts les plus conservateurs, à l'image des agriculteurs Jats de l’Haryana. 
Les jeunes femmes dalit restent par ailleurs les victimes privilégiées de viols commis par les membres de castes, hautes comme basses. Depuis la mort d’une étudiante, victime d’un viol collectif en décembre 2012 à New-Delhi, ces crimes sont passibles de la peine de mort, mais la plupart restent impunis. Dans certains cas, la mobilisation de la population parvient néanmoins à faire bouger les choses. En septembre 2020, elle conduit à l’arrestation des meurtriers d’une adolescente dalit, en Uttar Pradesh, et à la suspension des policiers qui s’étaient empressés de procéder à la crémation du corps de la jeune fille, pour camoufler les violences qu’elle avait subies.
Politiquement, le poids des « intouchables » et des basses castes reste faible, même si certains parviennent à exercer les plus hautes fonctions (en 1997, un dalit est ainsi parvenu, à accéder au poste, symbolique, de Président de la République). L’explication tient à leurs divisions et à leur incapacité à nouer des alliances de gouvernement pérennes. Un des exemples les plus fameux en la matière est celui de l’ancienne institutrice Kumari Mayawati, connue pour ses parures de diamants bien que représentante du parti représentant les dalits, le Bahujan Samaj Party (BSP, Parti de la société majoritaire) : elle est certes élue à plusieurs reprises ministre en chef de l’Uttar Pradesh, le plus peuplé des Etats indiens, mais la durée de ses mandats est soumise au bon vouloir de ses alliés de circonstance, qu’ils représentent les musulmans ou bien les plus hautes castes (comme le BJP). En 2007, le BSP obtient seul la majorité, à la faveur d’un ralliement inédit des brahmanes aux intouchables, destiné à freiner la place croissante prise par les classes « arriérées » (OBC). Mais cette victoire « contre nature » est sans lendemain : lors du renouvellement régional de mars 2012, le BSP est détrôné par le Samajwadi Party (SP) représentant les castes intermédiaires et basses. C’est à ce parti qu’appartient Phoolan Devi, la « reine des bandits ». Accusée du meurtre d’une vingtaine de villageois de haute caste, à la suite d’un viol collectif, elle passe onze ans en prison, sans jugement, avant d’être libérée par décision de la Cour suprême et d’être élue députée en 1996 dans l’Uttar Pradesh. Convertie au bouddhisme, pour rejeter les castes, elle est assassinée devant son domicile de New-Delhi, en juillet 2001. En mai 2019, après une vingtaine d’années de brouille, le BSP et SP s'allient aux législatives dans l’Uttar-Pradesh, afin de défaire le BJP qui privilégie les castes les plus élevées, alors qu’il affirme soutenir tous les Hindous et que Modi lui-même soit issu d’une basse caste. En juillet 2022, le BJP favorise d’ailleurs l’élection d’une femme d’origine tribale comme Présidente de la République.
La question resurgit lors de la campagne des législatives de 2024, lorsqu'un parti d'opposition dénonce la culture hindouiste orthodoxe, dite Sanatan Dharma, qui exclurait les personnes de basse caste. 

Radicalismes safran et islamiste

Portée depuis les années 1920 par l’Association nationale des volontaires (RSS) et par ses multiples ramifications, politiques, sociales et paramilitaires, la mission d’hindutva (« hindouité ») s’exerce sur quatre terrains principaux :

  • contre l’immoralité des jeunes couples : des « bataillons anti-Roméo » traquent les jeunes qui s’embrassent ou se donnent la main dans la rue ou bien qui fréquentent quelqu’un appartenant à une autre caste ;
  • contre toute mixité avec l’islam : des actions de « police morale » sont menées contre les jeunes hindoues qui sympathisent avec des musulmans – a fortiori celles qui se marient (anti « love jihad ») – ainsi que contre l’implantation de musulmans dans les quartiers mixtes (« land jihad »). En novembre 2020 est entrée en vigueur en Uttar-Pradesh (suivi de l’Haryana et du Madhya Pradesh), une loi rendant passible de prison certains mariages interconfessionnels ;
  • en faveur des conversions à l’hindouisme (milices Ghar Wapsi ou de « retour à la maison ») , jugées légitimes, puisqu’elles consistent à ramener dans cette religion des musulmans ou chrétiens dont les aïeux étaient hindous. Les conversions se font, parfois, en échange de sacs de riz ou de lentilles ;
  • contre l’abattage des bovins, et par extension contre toutes les industries qui y sont liées (comme la tannerie), la plupart étant tenues par des musulmans ou à défaut par des basses castes, employant largement des dalits, par ailleurs consommateurs de viande. Le fer de lance du mouvement est l’Organisation indienne de protection des vaches qui a réussi à faire interdire ces activités dans de nombreux Etats, alors que l’Inde était, avant 2017, le plus gros exportateur mondial de bovins (avec le Brésil), la filière employant une vingtaine de millions de personnes. Ce combat, parfois qualifié de « terrorisme safran », prend parfois un tour dramatique : en mars 2018, un tribunal du Jharkhand condamne à la prison à vie un responsable du BJP et onze miliciens hindouistes pour l’agression mortelle d’un musulman qui transportait de la viande de bœuf dans le coffre de son véhicule. Tout en condamnant officiellement ce type d’exactions, le gouvernement fédéral décide, en mai 2017, d’interdire la vente de bovidés et de camélidés à des fins agroalimentaires, artisanales (cuir) ou sacrificielles dans tout le pays… mais son décret est annulé par la Cour suprême, au motif que les questions de régime alimentaire sont du ressort des Etats et non du pouvoir central.

La politique menée à l’encontre des musulmans est d’autant plus efficace que cette communauté a vu partir nombre de ses élites vers le Pakistan, lors de la Partition, de sorte que le statut socio-économique de ceux qui sont restés est globalement inférieur à celui des hindous. Considérés comme une « cinquième colonne » du Pakistan, ils sont marginalisés dans la sphère étatique : 3 % seulement dans la haute fonction publique et moins de 3 % dans l’armée et dans l’encadrement de la police, alors qu’ils représentent plus de 14 % de la population indienne. Très majoritaires au Cachemire (environ les deux tiers des habitants), ils constituent également plus du quart de la population de l’Assam et du Bengale et plus de 19 % de celle de l’Uttar Pradesh. Au Bengale, gouverné par une gauche largement corrompue, la crainte d’affrontements communautaires est telle que les élections provinciales du printemps 2021 se déroulent en huit phases, afin que les effectifs de sécurité soient suffisants pour surveiller tous les bureaux de vote.

Dans certaines régions – comme le district de Mangalore, ville high-tech du Karnataka où était pratiqué un certain syncrétisme islamo-hindou – les brahmanes alimentent les peurs des castes moyennes face à l’ascension des musulmans (20 %), enrichis par les revenus issus de l’immigration vers les chantiers du Golfe arabo-persique, de l’autre côté de la mer d’Oman : ainsi, ce sont souvent des marchands musulmans qui achètent les poissons des pêcheurs locaux. L’emprise de la religion sur la vie politique est telle que, dans le très marxiste Etat du Kerala, le CPI(M) au pouvoir fait se cotoyer les portraits de Karl Marx et du dieu Ganesh.

Les extrémistes hindous dénoncent aussi le poids économique local des 10 % de chrétiens, qui sont d’autant plus ciblés qu’ils offrent des services sanitaires et éducatifs aux aborigènes et aux dalits : de fait, plus des deux tiers des catholiques et protestants indiens sont issus de tribus et de basses castes. Dans la foulée de l’Odisha, dès 1967, les Etats gouvernés par le BJP et ses alliés se sont dotés de lois punissant le prosélytisme ou interdisant aux intouchables de changer de religion. En 1998, une centaine d’attaques de chrétiens sont commises par des extrémistes du VHP et du RSS, essentiellement dans le Gujarat et l’Odisha, soit presque autant en un an que depuis l’indépendance de l’Inde ! L’année suivante, un missionnaire chrétien australien, qui aidait les lépreux dans le pays depuis plus de trente ans, meurt brûlé vif – avec ses deux fils – dans l’incendie de sa voiture, enflammée par une soixantaine de personnes. A Noël 2007, une cinquantaine d’églises et des centaines de maisons chrétiennes sont incendiées dans la capitale de l’Odisha, la tension montant également au Rajasthan, au Chhatisgarh et au Madhya Pradesh. Les violences antichrétiennes s’intensifient en 2021, alors que se multiplient – dans une dizaine d’Etats – les lois punissant les conversions et les mariages interreligieux.

De leur côté, les revendications musulmanes ont pris un tour radical depuis 2004, avec la multiplication d’attentats islamistes témoignant de l’existence d’une mouvance djihadiste indienne, même si aucun Indien n’a jamais été impliqué dans les attentats mondiaux d’Al-Qaida [1]. Le principal embryon de cette mouvance est le Mouvement islamique des étudiants (SIMI) fondé en 1977 : créé à l’origine pour former des cadres musulmans, il se radicalise après les événements d’Ayodhya, grâce à l’aide financière de l’Arabie Saoudite et aux relations qu’il noue avec des mouvements islamistes du Pakistan, du Bangladesh et des pays du Golfe, où travaillent de nombreux immigrés indiens.

Bien qu’interdit en décembre 2001, le SIMI continue à faire parler de lui les années suivantes. C’est au lendemain de l’arrestation de plusieurs de ses dirigeants que surviennent les premiers attentats qui vont frapper Bombay durant des années. Une bombe déposée dans une gare y fait une dizaine de morts en mars. En août suivant, l’explosion de deux taxis piégés tue une cinquantaine de personnes dans deux quartiers très fréquentés de la ville, la très touristique Porte de l’Inde et le marché Zaveri, souk de l’or et des diamants tenu par beaucoup de ressortissants du Gujarat. En juillet 2006, la capitale économique indienne est ensanglantée par l’explosion d’une demi-douzaine de bombes télécommandées dans des trains et des gares de banlieue. Commises à une heure de pointe, ces attaques font plus de deux cents morts. Elles sont attribuées par les autorités à des islamistes, aidés par l’ISI, les services secrets d’Islamabad. De violents heurts surviennent la même année, lors de la destruction de mosquées au Gujarat, les autorités ayant entrepris une campagne générale de démolition des édifices illégaux, temples hindous compris. Cachemiris, Pakistanais ou Indiens, les terroristes viennent aussi du Bangladesh, à l’image du Harkat ul Jihad Al-Islami (HuJI), issu de la lutte contre les Soviétiques en Afghanistan : c’est ce groupe, interdit depuis 2005 par Dacca, qui est mis en cause dans des attentats à la bicyclette piégée commis, en mai 2008, contre des marchés et temples de Jaipur, la très touristique capitale du Rajahstan (au moins 80 morts). En juillet suivant, une quinzaine d’explosions meurtrières frappent des marchés et des hôpitaux d’Ahmedabad dans des quartiers peuplés d’hindous et de musulmans. Les actions sont revendiquées par les « Moudjahidines indiens », qualificatif commun au SIMI, au HuJI et au Lashkar-i-Taiba cachemiri. En novembre 2008, c’est sous l’épithète de Moudjahidines du Deccan que des terroristes, en réalité pakistanais, débarquent depuis la mer à Bombay et y réalisent une série d’attentats et de prise d’otages sanglants, contre des lieux symbolisant la puissance économique de la ville (grands hôtels, gare, cinéma, hôpitaux) : les attaques, qui font plus de 170 morts (dont des touristes étrangers) mettent crûment en lumière l’insuffisance de l’équipement des forces de sécurité (moins de cent patrouilleurs pour 7 500 km de côtes) et leur fractionnement en de multiples officines.

Toutefois, certains des attentats parfois attribués aux djihadistes musulmans auraient été en réalité commis par un réseau terroriste hindouiste, dont l’existence est révélée en 2011 : c’est lui qui aurait commis l’attentat contre le « train de l’amitié », desservant deux fois par semaine New-Delhi et Lahore, en février 2007 (une soixantaine de morts), la veille d’une visite en Inde du chef de la diplomatie pakistanaise ; ou encore ceux ayant touché des mosquées de Maleagon (Maharashtra) en septembre 2006 ou d’Hyderabad en mai suivant...

[1] En septembre 2014 est née la nouvelle branche « Al-Qaïda en guerre sainte dans le sous-continent indien« , sous l’autorité d’un Pakistanais, avec l’objectif de créer un Califat en Birmanie, au Bangladesh et dans certaines parties de l’Inde (Assam, Gujarat, Ahmedabad et Cachemire).

Crédit : PickleJar

De multiples contentieux territoriaux

Le Cachemire n’est pas le seul différend opposant l’Inde à ses voisins. L’eau, qui est au cœur de rivalités avec le Pakistan au Cachemire, l’est aussi à l’extrême-sud de leur frontière commune, au sujet des marais de Sir Creek, riches en hydrocarbures, situés entre le Sind et le district indien de Kutch. Le Pakistan revendique la seule propriété de cette avancée maritime d’une centaine de kilomètres de long, ouvrant sur la mer d’Arabie, qu’il doit partager avec l’Inde.

Bien qu’ayant soutenu le séparatisme bangladais en 1971, l’Inde a également des relations tendues avec le Bangladesh. Certaines sont héritées de la Partition, parfois réalisée dans des conditions erratiques : ainsi, les collines de Chittagong ont été attribuées au Pakistan oriental, alors qu’elles ne comptaient que 2 % de musulmans à l’époque, tandis que les districts musulmans de Murshidabad et Malda revenaient à l’Inde. D’autres situations sont antérieures à 1947, datant de l’époque où les maharadjahs et les nababs bengalis se remboursaient leurs dettes de jeu en se cédant des terrains. A la Partition, il en résulte l’existence de près de deux cents enclaves dans la région de Cox Bazar (ou Cooch Behar), langue de terre entre Bangladesh et Bhoutan, au sud de Chittagong : 70 km² d’enclaves indiennes au Pakistan oriental et 50 km² d’enclaves bangladaises en Inde, le cas le plus extrême étant celui d’une enclave indienne incluse dans une enclave bangladaise, elle-même enclavée dans une enclave indienne en territoire bangladais ! Après l’indépendance du Bangladesh, un accord d’échange est négocié, mais il n’est pas ratifié côté indien, le gouvernement de New-Delhi ne voulant pas risquer de heurter sa population en cédant quelques dizaines de km² de territoire national. Paradoxalement, ce sont les ultranationalistes qui y parviennent, ne serait-ce que pour contrecarrer les ambitions de la Chine chez leur voisin (livraison de sous-marins, modernisation du port de Chittagong, projet de port en eaux profondes à Cox Bazar). En juin 2015, les deux pays signent un accord délimitant leurs 4 100 km de frontière terrestre, mettant ainsi quasiment fin au statut d’apatrides des 53 000 ressortissants des enclaves : 111 sont officiellement transférées au Bangladesh et 51 à l’Inde. Parallèlement, celle-ci construit un mur frontalier de 3 000 km, destiné à freiner l’entrée sur son sol d’immigrants illégaux, mais aussi de terroristes, islamistes ou séparatistes indiens, que New-Delhi accuse Dacca d’héberger.

En 2014, c’est sur leur frontière maritime dans le golfe du Bengale que s’entendent Indiens et Bangladais, à l’issue d’un arbitrage international. Seul demeure le contentieux sur le partage des eaux du fleuve Teesta qui traverse le Bengale occidental indien avant de traverser le Bangladesh. Celui-ci se plaint en effet des projets et réalisations hydrauliques indiens, situation d’autant plus délicate que les Etats fédérés indiens ont aussi leur mot à dire sur ces questions. Les deux pays possèdent en effet une cinquantaine de cours d’eau en commun, dont les immenses Gange et Brahmapoutre qui s’unissent au Bangladesh ; mais seul le premier a fait l’objet d’un traité de partage des eaux, en décembre 1996.

Des différends existent aussi avec le Myanmar, avec laquelle l’Inde partage une partie du golfe du Bengale et près de 1 500 km de frontières terrestres. Bien que le régime birman soit un fidèle allié de Pékin, New-Delhi essaie de normaliser ses relations avec un pays qui peut utilement se substituer au Bangladesh pour désenclaver le nord-est indien et qui abrite aussi les bases arrière de ses minorités insurgées du Mizoram, du Manipur et du Nagaland.

Les relations sont également tendues avec le Népal. L’Inde n’a pas réussi à placer sous sa coupe le petit Etat himalayen, alors qu’elle y a favorisé la création d’une formation « sœur » de son propre parti du Congrès et qu’elle assure quelque 60 % de son approvisionnement. New-Delhi jouera d’ailleurs de cette carte pour imposer un blocus économique à son voisin, chaque fois qu’elle jugera nécessaire de peser sur lui, qu’il s’agisse d’y rétablir une monarchie constitutionnelle en 1989 ou d’y accroître les droits des populations d’origine indienne de la plaine du Teraï [1] en 2015. L’Inde apportera également son soutien à l’armée népalaise pour combattre la guérilla maoïste qui sévit dans les années 1990, ne serait-ce que pour éviter qu’elle n’opère une jonction avec ses propres insurrections. En dépit de ces interventions multiformes – ou à cause d’elles – la monarchie, puis la république, népalaise sont plutôt restées alignées sur la Chine avec laquelle le pays partage sa frontière septentrionale. L’arrivée d’un pouvoir ultranationaliste à New-Delhi n’a pas apaisé la situation. En novembre 2019, il a publié une carte officielle de l’Union qui, non seulement englobe les Cachemire pakistanais et chinois, mais aussi un corridor népalais de 35 km² donnant accès au mont Kailash, lieu sacré de l’hindouisme, dans la région himalayenne de Kalapani (« les eaux noires » en hindi). En réaction, le Népal a exigé le retrait de la garnison indienne qui était stationnée dans le pays, à titre défensif, depuis la guerre de 1962 contre la Chine.

[1] Partagée entre la Compagnie des Indes orientales et le Népal dans la première moitié du XIXème siècle, la plaine – alors insalubre – a été peuplée d’Indiens venus la mettre en valeur.

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