Cambodge

Cambodge

Sorti du cauchemar khmer rouge, le pays est revenu à un régime autoritaire, sous tutelle vietnamienne, puis chinoise.

181 035 km²

Monarchie constitutionnelle

Capitale : Phnom-Penh  

Monnaie : le riel

16 millions de Cambodgiens

Doté de 440 km de bordure maritime sur le golfe de Thaïlande, au sud, le Cambodge possède des frontières avec la Thaïlande à l’ouest (800 km), le Laos au nord-est (540 km) et le Viêt Nam à l’est (près de 1 230 km). Dominé par quatre grandes chaînes de montagnes (celle de l’Éléphant au sud, les Cardamomes à l’ouest, la chaîne Annamitique à l’est et les Monts Dangrek au nord), l’essentiel du pays se situe au niveau de la mer. Il est alimenté par le fleuve Mékong (appelé Tonlé Thom ou Grande Rivière en khmer) et par le Tonlé Sap qui alimente le lac éponyme, le plus grand lac d’eau douce d’Asie du Sud-Est. Son climat est tropical.

L’ethnie largement majoritaire est celle des Khmers (près de 90 %). Les austronésiens Cham, descendant de populations expulsées du centre et du sud Vietnam par les Vietnamiens à partir du XVème siècle, vivent aux abords du Mékong et pèsent pour moins de 4 %. Le reste de la population est constitué de Vietnamiens (ou Kinh, 5 %, au sud), de Chinois (1 %) et d’ethnies diverses : des Laos, des Malais et quelques descendants – souvent assimilés – des populations austronésiennes autochtones (Samré, Pear, Kouy) dans les diverses régions montagneuses du pays.

97 % des Cambodgiens sont de religion bouddhiste theravada (religion d’État, cf. L’Inde creuset de religions). La religion musulmane est surtout pratiquée chez les Chams[1] (moins de 2 %), les autres pratiquants étant chrétiens et animistes (tribus des montagnes).

[1] Les Chams du Cambodge comptent aussi une minorité bouddhiste. Ceux du Vietnam sont en revanche largement hindouistes, avec une minorité musulmane.

SOMMAIRE

Sihanouk et le socialisme bouddhique

En 1955, un an après la reconnaissance internationale de la souveraineté cambodgienne, le jeune roi Norodom Sihanouk abdique en faveur de son père, Suramarit pour se lancer en politique, rôle que la Constitution interdit au détenteur du trône. Voulant contourner les partis traditionnels, il fonde une nouvelle formation, le Sangkum Reastr Niyum (« Communauté socialiste populaire ») qui remporte les premières élections. Il devance notamment le Pracheachon (« Groupe du peuple »), vitrine légale du Parti révolutionnaire du peuple khmer (PRPK) fondé par la faction communiste des Khmers Issarak. Ces derniers n’ayant pas été associés aux négociations de paix avec la France, une partie de ses membres gagne le Viêt Nâm du nord, tandis que d’autres entrent dans la clandestinité au Cambodge : c’est à cette époque que les dirigeants du PRPK commencent à utiliser entre eux le terme Angkar padevat (« Organisation révolutionnaire ») ou simplement Angkar, pour se référer à leur parti. 

Devenu chef du gouvernement, Sihanouk proclame la neutralité du royaume, tout en opérant un rapprochement avec la Chine, convaincu qu’elle va devenir la puissance majeure de la région. Trois ans plus tard, à la disparition de son père, il prend le titre de chef de l’État. Infrastructures, irrigation, hydroélectricité, manufactures, enseignement… : les plans quinquennaux favorisent le décollage de l’économie, du moins jusqu’en 1963. Cette année-là, au motif de mieux contrôler le développement du pays, l’État décide de nationaliser les banques et de se passer de l’aide américaine, soupçonnée de ne bénéficier qu’aux classes aisées. Cette orientation vers un « socialisme bouddhique » mécontente les États-Unis ainsi que leurs alliés, tant la droite locale, que certains des voisins du Cambodge. Fin 1961, Phnom Penh rompt ses relations avec la Thaïlande, à cause d’un litige sur le temple de Preah Vihear (cf. Encadré), mais aussi du soutien que Bangkok apporte à la guérilla nationaliste des Khmers Serei (Khmers « libres »)[1] : anti-sihanoukiste de longue date, leur chef s’est notamment allié au Front des Khmers du Kampuchea Krom qui, côté sud-vietnamien, lutte pour le rattachement de la Cochinchine au Cambodge.

A l’époque, les Khmers du delta du Mékong sont en effet persécutés par le régime de Saïgon, ce qui conduit Sihanouk à cesser toute relation avec le sud-Vietnam en 1963. En mai 1965, il rompt avec les Américains, après qu’ils ont commencé à bombarder le nord-Vietnam communiste. Comme le Laos, le Cambodge va alors servir de voie de passage aux armes et aux hommes que les nordistes font parvenir au Viêt Cong, l’insurrection communiste du sud-Vietnam. Le régime autorise même des soldats du nord et des rebelles du sud à stationner sur le territoire cambodgien. Ce positionnement pro-chinois permet au régime sihanoukiste de contenir sa propre opposition de gauche : tandis que sa vitrine légale est associée au gouvernement, ses clandestins sont pourchassés, car accusés de se livrer à des activités subversives. Traqués par le ministre de la Défense, le général Lon Nol, certains dirigeants du Parti ouvrier du Kampuchéa (successeur du PRPK) vont alors rejoindre les maquis communistes, réfugiés dans les forêts de la province orientale de Kampong Cham, sous la direction d’anciens étudiants parisiens tels que Saloth Sar (futur Pol Pot) et Ieng Sary. Mais, à l’époque, cette guérilla est très marginale.

[1] Inversement, Bangkok accuse le Cambodge de soutenir l’insurrection communiste qui sévit dans le nord de la Thaïlande.


La déposition de Sihanouk

La véritable opposition à Sihanouk se situe au sein de son propre parti, dont les composantes les plus à droite critiquent notamment les livraisons gratuites de riz aux combattants communistes vietnamiens. A l’automne 1966, le Sangkum remporte certes les élections législatives, mais son large succès est d’abord celui de ses factions les plus conservatrices. Leur chef, Lon Nol, est nommé Premier ministre, ce qui lui permet de poursuivre sa politique de répression contre les étudiants maoïstes dans les villes et les agriculteurs de certaines campagnes : en mars 1967, alors que Sihanouk séjourne à l’étranger, des centaines de paysans sont tués et des villages rasés lors d’une manifestation paysanne meurtrière dans la province de Battambang, sans doute encouragée par le Parti communiste du Kampuchéa (nouveau nom du POK).

De retour au pays, le chef de l’État fustige ceux qu’il appelle les « Khmers rouges », sans désavouer ouvertement son Premier ministre. Il profite toutefois des problèmes de santé de Lon Nol, qui le conduisent à démissionner en mai 1967, pour reprendre les rênes du pouvoir, avec un gouvernement plus marqué à gauche. Mais cette transition ne dure pas. Le régime ayant quasiment éliminé toute l’opposition communiste modérée des villes et du Parlement, le pouvoir au sein du PCK est en effet passé aux mains de ses éléments les plus radicaux. Enhardis par la révolte de Battambang, les chefs maoïstes des maquis structurent leur mouvement et transfèrent leurs quelques milliers d’hommes dans les hautes terres du Nord-Est, territoires des « Khmers Loeu », un ensemble de minorités ethniques hostiles aux Khmers des plaines et au gouvernement central. En janvier 1968, les « Khmers rouges » lancent leur première véritable offensive. Sihanouk réalise alors que, non seulement la Chine n’a rien fait pour atténuer les prétentions vietnamiennes sur son pays, mais qu’elle a même encouragé les activités subversives communistes khmers. Il suit alors les conseils de Lon Nol, rappelé à la Défense, et renoue avec les États-Unis en mai 1969. Quelques mois plus tard, il forme un nouveau gouvernement de salut national confié à son influent ministre.

Lon Nol ne tarde pas à profiter de ce retour au pouvoir pour imposer la ligne. En mai 1970, il fomente des manifestations contre la présence vietnamienne dans le pays et profite que Sihanouk se fait soigner en France pour faire voter sa déchéance par l’Assemblée nationale. Réfugié à Pékin, le souverain déchu y fonde le Front uni national du Kampuchéa (FUNK), auquel Hanoï fait adhérer les « Khmers rouges », en plus d’envoyer des troupes combattre aux côtés des insurgés. L’appui apporté par le nord-Vietnam à la rébellion déclenche des réactions extrêmement violentes de la part des soldats et de civils cambodgiens à l’encontre de la minorité vietnamienne : 100 000 de ses membres sont massacrés et autant expulsés. Ceci n’enraye en rien la progression des insurgés qui, en trois mois, ont pris tout le nord-est du Cambodge et établi des bases dans plusieurs zones méridionales du pays. Les menaces pesant sur le régime de Lon Nol deviennent si lourdes que les États-Unis décident d’intervenir, avec leurs alliés sud-Vietnamiens, ce qui permet de freiner l’avancée des rebelles. En octobre 1970, la monarchie est officiellement abolie et le Cambodge devient la République khmère. Lon Nol en est élu Président en 1972, à l’issue d’un scrutin marqué par des fraudes massives.

Les Khmers rouges au pouvoir

Malgré le déploiement de troupes sud-vietnamiennes et l’intensité des raids américains qui vont faire du Cambodge le pays le plus bombardé au monde de l’histoire (plus de 500 000 tonnes de munitions larguées), les jours de Lon Nol sont comptés. L’espoir de sortir du conflit est d’autant plus ténu que la direction des Khmers rouges est passée aux mains de ses éléments les plus fanatiques, Pol Pot et Son Sen. Ils mettent à profit le retrait des troupes nord-vietnamiennes, que Hanoï a envoyées achever la conquête du sud-Vietnam, pour « éliminer »purger » les pro-vietnamiens de la direction du PCK et éliminer les combattants sihanoukistes du FUNK. En avril 1975, après la chute de Saïgon, Lon Nol démissionne et les Khmers rouges entrent dans Phnom Penh, à l’issue de combats ayant fait 600 000 morts.

Mais la terrible addition est loin d’être close. Opérant un distinguo entre « l’ancien peuple » (les paysans l’ayant soutenu) et le « nouveau peuple » (pro-occidental), le nouveau régime entend faire de chaque Cambodgien un « homme nouveau », œuvrant pour « l’Angkar ». Considérées comme les symboles de la corruption et du luxe, les villes sont systématiquement vidées de leurs habitants : envoyés dans des coopératives rurales, leurs habitants sont affectés à de grands travaux tels que la construction de canaux et de digues, en vue d’accroître la superficie cultivée en rizières. En trois ans, entre 1,5 et 2 millions de personnes vont mourir de malnutrition, de maladie, et d’épuisement ou victimes d’« épuration » politique. Sihanouk étant revenu au pays grâce à son protecteur chinois, mais sans accepter les fonctions de chef de l’État, la direction du Kampuchéa démocratique, proclamé en 1976, est assurée par Khieu Samphan, tandis que Pol Pot conduit le gouvernement. Ayant pris le dessus sur la faction pro-vietnamienne des Khmers rouges, la direction prochinoise du mouvement s’en prend violemment à son ancien protecteur, sur fond de rivalités entre Pékin et Moscou. Prenant prétexte d’un différend sur la propriété d’îles dans le golfe de Siam, Phnom-Penh rompt les négociations qui avaient été ouvertes avec Hanoï, en vue de la signature d’un traité de coopération bilatérale. En septembre 1977, l’armée cambodgienne attaque le Vietnam, avec le soutien de la Chine. Mais le régime vietnamien, soutenu par les Soviétiques, réagit. Après s’être emparé de la capitale cambodgienne au tout début de l’année 1979, Hanoï y installe la faction pro-vietnamienne des Khmers rouges : le Front uni de salut national, fondé en décembre 1978 par Heng Samrin.


Le passage sous tutelle vietnamienne

Économiquement et démographiquement exsangue[1], la désormais République populaire du Kampuchéa passe, de fait, sous la tutelle d’Hanoï : le traité d’amitié et de coopération signé en février 1979, dix-huit mois après un accord similaire passé avec le Laos, instaure la présence de soldats vietnamiens aux frontières orientales du Cambodge. Le pays est doté d’un parti unique : le Parti révolutionnaire du peuple du Kampuchéa (PRPK). De leur côté, les fidèles de Pol Pot mènent une guérilla à la frontière thaïlandaise, où plus de 600 000 Cambodgiens se sont réfugiés. Les opposants à la domination vietnamienne s’unissent en 1982 : leur gouvernement provisoire réunit les Khmers rouges prochinois, les sihanoukistes du Funcinpec[2] et les républicains pro-occidentaux du Front national de libération du peuple khmer (FNLPK), dont les Khmers Serei – engagés dans divers combats depuis les années 1960 – sont le fer de lance. Au niveau international, les Chinois, les Occidentaux et les pays du sud-est asiatique refusent de reconnaître le nouveau gouvernement.

Dans les deux camps, c’est l’impasse : les rebelles contrôlent moins de 15 % du pays – des zones pauvres et peu peuplées – mais les forces vietnamo-cambodgiennes ne parviennent pas à les écraser totalement. Nommé Premier ministre en 1985, Hun Sen – un ancien Khmer rouge réfugié en Chine – finit par engager des pourparlers avec Sihanouk à la fin de l’année 1987. Butant sur le partage du pouvoir entre les quatre factions cambodgiennes, les discussions enregistrent un premier succès en avril 1989, quand le Vietnam annonce le retrait progressif de ses troupes, dont le financement et le coût humain (50 000 morts) étaient devenus trop lourds pour lui et pour son parrain soviétique. Une conférence internationale sur le devenir du pays, rebaptisé Etat du Cambodge, est organisée l’été suivant à Paris, mais elle ne donne rien et les combats reprennent.

Les choses vont évoluer avec la crise que traverse le bloc soviétique à l’automne 1989. En février 1990, sous l’égide de l’ONU, Hun Sen et Sihanouk s’accordent sur la mise en place d’un Conseil national suprême (que présidera l’ancien roi) suivie d’un cessez-le-feu illimité en juin 1991 et d’un accord de règlement politique en octobre suivant. Déployés à partir de mars 1992, les Casques bleus de l’ONU commencent les opérations de rapatriement des réfugiés installés en Thaïlande, puis de désarmement et de cantonnement des différents combattants cambodgiens… à l’exception des Khmers rouges. Refusant d’être désarmés, les rebelles communistes se replient sur leurs bastions de la région minière de Pailin, à la frontière thaïlandaise, et refusent de participer à l’organisation des élections législatives constituantes.

Suivi par près de 90 % des inscrits, en mai 1993, ce scrutin consacre le succès du Funcinpec (dirigé par le prince Norodom Ranariddh, fils de Sihanouk) et du Parti du peuple cambodgien (nouveau nom de l’ex-parti marxiste-léniniste de Hun Sen). Un gouvernement de coalition est donc formé, incluant le Parti démocrate libéral bouddhiste du républicain Son Sann. Une fois la nouvelle Constitution ratifiée, Sihanouk est de nouveau proclamé souverain du royaume du Cambodge, en septembre 1993, un souverain « qui règne mais ne gouverne pas ». Cette tâche est confiée à deux Premiers ministres, dans l’ordre Ranariddh et Hun Sen.

[1] La population a diminué de plus d’un quart depuis 1972.

[2] Front national pour un Cambodge indépendant, neutre, pacifique et coopératif, fondé en 1981.

Le coup de force de Hun Sen

Les institutions sont pourtant loin d’être stabilisées, d’autant que le partage du pouvoir génère des situations ubuesques : ainsi, il n’est pas rare que des contrats signés par un ministre du PPC ne puissent être honorés tant qu’ils n’ont pas également été signés par son vice-ministre du Funcinpec (et réciproquement). En juillet 1994, un des propres fils du roi tente un coup d’État, mais sans succès. A l’automne suivant, le ministre de l’Économie, Sam Rainsy, et celui des Affaires étrangères, demi-frère de Sihanouk, démissionnent pour protester contre l’incurie gouvernementale. Les deux principaux partis sont par ailleurs engagés dans une course au ralliement des Khmers rouges, de plus en plus nombreux à faire défection. En février 1997, des combats opposent même les deux factions au sud de Battambang : des troupes du Funcinpec viennent défendre une unité Khmer rouge que des forces du PPC voulaient enrôler de force dans leurs rangs. Le mois suivant, des grenades lancées contre une manifestation du parti de Rainsy font une vingtaine de morts : les protestataires réclamaient une libre administration de la justice, alors que leur leader et certains de ses proches sont mis en cause dans l’assassinat, en novembre 1996, d’un garde du corps et beau-frère de Hun Sen.

C’est dans ce contexte que le second Premier-ministre tente et réussit un coup de force en juillet 1997. Un banal contrôle d’identité, par le PPC, de Khmers rouges supposés ralliés au Funcinpec, débouche sur de violents affrontements dont camp d’Hun Sen sort rapidement vainqueur : plus de 70 % de l’armée s’est ralliée à lui, alors que les rebelles royalistes ne contrôlent qu’une poche dans le nord-ouest et que la quasi-totalité des Khmers rouges, pourtant proches des Sihanoukistes lors du combat contre les Vietnamiens, adoptent une stricte neutralité. Débarrassé de Ranariddh, qui s’enfuit en France, Hun Sen laisse cependant le poste de premier Premier ministre à un membre du Funcinpec, afin de ne pas engendrer de nouvelle crise et de pouvoir mettre en œuvre son modèle politique : celui d’une démocratie de type autoritaire, similaire à celles ayant favorisé le développement économique des « bébés tigres » environnants, Malaisie, Indonésie ou Singapour[1].

Les Khmers rouges sont quant-à-eux en voie de disparition. En juin 1997, Pol Pot a fait exécuter son ancien ministre de la défense Son Sen, qui voulait négocier pour sa zone d’Anlong Veng (nord) un statut similaire à celui obtenu par Ieng Sary l’année précédente pour les régions de Païlin et Phnom Malaï : une amnistie et une semi-autonomie, lui permettant de commercer librement avec la Thaïlande voisine. En fuite, sur un hamac alimenté de perfusions, Pol Pot est finalement arrêté par ses anciens frères d’armes et condamné, en juillet 1997, à la prison à vie lors d’un procès public tenu dans la plus pure tradition maoïste. Le « frère numéro un » décède finalement en avril 1998, huit mois avant la reddition de Khieu Samphan et de Nuon Chea, avec cinq mille de leurs hommes. Ne reste plus, à Anlong Veng, que le chef militaire des Khmers rouges, l’unijambiste Ta Mok, qui est capturé en mars 1999. Il est incarcéré dans une prison où le rejoint « Douch », l’ancien chef de la prison S 21, un ancien établissement scolaire de la capitale, où 12 000 personnes auraient été torturées puis exécutées entre 1975 et 1979[2].

C’est dans ce contexte, largement pacifié, que le pays a pu organiser, sans assistance extérieure, les législatives de juillet 1998, les premières depuis trente ans. Toujours aussi massivement suivies (près de 94 % de votants), elles voient le net succès du PPC, devant un Funcinpec affaibli par la dissidence du Parti Sam Rainsy (PSR). La bonne tenue de ces élections pluralistes, suivie de l’installation de Ranariddh à la tête de l’Assemblée nationale, redonnent une crédibilité au Cambodge. En témoigne son entrée au sein de l’ASEAN en 1999. En 2004, Sihanouk se retire, physiquement et politiquement affaibli. Il laisse le trône au plus jeune de ses fils, Norodom Sihamoni, de nature beaucoup plus discrète que ses demi-frères.

[1] Le niveau de vie d’un Cambodgien est alors le centième de celui d’un Singapourien.

[2] Les procès des Khmers rouges débuteront en 2009 (cf. Encadré)


Une opposition bâillonnée

Si cette stabilité favorise le développement économique du pays, l’omnipotence du PPC est toutefois de plus en plus contestée. Aux législatives de juillet 2013, le PPC perd sa majorité des deux tiers des sièges, gêné par le succès du nouveau Parti du sauvetage national (PSNC) de Sam Rainsy, accusé d’avoir largement joué de la fibre anti-vietnamienne de la population. Le mécontentement gronde notamment parmi une paysannerie s’estimant spoliée et chez des ouvriers du textile mal payés. L’une de leurs manifestations est très violemment réprimée en janvier 2014. A l’été 2015, le pouvoir de Hun sen se raidit : des membres du PSNC sont condamnés à de lourdes peines de prison pour « insurrection » (une manifestation organisée l’année précédente) et une loi, visant explicitement les ONG, restreint fortement la liberté d’association. Pour échapper à une peine de prison pour complot, Sam Rainsy choisit une nouvelle fois le chemin de l’exil en décembre 2015. Le PSNC ayant malgré tout enregistré une nouvelle progression aux municipales de juin 2017, son nouveau chef est arrêté et mis en examen pour « espionnage et trahison » ; en novembre, le parti est dissous par la Cour suprême en novembre, en même temps qu’une centaine de ses membres – dont ses maires et députés – sont interdits de toute activité politique pendant cinq ans. Sans opposition crédible, le PPC remporte l’intégralité des sièges aux législatives de fin juillet 2018, suivies par 82 % des électeurs malgré les consignes de boycott du PSNC.

Sur le plan diplomatique, l’alignement sur la Chine – partenaire économique et politique majeur – reste total : au printemps 2019, Pékin signe un accord destiné à utiliser, pour au moins trente ans, la base navale de Ream, donnant sur le golfe de Thaïlande, lui-même voisin de la Mer de Chine méridionale que la Chine dispute au Vietnam et à d’autres pays riverains ; bien que la constitution cambodgienne interdise toute base étrangère sur le territoire national, la Chine pourrait y faire accoster des navires militaires, mais aussi y stationner des soldats et même des armes. Des entreprises chinoises multiplient également les investissements touristiques et logistiques sur ce même littoral méridional du Cambodge, dans le cadre du projet pékinois des « nouvelles routes de la soie ».

Préparant l’accession au pouvoir de son fils aîné Hun Manet, déjà chef des armées, Hun Sen s’attaque aux derniers bastions de l’opposition. Le dernier média indépendant du pays est interdit en février 2023. Le mois suivant, le seul fondateur du Candelight party (successeur du PSNC) encore présent dans le pays est condamné à vingt-sept ans de prison, commués en assignation à résidence, pour « trahison » au profit des États-Unis. En mai, la formation se voit privée de participation aux futures élections générales, faute d’avoir pu présenter des documents originaux… confisqués lors d’une perquisition en 2017 ; l’absence de ces documents ne l’avait pas empêchée de pouvoir concourir aux élections locales de 2022 et d’y récolter 22 % des voix, sans avoir mené de campagne véritable. Débarrassé de ses principaux opposants, le PPC remporte plus de 82 % des voix au scrutin de juillet, ce qui lui donne la quasi-totalité des sièges de députés ; le Funcinpec, dirigé par un fils de Ranariddh, effectue son retour en arrivant deuxième, avec 9 % des suffrages. La participation dépasse les 84 % mais, juste avant le scrutin, une loi avait été votée pour punir le vote blanc ou nul. En outre, tous les électeurs ne s’étaient pas inscrits sur les listes électorales : moins de dix millions, au lieu des onze millions attendus.

Comme il l’avait laissé entendre, Hun Sen démissionne de son poste de Premier ministre au lendemain des élections, au profit de son fils Hun Manet, tout juste élu député. Les chefs des autres clans, tels que les ministres de l’Intérieur et de la Défense sont tenus de faire de même et de céder leur place à leur progéniture. Hun Sen demeure toutefois à la tête du PPC, avec l’objectif de présider le Sénat, fonction qui permet d’assurer l’intérim ou la régence en cas de vacance du pouvoir royal. Formé aux États-Unis, son fils hérite d’un pays menacé par la corruption, la montée de la criminalité (venue de Chine) et l’accroissement des inégalités soiales.

Un génocide devant la justice

Dès 1998, l’ONU pose la question de juger les responsables des crimes de masse commis par les Khmers rouges. Si les dirigeants cambodgiens ne s’y opposent pas formellement, ils adoptent néanmoins une position nuancée. Au nom de son cheminement passé avec les communistes, Sihanouk a accordé son pardon royal à l'ancien chef de la diplomatie Ieng Sary, sans toutefois l’amnistier. Quant à Hun Sen, il commandait des unités khmers rouges avant de déserter, pour fuir les purges entreprises par Pol Pot ; il redoute, de surcroît, que des procès trop rapides n’entraînent des soulèvements dans les zones autonomes qui ont été attribuées aux insurgés ralliés, à Pailin en 1996, puis à Anlong Veng en avril 1998. La Constitution de 1993 interdisant de juger un ressortissant cambodgien à l’étranger, l’ONU s’oriente vers la création d’un tribunal « à caractère international », c’est-à-dire siégeant au Cambodge, mais comprenant des juges et des procureurs d’autres pays. Il faudra cinq ans de tractations pour que les parlementaires votent, en octobre 2004, la création d’un tribunal comportant une majorité de juges cambodgiens, mais dont les décisions ne seront valides que si elles sont partagées par au moins un juge nommé par l’ONU. 
Dénommées « chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens », afin de respecter la souveraineté nationale, ces KRT font arrêter Nuon Chea ("frère n°2", l'ancien bras droit de Pol Pot), puis Ieng Sary et sa femme à l’automne 2007. Ta Mok étant décédé en 2006, le premier procès qui s’ouvre, en mars 2009, est celui de « Douch », chef de la tristement célèbre prison S21. D’emblée, des tiraillements apparaissent. L’accord signé avec l’ONU en 2003 prévoyant de juger tous les « hiérarques » du mouvement génocidaire (mais pas les « cadres intermédiaires »), les magistrats internationaux entendent bien ne pas se limiter aux responsables figurant dans le dossier « 002 » et instruire des dossiers 003 et 004, ceux d’anciens chefs de la marine, de l’aviation et de districts Khmers rouges. Mais Hun Sen ne veut pas entendre parler, au motif que certains d’entre eux ont rejoint l’armée et l’administration en place.
Après la condamnation de « Douch » à 35 ans de prison en 2010 (puis à la perpétuité en appel, la peine de mort ayant été supprimée dans le code pénal cambodgien), le procès des octogénaires Nun Chea, Khieu Samphan, Ieng Sary et son épouse s’ouvre en juin 2011. Tous quatre comparaissent pour crimes contre l’humanité ayant revêtu la forme de déportations, d’exterminations, de meurtres, d’actes inhumains et autres persécutions politiques. Ieng Sary étant mort en 2013 et sa femme ayant été jugée sénile, seuls Nun Chea et Khieu Samphan font l'objet d'un verdict définitif : ils sont condamnés à la prison à perpétuité en 2014, pour crimes contre l'humanité, puis en novembre 2018 pour génocide envers les Chams, les Kinhs et certaines minorités religieuses. 

Des relations tendues avec la Thaïlande

Rivaux de longue date, les deux pays continuent à s’affronter au sujet du temple khmer de Preah Vihear, un des éléments du complexe d’Angkor[1]. En vertu d’un accord signé en 1907 entre la France – alors protecteur du Cambodge – et ce qui s’appelait encore royaume de Siam, ce monument dédié à Shiva avait été déclaré cambodgien. Après le retrait français du Cambodge, en 1954, l’armée thaïlandaise ne l’occupe pas moins, avant que la Cour internationale de justice ne valide l’accord franco-siamois en 1962. Cette décision reste toutefois contestée par la Thaïlande, dans la mesure où la frontière n’a jamais été clairement définie sur la ligne de crête des monts Dangrek, au sommet desquels trône le temple. Bangkok réclame donc la souveraineté sur cette zone de 4,6 km², avec comme argument supplémentaire que l’accès le plus simple au sanctuaire se trouve sur le sol thaïlandais.

La tension remonte dans la seconde moitié de 2008, quand les deux pays mobilisent des troupes sur leur frontière proche du temple. En février 2011, des affrontements entre militaires rivaux font même une demi-douzaine de morts. Les tensions sont largement alimentées par un mouvement thaïlandais, l’Alliance populaire pour la démocratie (PAD), qui joue la surenchère de l’ultranationalisme sur une scène politique déjà très troublée (l’ancien premier ministre thaïlandais Thaksin est ainsi un proche du leader cambodgien Hun Sen). Fin avril, une trentaine de soldats sont tués lors de nouveaux combats à l’arme lourde, toujours autour de temples, mais cette fois dans la province thaïlandaise de Surin, à une cinquantaine de kilomètres de Preah Vihear.

Bien que Bangkok refuse toute autre solution que bilatérale, Phnom Penh a de nouveau fait appel à la CIJ qui a confirmé, en 2013, son jugement de 1962 : le promontoire sur lequel est perché le temple est bien situé au Cambodge.

[1] Le temple a été inscrit en 2008 au patrimoine mondial de l’Unesco.