Le Sahel, des premiers « empires » au djihadisme moderne

Le Sahel, des premiers « empires » au djihadisme moderne

Le Sahel (« rivage » ou « bordure » en arabe) s’étend sur 5 500 kilomètres, depuis l’embouchure du fleuve Sénégal à l’ouest jusqu’au Darfour soudanais à l’est.

D’altitude faible – entre 100 et 400 mètres – le Sahel constitue un espace de transition d’environ 300 à 400 kilomètres de large entre le désert saharien au nord et la zone dite soudanienne[1] au sud. Il comprend tout ou partie de sept pays : une partie de la Mauritanie (la plus grande étant maghrébine) et du Sénégal (dont la partie utile est en revanche tournée vers l’Atlantique), tout le Mali, le nord du Burkina-Faso, tout le Niger, le nord du Nigeria et la totalité du Tchad (voire le Darfour soudanais). Une partie du territoire est structurée par le fleuve Niger, qui coule sur 4 184 km depuis sa source en Guinée jusqu’à son delta maritime au Nigeria, et forme un delta intérieur de 40 000 km² (le Macina) en amont de Tombouctou.

D’ouest en est, la population sahélienne – majoritairement musulmane – présente une grande diversité, mêlant peuples nomades pratiquant la transhumance et tribus sédentaires se livrant à l’agriculture : Maures du désert mauritanien, nomades Touareg au Mali, au Niger et au Nigeria, Wolof au Sénégal, paysans Mossi au nord du Burkina Faso, tribus noires et arabisées au Tchad, locuteurs de langues tchadiques (comme les Haoussa du Nigeria) et de langues du groupe nilo-saharien (Songhaï de la boucle du Niger, Kanouri et nomades Toubou et Zaghawa du Tchad, Maba et Massalit du Ouaddaï, Sara du sud tchadien…). Sans oublier, dans les savanes occidentales, la trentaine d’ethnies et de langues appartenant au groupe Mandé, comme les paysans Malinké et Bambara et les commerçants Dioula[2] au Mali et dans les pays environnants ; tous sont membres du sous-groupe Mandingue (ou Mandekan), au même titre que les Manding de langue mandinka, issus des Mandé ayant migré vers les pays de la côte Atlantique (où ils sont souvent qualifiés schématiquement de « Malinké »). Le groupe Mandé comprend d’autres peuples et langues plus ou moins éloignés, tels que les Soninké (ou Sarakolé, surtout présents au Mali et au Sénégal), les Soussou de Guinée, les Kpellé du Liberia, les Mendé (avec un « e ») de Sierra Leone, les Dan (ou Yacouba) de Côte d’Ivoire, les Bobo-Dioula du Burkina… Les pays de la bande sahélienne et de l’ouest africain comptent également entre une cinquantaine et une soixantaine de millions de Fulbe, des éleveurs musulmans dont le nom varie selon les langues : Peul en français, Fulani en haoussa (repris en arabe et anglais), Fufulde, Pulaar, Fellata…

Sous l’effet de la raréfaction des points d’eau – du fait de la sécheresse – et des déboisements intempestifs pour la production de bois de chauffe, les éleveurs transhumants sont conduits à migrer de plus en plus vers les zones méridionales plus humides, car voisines des grands fleuves (Sénégal, Niger…), où ils entrent en concurrence, parfois violente, avec les agriculteurs sédentaires. Ces rivalités sont exploitées par les groupes djihadistes qui se répandent dans la région à partir des années 2010 (cf. Encadré).

[1] Soudanien, qui désigne un milieu climatique et végétal de l’Afrique intertropicale, est distinct de Soudanais qui est relatif au seul Soudan.

[2] Les Dioula (marchands en langue mandingue) sont distincts des Diola vivant en Gambie, Casamance et Guinée-Bissau.


D’abord organisées en petites chefferies (les kafo en pays Mandé ou Manding, l’actuel Mali), les populations sahéliennes se regroupent en États lorsque – avec la généralisation de l’usage du dromadaire les échanges se développent entre l’Afrique de l’ouest et les commerçants arabo-berbères du Sahara : le mil et l’or d’un côté contre le sel de l’autre. Le premier État dont il est fait mention est le royaume du Ghana (signifiant « roi guerrier » pour les Arabo-Berbères) ou du Wagadou (« pays des troupeaux »), sans aucun rapport territorial avec la république moderne du Ghana : il est fondé au IIIe siècle par des Soninké (ethnie du groupe Mandé) sur le cours du Niger, à cheval sur les actuels Mauritanie et Mali ; son centre se situe au sud-est de l’actuelle Mauritanie. Au VIIIe siècle, il impose tribut à ses voisins, dont le Royaume de Diarra (ou Kingui), fondé au siècle précédent par la dynastie Soninké des Niakaté. L’essor du Ghana est favorisé par les pistes transsahariennes que les Berbères Sanhadja et les Touareg ont ouvertes pour faire commerce de l’or des mines du Bambouk (dans le haut Sénégal) vers Sijilmâsa (au sud-est du Maroc), en passant par le carrefour d’Aoudaghost (au sud-est de la Mauritanie). Au passage, ces échanges contribuent à l’introduction de l’islam au sud du Sahara.

Le premier souverain à se convertir à cette religion est celui du royaume Songhaï né au VIIe siècle en aval de la boucle du Niger. Résultant du métissage de Songhaï locaux avec des Berbères fuyant la poussée arabe, sa dynastie Dia est basée à Koukya, dont elle déménage pour Gao en 1009-10. Plus à l’ouest, des Peuls fondent au IXe siècle (voire avant) le royaume de Tekrour à l’embouchure du fleuve Sénégal. Sédentarisés, métissés et islamisés, ils deviennent connus sous le nom de Toucouleurs (par déformation de Tekrour). A la fin du Xe siècle, le royaume passe sous la domination des Manna, dynastie Soninké issue du Diarra qui islamise la population et mène une guerre sainte contre ses voisins demeurés adeptes des religions traditionnelles.

Le Ghana connait son expansion maximale à la même période. Vers 990, il conquiert l’État berbère d’Aoudaghost et s’étend le long des fleuves Sénégal et Niger. Mais les Berbères effectuent un retour marquant au milieu du XIe siècle : ils fondent l’Empire Almoravide, qui reprend Aoudaghost (1054), s’allie aux Toucouleurs et saccage la capitale du Ghana en 1076. Le royaume du Ghana commence alors à décliner, victime de la désertification et de la découverte de mines d’or plus riches aux sources du Niger, hors de son contrôle. Vers 1070, ses provinces méridionales s’émancipent. C’est le cas du Diarra, qui conquiert même le Tekrour, et qui continuera à exister aux siècles suivants, mais sous de nouvelles tutelles. Non loin de là, le clan Keita unifie, vers 1050, les diverses principautés du pays Mandé. Au XIe siècle, une autre ethnie du groupe Mandé fonde le royaume Soussou (ou Kanianga) à l’est du haut Sénégal, près de l’actuelle Bamako.

Dans la partie centrale du Sahel, au nord du lac Tchad, s’affirme le royaume du Kanem. Il s’agit au départ d’une confédération, fondée vers 700 par des peuples nomades, poussés vers le sud par la désertification du Sahara : des Toubou, des Kanouri (ou Beriberi), des Berbères, des ZaghawaAnem signifie d’ailleurs « sud » dans les langues teda (des Toubou) et kanembou (des Kanouri). Ces nomades s’imposent aux villages existants de la civilisation Sao, apparue vers -200 aux abords du lac Tchad. A la fin du IXe siècle, la confédération se structure en royaume, lorsque le clan Sayfawa des Kanouri prend le dessus sur les Zaghawa. Son maï (souverain) s’étant converti à l’islam dans le dernier quart du XIe siècle, le Kanem devient un fournisseur majeur d’esclaves pour les marchés musulmans d’Afrique du Nord : il vend, dans les oasis du Fezzan libyen, les populations animistes qu’il razzie au sud du lac en échange de chevaux et d’armes. A la fin du XIIIe, son domaine s’étend jusqu’au Soudan et au Fezzan libyen, ainsi qu’au nord de l’actuel Nigeria. Seules lui échappent les sept cités-Etats formées, entre le Xe et le XIIIe siècle, par les Haoussa, un peuple sans doute descendu du massif de l’Aïr, pour fuir lui aussi la sécheresse. Les plus influentes de ces cités sont Kano et Katsina.

Plus au sud, sur le cours supérieur de la Volta, les cavaliers Mossi constituent aussi leurs premiers royaumes à partir du XIe ou du XIIe siècle : le Yatenga (vers 1170, au nord du Burkina actuel) et le royaume de Ouagadougou (vers 1220) qui va devenir progressivement prédominant, jusqu’à mener des raids chez ses voisins du Songhaï et du Mali. Au début du XIIIe, les Gourmantché (peuple proche des Mossi) transforment leurs chefferies en royaumes reconnaissant la prédominance de celui de Noungou. Quant au peuple voltaïque (ou gour) des Mamprusi, il fonde vers le XIIIe siècle le Mamprugu, près de Bawku, à la frontière de l’actuel Ghana et du Burkina (royaume qui s’étend sur la majeure partie des régions septentrionales du Ghana, sur des parties du Nord du Togo et jusqu’au Burkina Faso).


Au début du XIIIe siècle, la dislocation de l’Empire berbère des Almohades (successeurs des Almoravides) pousse le roi des Soussou a conquérir ce qui reste du royaume du Ghana, à soumettre diverses chefferies Malinké et à s’attaquer au petit royaume du clan Keita. Mais, loin de capituler, son chef se défend et l’emporte même en 1235. Ayant pris le titre de mansa (chef suprême), Soundiata Keita constitue l’Empire du Mali. Dotés d’une armée qui va compter jusqu’à 100 000 hommes, lui et ses successeurs se lancent dans une vaste campagne d’expansion. A la fin du XIIIe siècle, le Songhaï passe dans l’orbite du Mali, sauf la partie méridionale, région de l’ancienne capitale Koukya, où s’établit la nouvelle dynastie des Sonni. Vers 1350, après avoir soumis le royaume des Wolof du Sénégal, le Mali s’étend du nord Niger jusqu’à l’Atlantique, par l’intermédiaire de gouverneurs ou de chefs traditionnels payant tribut. Il connait son apogée sous Mansa Moussa qui, en 1324, effectue un pèlerinage fastueux à la Mecque : accompagné de milliers de serviteurs et d’esclaves (revendus sur le chemin), il aurait emporté tellement d’or (environ dix tonnes) que le cours du métal précieux aurait baissé pendant plusieurs années. Assis sur Djenné, Tombouctou et Gao (où des mosquées sont édifiées au début du XIVe), le Mali prospère dans le commerce caravanier d’or, de cola et d’esclaves avec le monde musulman : quand elles ne sont pas exploitées pour travailler dans les plantations du delta intérieur du Niger, les populations soumises sont vendues sur les marchés d’Afrique du Nord. Quant à ses commerçants souvent Malinké (baptisés Dioula ou Wangara), ils diffusent l’islam dans toute la région. Au XIVe siècle, l’Empire s’enrichit encore, avec la découverte de nouveaux gisements d’or sur la Volta noire et dans les forêts du pays Akan, dans l’actuel Ghana.

Pourtant, le Mali commence à décliner dans les années 1360-1380 : victime de querelles dynastiques, il est également affecté par l’ouverture de nouvelles pistes de commerce qui passent plus à l’est, en direction de la Libye, ou longent les côtes (sous l’égide des Portugais). Tout l’Est fait sécession autour de Gao et Tombouctou est conquise par les Touareg (1433 -34). A partir de 1440, le Mali se replie sur ses terres d’origine, ce dont profitent Djenné pour prendre son indépendance, les Soninké pour ne plus payer leur tribut et les Songhaï pour s’émanciper (de même que les peuples côtiers de l’actuelle Gambie).

Les bouleversements n’épargnent pas l’Est sahélien. En proie aux conflits dynastiques et aux attaques des Sao et des Boulala – des nomades musulmans vivant aux abords du lac Fitri (au centre du Tchad) – le royaume du Kanem s’effrite. Vaincus par les Boulala, le roi et son peuple Kanouri se réfugient, à la fin du XIVe, dans l’État vassal du Bornou, au sud-ouest du lac Tchad, dont ils assimilent les habitants So. Riche en mines de fer, le pays est érigé en royaume en 1395 et doté d’une capitale fortifiée, Ngazargamu (Gazargamo). A l’est du Bornou, le Ouaddaï est soumis, à la fin du XIVe, par les Toundjour, des Berbères islamisés venus du nord qui s’en prennent aussi, au siècle suivant, au royaume que les Dadju ont érigé au Darfour voisin (cf. De la Nubie au Soudan). Voyant le pouvoir leur échapper progressivement, les souverains Dadju se réfugient au sud-est du Tchad actuel, où ils gouvernent le sultanat du Dar Sila.

Plus à l’ouest, le Songhaï renaît à partir de 1464, après être sorti de l’influence malienne. Depuis sa capitale de Koukya, Ali Ber, membre de la dynastie des Sonni, reprend Tombouctou (1468), puis Djenné, le Macina et Gao, dont il refait sa capitale et qui connaît son apogée commerciale à la fin du XVe siècle. En 1493, son fils, hostile à l’islam comme son père, est évincé par la faction pro-islamique de l’armée, dirigée par le général Soninké Mohammed Touré, neveu du souverain défunt. Le vaincu se réfugie à Ayorou, en aval de Koukia, où il constitue avec ses partisans le royaume du Dendi (à 200 km au nord-ouest de Niamey). De son côté, « Askia » Mohammed poursuit l’expansion de l’Empire du Songhaï : il bat les Touareg et annexe les salines sahariennes de Teghazza, soumet le Dendi, vassalise ce qui restait du Mali (1501) ainsi que les cités Haoussa de Katsina, Gobir et Kano (avec l’aide du royaume nigérian de Kebbi) et s’empare d’Agadez (1515). Il défait également les Peuls du Fouta-Toro qui, à la fin du XVe, ont fondé un État islamo-animiste sur les terres de l’ex-Tekrour ; ceux qui ne se sont pas sédentarisés au Sénégal, essaiment au Fouta-Djalon (dans l’actuelle Guinée) et dans le Macina, puis en pays haoussa et dans le Bornou. Après avoir déplacé sa capitale de Gao à Tombouctou, la dynastie des Askia islamise la population d’un Empire qui s’étend, directement ou indirectement, sur tous les pays de la savane, depuis le Sénégal jusqu’au Tchad. Lui échappent les États Mossi qui resteront largement animistes jusqu’au XVIIIe et indépendants jusqu’à la colonisation européenne : le royaume de Ouagadougou, celui de Boussouma (son vassal, apparu vers 1530) et le Yatanga (sorti de l’influence de Ouagadougou à la fin du XVIe).

Au début du XVIe siècle, les souverains Kanouri du Bornou parviennent à battre les Boulala et à reprendre le contrôle du Kanem, amoindri du Baguirmi (sud-est du lac Tchad) qui a fait sécession à la fin du XVe et s’est érigé en royaume indépendant[1]. Refoulés vers l’est, les Boulala se révoltent à plusieurs reprises, avec l’aide des Toubou, puis finissent par émigrer vers le Bahr el-Ghazal méridional (au nord-ouest du sud-Soudan actuel). Aux environs de 1530, leur chef les conduit vers le lac Fitri, au centre du Tchad, pour fonder le sultanat de Yao[2]. De son côté, l’Empire de Kanem-Bornou atteint son expansion maximale dans la seconde moitié du XVIe, en s’étendant sur le pays Haoussa, sur l’Aïr et sur divers territoires Touareg. Sa puissance est telle qu’il entretient des relations avec les grandes puissances musulmanes de la région, dont le sultan Ottoman et le pacha de Tripoli. Le sel, le cuivre, l’étain, le coton, les peaux, les noix de kola, l’ivoire, les plumes d’autruche, les chameaux et l’or transitent par le royaume, de même que les esclaves d’Afrique centrale : deux millions sont transportés jusqu’à Tripoli, en passant par le lac Tchad et les oasis du Fezzan.

[1] Le Baguirmi reviendra en 1741 dans le giron du Bornou (puis passera dans celui du Ouaddaï)

[2] Le Fitri devra reconnaître la souveraineté du Ouaddaï, après la mort de son sultan, tué par les Barguimiens (fin XVIIIe siècle).


L’Empire Songhaï s’effondre au début des années 1590. Les Saadiens du Maroc reprennent les salines de Teghazza, avec une armée de mercenaires commandée par un renégat espagnol. Tombouctou ayant été pillée, puis la boucle du Niger et Gao prises, l’Empire Songhaï éclate en une douzaine de principautés. Menée depuis le Dendi, la résistance cesse en 1592-1594. Le dernier mansa du Mali, qui espérait profiter de la situation, est battu par les troupes marocaines à Djenné. De leur côté, les Djerma, « cousins » des Songhaï, quittent la boucle du Niger en direction de l’actuelle région de Niamey, qu’ils atteignent au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles. Jusqu’alors dominants, les empires de la savane occidentale s’effacent au profit des États de la savane centrale, en particulier des cités rivales Haoussa, qui fortifient leurs capitales et qui, grâce à leur position centrale dans le commerce transsaharien, profitent de l’effondrement Songhaï pour mettre en place leur propre réseau. Leur islamisation s’intensifie à partir des années 1460, sous l’influence de marchands Mandé et d’éleveurs Peuls de plus en plus nombreux.

L’islamisation progresse aussi fortement dans le royaume du Ouaddaï, dont les Toundjour ont été chassés en 1635 par les autochtones Maba, alliés à un Nubien islamisé lié à la famille régnante du Darfour, alors en pleine expansion (cf. De la Nubie au Soudan). En pays Haoussa, l’expansion des cités de Kano, Katsina et Zaria est fragilisée, au XVIIe siècle, par les raids réguliers de cavaliers Jukun venus du Royaume de Kororofa (Kwararafa) : centrée sur la vallée de la rivière Benue, au centre du Nigeria actuel, cette Confédération païenne amorcera son déclin au XVIIIe siècle. En attendant, elle favorise l’essor de Gobir, qui reste à l’écart de ses attaques.

Au milieu du XVIIe, deux États rivaux sont fondés à l’ouest du Mali actuel, entre Djenné et le haut-Sénégal : les royaumes de Ségou et de Kaarta sont l’œuvre de Bambaras, nom donné par les musulmans aux clans de guerriers de langue Malinké ayant refusé de se convertir à l’islam. Le Ségou connaît son expansion maximale dans les années 1820, lorsqu’il s’empare du Macina et de Djenné : ceux-ci étaient alors aux mains des Arma (« tyrans »), les roitelets héritiers des mercenaires ayant conquis le Songhaï puis s’étant émancipés de leurs parrains marocains au milieu du XVIIe. Les Arma perdent aussi Tombouctou, siège de leur pacha suprême, qui est conquis par les Touareg. Le Kaarta est également en pleine expansion au début du XIXe, à partir de son noyau correspondant au cœur de l’ancien Ghana.


A la même période, en 1804, le Peul Ousmane dan Fodio, originaire du Gobir, lance le djihad contre les classes dirigeantes Haoussa qui gouvernent leurs États de façon autocratique et qui pratiquent un islam mâtiné de trop nombreux emprunts aux religions traditionnelles. D’abord restreint aux Peuls, le mouvement gagne les populations Haoussa. Freiné au nord-ouest par le roi du Kebbi et par les Touareg, le djihad gagne en revanche les zones animistes du sud et du sud-est, comme Ilorin (en pays Yoruba) et les territoires des Nupe (établis sur la rive gauche du Niger). Il atteint aussi des régions dépourvues de tradition étatique comme Bauchi (au centre-nord) et l’Adamawa (à la frontière de l’actuel Cameroun). La quinzaine d’émirats qui voient ainsi le jour sont englobés dans un État plus vaste, le califat de Sokoto qui, à son apogée, s’étend sur 400 000 km².

Le djihad vise aussi le Kanem-Bornou, dont l’islam n’est pas considéré comme assez rigoureux et qui est alors en pleine déliquescence. A l’ouest, il est victime de l’émancipation d’un de ses vassaux, le sultanat de Damagaram : fondé en 1731 par des aristocrates Kanouri, avec pour capitale la ville Haoussa de Zinder, il a mis la main sur une bonne partie du Bornou occidental. A l’est, le Kanem-Bornou pâtit de la montée en puissance du royaume du Ouaddaï qui, après s’être émancipé du Darfour dans la seconde moitié du XVIIIe, a annexé l’est du Bornou, puis le Baguirmi (en 1806). Les forces du djihad ayant mis à sac la capitale du Kanem-Bornou, le maï prend la fuite, abandonnant le pouvoir à un chef religieux qui reconquiert l’essentiel du pays et le dirige à partir de 1817. Soutenu par des Arabes venus de l’est et par des esclaves, le nouveau régime élimine la dynastie des Sayfides (Sayfawa) qui avait essayé de retrouver son trône.

Le paysage de l’ouest sahélien se trouve également bouleversé, dans la seconde moitié du XIXe siècle, par el Hadj Omar, un Toucouleur du Fouta-Toro. En 1850, cet adepte de la confrérie soufie Tijaniyya (fondée au XVIIIe) lance le djihad dans le haut pays Malinké, au voisinage des sources du Sénégal et du Niger. Implanté aux abords des mines d’or du Bouré, il conquiert le Kaarta (1854), met fin au très ancien royaume de Diarra (1860) et s’empare de Ségou (1861) et du Macina, aux mains de Bambara et de Peul adeptes de la confrérie soufie rivale de la Qadiriyya. Son Empire Toucouleur (dont la capitale passe de Ségou à Bandiagara) disparait en 1890-1893, victime des Bambara alliés à la France.

Déjà bien implantés au Sénégal, les Français poursuivent leur progression dans la région : entre 1891 et 1894, ils prennent le Kaarta, Djenné, Mopti, Bandiagara et Tombouctou. En 1895, ils imposent un protectorat au Yantanga ; deux ans plus tard, ils font de même au royaume de Ouagadougou et s’emparent de Bobo-Dioulasso, après une vive résistance. La même année, le Barguimi se place sous protectorat français, afin d’échapper à l’emprise de ses encombrants voisins (Bornou, Ouaddaï, Darfour). En 1898, les Français capturent le chef de guerre Malinké Samy Traoré qui, à la fin des années 1860, avait entrepris de restaurer un grand royaume du Mali : à son apogée, son Empire Wassoulou s’étendait des abords de Bamako jusqu’à l’arrière-pays de Freetown (en Sierra-Leone) et aux frontières des actuels Burkina et Côte d’Ivoire. Toujours en 1898, les troupes françaises s’emparent de Sikasso, capitale du royaume de Kenedougou que les Senoufo avaient établi, vers 1650, dans la partie méridionale de l’actuel Mali. L’année suivante, elles font mouvement vers le lac Tchad, où elles s’installent après avoir signé un traité avec le sultan d’Agadez (sultanat de l’Aïr) et avoir conquis le Damagaram et Zinder. Dans la décennie suivante, elles mettent fin au domaine que s’était constitué Rabah, un trafiquant d’esclaves arabo-soudanais de l’Oubangui-Chari qui, en 1892-1893, avait mis la main sur le Baguirmi, puis sur le Kanem-Bornou.

L’emprise française sur la bande sahélienne, du Sénégal au Tchad, est reconnue en 1890, puis 1898, par les Britanniques qui, de leur côté gardent la mainmise sur le Soudan et sur le Nigeria. Entre 1900 et 1905, les troupes de Londres mettent fin au califat de Sokoto et s’emparent du Bornou. Les dernières poches de résistance cèdent une quinzaine d’années plus tard. Enfin, en 1919, une convention anglo-française rattache au Tchad français les territoires Zaghawa du Dar Massalit, sultanat vassal du Darfour (apparu en 1870) qui s’était révolté contre les Britanniques. Paris organise ses possessions sous la forme d’une Afrique occidentale française qui comprend, notamment le Soudan français (l’actuel Mali), le Niger et la Haute-Volta (découpée en 1933 et rétablie en 1947). Les colonies accèdent à l’indépendance en 1960, comme le Nigeria britannique, dominé par les élites nordistes du Nord musulman.


Après avoir été le siège d’empires et de royaumes puissants, le Sahel est aujourd’hui une des régions les plus pauvres et les plus fragiles au monde, en dépit de la richesse d’un sous-sol (pétrole, uranium, phosphates, étain..) qui attire les grands groupes internationaux et accroît la corruption des élites locales. La longueur traditionnelle de la saison sèche – entre huit et neuf mois – est accentuée par le dérèglement climatique mondial : en témoigne l’assèchement du lac Tchad, dont la superficie a diminué de 90 % depuis les années 1970 quand, dans le même temps, sa population riveraine triplait. Seule la partie méridionale du Sahel, parcourue par quelques grands cours d’eau, présente des zones humides. La plus grande de toutes ces zones en Afrique de l’ouest est le delta intérieur que forme le fleuve Niger dans sa partie intermédiaire. A cet endroit, il se subdivise en nombreux bras, avant de reprendre un cours normal. Située entre les villes de Djenné et de Tombouctou, cette région de 64 000 km² est communément appelée le Macina.

A la fin du XXIe siècle, l’exode de ses populations (des dizaines de millions de personnes) pourrait être aggravé par le réchauffement climatique : la fonte des glaces du Groenland accroitrait la part d’eau douce dans l’Atlantique, affaiblissant suffisamment la circulation océanique pour que la mousson ouest-africaine s’interrompe ! Car, en parallèle d’une sécheresse de plus en plus marquée, la population régionale ne cesse de s’accroître, sous les effets conjugués d’une mortalité en baisse et de taux de fécondité encore très élevés (près de 7 enfants par femme au Niger, record mondial). Selon les démographes de l’ONU, la population totale des six états du Sahel est passée d’environ 21 millions d’habitants en 1960 à plus de 100 millions en 2020. Elle dépasse même 180 millions, s’y on y ajoute les États septentrionaux du Nigeria, et pourrait atteindre entre 370 millions et 415 millions d’habitants en 2045, avec des conséquences majeures en termes de flux migratoires.


L’immensité du Sahel, ajoutée à la faiblesse administrative et sécuritaire des régimes locaux, en ont fait une « zone grise » pour toutes sortes de trafics : immigrés des pays subsahariens essayant de gagner l’Europe via la Libye et le Maroc, voitures, armes, cigarettes[1] et drogue venue d’Amérique latine via le Golfe de Guinée. En novembre 2009, un Boeing a été retrouvé calciné au nord de Gao au Mali : surnommé « Air cocaïne », il aurait transporté de la cocaïne et ses occupants l’auraient détruit après s’être posé dans cette zone échappant à tout contrôle radar. La collusion entre trafiquants et rebelles (islamistes et touaregs) a fait naître la notion de « gangsterrorisme ». Pour combattre ces différents périls, cinq pays fondent en 2014 le G5 Sahel, une alliance militaire qui se montre incapable d’enrayer la montée en puissance des groupes islamistes (cf. Infra), en dépit du soutien apporté par la France et d’autres pays occidentaux.

En décembre 2023, la Mauritanie et le Tchad entérinent sa dissolution, après le retrait des trois autres fondateurs (Mali, Burkina et Niger) : passés aux mains de juntes militaires, ces pays ont coupé leurs liens avec Paris, se sont rapprochés de la Russie et de l’Iran et ont fondé une Alliance des États du Sahel (AES).

Plus au nord, al-Joufra et le sud de la Libye sont pris pour cible à plusieurs reprises par les Américains, qui suspectent Moscou d’utiliser cette zone comme base logistique de son dispositif au Sahel : en décembre 2023, des drones y détruisent un avion russe contenant des dispositifs de brouillage électronique.

En plus d’être devenue le sanctuaire de groupes djihadistes, la bande sahélienne a vu s’accroître son rôle de plaque tournante du trafic de drogue entre l’Amérique latine et l’Europe. La production et la consommation de cannabis, de cocaïne et d’opiacés ont explosé, comme en témoignent les saisies de cocaïne, multipliées par cent entre 2015-2020 et 2022. Les fabrications locales sont même devenues fréquentes, notamment celle de crack, tandis que la consommation de tramadol (un opiacé) ne faiblit pas en Afrique de l’ouest. Autant de trafics qui alimentent les caisses des groupes armés de toutes obédiences.

En janvier 2024, le Mali, le Burkina et le Niger annoncent leur retrait immédiat de la Cédéao (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest), dont ils étaient suspendus depuis que les militaires s’y étaient emparés du pouvoir. Un mois plus tôt, le Maroc avait proposé aux trois pays une alliance économique et géopolitique, profitant de la dégradation des relations des juntes malienne et nigérienne avec l’Algérie, accusée de s’ingérer dans leurs affaires intérieures. En mars, les trois membres de l’AES annoncent la création d’une force conjointe de lutte contre les djihadistes.

Quelques jours plus tard, le Niger, qui vient de signer un protocole de Défense avec la Russie, dénonce l’accord de coopération militaire le liant aux États-Unis depuis 2012. En avril, les Américains doivent accepter de retirer leur dispositif du pays, soit environ un millier de soldats et l’importante base de drones d’Agadez. Celle-ci leur permettait de surveiller tout le Sahel, ainsi que la Libye, pays voisin de l’Europe du sud où la Russie ne cesse d’accroître son influence. A la recherche d’un nouveau point de chute, les Américains annoncent finalement qu’ils redéploieront une partie de leur dispositif dans le nord-ouest de la Côte d’Ivoire, à l’intersection du Sahel et du golfe de Guinée.

Dans le sillage des Russes, les Iraniens marquent un intérêt certain pour les mines nigériennes d’uranium, dont la production pourrait être utile à leur programme nucléaire. Moscou et Téhéran se montrent également actifs dans deux pays de la région considérés jusqu’alors comme des alliés des Occidentaux, le Tchad et la Tunisie. La Turquie n’est pas en reste : devenue le quatrième fournisseur d’armes de l’Afrique sub-saharienne (blindés, drones…), elle signe des accords avec le Niger en vue de développer l’exploitation des hydrocarbures et des mines.

Plus au sud, les incidents armés se multiplient entre les armées burkinabé et ivoirienne, sur leur frontière parfois mal délimitée ; jadis cordiales, les relations entre les deux pays se sont dégradées depuis la prise de pouvoir par les militaires à Ouagadougou.

En mai, les juntes du Burkina-Faso et du Mali adoptent une voie commune, à l’issue d’un « dialogue national » dénoncé par leurs oppositions respectives : la prolongation pour quelques années de la « période de transition » ouverte par les coups d’État. A la fin du même mois, les trois armées de l’AES réalisent des exercices militaires conjoints avec leurs homologues du Tchad et du Togo, à la frontière nigéro-malienne. En visite au Mali et au Burkina, le nouveau Président populiste et nationaliste du Sénégal prône à ses hôtes le renforcement de la coopération sécuritaire entre leurs pays et leur retour au sein de la Cedeao.

En juin 2024, une centaine de soldats et de volontaires de la patrie burkinabé sont tués ou enlevés par le JNIM dans une caserne située à proximité de la frontière avec le Niger. La grogne montant dans une partie de l’armée, des soldats maliens et des mercenaires russes sont envoyés à Ouagadougou par le régime de Bamako. Le mois suivant, les chefs des trois juntes instituent une Confédération des États du Sahel, incluant la libre circulation de leurs citoyens dans les trois pays, ainsi que la création d’une banque commune d’investissement et d’une force militaire unifiée. Mis en cause à plusieurs reprises, le comportement des armées locales est de nouveau questionné en juillet, avec des vidéos montrant des soldats d’élite maliens (puis burkinabé) se livrant à des actes de cannibalisme sur leurs victimes.

L’insécurité se répand par ailleurs dans le nord des pays limitrophes, le Bénin et le Togo, où les forces de défense sont victimes d’attaques du JNIM. En août, au moins deux cents personnes sont tuées par des hommes armés du JNIM à Barsalogho, dans le centre-nord du Burkina… alors qu’elles creusaient, sous la contrainte, des tranchées pour protéger les postes de sécurité. Des volontaires pour la défense de la patrie (VDP) du village avaient été impliqués dans le massacre de deux cents civils d’une autre commune, fin 2018, en représailles à une attaque djihadiste. En octobre 2024, une quinzaine de militaires et de civils sont tués dans le nord du Togo, en creusant des tranchées le long de la frontière avec le Burkina ; parmi les assaillants figuraient des mineurs, mais aussi des femmes.

Le drapeau russe devient par ailleurs un signe de ralliement des opposants aux pouvoirs en place, sans que Moscou ne soit nécessairement à la manœuvre. Il apparaît au Sénégal et en Côte d’Ivoire, mais aussi en août dans le nord du Nigeria, où des manifestants dénoncent l’inflation créée par les mesures d’ajustement économique du nouveau Président nigérian (une vingtaine de morts).

En août 2024, les rebelles maliens du Cadre stratégique permanent (CSP, à majorité touareg) et nigériens du Front patriotique de libération (dirigé par un Toubou) amorcent un début de coopération contre leurs juntes respectives. Après avoir subi de lourdes pertes face au CSP près de la frontière algérienne (cf. Mali), la situation se tend entre Bamako et Alger, les Maliens accusant les Algériens de laxisme vis-à-vis des insurgés. En revanche, les relations de l’Algérie sont au beau fixe avec le Niger, sur fond d’exploitation et de commercialisation d’hydrocarbures ; les deux pays devraient notamment être traversés par un gazoduc transsaharien de 4 000 km, censé acheminer le gaz du Nigeria jusqu’à la Méditerranée et au marché européen… concurremment au projet porté par le Maroc, le long des côtes d’Afrique de l’ouest.

En octobre, quelques semaines à peine après la fin de l’opération « Lake Sanity », menée par la Force multinationale mixte dans la région du lac Tchad, une quarantaine de soldats tchadiens sont tués dans l’attaque de leur caserne par des islamistes de Boko Haram.

[2] Belmokhtar, l’un des principaux chefs djihadistes (présumé tué fin 2016) était surnommé « Mr Marlboro », en raison de son implication dans le trafic de cigarettes.


L’ESSOR DES MOUVEMENTS DJIHADISTES

La montée d’un islamisme radical, d’inspiration hanbalite et wahhabite, dans un Sahel islamisé par des confréries modérées (d’inspiration malékite, voire soufie) n’est pas une nouveauté : déjà, au XIe siècle, les Almoravides (Confédération des Sanhadja) s’en étaient pris aux pouvoirs berbères en place, accusés de pratiquer un islam hérétique… motif religieux qui se confondait, déjà, avec des ambitions politico-économiques, en l’occurrence contrôler les routes de l’or venant du Royaume du Ghâna (à cheval sur les actuels Mali et Mauritanie).
L’islamisme radical a fait son retour dans la région au cours des années 1990, à la suite de la guerre civile ayant opposé les militaires aux islamistes en Algérie. Les insurgés ayant refusé l’amnistie proposée par le régime algérien se sont ralliés au principal mouvement djihadiste transnational, Al-Qaida, et ont fondé, début 2007,
Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi). Pour diverses raisons (tactiques, opportunistes, nationales, ethniques), cette mouvance a donné naissance à plusieurs groupes qui lui ont permis d’élargir ses effectifs bien au-delà de sa base arabe algérienne et de recruter au sein de diverses ethnies des pays sahéliens : Touareg et Maures, Peuls et autres populations noires telles que les Dogons, les Bambaras, les Djermas, les Gourmantché… Les services secrets d’Alger et de Rabat sont suspectés d’animer en sous-main certains de ces mouvements, afin de gêner leur voisin : l’Ansar Dine touareg serait une émanation des services algériens et le Mujao (Mouvement pour l’unité du Jihad dans l’ouest africain) de leurs rivaux marocains.
En mars 2017, la mouvance liée à Al-Qaida s’est regroupée dans le
Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM ou JNIM Jamaat Nosrat al-Islam wal-Mouslimin). Dirigé par le Touareg Iyad Ag Ghali, il associe Aqmi et son mouvement Ansar Dine, ainsi que al-Mourabitoune (issu du Mujao), le Front de libération du Macina et les Burkinabés d’Ansaroul Islam. Chacun de ces groupes conserve son autonomie et ses zones d’influence, mais coordonne ses actions avec les autres.
Le GISM est en concurrence – souvent meurtrière – avec
l’État islamique du Grand Sahara (EIGS) : celui-ci a été fondé par un ancien dirigeant malien du Mujao ayant quitté al-Mourabitoune pour faire allégeance à l’État islamique, le grand rival d’Al-Qaida. Ce mouvement est l’une des deux branches de l’État islamique dans la Province d’Afrique de l’Ouest (Iswap), la deuxième (Boko Haram) opérant aux abords du lac Tchad et au nord-est du Nigeria.
Deux autres groupes, opérant également au Nigeria, complètent le paysage du djihadisme sahélien : l’aile de Boko Haram dirigée par Abubakar Shekau (appelée
Groupe sunnite pour la prédication et le jihad) et Ansaru, dissidence historique de Boko Haram.

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