Indonésie

Indonésie

Plus grand pays musulman du monde, l’immense archipel doit composer avec les tensions communautaires et la surpopulation.

1 910 931 km²

République

Capitale : Jakarta

Monnaie : roupie indonésienne

275 M d’Indonésiens

De climat tropical, l’Indonésie compte plus de 54 000 km de côtes sur l’Océan Indien au sud, l’Océan Pacifique au nord-est, la Mer de Chine méridionale au nord-ouest et les diverses mers séparant les archipels.

L’archipel indonésien ou Nusantara compte près de 13 500 îles (dont un peu plus de 900 habitées), ce qui en fait le plus grand du monde. Il est en fait constitué de plusieurs archipels :

  • à l’ouest, les grandes îles de la Sonde : Sumatra (20 % de la population du pays), Java (plus de la moitié de la population indonésienne sur un peu plus de 128 000 km², ce qui en fait l’île la plus peuplée du monde) et sa voisine de Madura, l’immense mais peu peuplé Bornéo (Kalimantan), les Sulawesi (ou Célèbes) ; certaines des îles, comme celles de l’archipel de Riau, sont situées à proximité immédiate des côtes malaises ;
  • au sud, les petites îles de la Sonde, s’étendant en chapelet depuis Bali jusqu’à Timor, en passant par Lombok, Sumba, Komodo et Flores ;
  • à l’est, les très peu peuplées Nouvelle-Guinée et Moluques (Halmahera au nord, Ceram et Amboine au sud).

Du fait de l’histoire, certaines de ces îles sont partagées avec d’autres pays : deuxième plus grande île du monde (après le Groenland), la Nouvelle-Guinée est partagée avec la Papouasie Nouvelle-Guinée dans sa partie orientale (820 km de frontière) et la troisième, Bornéo, avec le sultanat de Brunei et la Malaisie (1 780 km de frontière commune[1]) ; enfin, la partie orientale de Timor forme la République indépendante de Timor-Leste (un peu moins de 230 km de frontière).

Les régions montagneuses, notamment volcaniques, sont situées sur la côte ouest de Sumatra, l’ouest de Java, Kalimantan, Sulawesi, plusieurs petites îles de la Sonde et la Papouasie (où le Puncak Jaya culmine à près de 4 900 mètres).

[1] L’Indonésie occupe 542 000 des 748 000 km² de Bornéo (73 %), la Malaisie (Sarawak et Sabah) un peu plus de 200 000 et Brunei un peu moins de 5 800.

La population compte plus d’un millier de groupes ethniques, s’exprimant en quelque sept cents langues (dont l’indonésien, proche du malais, comme langue officielle). Les plus parlées appartiennent à la famille des langues austronésiennes : c’est le cas des langues de Java dans lesquelles s’expriment plus de la moitié des habitants (javanais environ 40 %, soundanais 11 %) et du madurais qui en est proche (un peu moins de 5 %). Les autres langues parlées par 2 à 5 % de locuteurs sont le minangkabau (ouest de Sumatra), et les dialectes malais (Sumatra, Jakarta, littoral de Kalimantan), les langues batak et l’acehnais (nord de Sumatra), le bugi et le macassar (sud de Sulawesi), le balinais, les langues dayak (Bornéo)[1], le chinois et les langues australoïdes papoues…

87 % de la population est musulmane (très majoritairement sunnite), ce qui fait de l’Indonésie le pays musulman le plus peuplé du monde. Les chrétiens – aux deux tiers protestants – sont un peu moins de 10 % (en particulier aux Moluques et à Florès) et les hindouistes un peu moins de 2 % (principalement à Bali et Lombok). Les 1 % restants se partagent entre bouddhistes, confucéens et animistes (en Papouasie et à Bornéo).

[1] Le terme générique « Dayak » désigne plus de 200 groupes ethniques différents, majoritairement christianisés, dont certains dialectes sont mutuellement intelligibles.

SOMMAIRE

Proclamés en décembre 1949, avec l’ex-Batavia renommée Jakarta pour capitale, les « États-Unis d’Indonésie » n’auront qu’une brève existence. Issus des accords de paix signé entre les indépendantistes indonésiens et le colonisateur néerlandais, ils associent la république nationaliste de Java-Sumatra et les quinze entités mises en place, à travers l’archipel, par le gouvernement de La Haye. Mais cette structure fédérale est très loin de la version centralisatrice à laquelle aspire le Président Sukarno (ou Soekarno), même si la République a choisi une devise potentiellement rassembleuse : l’unité dans la diversité[1]. D’ailleurs, des séparatismes s’activent dans certaines des anciennes entités néerlandaises. Au printemps 1950, des combats opposent des soldats moluquois de l’armée coloniale à des unités indonésiennes à Makassar (dans l’île de Sulawesi), capitale des États de l’Indonésie orientale que les Néerlandais ont fondés en réunissant les petites îles de la Sonde, les Célèbes et les Moluques. Largement christianisés, les Moluquois proclament alors l’indépendance d’une République des Moluques du Sud (Maluku Selatan) dans l’île d’Ambon. La réaction indonésienne ne tarde pas. La répression de la rébellion s’accompagne, à l’été 1950, de l’abolition du fédéralisme et de la proclamation d’une République unie d’Indonésie, sous la gouvernance de Sukarno et de son vice-Président Hatta.

Les premières années sont marquées par une forte instabilité gouvernementale, alimentée par les lignes de fracture, régionales et idéologiques, existant au sein même des coalitions exerçant le pouvoir : tandis que la majorité du Parti national indonésien (PNI) reste fidèle aux objectifs de « révolution sociale » chers à Sukarno, une partie est plus proche des aspirations libérales du Parti socialiste du Premier ministre Sjahrir. Quant au Masyumi (Assemblée des musulmans) il est affecté, en 1952, par la scission de sa composante la plus traditionaliste Nahdatul Ulama (NU, Renaissance des oulémas). En 1949, l’islam prend même un caractère insurrectionnel, quand le mouvement Dar ul Islam (« Maison de l’islam ») – hostile au progressisme du régime – déclenche une lutte armée en vue d’imposer un État islamique. Loin d’être matée, l’insurrection s’étend de Java-Ouest aux Célèbes et à Bornéo, puis dans le bastion très religieux d’Aceh (ou Atjeh) au nord de Sumatra (cf. Encadré). Il faudra treize ans pour que l’armée, trop idéologisée pour être pleinement opérationnelle, en vienne à bout. Les tentatives pour la réformer et la professionnaliser ne vont pas de soi : en octobre 1952, Sukarno met fin à une tentative de putsch de son commandement.

L’année suivante, les modérés abandonnent le pouvoir aux plus nationalistes qui rompent avec la rigueur économique adoptée jusqu’alors. Allié au NU, le PNI remet en cause la prédominance des Néerlandais et des Chinois sur l’économie indonésienne[2] ; il intensifie aussi la politique de « transmigration » initiée par les Néerlandais, en installant des habitants des îles surpeuplées de la Sonde (Java, Madura, Bali et Lombok) dans les parties les moins occupées de l’archipel, y minorant au passage la part des populations non musulmanes (telles que les chrétiens de Bornéo et des Moluques du sud). Sur le plan international, il rapproche le pays du camp socialiste et organise, en avril 1955, la conférence afro-asiatique de Bandung qui symbolise l’éveil du Tiers Monde, en présence d’hommes d’État aussi prestigieux que l’indien Nehru et le chinois Zhou Enlai.

C’est dans ce contexte que sont organisées les premières élections parlementaires, à l’automne suivant : elles voient sans surprise le succès des trois grands partis issus de Java (qui représente alors les deux-tiers de la population nationale), le PNI, le NU et un Parti communiste (PKI) qui s’est remis de son échec insurrectionnel de 1948 et s’est rapproché des nationalistes. Arrivé en troisième position, le Masyumi reste le seul à incarner une ligne qui ne soit pas alignée sur le « roi de Java »[3].

[1] « Diverse et une à la fois » est une formule javanaise, reprise d’un poème du XIVe siècle.

[2] La très théorique Union hollando-indonésienne est abrogée en 1956 et la dette vis-à-vis des Pays-Bas annulée.

[3] Ce surnom donné à Sukarno le sera également à son successeur.


Dix ans de guerres intestines et extérieures

Latente depuis l’indépendance, la crise éclate à la fin de l’année 1956, quand Sukarno affirme son intention d’en finir avec la démocratie libérale et avec le système des partis. En désaccord avec cette orientation, Hatta démissionne de la vice-Présidence. Mais son retour aux affaires est réclamé par les multiples rébellions qui éclatent à travers l’archipel, en réaction à la domination des Javanais et à la montée en puissance des communistes. En 1957 éclate la révolte de la Permesta (« charte pour une lutte universelle ») au nord des Célèbes, en pays Minahasan. L’année suivante, des commandants rebelles, alliés à des dirigeants du Masyumi et du PSI, forment à l’ouest de Sumatra « un gouvernement révolutionnaire », rival de celui de Jakarta. Un début de guerre civile, soutenue par les Américains, éclate. Elle s’achève en 1961, par la victoire des forces loyalistes.

Renforcé dans son pouvoir, Sukarno peut alors promouvoir son projet de « démocratie dirigée », au sein de laquelle les partis passent au second plan derrière des groupes fonctionnels, jugés plus représentatifs de la société (ouvriers, paysans, entrepreneurs, forces armées, groupes religieux). Ce corporatisme séduit le général Nasution, chef d’État-major de l’armée et adversaire acharné des communistes, qui est partisan d’une plus forte participation des militaires à la vie politique. Inversement, le Président se méfie du haut commandement en général et, en particulier, d’un homme qui a été un moment écarté, après le putsch raté de 1952. Pour mener à bien son projet de « socialisme à l’indonésienne », Sukarno préfère s’appuyer sur le parti de masse qu’est le PKI. Au-delà de leurs divergences idéologiques, les deux hommes sont néanmoins alliés d’un point de vue tactique : quand le débat sur la place de l’islam dans la future Constitution s’enlise, Nasution interdit toute activité politique, tandis que Sukarno dissout la Constituante et devient Président à vie. A partir de 1961, il revient toutefois à une alliance gouvernementale entre le PNI, la NU et le PKI, ayant compris que l’affaiblissement des partis faisait le jeu de l’armée. Jouant un rôle croissant dans l’économie et dans les groupes fonctionnels, les militaires s’opposent en effet à certains projets, tels que la création de conseils d’entreprise à participation ouvrière. Quant à la réforme agraire, votée en 1960, elle se heurte à une forte résistance des propriétaires terriens.

Politiquement à couteaux tirés, les nationalistes, les militaires et les communistes se retrouvent en revanche sur un terrain : l’annexion de la Nouvelle-Guinée occidentale, exclue du transfert de souveraineté des Indes néerlandaises en 1949. Considérant qu’aucune négociation sur le statut du territoire n’aboutit, alors que « l’Irian » (son nom indonésien) doit lui revenir, Jakarta fait débarquer son armée dans l’île en mars 1962. Après quelques mois de tutelle onusienne, la Nouvelle-Guinée occidentale est attribuée à l’Indonésie en mai 1963, dans l’attente d’une consultation des populations locales qui n’aura jamais lieu. Depuis, la province est le théâtre d’une guérilla de basse intensité (cf. Article dédié). La même année, les derniers guérilléros des Moluques du sud rendent les armes, dans l’île de Seram. Les Moluquois feront de nouveau parler d’eux dans les années 1970, aux Pays-Bas, où des milliers d’entre eux se sont réfugiés : ils commettront une série d’attentats destinés, notamment, à obtenir la nationalité néerlandaise.

Après avoir soutenu une rébellion contre le sultan de Brunei, en décembre 1962, Jakarta ouvre un nouveau front, en janvier 1963, contre la Fédération de Malaisie, à laquelle le Royaume-Uni souhaite adjoindre ses colonies de Bornéo (cf. Malaisie). Hostile à cette extension qu’elle juge colonialiste, l’Indonésie soutient les aspirations à l’indépendance des mouvements progressistes, largement chinois, du nord de Kalimantan. Un accord est bien signé, en juillet 1963, pour consulter les populations locales, mais Kuala-Lumpur Malaisiens n’en tient pas compte : en septembre suivant, la Malaisie intègre le Sarawak et le Sabah. LIndonésie réagit en lançant une guérilla à Sarawak et en menant même des actions de sabotage dans la péninsule malaise.

Cet épisode de « konfrontasi » – qui s’achève par la victoire des Malaisiens à l’été 1966 – n’est pas sans conséquence sur la vie politique indonésienne. A la faveur de la crise, Jakarta s’est en effet nettement rapproché de la Chine communiste, dont le relais local – le PKI – a pris une importance croissante, dans une situation économique dégradée : le déficit budgétaire augmente, la production et les exportations diminuent, et l’inflation gagne, de même que la corruption, au sein d’une administration pléthorique, mal formée et mal payée. Dénonçant les « capitalistes bureaucrates », le parti communiste multiplie les manifestations. Il agit aussi dans les campagnes, où il pousse les paysans sans terre à appliquer unilatéralement la réforme agraire avortée, ce qui lui aliène le soutien d’une partie de ses alliés du PNI et de la NU.

De Sukarno à Suharto

Latente depuis des années, la crise éclate en septembre 1965, avec l’assassinat de hauts gradés de l’armée de terre par des « officiers progressistes » : l’opération est approuvée par le PKI, dans la mesure où elle aurait été commise pour déjouer un coup d’État projeté par des généraux pro-américains, inquiets de la montée du « péril communiste ». Tandis que Sukarno essaie de rester neutre, l’État-major organise sa réaction : sous les ordres du général Suharto, chef de la réserve stratégique, l’armée reprend le contrôle de la capitale, puis du quartier général des rebelles. Attribuant la responsabilité du coup aux communistes, les militaires massacrent plus de cinq cent mille de leurs partisans supposés[1], surtout dans les campagnes du centre et de l’est de Java, ainsi qu’à Bali. S’appuyant sur les étudiants et sur les anciens membres du Masyumi et du PSI (interdits depuis 1961), ils alimentent en parallèle un très fort mouvement anti-chinois. Face à eux, Sukarno choisit de ne pas déclencher de nouvelle guerre civile et cède une partie de ses pouvoirs au chef de l’armée en mars 1966, avant d’être déposé, un an plus tard, par une Assemblée du peuple largement remaniée[2]. En mars 1968, Suharto – qui a mis fin en 1966 à la « confrontation » avec la Malaisie[3]se fait nommer président.

Après avoir expurgé l’armée de rivaux tels que Nasution, le nouveau Commandement pour la restauration de la sécurité et de l’ordre (Kopkamtib) rompt totalement avec la politique de son prédécesseur : abandonnant toute ambition révolutionnaire, il s’entoure d’économistes formés aux États-Unis, chargés d’attirer des subsides étrangers. Sur le plan institutionnel, il instaure un système qui sera aussi celui des militaires birmans : l’armée nomme un nombre de parlementaires suffisant pour s’assurer une minorité de blocage dans les assemblées. Soucieux de respecter la Constitution, le nouveau pouvoir organise des élections générales en 1971 – les premières depuis seize ans – et y présente un parti à sa dévotion, le Golkar, une organisation de « groupes fonctionnels » créée en 1964 pour lutter contre le communisme. Fortement soutenu par l’appareil d’État, le parti des militaires rafle plus de 60 % des voix contre 19 % au NU et 7 % au PNI.

Renforcé par ce succès électoral, Suharto poursuit son entreprise autocratique : en 1973, les neuf partis existants sont regroupés de force en deux formations, l’une à dominante musulmane (le PPP, Parti unité développement[4]), l’autre regroupant le PNI laïc et les partis chrétiens au sein du Parti démocrate d’Indonésie (PDI). Afin de faire taire toute récrimination éventuelle dans les campagnes, ces mouvements ont interdiction d’y mener des activités militantes. Quant aux organisations de masse, elles sont regroupées : une seule fédération pour les ouvriers, une autre pour les pêcheurs, idem pour les paysans et les jeunes. Sans surprise, le Golkar maintient ses positions entre plus ou moins deux tiers des suffrages à toutes les élections suivantes, tandis que Suharto – qui a abandonné son uniforme – fait renouveler son mandat tous les cinq ans par l’Assemblée du peuple, en l’absence de tout autre candidat.

[1] Les circonstances de ces massacres, qui ont fait entre 0,5 et 1 M de morts, n’ont jamais été élucidées totalement, même s’il est plus que probable que le général Suharto ait participé au « coup d’Etat » qui en fut le prétexte. En août 2012, après trois ans d’enquête, la Commission indonésienne des droits de l’homme a accusé l’armée d’avoir tué de nombreux civils (notamment chinois) qui n’étaient pas communistes lors de la répression de 1965.

[2] Assigné à résidence et malade, Sukarno meurt en juin 1970.

[3] Les relations avec la Malaisie restent toutefois tendues. En décembre 2002, la CIJ de La Haye a tranché un différend frontalier datant de 1969 et a attribué à la Malaisie la souveraineté sur les îlots de Sipadan et Ligitan, situés au large du Sabah. Des navires de guerre des deux pays se sont également confrontés en mars 2005 et mai 2009 dans la zone pétrolifère d’Ambalat, en mer des Célèbes au nord de Bornéo.

[4] Partai Persatuan Pembangunan.


Succès et chute de « l’Ordre nouveau »

Malgré l’encadrement des oppositions, une partie de la population commence à contester un « Ordre nouveau » marqué par la corruption des élites dirigeantes (à commencer par le clan Suharto), le chômage, la faillite des petites entreprises, l’abandon de la réforme agraire et l’exploitation effrénée des richesses naturelles du pays par des entreprises étrangères. Des manifestations étudiantes, sévèrement réprimées, ont lieu dès 1971. D’autres se déroulent en 1978, suivies de revendications paysannes et ouvrières à partir de 1989. En 1973, ce sont les musulmans qui descendent dans la rue pour protester contre la nouvelle loi sur le mariage, jugée trop laïque. Les tenants de l’islam basculent dans une opposition affirmée à des généraux tenants d’une ligne religieuse modérée (héritière du syncrétisme « abangan » de Java) et auxquels ils reprochent de trop occidentaliser la société et de favoriser les milieux économiques chinois, voire chrétiens. Jugeant le PPP trop inféodé au pouvoir, le NU le quitte en 1984 et retourne à ses missions socio-religieuses. La majorité musulmane se retrouve, de fait, sans expression politique crédible, au risque d’encourager une partie de ses membres à passer à d’autres modes d’action. A une fréquentation plus assidue des mosquées s’ajoutent des manifestations que les généraux répriment dans le sang, comme en 1984 dans le port de Jakarta. Cette répression entraîne une vague d’attentats qui frappe les banques de l’associé chinois de Suharto, mais aussi des grands magasins, des hôtels de luxe et le très touristique temple de Borobudur.

Même une partie de l’État-major montre son mécontentement, s’estimant écartée de la gouvernance politique et économique du pays, les affaires les plus juteuses étant gérées par les enfants de Suharto et leurs amis chinois. La libéralisation de pans entiers de l’économie, à partir de 1984, accroit cette dérive népotiste, le fils Tommy se voyant confier le développement d’une automobile nationale et sa sœur Tutut prenant la direction d’un cartel allant des télécommunications à l’hôtellerie de luxe[1]. Pour faire face à cette opposition montante, le chef d’État essaie de se concilier les bonnes grâces des musulmans modérés auxquels il concède un certain nombre d’avantages, telles que des lois sur les tribunaux et l’éducation religieuse en 1989 ou la création d’une banque islamique.

Le régime peut aussi s’appuyer sur les bons résultats de sa politique économique, dopée par la production pétrolière : l’autosuffisance en riz a été atteinte en 1984, les exportations non pétrolières explosent et les investisseurs asiatiques se précipitent dans un pays à la main-d’œuvre bon marché. Jakarta se monte en effet très actif sur la scène régionale, au sein de l’ASEAN : ce faisant, il compense la mauvaise image que ses crises internes (cf. Encadrés) donnent du régime en Occident, même si sa stabilité y est considérée comme un rempart contre la propagation du communisme. Bien réelle, la croissance économique est en revanche très inégale – 40 % de la population vivant sous le seuil de pauvreté – et, en dépit d’une limitation du nombre de naissances, le pays compte deux millions de nouveaux demandeurs d’emploi chaque année. Quant aux îles de Java et de sa périphérie, elles demeurent surpeuplées, malgré la transmigration en masse de leurs habitants vers d’autres îles[2].

Le début des années 1990 voit la renaissance d’une opposition politique : d’abord sur les campus étudiants, mais aussi au PDI au sein duquel s’affirme l’une des filles de l’ancien Président Sukarno, Megawati Sukarnoputri. La tentative du régime de l’évincer de la direction du parti se termine par un bain de sang lorsque, en juillet 1996, l’armée donne l’assaut au QG dans lequel s’étaient retranchés ses partisans ; l’opération se solde par une trentaine de morts. Megawati devient alors l’égérie du mouvement en faveur de la démocratie, mouvement qui demeure cependant très minoritaire : le Golkar réalise son meilleur score aux élections législatives de 1997, avec 74 % des voix.

C’est dans ce contexte que survient la crise financière asiatique à l’été 1997. La dévaluation brutale du bath thaïlandais provoque la chute de la rupiah indonésienne et une crise économique majeure : minées par des « créances douteuses », des banques se montrent incapables de rembourser leurs clients et d’accorder des prêts à l’industrie, entrainant le licenciement de plusieurs dizaines de milliers d’ouvriers et d’employés. En janvier 1998, des manifestations de cols blancs et d’étudiants appellent à la démission de Suharto, pourtant réélu pour cinq ans en mars suivant. Megawati, comme le chef de la Muhammadiyah[3], offrent leurs services pour le remplacer, tandis que les militaires hésitent. La mort de quatre étudiants, tués en mai par des tireurs d’élite de l’armée, met le feu aux poudres : Jakarta est le théâtre de violences dont sont particulièrement victimes les peranakan (Indonésiens d’origine chinoise), considérés comme les suppôts de l’Ordre nouveau. Contents de voir la colère des opposants ainsi canalisée, les unités spéciales de l’armée de terre laissent faire. Finalement, après la mort de 1 200 personnes, le général Wiranto, chef d’état-major des armées, parvient à rétablir l’ordre.

[1] La fortune de la famille Suharto sera évaluée à 15 milliards de $.

[2] En quarante ans, depuis les années 1970, huit millions de Javanais et de Madurais ont émigré ailleurs dans l’archipel.

[3] La Persyarikatan Muhammadiyah (« ensemble des partisans de Mahomet ») est une organisation socio-culturelle « moderniste » créée en 1912 à Yogyakarta.

Un chef musulman à la présidence

Contraint au départ, Suharto abandonne le pouvoir à son vice-président et dauphin, Bacharrudin Jusuf Habibie, qui annonce la convocation d’élections anticipées et la restauration d’un véritable multipartisme. Parmi les nouvelles formations apparaissent le Parti démocratique indonésien de lutte (PDI-P) de Megawati, le Parti du mandat national (PAN) de la Muhammadiyah et le Parti du réveil national (PKB) du Nahdatul Ulama, dirigé par son secrétaire général, Abdurrahman Wahid (dit Gus Dur).

Le nouveau chef d’État met également fin à la guerre au Timor-oriental, en acceptant qu’un référendum d’autodétermination s’y tienne, sous l’égide de l’ONU ; il ne peut en revanche pas s’opposer totalement aux violences que commettent sur place les milices anti-séparatistes, armées par les militaires, lors du retrait de l’Indonésie (cf. Encadré). Entretemps ont eu lieu, en juin 1999, les élections générales promises par Habibie, selon de nouvelles règles établies au début de l’année. Elles voient le succès du PDI-P (37 %), suivi par le Golkar (22 %), loin devant le PPP et les formations musulmanes. Bien que devancé dans les urnes, « Gus Dur » est élu chef de l’État par le nouveau Parlement, en octobre, avec Megawati comme vice-présidente. Le nouveau Président engage une ambitieuse politique de démantèlement des structures représentatives de « l’Ordre nouveau » et met également fin aux lois discriminant les Sino-Indonésiens.

Les résultats de sa décentralisation des pouvoirs (et des ressources correspondantes) aux régences (districts locaux) sont plus mitigés : dans la plupart des cas, elle aggrave une corruption et une économie parallèle déjà endémiques[1]. En outre, son exercice très « présidentialiste » du pouvoir lui aliène progressivement le soutien des autres partis, de même que les deux scandales dans lesquels il se retrouve impliqué[2]. La tension montant, les 400 000 miliciens du NU (les Banser) se disent prêts à descendre dans la rue pour défendre leur ancien chef. L’adoption par les parlementaires d’un « mémorandum de réprimande », en février 2001, provoque des manifestations de dizaines de milliers de supporters du Président dans le centre et l’est de Java, dont il est originaire : proclamant la “guerre sainte” contre ceux qui osent s’en prendre à « Gus Dur », les militants du NU s’en prennent aux locaux du Golkar et de la Muhammadiyah rivale.

Le même mois, des violences communautaires reprennent dans l’île de Bornéo, endeuillée depuis 1996 par des attaques de tribus Dayak[3], puis d’habitants Malais, contre les migrants de l’île de Madura. Dans la province de Kalimantan centre, la seule dans laquelle les tribaux soient encore (légèrement) majoritaires par rapport aux immigrants, des jeunes Dayak armés de lances et de poignards, et agissant parfois sous l’emprise de drogue, détruisent les commerces de leurs « ennemis », provoquant la mort d’au moins quatre cents personnes, certaines finissant décapités ou le cœur arraché[4]. Comme dans tous les drames similaires déjà survenus, les forces de l’ordre sont longues à intervenir. Dans certains cas, elles “rackettent” même les milliers de Madurais qui s’enfuient, avant de les laisser monter sur les bateaux leur permettant de fuir la région. Bien que les racines de ce conflit soient anciennes, leur instrumentalisation parait possible, de la part de partisans de Suharto, d’opposants à Gus Dur ou d’intérêts forestiers.

Au-delà de ces violences, la situation du Président est de plus en plus précaire : à la fin du mois d’avril 2001, il est une nouvelle fois censuré par le Parlement, y compris par le PDI-P, sans que le parti de Megawati – son amie d’enfance – ne demande pour autant sa destitution. Il s’arc-boute d’ailleurs sur ses positions et essaie même de proclamer l’état d’urgence le mois suivant. Mais les chefs de l’armée et de la police ayant refusé de le suivre dans cette voie, Gus Dur est démis de ses fonctions en juillet et remplacé par Megawati, flanquée du très islamiste chef du PPP comme vice-Président[5].

[1] Ainsi, deux tiers des coupes de bois sont illégales et entrainent la disparition de deux millions d’hectares de forêts chaque année.

[2] Un détournement de fonds par son ancien masseur et la « disparition » d’un don personnel du sultan de Brunei

[3] Chasseurs pratiquant la culture itinérante sur brûlis, les Dayaks (animistes partiellement christianisés) estiment que les migrants les ont dépossédés de leurs forêts, où se réfugient les esprits.

[4] De 1996 à 2003, ces violences font au moins 1 500 morts.

[5] Ouvertement partisan d’un État islamique, Hamzah Haz rend ainsi visite en prison, au nom de la « fraternité musulmane », au chef des Laskar Jihad (cf. Encadré sur l’islam radical) arrêté en mai 2002, après avoir lancé un appel à éliminer tous les chrétiens et la famille présidentielle.


Une succession d’alternances

Surnommée la « Mère du peuple », la fille de Sukarno engage une politique de restriction des pouvoirs des militaires : séparation entre police et forces armées, nomination du chef d’état-major par le chef de l’État après audition des candidats par les parlementaires, abolition des sièges réservés aux forces de l’ordre au sein de la Chambre basse, restitution progressive par l’armée indonésienne de ses avoirs économiques. La décision est majeure dans un pays dont le budget de la défense est inférieur à celui de Singapour, de sorte que l’armée finance 40 % de ses dépenses par les recettes de ses affaires industrielles et commerciales, tandis que les soldats, mal payés, se servent souvent sur le pays. Mais la présidence de Megawati est également marquée par la montée d’une vision rigoriste de l’islam, y compris sous sa forme terroriste, comme en témoignent les attentats qui font plus de deux cents morts, essentiellement australiens, à Bali en octobre 2002 (cf. Encadré). Quant aux poursuites contre les artisans de « l’Ordre nouveau », elles sont réduites au strict minimum : en 2002, Tommy Suharto est condamné à quinze ans de détention pour l’assassinat d’un juge qui l’avait jugé coupable de corruption un an plus tôt. Mais il sera libéré dès 2006, année où seront également abandonnées les poursuites engagées contre Suharto lui-même, compte-tenu de la dégradation de son état physique[1].

En octobre 2004, la première élection au suffrage universel du Président de la République, votée à l’été 2002, consacre la victoire au second tour dun ancien général ayant fait carrière durant « l’Ordre nouveau » : chef de bataillon à Dili, puis ministre de la sécurité sous Suharto, Susilo Bambang Yudhoyono (« SBY ») était en poste lors des attentats de Bali et de l’instauration de la loi martiale à Aceh. Son élection, à 60 %, est d’autant plus notable que Megawati l’avait poussé à la démission pour l’écarter de toute vie publique. Pour gouverner, le nouveau chef de l’Etat s’appuie sur le Golkar, sorti victorieux des législatives d’avril précédent, avec trois points de plus que le PDI-P. Ses débuts sont marqués par une série de catastrophes naturelles dont le tsunami qui, fin 2004, fait quelque 230 000 morts sur les côtes d’Aceh. Ce drame aura toutefois un impact positif, puisqu’il contribuera à la fin du conflit entre les séparatistes acehnais et le gouvernement (cf. Encadré).

En mai 2006, un sommet réunit à Bali les huit pays musulmans les plus peuplés du monde (le « D8 »), en vue d’intensifier leurs échanges économiques mutuels, considérés comme le meilleur remède contre le radicalisme et le terrorisme. Cette gestion, complétée de succès économiques, assoit la stature de « SBY » qui est réélu dès le premier tour, en juillet 2009, contre Megawati, trois mois après que son Parti démocrate a devancé le Golkar et le PDI-P aux législatives. Mais ce succès n’aura pas de suite : aux élections d’avril 2014, le parti présidentiel perd la moitié de ses voix et arrive loin derrière le PDI-P qui remporte le scrutin devant le Golkar. Trois mois plus tard, la formation d’opposition retrouve le pouvoir avec le succès à la présidentielle du gouverneur de Jakarta, Joko Widodo dit « Jokowi » ; issu d’un milieu populaire, il l’emporte face à un ancien général et ex-gendre de Suharo qui concourait comme candidat du Gerindra[2], une scission du Golkar.

[1] L’ancien chef de l’État décède en janvier 2008.

[2] Parti du mouvement de la grande Indonésie, fondé en 2008.


Le poids croissant de l’islam traditionnel

Alors que le vote musulman proprement dit ne dépasse pas un tiers des suffrages, le rôle dévolu à l’islam dans la société prend une place croissante sur la scène politique nationale. En décembre 2016, des centaines de milliers de musulmans en robe blanche descendent dans les rues de Jakarta pour dénoncer les propos du gouverneur de la capitale, un protestant d’origine chinoise : dans un discours, il avait cité une sourate du Coran appelant à la tolérance religieuse. L’affaire lui vaut d’être battu par un intellectuel musulman aux élections d’avril 2017, en dépit d’un bon bilan économique, puis d’être condamné à deux ans de prison. Cette évolution conduit le pouvoir à prendre, en juillet suivant, un décret interdisant toute organisation menaçant le pluralisme religieux en vigueur dans le pays : les premiers à en faire les frais sont les islamistes du HTI[1]. Mais les références à l’islam ont pris une telle importance (maintien de la loi sur le blasphème, projet de criminalisation des relations sexuelles hors mariage) que « Jokowi », pourtant représentant des milieux libéraux et les minorités, choisit un ouléma traditionaliste comme colistier aux présidentielles de 2019.

Cette stratégie s’avère payante, puisqu’il est réélu avec plus de 55 % des suffrages (80 % de taux de participation) contre le même challenger qu’en 2014… qu’il promeut, dès le mois suivant, au ministère de la Défense. Le coup est rude pour les libéraux, tant Prabowo Subianto – exclu de l’armée pour « conduite déshonorante » – incarne « l’Ordre nouveau » promu par son défunt beau-père : commandant des Kopassus (les forces spéciales de l’armée de terre indonésienne), il a participé à l’invasion du Timor oriental et à l’assassinat du premier chef de gouvernement des indépendantistes en 1978, avant d’être suspecté d’avoir fait disparaître des militants démocrates lors des manifestations ayant conduit à la chute de Suharto. Il est également proche du Front des défenseurs de l’islam, un mouvement dont le Président a besoin car très présent dans l’armée et dans la classe dirigeante. Appelant à une « révolution morale » autour de l’islam, le FDI n’en est pas moins rappelé au respect des lois, au même titre que le Khilafatul Muslimin qui organise des rassemblements en faveur de la création d’un État islamique.

En janvier 2022, le Parlement valide la construction d’une nouvelle capitale, Nusantara (« archipel »), au sud-est de Bornéo, face aux Sulawesi. De plus en plus engorgée et peuplée (trente millions d’habitants), Jakarta est de surcroît victime de la montée des eaux qui provoque de fréquentes inondations : 40 % de sa superficie est sous le niveau de la mer, du fait de décennies de pompage dans les nappes et du dérèglement climatique. L’érection d’une nouvelle ville fait débat, mais le Président met en avant son financement partiel par des capitaux privés, venus notamment de la florissante industrie du nickel dont « Jokowi » a doté le pays, avec l’aide d’investisseurs chinois.

En décembre, le Parlement achève sa réécriture du Code pénal – hérité de la colonisation néerlandaise – pour une application en 2025. Introduisant diverses dispositions conservatrices, telles que la criminalisation des relations sexuelles extra-maritales et la cohabitation des couples non mariés, il prévoit aussi des mesures plus libérales, comme l’extension des délais d’avortement en cas d’urgence médicale ou de viol (dont la définition est par ailleurs élargie) ou la création d’un sursis de dix ans avant l’exécution d’une peine capitale. En janvier 2023, le Président renoue avec sa fibre libérale en reconnaissant douze « violations graves des droits de l’homme » dans l’histoire indonésienne, dont les massacres de 1965-1966, ainsi que des tueries et exactions commises par l’armée ou la police en 1997-1998, ainsi qu’à la périphérie de l’archipel. Widodo le fait lors d’une cérémonie marquant la remise officielle du rapport commandé en août 2022 à une équipe de huit personnalités : leur mission était de formuler une « résolution non judiciaire à de graves violations des droits de l’homme passées », la voie des tribunaux s’étant jusqu’alors montrée sans issue.

Aux élections présidentielles de février 2024, le Président sortant soutient son ministre de la Défense – faute d’avoir obtenu le droit de postuler lui-même à un nouveau mandat – alors que son Parti (le PDI-P) présente un candidat. En échange de cet appui, l’ex-militaire choisit comme colistier un des fils de Widodo, en contournant la disposition selon laquelle il faut avoir au moins quarante ans pour exercer la fonction de vice-Président. Sans attendre la proclamation officielle des résultats, attendue en mars, « Prabowo » Subianto se déclare vainqueur, avec plus de 58 % des voix dès le premier tour. Aux législatives, le PDI-P devance légèrement le Golkar et le Gerindra, mais les trois formations réunissent à peine plus de 45 % des votants ; le reste se répartit entre une quinzaine de partis, dont 30 % pour les islamistes, en particulier ceux du Parti du réveil national (PKB) qui arrive quatrième. Le même mois, l’Indonésie est le premier pays d’Asie du sud-est à ouvrir des négociations d’adhésion à l’OCDE, signe de sa progression économique durant les mandats du Président sortant.

[1] Le Hizb ut-Tahrir Indonesia est la branche locale d’un parti islamiste mondial fondé dans les années 1950 au Moyen-Orient.

Le long cheminement timorais vers l’indépendance

A son indépendance, l’Indonésie ne revendique pas particulièrement l’est portugais de Timor (la moitié des 30 000 km² de l’île), dans la mesure où il ne faisait pas partie des Indes néerlandaises. Les choses changent en 1974, quand la « révolution des œillets » intervenue au Portugal met fin à son empire colonial. Jakarta projette alors de favoriser un mouvement local qui, le moment venu, demanderait à rejoindre l’Indonésie. Mais les forces locales ne partagent pas cette vision, en particulier les indépendantistes qui fondent le Front révolutionnaire pour l’indépendance de Timor-oriental (Fretilin) et déclenchent une guerre civile. Victorieux au départ des Portugais, le mouvement proclame l’indépendance en novembre 1975. Les troupes indonésiennes y mettent fin dès le mois suivant et font du territoire la vingt-septième province de l’Indonésie.
Face à la résistance du Fretilin, l’armée de Jakarta se livre à des massacres et des déportations de populations jusqu’à la défaite militaire des indépendantistes en 1988. Selon un rapport remis en janvier 2006 à l’ONU, l’occupation indonésienne aurait fait entre 100 000 et 180 000 morts, du fait de tortures, de viols et surtout de l’utilisation de la faim comme une arme (récoltes brûlées ou empoisonnées, bétail tué). En 1992, la capture du chef du mouvement, « Xanana » Gusmao, ne fait qu’accroître l’aura de la cause timoraise : quatre ans plus tard, le prix Nobel de la paix est accordé à l’archevêque de la capitale provinciale, Dili, et au représentant du Fretilin à l’ONU.
En 1998, le successeur de Suharto accède à la demande internationale de consulter la population du territoire. Organisé sous l’égide de l’ONU, le référendum d’août 1999 voit une très nette mobilisation des indépendantistes, en dépit des violences exercées durant la campagne par les milices pro-indonésiennes. Ce sont les derniers feux des forces favorables à l’Indonésie : en effet, plus de 78 % des électeurs Timorais rejettent le statut d’autonomie proposé par Jakarta, ouvrant de facto la voie vers l’indépendance,
voie reconnue par le pouvoir indonésien en octobre suivant.
La justice restera en revanche à quai, ne sanctionnant que des subalternes. Un moment mis en cause par l’ONU pour crimes contre l’humanité, le général Wiranto, alors chef de l’armée, accède même à des responsabilités ministérielles sous les présidences « Gus Dur » et « Jokowi ». Les nouvelles autorités timoraises elles-mêmes ne souhaitent pas réactiver ces dossiers, afin de normaliser leurs relations avec leur ancien tuteur.


La montée d’un islamisme radical

Malgré quelques mouvements insurrectionnels fondamentalistes (les Padri dans les années 1820, Dar ul-Islam dans les années 1950-1960 et la rébellion séparatiste d’Aceh, cf. Encadré) – la scène musulmane indonésienne était plutôt caractérisée, jusqu’aux années 1990, par un islam modéré, « contextualisé » au pays et incarné par les deux grands mouvements nés dans la première moitié du XXe siècle : le traditionaliste Nahdlatul Ulama (Réveil des oulémas) et la plus moderniste Muhammadiyah (Disciples de Mahomet). Mais, au fil des années, certaines idées intégristes progressent au sein de ces mouvements, comme la lapidation pour adultère, l’interdiction de construire des églises, la réservation de la présidence de la République aux musulmans… Cette propagation est notamment due aux milliers d’étudiants formés au sein des 14 000 pensionnats coraniques (pesantrem) que compte l’archipel, mais aussi en Arabie Saoudite. Quelque 3 000 Indonésiens et des Philippins ont même été formés dans des camps arabes en Afghanistan ou au Pakistan. C’est le cas du prédicateur « Hambali » qui, après avoir rencontré Ben Laden en Afghanistan, devient l’organisateur et le recruteur de la Jemaah Islamiya (JI) : fondé en 1992 par des prédicateurs influencés par le Dar ul-Islam, le relais indonésien d’al-Qaida ambitionne de réunir les 250 millions de musulmans du sud-est Asiatique dans un califat.

La JI apparaît comme totalement indépendante du pouvoir, ce qui n’est pas le cas de certaines organisations bénéficiant d’un soutien plus ou moins affiché de l’armée ou d’autorités locales, à l’image des Laskar Jihad (« combattants » du Front moluquois des défenseurs de l’islam) ou des Laskar Jundullah qui combattent les chrétiens dans le centre des Célèbes et surtout aux Moluques[1]. Entre 1998 et début 2002, ces violences communautaires font 13 000 morts et déplacent 500 000 personnes, avant qu’un accord ne soit signé en février 2002 entre chefs religieux, sous l’égide du Gouvernement central : il prévoit le désarmement de toutes les milices, y compris les « Laskar Kristus » fondées par des extrémistes chrétiens proches des anciens séparatistes de la République des Moluques du sud.

Ce sont également les militaires qui, pour soumettre des manifestations estudiantines, ont aidé un étudiant en théologie à fonder, en 1998, le Front des défenseurs de l’islam (FPI[2]). Agissant comme milice anti-chrétienne, le FPI est également le gardien actif d’un « ordre moral » islamique dans les grandes villes : souvent recrutés parmi les voyous des bas quartiers, ses membres attaquent les « lieux de pêché » (bars, clubs de karaoké, de massage ou de strip-tease), sans que la police n’intervienne réellement pour les en dissuader. L’organisation, qui plaide pour l’instauration de la charia, supplée aussi les carences de l’État, en apportant de l’aide humanitaire aux populations victimes des fréquentes catastrophes naturelles que connait l’archipel. Dans certains cas, ces groupes radicaux reçoivent le soutien de mouvements appartenant à la mouvance Ben Laden, tels que le KMM malaisien et les groupes islamistes des Philippines (dont les camps d’entrainement du MILF).

En octobre 2002, plus de deux cents personnes meurent dans un attentat dirigé contre la clientèle de la très touristique – et hindouiste – île de Bali. Le fait que la très grande majorité des victimes soient originaires d’Australie est tout sauf hasardeux, ce pays – principal allié des Américains dans la région – ayant joué un rôle important dans l’indépendance de Timor-est. Soupçonné d’être l’instigateur des attentats, le chef du Congrès des moudjahidines d’Indonésie, est emprisonné, mais il n’est condamné, en septembre 2003, qu’à quatre ans de détention, le tribunal estimant manquer de preuve quant à sa responsabilité directe. Sa condamnation est même ramenée à dix-huit mois et, par le jeu des remises de peine, Abou Bakar Baachir sort de prison en juin 2006. Fondateur d’une nouvelle organisation (la Jemaa Ansharut Tauhid, JAT), il est de nouveau arrêté en 2010 et condamné à quinze ans de détention en juin 2011. Entretemps, en août 2003, une explosion a fait une douzaine de morts (essentiellement indonésiens !) dans un hôtel de luxe du centre de Jakarta, fréquenté par de nombreux Américains. Portant indéniablement la marque de la Jemaah Islamiyah (dont le responsable opérationnel, « Hambali », est arrêté le même mois dans le nord de la Thaïlande et remis aux Américains), l’attentat est fermement condamné par les deux plus grandes associations musulmanes du pays. En septembre 2004, c’est l’ambassade d’Australie qui est frappée (neuf morts), ce qui incite les États-Unis à lancer une coopération antiterroriste renforcée avec le gouvernement indonésien et à rouvrir la coopération militaire directe qui avait été suspendue au début des années 1990.

Les tensions sont par ailleurs toujours vives dans les îles en partie chrétiennes de l’archipel : en avril 2004, la célébration du cinquante-quatrième anniversaire de la proclamation de la fugitive République des Moluques par des manifestants chrétiens dégénère en violences ; une vingtaine de personnes sont tuées et le siège local de l’ONU incendié. En octobre 2005, trois adolescentes chrétiennes sont retrouvées décapitées dans les Célèbes où, trois mois plus tard, un attentat tue une demi-douzaine de chrétiens venus acheter de la viande de porc sur un marché. En mai 2006, le bilan est encore plus lourd dans une ville majoritairement chrétienne de l’île de Sulawesi : une vingtaine de personnes sont tuées par l’explosion de deux bombes successives, la seconde visant à tuer ceux qui se portaient au secours des victimes de la première, selon un schéma largement pratiqué par les islamistes à travers le monde.

L’intolérance religieuse s’exerce aussi contre la secte ahmadie, dont une mosquée de Java est attaquée, en avril 2008, par une centaine d’extrémistes musulmans. Des écoles de la secte sont également attaquées par le FPI qui a juré de verser « jusqu’à la dernière goutte de sang » pour faire disparaître ceux qu’il considère comme hérétiques. Java connait une autre poussée d’islamisme radical en février 2011, quelques jours avant la Semaine pour l’harmonie entre les religions : un millier d’extrémistes armés de pierres et de machettes tuent trois Ahmadis puis, quelques jours plus tard, saccagent trois églises et s’en prennent au tribunal qui n’a condamné qu’à cinq ans de prison (le maximum prévu par la loi) un chrétien ayant comparé la Kaaba de La Mecque à un sexe féminin.

En mai 2018, l’Indonésie inaugure le « djihadisme familial ». Près d’une quinzaine de fidèles sont tués lors de trois attentats-suicides commis, à l’heure des offices dominicaux, contre des églises de Surabaya à Java : les six kamikazes, dont deux fillettes, appartenaient à la même famille ; tous revenaient de Syrie, devenue terre de djihad, pour plusieurs centaines de combattants indonésiens partis au Moyen-Orient, et étaient liés au Jamaah Ansharut Daulah (JAD), un groupe inféodé à l’État islamique (EI). Le lendemain, cinq motocyclistes, également membres d’une même famille, se font exploser dans un commissariat de la même ville, la deuxième du pays (un policier tué). Comme les autres mouvements de la galaxie djihadiste, ceux du sud-est asiatique sont gagnés par la « contagion » de l’EI : depuis sa prison, Abou Bakr Baachir lui a fait allégeance en août 2014, entraînant dans son sillage la moitié du JAT, l’autre moitié restant fidèle à al-Qaida. D’autres groupes indonésiens se réclament aussi d’EI, comme Sharia4Indonesia, Al-Moujahiroun ou encore les Moudjahidin d’Indonésie orientale (MIT, un groupe créé par un ancien combattant islamiste des Célèbes). En octobre 2019, c’est également un islamiste se réclamant du JAD qui blesse grièvement, à Java, l’ancien général Wiranto, devenu ministre de la Sécurité.

Fin 2020, des dizaines de milliers de supporters du chef du FPI viennent l’accueillir à son retour d’Arabie saoudite, où il s’était exilé à la suite d’une affaire de mœurs. Ce rassemblement étant assimilé à une violation des protocoles de santé mis en place pour combattre une pandémie, Rizieq Shibab est convoqué par la police, ce qui donne lieu à des affrontements entre les forces de l’ordre et ses partisans, dont une demi-douzaine sont tués.

[1] Les Moluquois sont musulmans à 60 %, protestants à 35 % et catholiques à 5 %.

[2] Front Pembela Islam.

        Aceh, « Etat islamique » à Sumatra

En pointe dans la lutte contre l’occupation néerlandaise (cf. Insulinde), les très pieux musulmans de Aceh engagent ensuite le combat contre le gouvernement de Jakarta, au motif que leur région (d’un peu plus de 57 000 km²) a été rattachée à l’Indonésie sans qu’ils aient été consultés. Dans les années 1950, ils rejoignent le mouvement lancé, depuis Java, par le Dar ul Islam en faveur de la création d’un l’Etat islamique. En échange de l’arrêt des hostilités, Aceh obtient le statut de « district autonome spécial » bénéficiant d’un certain nombre de prérogatives en matière de religion, de culture et d’éducation. Mais la lutte séparatiste reprend en 1976 : sur fond de découvertes gazières au large des côtes acehnaises, et de non partage des ressources locales, mais aussi de dilution des autochtones au milieu des Batak et autres Javanais, un ancien « ministre des affaires étrangères » de Dar ul Islam (et descendant de sultan) fonde le Mouvement pour un Aceh libre (GAM, Gerakin Atjeh Merdeka). 
D’abord vaincue, la guérilla reprend en 1989, avec l’appui de pays musulmans tels que la Libye et l’Iran, ce qui ne l’empêche pas d’être de nouveau défaite en 1996. Mais, à la chute de Suharto, son successeur décide de retirer la plupart des troupes indonésiennes de la région, en signe d’ouverture démocratique, ce dont profite le GAM pour reprendre les hostilités. De violents combats, sur fond de violations mutuelles des droits de l’homme, l’opposent à l’armée et aux paramilitaires, dont les effectifs sont renforcés. Des négociations sont engagées en 2000 et aboutissent à divers cessez-le-feu et autres pauses, tous aussi fragiles les uns que les autres. 
Au début de l’année 2002, une « autonomie spéciale » est accordée à Aceh, lui transférant le contrôle de l’essentiel de ses ressources en gaz et en bois précieux, mais la guerre ne faiblit pas. Un accord de paix est bien signé en décembre 2002 à Genève, mais il ne fait l’affaire ni des militaires (qui vivent de divers trafics locaux), ni de certains des groupes du GAM qui ont basculé dans le banditisme et se livrent à de la contrebande d’armes dans le détroit de Malacca, en particulier au profit des insurgés musulmans de Thaïlande. Les négociations ayant été rompues, en mai 2003, la loi martiale est rétablie : 45 000 soldats et policiers sont déployés, appuyés par des blindés et des avions, pour combattre 5 000 rebelles, équipés d’armes légères, qui se replient dans les jungles d’altitude. Les civils en font les frais : des dizaines d’écoles et de digues sont détruites et des cultures inondées. Un nouveau cessez-le-feu est signé fin 2004, au lendemain d’un gigantesque raz-de-marée ayant fait quelque 280 000 victimes dans tout le sous-continent indien (dont 230 000 à Sumatra). L’armée, aidée par les Américains au nom de la lutte contre le djihadisme, profite de cette catastrophe pour renforcer sa présence et renvoyer les secours étrangers déployés sur place. A ses côtés opère la branche locale de la milice Merah Putih (« drapeau rouge »), connue pour son combat contre les indépendantistes de Timor-est.
Un traité de paix solide finit par être signé, en août 2005, sous l’égide de la Finlande. En échange de l’arrêt des violences, il accorde une autonomie élargie à la province qui pourra posséder un hymne et un drapeau, lever des fonds et avoir autorité sur toutes les affaires autres que régaliennes (affaires étrangères, défense, justice, questions monétaires). En échange du respect de la liberté religieuse, Aceh pourra appliquer la charia aux musulmans. La province pourra aussi conserver 70 % des revenus issus de ses gisements d’hydrocarbures. En décembre, les rebelles déposent les armes et l’armée indonésienne se retire, au terme d’un conflit ayant fait 15 000 morts. Un an plus tard, un ancien guérillero indépendantiste est élu gouverneur de la province d’un peu plus de 4 millions d’habitants. En avril 2009, malgré ses divisions, le Parti Aceh (KPA, successeur du GAM) remporte aussi les élections provinciales, au grand dam des militaires indonésiens qui dénoncent les menaces que cette formation fait peser sur « l’intégrité nationale ». 
De fait, Aceh serait devenu le siège de Lintas Tanzim, une organisation affiliée à Al-Qaida ayant fédéré divers mouvements islamistes indonésiens tels que la JI. Les islamistes considèrent en effet que la longue tradition d’islam rigoureux d’Aceh, ainsi que son autonomie, en font la « tête de pont » idéale pour mener le djihad dans toute la région.