17 125 191 km²
Capitale : Moscou
République autoritaire
Monnaie : le rouble
[1] En russe moderne, rousskiï fait référence aux Russes ethniques et rossiïsky aux citoyens de la Fédération de Russie.
Pays le plus vaste du monde, la Russie s’étend aux trois quarts en Asie, au-delà de l’Oural. Mais c’est sa partie européenne qui rassemble l’essentiel de la population (78 %), dont les trois quarts vivent en ville. Pour la géographie physique, cf. Les Slaves orientaux.
Principale héritière de l’URSS, la Fédération possède des frontières terrestres avec quatorze pays reconnus par la communauté internationale[1] : plus de 1 300 km avec la Finlande au Nord, ainsi qu’un peu moins de 200 avec la Norvège, 290 avec l’Estonie et à peine plus avec la Lettonie, un peu moins de 230 avec la Lituanie ; à l’Ouest, elle partage un peu moins de 210 km avec la Pologne, près de 960 km avec la Biélorussie et près de 1 580 km avec l’Ukraine. Les frontières avec la Lituanie et la Pologne sont celles de l’exclave largement militarisée de Kaliningrad (15 000 km²), située sur la mer Baltique. Au Sud, un peu plus de 720 km séparent la Russie de la Géorgie et plus de 280 km de l’Azerbaïdjan ; à l’Est, elle est frontalière du Kazakhstan (près de 6 850 km) en Asie centrale, de la Chine (3 645 km), de la Mongolie (plus de 3 440) et même de la Corée du nord (19 km) en Extrême-Orient.
[1] Sans compter les « États » sécessionnistes reconnus par Moscou : Abkhazie et Ossétie du sud-Alanie (en Géorgie) et oblats de l’est ukrainien (cf. Ukraine).
Le pays compte quelque cent-soixante nationalités appartenant à une dizaine de grandes familles ethnolinguistiques. Un peu plus de 80 % sont Indo-européens, dont 78 % de Russes, le reste se partageant en Ukrainiens, Arméniens, Biélorusses, Allemands, Ossètes, Roms… Un peu plus de 8 % parlent des langues turques : près de la moitié d’entre eux sont des Tatars (cf. Encadré), l’autre moitié se répartissant entre Bachkirs, Tchouvaches, Kazakhs, Azéris, Iakoutes… Viennent ensuite quelque 3 % de Caucasiens (dont 1 % de Tchétchènes, devant les Avars et les Kabardes), 2 % de Finno-ougriens, ainsi que des Mongols, des Vietnamiens, des Sémites, des Toungouses, des Samoyèdes, des Eskimo-Aléoutes… Le russe est la langue d’État de la Fédération. Sur la centaine d’autres langues existantes, une trentaine ont un statut de langue d’État dans les républiques et une quinzaine un statut officiel.
En 2023, au moins 13 millions de Russes et russophones vivent toujours dans certaines des anciennes républiques soviétiques, dont plus de 7 millions en Ukraine (17 % de la population) et 3,5 millions au Kazakhstan (18 %, essentiellement au nord). Ils représentent près d’un quart des habitants de deux pays baltes, la Lettonie et l’Estonie. Les 2 derniers millions habitent au Belarus, en Ouzbékistan, au Kirghizstan, au Turkménistan et en Moldavie (Transnistrie).
Environ les deux tiers des citoyens russes se disent de confession orthodoxe, même si leur pratique religieuse est faible. Loin derrière arrivent environ 10 à 15 % de musulmans, essentiellement sunnites, présents surtout en Ciscaucasie (près de 95 % de la population de Tchétchénie et 85 % de celle du Daguestan) et dans les régions de l’Oural et de la Volga (près de 95 % des Tatars). Le reste de la population est adepte du catholicisme, de plusieurs religions protestantes, du judaïsme (dont les Juifs des montagnes au Daguestan, cf. Particularismes culturels), du bouddhisme et de diverses pratiques païennes et panthéistes chez les peuples turcs et mongols d’Extrême-Orient.
SOMMAIRE
- Eltsine, entre putsch et sécession tchétchène
- De la chute d’Eltsine à l’avènement de Poutine
- La mise en place de l’omnipotence poutinienne
- L’intermède Medvedev
- Autoritarisme et tours de passe-passe
- L’enlisement ukrainien
- La reprise en mains poutinienne
- Encadré : la Russie, fédération de « sujets »
- Encadré : les Tatars et leurs voisins
- Encadré : le réveil de « l’ours » russe
- LIRE AUSSI : La Tchétchénie et les guerres du Caucase
Eltsine, entre putsch et sécession tchétchène
Après la dissolution de l’URSS, en décembre 1991, Boris Eltsine hérite d’une Russie malade sur les plans politique, économique et démographique. Le mal est d’autant plus profond que le Premier ministre choisi, l’économiste Egor Gaïdar, lui administre un traitement de choc en libéralisant les prix. L’inflation bat son plein et les salaires comme les pensions ne suivent pas le rythme, alimentant le mécontentement populaire. Le numéro un russe parvient, en revanche, à éviter que la Fédération de Russie n’éclate : en 1992, la quasi-totalité des républiques autonomes acceptent d’en rester membres, à l’exception du Tatarstan et de la Tchétchénie. Sur ce territoire de longue date rétif à l’autorité russe (cf. Les guerres russes du Caucase), le pouvoir a été pris, en septembre 1991, par un ancien pilote de bombardier nucléaire, le général Doudaev ; en mars suivant, il proclame l’indépendance de sa république d’Itchkérie. Bien qu’ethniquement et géographiquement proches des Tchétchènes, les Ingouches ne les suivent pas et forment leur propre république, au sein de la Fédération russe.
Dans l’immédiat, Eltsine laisse faire, trop occupé par un Parlement – encore dominé par les communistes – qui conteste sa politique libérale. Fin 1992, il change de Premier ministre et nomme un homme plus proche du sérail, Viktor Tchernomyrdine, patron du géant gazier Gazprom. En parallèle, il convoque un référendum destiné à trancher son différend avec le Parlement. Le pari s’avère gagnant puisque 58 % des votants lui accordent leur confiance en avril 1993. Fort de ce succès, le Président dissout le Congrès des députés en septembre suivant, ce qui provoque une réaction immédiate des parlementaires : après avoir voté la destitution d’Eltsine, ils investissent un nouveau Président et se retranchent dans leurs locaux. Après un siège d’une dizaine de jours, les commandos d’élite donnent l’assaut et mitraillent les manifestants qui soutenaient les députés devant le bâtiment. Selon les sources, l’opération fait entre 150 et 1500 morts.
En décembre suivant, un nouveau référendum, suivi par à peine plus de la moitié des électeurs, entérine une Constitution qui renforce les pouvoirs du chef de l’Etat. Elle instaure aussi un système législatif bicaméral, avec une Chambre haute (le Conseil de la fédération, où siègent deux représentants de chacun des « sujets » de la Fédération, cf. Encadré) et une Chambre basse, qui reprend l’appellation de Douma abandonnée après la révolution bolchévique. Tenues le même jour, les élections législatives accordent au parti présidentiel, Choix de la Russie, le plus grand nombre de sièges, bien qu’il ait été devancé en nombre de voix par le Parti libéral-démocrate de Russie (PLDR) de l’ultranationaliste Jirinovski.
Débarrassé de l’ombre du Parlement, Eltsine peut désormais s’attaquer à la sécession tchétchène, moyen de redorer le lustre national et de faire oublier, au moins pour un moment, les difficultés économiques qui s’accumulent. Mais, censée être une opération éclair, l’offensive lancée en décembre 1994 est un échec. Les conséquences politiques ne se font pas attendre : le KPRF communiste redevient le premier parti russe aux législatives de 1995 et, l’année suivante, son candidat atteint le second tour des présidentielles. C’est pourtant Eltsine, au comble de l’impopularité mais soutenu par les Occidentaux[1], qui en sort vainqueur, au prix probable de fraudes massives. Pour contrer l’influence qu’exerce Tchernomyrdine, soutenu par les sociétés du complexe militaro-industriel (issues du GRU, les services de renseignement de l’armée, et de l’ex-KGB, renommé FSB), le Président réélu le flanque de deux vice-Premiers ministres libéraux, Tchoubaïs et Nemtsov, qui ont les faveurs des banques nationales et étrangères.
L’affrontement entre conservateurs et réformateurs se déchaîne à l’occasion de la privatisation des grands groupes russes, chaque clan accusant l’autre de malversations. A la fin de l’année 1997, le milliardaire Berezovski, qui s’est rallié à Tchernomyrdine et finance certains séparatistes tchétchènes, accuse les « réformateurs » d’être à la solde du FMI. L’un de ses quotidiens publie une lettre confidentielle dans laquelle le directeur du Fonds fixe une vingtaine de mesures fiscales et budgétaires pour que son institution reprenne son aide à la Russie ; les plus gros fraudeurs fiscaux y sont expressément nommés : Gazprom, Aeroflot, les chemins de fer, l’électricité… A ces divergences au sommet de l’Etat s’ajoutent des dissensions territoriales : de véritables fiefs ont été créés à travers le pays par les communistes ou par les libéraux, alliés de circonstance à des politiciens d’inspiration cléricale (comme le maire de Moscou, Loujkov) ou militariste (comme le général Lebed élu gouverneur de l’immense région sibérienne de Krasnoïarsk).
[1] En 1998, la Russie est admise au rassemblement des plus grandes puissances économiques mondiales, le G8.
De la chute d’Eltsine à l’avènement de Poutine
Le contexte est devenu si volatile qu’Eltsine ne parvient plus à réaliser son numéro d’équilibriste : après avoir limogé Tchernomyrdine au printemps 1998, notamment en raison des retards récurrents de paiement des salaires et des pensions, il le rappelle l’été suivant, sous la pression des oligarques qui craignent de voir leurs acquis emportés par la crise économique née en Asie. Mais l’opération est un échec : l’ancien Premier-ministre échoue par deux fois à obtenir l’investiture de la Douma. Eltsine doit alors se résoudre à nommer le chef de la diplomatie, Primakov, qui bénéficie du soutien de ses anciens camarades communistes. Mais il est limogé à son tour, au printemps 1999 : le chef de l’Etat le rend notamment responsable de son incapacité à empêcher la procédure de destitution que la Douma a engagée contre lui pour engagement de la guerre en Tchétchénie, bombardement du Parlement en 1993, disparition de l’URSS, destruction du potentiel militaire du pays et « génocide » du peuple russe. Le Président nomme alors comme Premier ministre un de ses proches, homme de ses « basses œuvres » en Tchétchénie ou dans la vallée de Ferghana. Mais il s’en débarrasse dès l’été suivant, l’accusant de n’avoir pas su rallier les barons régionaux de « Toute la Russie » qui ont préféré rejoindre « La Patrie », le parti de Loujkov.
Pour le remplacer, le choix d’Eltsine se porte sur le chef du FSB, Vladimir Poutine, ancien numéro deux de la mairie de Saint-Pétersbourg, puis de l’administration présidentielle. Les députés lui accordent leur confiance, à une très courte majorité, dans l’attente des législatives qui doivent se tenir à la fin de l’année. Certains clans proches du pouvoir – désireux de faire oublier les scandales qui les menacent ou de prendre leur revanche sur les indépendantistes tchétchènes (avec lesquels un cessez-le-feu a dû être signé en août 1996) – sont soupçonnés d’être derrière la vague d’attentats qui font près de trois cents morts à Moscou et dans d’autres villes russes, début septembre 1999. Dès les semaines suivantes, une deuxième guerre démarre en Tchétchénie (cf. Caucase).
En décembre, les élections législatives consacrent le succès de la mission politique confiée à Poutine : devancer la coalition OVR (formée par Loujkov-Primakov et les potentats régionaux) et affaiblir le KPRF. Celui-ci reste bien le premier parti à la Douma, grâce à un électorat fidèle (retraités, fonctionnaires de l’ancien régime, salariés des mines et du complexe militaro-industriel), mais c’est Eltsine qui y est majoritaire, grâce à la nouvelle coalition présidentielle Unité (animée par Poutine et Berezovski), à l’Union des forces de droite (SPS, alliant Tchoubaïs, Nemtsov et la plupart des libéraux), au PLDR de Jirinovski et à plusieurs dizaines d’indépendants ou de dissidents ralliés en échange de subsides gouvernementaux. Seuls « Notre maison la Russie » de Tchernomyrdine (élu député chez les Nenets de Sibérie !), les Agrariens et les libéraux de Iabloko ont fait cavalier seul.
Ce succès électoral n’est en réalité pas celui du Président, mais de son Premier ministre, dont l’image de fermeté est appréciée par une grande partie de la population et de la classe politique[1]. De fait, Eltsine se retire fin 1999, souffrant de problèmes cardiaques causés notamment par son alcoolisme. Comme le prévoit la constitution, Poutine est chargé d’assurer l’intérim à la tête d’un pays affaibli. Sa démographie, qui était celle d’un pays développé, est devenue celle d’un pays en voie de développement : la natalité est en baisse et la mortalité en hausse, en particulier chez les hommes touchés par les ravages de la consommation d’alcool pur, passée de six litres par habitant en 1984 à quatorze litres en 1996. Sur le plan économique, les investissements étrangers sont faibles, dans un pays qui offre si peu de garanties : législation inadaptée à l’économie de marché, instabilité fiscale et corruption au plus haut niveau. Près de cent quarante milliards de dollars seraient sortis de Russie entre 1993 et 1998, soit beaucoup plus que les aides internationales perçues durant la même période. Tout en accordant une indemnité judiciaire à vie au Président démissionnaire, le nouvel homme fort du pays annonce la couleur : la définition, par la Russie, de « son propre chemin vers le renouveau », mêlant économie de marché et croyance en sa « grandeur »[2].
Candidat à la magistrature suprême, en promettant d’appliquer « la dictature de la loi », Poutine multiplie les ralliements : après celui de « Toute la Russie » (des influents présidents de Bachkirie, du Tatarstan et maire de Saint Petersbourg), il reçoit le soutien de l’Eglise orthodoxe et des grands groupes du pays (Loukoil, le monopole de l’électricité de Tchoubaïs et même Gazprom, jusqu’alors plutôt inféodé à Loujkov). Dans la foulée, il prend toute la classe politique à contre-pied, en favorisant la réélection du président communiste de la Douma. Le mouvement d’adhésion est tel que Loujkov et Primakov renoncent à se présenter à l’élection que Poutine remporte avec près de 53 % des voix en mars 2000, dès le premier tour[3], devant les candidats du KPRF et de Iabloko. En réalité, le jeu politique russe ne se joue plus dans les partis et les institutions, mais au sein d’un quadrilatère composé du Kremlin et de son administration présidentielle, des membres des « ministères de force » (siloviki, au sein desquels les anciens camarades pétersbourgeois de Poutine sont de plus en plus nombreux), des oligarques et des barons régionaux : ceux-ci sont d’autant plus puissants qu’ils sont élus au suffrage universel (depuis la Constitution de 1993) et que leurs territoires réunissent plus de 80 % des richesses nationales. Un cinquième pouvoir retrouve par ailleurs de la vigueur : l’Eglise orthodoxe[4]. En août 2000, elle canonise plusieurs centaines de « martyrs » du communisme entre 1917 et 1937, dont le tsar Nicolas II et sa famille ; organisée dans la nouvelle cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou (remplaçant celle que Staline avait détruite en 1931), la cérémonie est même retransmise à la télévision d’Etat.
[1]Notamment son objectif de « buter les terroristes jusque dans les chiottes » en Tchétchénie.
[2] La preuve en sera donnée dès fin 2000 avec la restauration de l’hymne choisi par Staline en 1943 (mais avec de nouvelles paroles), ainsi que de l’aigle tsariste à deux têtes et du drapeau blanc-bleu-rouge, le rouge étant la bannière de l’armée.
[3] Le succès de Poutine étant certain, des fraudes diverses auraient été commises pour faire l’économie d’un second tour.
[4] Moins prestigieux que celui de Constantinople, le « patriarcat de Moscou et de toutes les Russies » n’en réunit pas moins plus de 60 % des pratiquants orthodoxes du monde (dont 40 % en Russie même).
La mise en place de l’omnipotence poutinienne
Après son succès électoral, le chef de l’Etat connait des moments difficiles : non seulement la guerre en Tchétchénie s’enlise mais, au mois d’août, un attentat non revendiqué fait une dizaine de victimes en plein cœur de Moscou. Le même mois, la tragédie du Koursk (près de cent-vingt morts) illustre le délabrement d’une partie de l’appareil militaire, ainsi que la persistance des comportements de type soviétique dans la gestion des crises : comptant parmi les plus modernes de la flotte russe, le sous-marin coule à pic dans la mer de Barents, sans que des moyens de secours ne puissent être mis en œuvre ; il faudra neuf jours d’échec pour que Moscou fasse appel, trop tard, à l’aide proposée par les Occidentaux.
Poutine enfourche alors un nouveau cheval de bataille : la lutte contre les « oligarques », favorisés sous Eltsine et qui tiennent les rênes de nombreuses régions, via leur financement d’élus locaux. Il les invite à « vendre les villas qu’ils possèdent en Espagne et en France » plutôt que d’utiliser leurs médias pour critiquer le pouvoir. L’allusion vise clairement Berezovski qui, après avoir soutenu l’accession au pouvoir de Poutine, en espérant bénéficier des mêmes privilèges que sous Eltsine, est tombé en disgrâce et doit s’exiler en Grande-Bretagne[1]. L’opération prend également pour cible la première fortune du pays, Mikhaïl Khodorkovski, patron du groupe pétrolier Ioukos, qui est arrêté à l’automne 2003 et restera dix ans en colonie pénitentiaire. En parallèle, Poutine démet le chef de l’administration présidentielle, soutien des oligarques de la « famille » Eltsine, tandis que le parquet russe saisit des actions de Ioukos.
Le nouveau chef d’Etat s’attaque par ailleurs aux baronnies régionales, dont certaines (Bachkortostan, Bouriatie, Kalmoukie, Kaliningrad) sont devenues si puissantes qu’elles s’affranchissent de certaines règles fédérales, en matière juridique, économique ou fiscale. Poutine va y remédier en « fléchant » 60 % des ressources régionales vers le budget fédéral, contre moins de 50 % auparavant. Le cas échéant, Moscou n’hésite pas à forcer la main aux récalcitrants[2]. Il regroupe également les « sujets » de la Fédération au sein de super-provinces (comme sous la Russie tsariste), dirigées par des super-gouverneurs nommés par le Kremlin et qui, pour la plupart, sont issus des « organes de force », armée, FSB et Intérieur. Militaires et « guébistes » effectuent en effet un retour en force dans les allées du pouvoir, à la tête des entreprises et des ministères comme à la Douma. Renouant avec les grandes heures de l’URSS, Poutine rétablit la célébration de la création de la Tcheka et fait frapper des pièces d’argent à l’effigie de Staline, dont un buste est également érigé à Moscou. En parallèle, certains groupes de presse sont repris en mains par des alliés du pouvoir, Gazprom en tête. Cette centralisation s’accompagne de l’élaboration d’une « Doctrine sur la sécurité de l’information » (interdisant de menacer « le renouveau spirituel de la Russie » et « les traditions de patriotisme ») et par le renforcement des critères permettant à un parti de concourir à des élections nationales.
Conforté par ces différentes mesures, le camp poutinien remporte largement les législatives de fin 2003, loin devant les communistes et les libéraux dont les scores semblent avoir été minorés lors du dépouillement. La fraude n’épargnera plus aucun des scrutins suivants. En mars 2004, Poutine est réélu au premier tour avec 71 % des voix et des scores supérieurs à 95 % en Ingouchie ou au Tatarstan. Juste avant le scrutin, le chef de l’Etat s’est séparé de son Premier ministre, dernier représentant de la « famille » Elstine dans les allées du pouvoir. En parallèle, les « hommes de Poutine » prennent le contrôle de pans entiers de l’économie, par exemple du groupe issu de la fusion de Gazprom et du pétrolier Rosneft, lequel a racheté en sous-main la filiale pétrolière du groupe Ioukos, lourdement endetté auprès du fisc. Seul le monopole de l’électricité leur échappe encore : il reste aux mains de Tchoubaïs qui, en mars 2005, sort indemne, d’un attentat à la bombe et d’un mitraillage de sa voiture dans la région de Moscou[3]. La journaliste d’investigation Anna Politovskaïa n’a pas cette chance : elle est tuée en octobre 2006 dans le hall de son immeuble moscovite, officiellement par un groupe mafieux dirigé par un Tchétchène et comprenant des membres, actifs ou retraités, de la police et du FSB[4]. Le mois suivant, un ancien espion réfugié en Grande-Bretagne y est mortellement empoisonné au polonium 210, une matière hautement radioactive et difficile d’accès. Enquêtant, notamment, sur le meurtre de la journaliste hostile à Poutine, il avait également accusé les services russes d’être les auteurs des attentats de 1999 ayant conduit à la deuxième guerre de Tchétchénie. Un journaliste et député ayant porté les mêmes accusations était déjà mort étrangement en 2003[5].
L’intermède Medvedev
Fin 2007, de nouvelles élections législatives confortent la suprématie de Russie Unie, le parti présidentiel. Seuls trois autres formations, dont deux pro-gouvernementales, ont obtenu des élus. Une nouvelle fois, certains scores donnent le tournis dans le nord Caucase (99 % en Tchétchénie), le sud de l’Oural et le bassin de la Volga. En mars suivant, Poutine réussit un nouveau tour de passe-passe institutionnel : ne pouvant se représenter à la présidentielle, il fait élire son Premier ministre Dmitri Medvedev (70 % des voix), tandis que lui-même prend la tête du gouvernement, pourvu de pouvoirs renforcés. En février 2009, il bénéficie d’un renfort de poids en la personne du nouveau patriarche de Moscou, Kirill, ancien agent du KGB quand il exerçait son ministère en Suisse. A l’automne suivant, le parti présidentiel remporte les élections régionales dans un tel climat de fraude que des partis d’ordinaire tolérants avec le Kremlin s’en émeuvent. En guise de réponse, le Président de la Commission électorale promet de « commander une couronne funéraire » à quiconque contestera les résultats.
Conscient de certaines dérives – notamment des violences commises par les agents du ministère de l’intérieur – et de l’exaspération qu’elles commencent à générer dans la population, Medvedev limoge une quinzaine de responsables régionaux et deux vice-ministres, dont celui qui était chargé des opérations anti-terroristes dans le nord-Caucase. En septembre 2010, il essaie de redorer l’image du pouvoir en limogeant, avant la fin de son mandat, le maire de Moscou considéré comme l’un des maires les plus corrompus du pays. Au printemps suivant, le Président limoge une vingtaine de généraux du ministère de l’intérieur, conformément à la campagne anti-corruption qu’il avait promis d’engager dans cette administration. C’est toutefois Poutine qui continue à diriger de fait le pays. Face à l’érosion de « Russie unie » aux municipales et régionales de 2011, il crée un « supra-parti », le Front populaire panrusse, et redonne vie à une formation jusqu’alors moribonde, « Juste cause ». Il autorise également le parti Rodina (La Patrie) à participer aux élections, sous la bannière de son « Front populaire », afin de concurrencer les communistes et le PLDR sur le terrain de l’ultranationalisme, du populiste et du racisme.
Les guerres en Tchétchénie ont en effet attisé le ressentiment des Russes vis-à-vis des Caucasiens et plus largement des immigrants d’Asie centrale. Une partie de la population et de la classe politique redoutent notamment que la violence islamiste ne se propage dans les républiques musulmanes de la région Volga-Oural (Bachkirie, Tchouvachie et Tatarstan), où règnent l’autoritarisme, le clanisme, la corruption, le chômage et la pauvreté, en particulier chez les jeunes : d’après Moscou, une école du Tatarstan aurait d’ailleurs servi de base de recrutement au groupe ayant commis les attentats de 1999. Même si ces craintes s’avèreront globalement infondées[6], des mesures de « déportation » hors du territoire sont préconisées dans la région de Krasnodar contre les « tchiornie » (les « noirs », surnom péjoratif des Caucasiens[7]), en particulier contre les Meskhets : de retour de leur déportation en Asie centrale sous Staline, ils sont venus travailler dans le sud de la Russie mais ne sont pas considérés comme russes, alors qu’ils détenaient des passeports soviétiques. Les migrants sont également victimes de ségrégation, notamment dans la région de Moscou, lors de l’attribution des « propiska », les autorisations de résidence qui donnent droit au travail, au logement, à l’éducation etc.
Ces tensions sont d’autant plus vives que le pays est confronté à une grave crise démographique. En dépit du retour au pays de Russes de l’ex-URSS périphérique et du solde positif de ses régions caucasiennes, il a perdu globalement sept millions d’habitants entre 1993 et 2009. L’espérance de vie des hommes y a baissé de plus de deux ans depuis 1960, à telle enseigne qu’à un peu plus de 61 ans, elle est inférieure à celle de pays comme le Bangladesh. Sa situation économique n’est pas meilleure. Avec son ouverture au commercial international, la Russie se retrouve dans une situation de déséquilibre structurel : elle finance ses importations de biens manufacturés par des exportations de matières premières, de minerais, de bois et surtout d’hydrocarbures (dont les exportations alimentent les deux tiers du budget fédéral) secteurs qui, en retour, accaparent plus de la moitié des investissements – au détriment de la réforme des autres secteurs – et alimentent les trois quarts des fuites de capitaux. Quant à la distribution des richesses, elle s’apparente de plus en plus aux inégalités de l’Amérique latine : les 10 % les plus riches possèdent 30 % des revenus et les 10 % les plus pauvres seulement 2 %. Loin d’avoir été affaiblis, les groupes oligarchiques se sont en effet renforcés, seuls leurs propriétaires ayant changé, les fidèles de Poutine ayant succédé à ceux d’Eltsine. Selon la Banque mondiale, la part directe de l’Etat dans l’industrie n’atteignait plus que 25 % en 2004, dans des secteurs trop sensibles pour être privatisés, par exemple l’électricité.
Cette dégradation de la situation économique se traduit par le net reflux du parti présidentiel aux législatives de décembre 2011 : en dépit d’une utilisation massive des moyens de l’Etat pendant la campagne, il passe pour la première fois sous la barre des 50 %. Le mode de scrutin lui permet de conserver une courte majorité à la Douma, mais il n’a plus de majorité qualifiée pour mener, seul, de nouvelles révisions constitutionnelles, par exemple celle qui permettrait à Poutine de briguer deux nouveaux mandats présidentiels. Pourtant, la fraude a une fois de plus été caractérisée : à Rostov, Sverdlovsk, Voronej, les premiers résultats officiels aboutissent à des totaux supérieurs à 100 % ! Les abus sont si criants que l’opposition rassemble des dizaines de milliers de manifestants à Moscou et dans plusieurs villes. Ces cortèges sont toutefois très disparates, réunissant des libéraux, des nationaux-bolchéviques, des anarchistes, des communistes, des écologistes, sans leader affirmé : les « historiques » comme Nemtsov sont discrédités et les meneurs des mouvements sont souvent de jeunes blogueurs, comme dans les révolutions arabes qui ont lieu à la même période. Tandis que Poutine reste muet, Medvedev promet et promeut des réformes, telles que la facilitation de l’enregistrement des partis et le retour de l’élection au suffrage universel des gouverneurs de province… sous réserve que les candidats soient passés à travers le « filtre présidentiel », officiellement instauré pour écarter nationalistes, populistes et autres mafieux[8].
[1] Berezovski est retrouvé pendu dans sa salle de bains en 2013.
[2] En 2005, le clan présidentiel bachkire doit céder sa pétrochimie à une structure fédérale.
[3] En 2008, Tchoubaïs perd l’électricité et devient patron d’un fonds d’investissement étatique.
[4] Le meurtrier tchétchène et son oncle seront condamnés à la perpétuité et des comparses, dont des policiers moscovites, à des peines de détention, mais sans que le commanditaire soit identifié
[5] Tombée en désuétude, la « section spéciale » créée par Lénine et devenue « laboratoire des poisons » sous Staline, aurait retrouvé son rôle, comme en témoigne la mort du djihadiste Khattab après la réception d’une lettre empoisonnée ou la maladie subite du futur chef d’Etat ukrainien (cf. Ukraine) …
[6] Même si des islamistes revendiquent la création d’un califat d’Idel-Oural (nom de l’Etat revendiqué par les nationalistes tatars) et que des « Moudjahidines du Tatarstan » revendiquent un attentat en 2012 contre le mufti de leur république, jugé trop modéré.
[7] En 2006, la police avait déjà pourchassé les Géorgiens sur les marchés et jusque dans les écoles de Moscou, après l’expulsion « d’espions » russes par Tbilissi (cf. Géorgie).
[8] Depuis 2004, les gouverneurs étaient élus par les parlements locaux, sur proposition du chef de l’Etat.
Autoritarisme et tours de passe-passe
C’est dans ce contexte que, grâce à la révision constitutionnelle de Medvedev, Poutine est élu pour un nouveau mandat présidentiel, en mars 2012, avec près de 64 % des voix dès le premier tour (64 % de participation), devant des candidats communiste, libéraux et populiste. Il a une fois de plus bénéficié de fraudes multiples (transports massifs d’électeurs bénéficiant d’autorisations multiples, bourrages d’urnes). À la suite des dérives des législatives, des webcams avaient été déposées dans les urnes, mais les ordinateurs de visualisation, en principe scellés, étaient ouverts régulièrement… pour vérifier qu’ils n’étaient pas en panne ! Le Président doit aussi sa nouvelle élection à un vote massif des ruraux, inquiets qu’une crise politique n’aggrave leurs difficultés économiques ; inversement, il a été rejeté par les classes moyennes et n’est pas majoritaire à Moscou.
Sa réélection, suivie de la reconduction de Medvedev comme Premier ministre, s’accompagne d’un nouveau raidissement. Ainsi, une nouvelle loi punit de prison toute aide, même fortuite, à des pays et organisations étrangers allant contre la souveraineté ou l’ordre constitutionnel de la Russie, définition pouvant couvrir la dénonciation de fraudes électorales. Quant aux ONG recevant de l’argent de l’extérieur, elles devront se faire répertorier comme « agent étranger » et faire figurer cette mention dans tous leurs documents : la mesure touche toutes les associations œuvrant dans les domaines des droits de l’homme, de l’environnement et de l’éducation. Inversement, des structures tombées en disgrâce à l’époque soviétique reviennent au premier plan, comme les Cosaques. Ainsi, le gouverneur de la région de Krasnodar autorise ceux du Kouban à maintenir l’ordre – y compris lors des jeux olympiques d’hiver tenus à Sotchi, sur la mer Noire – et à assurer la surveillance de la frontière avec l’Abkhazie. Des symboles de la Russie tsariste sont remis au premier plan, comme le ruban orange et noir de Saint-Georges, qu’arboreront les séparatistes pro-russes d’Ukraine. Quant-à l’opposition, elle est réduite au silence : ses candidats sont interdits de concourir aux élections, sous des prétextes juridiques divers, et les peines de prison pleuvent, par exemple en 2012 contre des activistes punks ayant investi l’église du patriarcat de Moscou pour implorer le départ de Poutine du pouvoir. Elles sont libérées, comme Khodorkovsky, à la faveur d’une loi d’amnistie votée fin 2013. Mais, un an plus tard, une peine (avec sursis) est prononcée contre l’avocat blogueur Alexeï Navalny, qui avait obtenu plus d’un quart des voix aux municipales dans la capitale.
Un nouveau cap dans la violence politique est franchi, en février 2015, avec l’assassinat de Nemtsov qui préparait un rapport sur l’implication de la Russie dans le conflit ukrainien du Donbass (cf. Ukraine) : l’ancien ministre est abattu à deux pas du Kremlin, à la veille d’une manifestation contre la guerre qui, un an plus tôt, a permis à la Russie de reprendre possession de la Crimée. Ses meurtriers sont un nouvelle fois des Tchétchènes, qui auraient agi pour punir l’ancien ministre de ses positions antimusulmanes. De fait, le pouvoir moscovite semble avoir « sous-traité » une partie du travail jadis réalisé par ses services secrets à des officines proches du régime dictatorial de Grozny (cf. Caucase), ainsi qu’à des entreprises privées telles que le groupe Wagner. En parallèle, Poutine a fédéré les différentes unités d’élite du ministère de l’Intérieur (dont les Omon anti-émeutes) au sein d’une Garde nationale de plus de 300 000 hommes, placée directement sous ses ordres.
Presque toute l’opposition libérale ayant disparu, Russie unie rafle les trois quarts des sièges de la Douma, aux législatives de septembre 2016, avec une participation inférieure à 48 %, le taux le plus faible depuis 1993. Si le péril islamiste n’a pas totalement disparu (une douzaine de morts en avril 2017 dans le métro de Saint-Pétersbourg, victimes d’un terroriste issu de la communauté ouzbèke du Kirghizstan), Poutine est largement réélu en mars 2018, avec plus de 67 % des voix au premier tour : outre le recours à de nouvelles méthodes électorales – dont l’organisation de kermesses dans les bureaux de vote – il bénéficie du lustre retrouvé de la Russie sur le plan international. Sur le plan économique, le bilan est beaucoup moins brillant, en dépit des revenus massifs dégagés par l’exploitation de gaz et de pétrole. De plus en plus inégalitaire (10 % de la population possédant 77 % de la richesse nationale[1]), le pays a fermé la moitié de ses hôpitaux depuis 2000 et consacre huit fois moins de dépenses à sa santé qu’à sa défense[2]. L’espérance de vie des hommes, comme le revenu, n’ont cessé de chuter. L’engagement d’une réforme des retraites rencontre un mécontentement de la population qui se traduit par un fort recul du camp présidentiel, aux élections régionales de septembre 2019, au profit des communistes et des nationalistes du LDPR, devenus les seules forces d’opposition organisées.
Sachant qu’il ne pourra pas solliciter la reconduction de son mandat lorsqu’il arrivera à échéance, Poutine envisage de nouvelles hypothèses, telles que la présidence d’une éventuelle Union russo-biélorusse ou d’un puissant Conseil d’Etat (comme l’a fait l’autocrate Nazarbaïev en 2019 au Kazakhstan). Mais ces perspectives apparaissant incertaines, il change de Premier ministre (le fidèle Medvedev devenant Président du Conseil de sécurité nationale) et engage une nouvelle révision constitutionnelle : outre le respect de la grandeur nationale (dont la célébration de la « Grande guerre patriotique » contre le nazisme) et la mention de Dieu dans la Constitution, le projet suggère de remettre les compteurs présidentiels à zéro, ce qui permettrait au chef de l’Etat de solliciter deux nouveaux mandats en 2024, puis en 2030. L’ensemble de la révision est adopté en juillet 2020 par plus de trois quarts des électeurs (65 % de participation), dans le climat de fraudes habituelles.
Le dernier obstacle individuel au pouvoir poutinien est levé le mois suivant, lorsque Navalny, dénonciateur sans relâche de la corruption du régime, est victime d’une tentative supposée d’empoisonnement, alors qu’il se trouvait en Sibérie. Malgré les réticences initiales de ses soignants russes, il est finalement transféré en Allemagne, dont il revient en janvier 2021 pour être aussitôt arrêté : accusé d’avoir enfreint son contrôle judiciaire en se faisant soigner à l’étranger, il est condamné à trois ans de prison. En septembre, Russie unie remporte la majorité des deux tiers à la Douma, à la suite d’un scrutin caractérisé par une fraude sans précédent : bourrage d’urnes, réécriture de listes électorales, dépouillement à huis-clos, votes multiples… Introduit pour la première fois dans quelques régions, le vote électronique a même permis d’inverser les résultats à Moscou, en faveur du camp présidentiel. Le pouvoir a en revanche échoué à faire passer la participation au-dessus des 50 % : censé séduire le vote libéral, sa création du Parti des gens nouveaux n‘a rallié que 5 % des suffrages. En amont du scrutin, les candidatures de centaines d’opposants avaient été invalidées et les géants du Net avaient reçu l’interdiction de relayer l’appel de Navalny en faveur d’un « vote intelligent » pour tout opposant. Cette mainmise du pouvoir sur les outils de communication se traduit, en décembre, par le changement de propriétaire de Vkontakte : le plus important réseau social du pays, dont le fondateur avait été contraint de fuir la Russie quelques années plus tôt, est acheté par la filiale médias de Gazprom.
L’année 2021 se conclut par la décision de la Cour suprême de dissoudre l’ONG Memorial, accusée d’avoir parfois omis de se présenter comme « agent de l’étranger » (un statut proche des « ennemis du peuple » de l’ère soviétique) : fondée par l’ancien Nobel de la paix Andreï Sakharov, peu de temps avant la disparition de l’URSS, l’association s’était d’abord donnée pour mission d’entretenir la mémoire des crimes staliniens, puis l’avait élargie à la dénonciation des violations des droits de l’homme dans la Russie contemporaine. Ce faisant, elle était devenue un ennemi majeur du régime poutinien, attaché à célébrer la grandeur de l’Union soviétique durant la « grande guerre patriotique » de 1939-1945. La Constitution de 2020 fait d’ailleurs de la Russie « l’héritière » de l’URSS, disposition qui n’est pas que rhétorique : en 2021, 60 % du « top 100 » de l’élite russe provient de l’ex-nomenklatura soviétique.
Revigoré par les ventes d’hydrocarbures, le pays n’en a pas pour autant modernisé son économie, ni enrayé les inégalités sociales. Malgré une politique nataliste et une nouvelle loi sur la citoyenneté, il n’a pas davantage enrayé sa baisse démographique, aggravée par l’exode (plus de 1,5 million de départs entre 2000 et 2018 et au moins 800 000 en 2021-2022) : en 2021, la Russie compte 146 millions d’habitants, un million de moins qu’en 1989, malgré l’annexion de plus deux millions de Criméens ; pire, la part de l’ethnie russe y a diminué (de près de 82 % à moins de 78 %) et avec elle la place de l’orthodoxie face à l’islam[3].
[1] Les avoirs des plus riches à l’étranger équivalent au patrimoine intérieur de tous les Russes.
[2] Respectivement 381 et 2800 milliards de roubles dans le budget 2017.
[3] Les orthodoxes sont passés de 75 % en 2017 à 66 %. Les musulmans pourraient être 30 % vers 2035.
L’enlisement ukrainien
C’est dans ce contexte que, en février 2022, Poutine lance son armée à l’assaut de l’Ukraine, accusée de vouloir rejoindre l’OTAN ; l’offensive passe notamment par la Biélorussie, revenue dans le giron russe après le soutien que Moscou a accordé à son Président pour surmonter ses difficultés internes. Mais, face à la résistance acharnée des combattants ukrainiens, l’armée russe affiche ses faiblesses : centralisation excessive de la chaîne de commandement, mauvaise coordination interarmes, difficultés d’approvisionnement logistique, faible engagement des appelés (lesquels représentent environ un tiers des effectifs de l’armée russe). L’opération s’enlisant et se matérialisant par de lourdes pertes matérielles et humaines (essentiellement parmi les soldats venus de Bouriatie, du Daguestan et de l’Oural), le Kremlin change d’optique : à défaut de pouvoir faire tomber Kiev, il concentre ses efforts sur la conquête de l’intégralité du Donbass et du littoral ukrainien sur la mer Noire (cf. Ukraine). En août, la fille d’un influent idéologue de la « grande Russie » et de « l’eurasisme » est tuée dans l’explosion de la voiture de son père, près de Moscou : l’attentat est revendiqué par un groupuscule russe hostile à Poutine, mais le Kremlin y voit la main plus que probable de Kiev.
Le mois suivant, face à la contre-offensive lancée dans l’est et le sud de leur pays par les troupes ukrainiennes, qui bombardent aussi la ville russe frontalière de Belgorod, Poutine signe un décret permettant de mobiliser les 300 000 réservistes que compte la Russie, sans aller jusqu’à une mobilisation générale qui pourrait concerner près de vingt-cinq millions d’hommes. L’Église orthodoxe elle-même mobilise : l’organisation « Croix de Saint-André », qu’elle soutient, annonce la formation de bataillons de volontaires pour combattre « le nazisme » et le « satanisme » des Ukrainiens. La décision gouvernementale provoque le départ de plusieurs centaines de milliers de conscrits potentiels en direction des pays voisins, soit le plus important exode depuis la défaite des Russes blancs au début des années 1920. La nécessité de recourir à la mobilisation engendre aussi des critiques directes du haut commandement militaire par deux des plus fidèles soutiens de Poutine : le Président tchétchène Kadyrov, qui aurait fourni dix mille combattants, et le fondateur de la société de mercenaires Wagner. Niant jusqu’alors être le dirigeant d’une structure juridiquement interdite, Evgueni Prigojine s’affiche ostensiblement, allant jusqu’à visiter les prisons pour y recruter des milliers de délinquants. Ceux-ci sont envoyés en première ligne, devant les mobilisés, les soldats professionnels et les « troupes barrière », chargées d’abattre les combattants qui reculent. La conscription génère aussi son lot de drames : en octobre, au moins une dizaine de soldats sont tués, dans une base proche de la frontière ukrainienne, par des volontaires originaires du Tadjikistan, sans doute à la suite d’un différend religieux.
Malmené sur le terrain des armes, le pouvoir moscovite réagit sur le plan politique : au nom du « droit à l’autodétermination des peuples », exprimé lors de référendums sujets à caution, il transforme quatre régions de l’est et du sud-est de l’Ukraine en sujets de la Fédération russe, même s’il n’en contrôle qu’une partie ou en est chassé, comme de Kherson en novembre. La guerre en Ukraine se prolongeant, le Kremlin annonce avant Noël que ses effectifs militaires seront portés à 1,5 million d’hommes et que ses forces seront dotées de nouvelles armes sophistiquées, afin de faire face aux « forces unies de l’Occident ». Face à la montée en puissance de Prigojine, qui a même fondé son propre parti politique, Moscou change pour la troisième fois de commandant de « l’opération » ukrainienne : en janvier 2023, le poste est confié directement au responsable le plus élevé de la hiérarchie militaire officielle, le chef d’État-major des armées. Les bombardements massifs ayant montré leurs limites, le haut-commandement renoue avec une longue tradition des armées russe, puis soviétique : l’envoi de vagues de combattants destinées à submerger les défenses ennemies, fût-ce au prix de très lourdes pertes.
En février, la filiation établie par le régime entre l’opération en Ukraine et la « grande guerre patriotique » trouve une nouvelle illustration, avec l’érection d’une (rare) statue de Staline à Volgograd, pour le quatre-vingtième anniversaire de la bataille de Stalingrad. Mais, sur le terrain, les forces russes ont du mal à progresser dans le Donbass. La rivalité entre l’armée régulière et le groupe Wagner est telle que Prigojine accuse nommément le ministre de la Défense et le chef d’état-major de priver ses hommes de munitions et de moyens de transport aérien. En avril, un restaurant pétersbourgeois du sulfureux homme d’affaires est visé par l’explosion d’un engin piégé, lors d’une réunion de nationalistes locaux : la victime est un ancien braqueur de Donetsk, devenu un influent « blogueur militaire ».
En avril, la répression du régime s’abat sur un des derniers grands opposants restés dans le pays. Après avoir réchappé à deux tentatives d’empoisonnement la décennie précédente, Vladimir Kara-Mourza – un ancien proche de Nemtsov – est condamné à vingt cinq ans de détention, dans une colonie pénitentiaire à régime sévère, pour avoir dénoncé la « terreur d’État » du pouvoir russe lors de conférences à l’étranger[1]. Juste après cette condamnation, la « haute trahison » devient passible de la prison à perpétuité. En mai, la région de Belgorod connait un raid sans précédent d’opposants russes, solidement armés, venus d’Ukraine. Quelques jours plus tard, Moscou commence à préparer le déploiement d’armes nucléaires tactiques en Biélorussie, comme annoncé quelques mois plus tôt.
La reprise en mains poutinienne
Alors que l’Ukraine peaufine sa contre-offensive, les tensions entre Wagner et l’armée russe deviennent si conflictuelles que l’État-major prend plusieurs mesures à l’encontre du groupe de Prigojine : après s’être arrogé l’exclusivité des recrutements de prisonniers, le ministère de la Défense somme « les détachements de volontaires » de signer des contrats officiels avec l’armée. L’un des premiers à le faire est l’unité tchétchène « Akhmat ». A la fin du mois de juin, le patron de Wagner réplique : accusant l’armée russe d’avoir bombardé des campements de son groupe, il fait entrer ses mercenaires en Russie pour faire chuter le haut-commandement et « libérer le peuple russe« . Après avoir pris le quartier général du commandement sud de l’armée russe à Rostov-sur-le-Don, ses hommes progressent en direction de Moscou, au prix de rares combats. Mais, si le discours anti-élites de Prigojine rencontre l’assentiment d’une partie de la population et de l’armée, il ne reçoit aucun soutien de l’appareil politique, ce qui le conduit à cesser son opération. Lui-même gagne la Biélorussie, en échange de l’abandon des poursuites engagées contre lui. En même temps que l’État-major purge quelques figures trop favorables au chef de Wagner, des arrestations commencent à avoir lieu dans les rangs des blogueurs « turbo-nationalistes », d’anciens militaires ultra-patriotes qui commentaient depuis des mois les échecs du haut-commandement sans être inquiétés : ainsi, l’ancien ministre de la Défense de la République ukrainienne de Donetsk est emprisonné pour « appel public à l’extrémisme« . En parallèle, le Kremlin renforce son dispositif de sécurité intérieure, en autorisant les gouverneurs à se doter de sociétés paramilitaires, dans certains cas encadrés par l’État fédéral.
Ayant apparemment repris ses activités en Afrique, Prigojine – accompagné de son bras droit et fondateur de Wagner – meurt en août dans le crash de son jet privé, au cours d’un trajet entre Moscou et Saint-Pétersbourg. Sa disparition apparaît d’autant moins accidentelle qu’elle survient deux mois exactement après sa tentative de mutinerie et qu’elle sonne comme un avertissement du Kremlin à tous ceux qui seraient tentés de faire preuve d’indépendance vis-à-vis du pouvoir. En septembre, Poutine rencontre le dictateur Kim Jong-un sur un cosmodrome de la région russe de l’Amour : en échange d’un soutien technologique au programme balistique nord-coréen et de la livraison de denrées alimentaires à Pyongyang, le Kremlin espère récupérer forces munitions, missiles et drones produits par la Corée du nord, ainsi que de la main d’œuvre pour compenser la fuite de Russes à l’étranger. Le budget 2024 prévoit une augmentation de près de 70 % des dépenses militaires, soit 6 % du PIB (devant les dépenses sociales) contre moins de 3 % en 2021, avant la guerre en Ukraine. Contrairement aux attentes des Occidentaux, l’économie russe ne s’est pas effondrée : les sanctions occidentales sont détournées par le transit de produits dans des pays tiers du Caucase ou d’Asie centrale et les échanges s’accentuent avec la Chine et d’autres pays tels que l’Inde. Signe de sa dépendance croissante à Pékin, la Russie souhaite moderniser les 15 000 km du Transsibérien et de la ligne Amour-Baïkal.
En janvier 2024, le pays connait un rare mouvement de contestation au Bachkortostan, une des républiques fortement pourvoyeuses de recrues pour le front ukrainien. Les troubles font suite à la condamnation à la prison d’un jeune Bachkir, très investi dans la lutte contre les dégradations environnementales causées par l’extraction minière, en particulier de la part d’amis de Poutine. En février, la Commission électorale invalide la candidature à la présidentielle du seul candidat indépendant, hostile à la guerre. Le même mois, le principal opposant au régime, Alexeï Navalny, meurt à 47 ans dans la colonie pénitentiaire d’Arctique où il purgeait sa peine.
En dépit de quelques attaques ukrainiennes sur Belgorod et quelques zones frontalières, le scrutin présidentiel se tient sans encombre en mars. Face à ses « adversaires » traditionnels – les candidats du PC, du PLDR et de Nouvelles personnes (NL) – Poutine est réélu pour un cinquième mandat avec un score sans précédent : plus de 87 % des voix, avec une participation record de 74 %. Le Président sortant obtient plus de 90 % des suffrages dans les régions ukrainiennes occupées de Donetsk et Zaporijia et plus de 99 % en Tchétchénie, au prix de fraudes plus que probables ; dans un même quartier moscovite, Poutine obtient 60 % dans les bureaux pourvus d’observateurs indépendants et 99 % dans ceux qui en étaient dépourvus. Par extrapolation des fraudes constatées, entre 20 et 45 % des voix obtenues par l’autocrate russe seraient d’origine douteuse (bourrage d’urnes, modification de procès verbaux…).
Quelques jours après la réélection de Poutine, son porte-parole utilise pour la première fois le mot de « guerre » (et non plus « d’opération militaire spéciale ») pour qualifier le conflit en Ukraine. Le soir même, une fusillade fait plus de cent quarante morts dans une salle de concert à la périphérie de Moscou. Réalisée par des terroristes pour partie originaires du Tadjikistan, l’action est revendiquée par la branche afghane de l’EI, l’État islamique au Khorasan. Mais l’arrestation des suspects dans la région de Briansk – frontalière de la Biélorussie et de l’Ukraine – conduit le Kremlin à pointer la complicité du régime de Kiev dans l’attentat, sans qu’aucun élément n’accrédite cette thèse.
En mai, alors que l’armée russe progresse pourtant dans l’est ukrainien, Poutine limoge son ministre de la Défense, à la suite d’un scandale de corruption ayant entraîné la chute d’un de ses adjoints. Ami intime du Président, Choïgou reste toutefois dans le premier cercle du pouvoir, en tant que secrétaire du Conseil de sécurité ; il est remplacé à la tête de la Défense par un économiste sans expérience militaire, chargé d’accentuer la militarisation de l’économie et d’éviter le détournement des sommes massives engagées dans le conflit.
La tension reste par ailleurs vive dans le Caucase musulman. En juin, une vingtaine de personnes, dont une majorité de policiers, sont tuées dans l’attaque, par des hommes armés, d’églises orthodoxes et d’une synagogue au Daghestan, dans la capitale Makhatchkala et la ville côtière de Derbent. Quelques jours plus tôt, plusieurs membres de l’EI avaient été tués, après avoir pris en otage deux agents pénitentiaires dans une prison de la région de Rostov-sur-le-Don, au sud de la Russie.
En août 2024, Russes et Occidentaux procèdent, à Ankara, à l’échange d’une vingtaine de prisonniers chacun. Contre la libération de plusieurs « espions » et opposants, dont Kara-Mourza, Moscou récupère notamment un de ses agents, qui avait assassiné un séparatiste tchétchène en 2019 à Berlin. Le même mois, la Russie connait la première intrusion de masse d’une armée étrangère sur son sol depuis la deuxième Guerre mondiale : plusieurs centaines de soldats ukrainiens occupent quelques centaines de km² dans la région frontalière de Koursk, entraînant le déplacement de dizaines de milliers de civils, le plus important depuis la deuxième guerre de Tchétchénie. Mettant fin au mythe d’une Russie épargnée par la guerre, l’opération a bénéficié de nouvelles défaillances de l’État-major russe, ce qui conduit Poutine à désigner un de ses anciens gardes du corps comme coordonnateur de la riposte de l’armée, du FSB, de la Garde nationale et des autres forces susceptibles d’intervenir.
En septembre, Poutine lance une troisième campagne de recrutement dans l’armée (sans conscription), avec des salaires plusieurs fois supérieurs aux salaires médians moscovites : elle est destinée à porter les effectifs à 1,5 million d’hommes, ce qui ferait de la force militaire russe la deuxième du monde, après celle de la Chine. Moscou annonce également une révision de sa stratégie d’emploi des armes nucléaires. Au nom du « traité de partenariat stratégique global » signé en juin avec la Corée du Nord, Pyongyang envoie par ailleurs plusieurs milliers de soldats se former en Russie, en complément des quantités considérables d’obus et de missiles déjà livrés à Moscou : les militaires nord-coréens seraient déployés en priorité dans la région occupée de Koursk, le traité prévoyant une assistance mutuelle en cas d’agression par des tiers.
[1] En août 2023, Navalny écope de dix-neuf années supplémentaires de détention pour « réhabilitation du nazisme » et « extrémisme », à l’issue d’un procès expédié.
La Russie, fédération de « sujets »
La Fédération de Russie est créée, en mars 1992, par un traité que toutes les ex-républiques soviétiques russes acceptent de signer, à l’exception de la Tchétchénie et du Tatarstan, dans lequel 61 % de la population (en légère majorité tatare) se sont prononcés en faveur d’une souveraineté séparée. En 1990, le nationalisme de l’ancien khanat de Kazan avait obtenu un premier succès puisqu’il avait accédé, juste avant la disparition de l’URSS, au statut de république soviétique à part entière, statut qui lui vaut d’être membre fondateur de la CEI. Le Tatarstan réintègre toutefois la fédération russe en 1994, en échange d’une autonomie supérieure à celle dont disposent les autres membres, bien que certains – comme le Bachkortostan (ex-Bachkirie) – bénéficient déjà de traitements particuliers, notamment pour gérer leurs ressources naturelles. Un traité délimite ainsi les compétences de « la République associée » du Tatarstan au sein de la Russie. Renouvelé en 2007, alors que Moscou a déjà récupéré certains pouvoirs dans la province, il n’est en revanche pas reconduit dix ans plus tard. Au nom de sa politique de « verticalité du pouvoir », le Président russe a en effet entrepris de renforcer le « centre » de la Russie, en favorisant la fusion de certains « sujets » de la Fédération et en les regroupant tous au sein de districts fédéraux et de régions économiques, administrés par des représentants plénipotentiaires du chef de l’Etat fédéral.
En 2021, la Fédération russe compte quatre-vingt-cinq sujets, envoyant des représentants au Conseil de la fédération (la deuxième chambre parlementaire après la Douma). Vingt-deux d’entre eux (dont la Crimée, reprise à l’Ukraine) sont des républiques ayant leur propre constitution, mais sans droit de faire sécession. S’y ajoutent neuf territoires administratifs (ou kraï), trois villes d’importance fédérale (Moscou, Saint-Pétersbourg et Sébastopol en Crimée), quarante-sept oblasts (régions administratives, dont l’oblast autonome juif du Birobidjan, à la frontière de la Chine), trois districts (ou okrougs) qui leur sont rattachés et le district plus autonome de Tchoukotka, à l’extrême nord-est de la Sibérie.
Les territoires les plus vastes sont ceux de la République de Sakha (ou Iakoutie, plus de trois millions de km²) en Extrême-Orient et du kraï de Krasnoïarsk (plus de deux millions de km²) en Sibérie orientale ; les plus petits ceux des villes fédérales et des républiques caucasiennes d’Ingouchie (3 600 km²) et d’Adyguée (près de 7 800 km², enclavés dans le kraï de Krasnodar). En dehors de Moscou et de Saint-Pétersbourg, les sujets les plus peuplés sont le kraï de Krasnodar (plus de 5,5 millions d’habitants) et les oblasts de Rostov et de Sverdlovsk dans l’Oural (plus de trois millions). Les moins peuplés sont les okroug de Nénetsie sur la mer de Barents (moins de 50 000) et de Tchoukotka (à peine plus de 50 000).
LES TATARS et leurs voisins
Héritiers des anciens khanats turco-mongols, les Tatars se divisent en Tatars de Crimée et Tatars de la Volga (ou de Kazan). Leur nombre dépasse les sept millions de personnes, dont 80 % vivent en Russie, essentiellement au sein de la république du Tatarstan ; le reste se répartit entre le Bachkortostan voisin de leurs "cousins" Bachkirs, la péninsule de Crimée (prise à l'Ukraine), les bassins de la Volga et de l’Oural, ainsi que la Sibérie et l'Extrême-Orient qu’ils ont contribué à mettre en valeur. Un peu plus de 150 000 Tatars vivent en Turquie et un peu moins de 800 000 en Ouzbékistan et dans les autres républiques d’Asie centrale : certains descendent des Tatars déportés par Staline en 1941, d'autres ont fui la Crimée lors de sa conquête par la Russie en 2014.
Turcophones, comme leurs voisins Tchouvaches à l'ouest et Bachkirs à l'est (environ 1,4 million chacun, en Russie et dans les pays limitrophes), les Tatars vivent au contact de populations finno-ougriennes. Après avoir été soumises par la Horde d’or turco-mongole puis par l’Empire tsariste, ces dernières ont hérité de républiques autonomes : il s'agit des Mordves, des Oudmourtes et des Maris (ex-Tchérémisses). Plus au nord se situent d’autres Finno-ougriens, les Komis.
Le réveil de « l’ours » russe
Dès son arrivée au pouvoir, Poutine redonne son lustre à des forces militaires qui, selon l’OTAN, étaient « sur le point de s’effondrer ». Sous Eltsine, les effectifs avaient commencé à fondre et les matériels à ne pas être remplacés, au point que certains hauts gradés s’en étaient publiquement émus et qu’un ancien ministre de la Défense avait créé un mouvement de défense de l’armée. En Extrême-Orient, des heurts avaient eu lieu entre la police et les ouvriers des usines de réparation de sous-marins, non payés depuis des mois, quelques années après que des appelés, oubliés par leurs supérieurs, soient morts de faim dans l’île Rousski, face à Vladivostok. Dans le même temps, certains hauts gradés prospèrent dans le trafic de matériel, vendant à la Corée du sud des porte-avions « bons pour la ferraille » (mais toujours dotés de leurs systèmes d’armes) ou aux Azéris et aux belligérants de Bosnie des chars prétendument disparus sur les champs de bataille tchétchènes. Le trafic n’épargne pas l’armement nucléaire, matières et experts se vendant aux plus offrants, tels que la Corée du nord. Humiliés par l’échec de la Russie en Tchétchénie, après le revers subi par l’Armée rouge en Afghanistan et la dislocation de l’URSS, certains chefs en arrivent à prendre des initiatives sans prévenir le pouvoir politique : ainsi, en juin 1999, un détachement russe est le premier à entrer dans la capitale du Kosovo, Pristina, avant les forces de la KFOR mandatées par l’ONU ; validée par le chef d’État-major de l’armée, l’opération était en revanche ignorée du Kremlin qui essaie, ensuite, d’en tirer un bénéfice politique pour essayer de redonner un peu plus de poids à la Russie dans la résolution de ce conflit (cf. Yougoslavie). Le seul véritable succès diplomatique d’Eltsine est obtenu juste avant son départ : en décembre 1999, il signe avec Pékin trois accords qui délimitent la frontière sino-russe et prévoient l’exploitation économique conjointe du fleuve Amour, ainsi que de plusieurs îles contestées.
L’arrivée au pouvoir de Poutine va profondément changer les choses puisqu’en quatre ans, le budget militaire va augmenter de 50 %. Non seulement la Russie est repartie à la reconquête de la Tchétchénie, mais le nouveau « Concept de sécurité nationale » adopté au printemps 2000 marque un durcissement de sa doctrine nucléaire : l’arme atomique devient utilisable bien au-delà des cas qui étaient jusqu’alors prévus, à savoir l’attaque d’une puissance nucléaire ou une menace pesant sur l’existence même du pays. En parallèle, la Douma ratifie le traité Start-2 (signé sept ans plus tôt et prévoyant une réduction à moins de 3500 du nombre de têtes explosives en Russie et aux Etats-Unis), puis le traité d’interdiction complète des essais nucléaires (CTBT ou TICE). En revanche, Moscou lie la signature d’un « Start 3 » plus ambitieux à l’abandon, par les Américains, de leur projet de bouclier anti-missiles. En juin, la Russie précise sa doctrine de politique étrangère : face « à la domination économique et militaire des États-Unis (qui) se renforce », elle plaide pour la création d’un système « multipolaire », largement axé sur les relations avec l’Inde (client majeur pour les armements) et avec la Chine, partenaire privilégié dans le développement de l’Extrême-Orient. Moscou renoue aussi des liens avec d’anciens partenaires de la défunte URSS : Cuba, la Corée du nord, l’Irak, la Libye et l’Iran. Cette proximité avec les pays musulmans n’empêche pas Poutine de ménager Israël, à fois parce-que ce pays compte une importante minorité russophone, mais aussi parce qu’il représente un allié objectif dans la lutte contre le terrorisme.
Sur le plan politico-économique, Moscou tire le bilan de l’échec de la Communauté des États indépendants, qui avait été créée en 1991 comme prolongement partiel de l’URSS. Si elle n’est pas formellement dissoute[1], la CEI est remplacée de fait par des communautés à plusieurs « vitesses » : une Union économique eurasienne lancée avec ses alliés et partenaires commerciaux les plus fidèles (Arménie, Biélorussie, Kazakhstan et Kirghizstan), une alliance militaire censée faire contrepoids à l’OTAN (l’Organisation du traité de sécurité collective, associant les mêmes plus le Tadjikistan) et une alliance « anti-islamiste » (l’Organisation pour la coopération de Shanghai, créée avec la Chine, cf. Asie centrale d’une dépendance à l’autre). Cette politique d’alliance apparait d’autant plus nécessaire que l’OTAN se renforce en Europe orientale[2], contrairement aux promesses orales qui avaient été faites à Gorbatchev.
Le Kremlin joue également de la carte économique pour reprendre pied dans ce que ses stratèges appellent son « étranger proche » et tenter de reconstituer une « Grande Russie », un « monde russe » (Rousski Mir). L’opération a été facilitée par la réticence initiale des Occidentaux à investir dans des pays connus pour leur haut degré de corruption, les carences de leur réglementation et la persistance de nomenklaturas et de systèmes autoritaires fortement étatisés. La Russie en a profité pour abattre son principal atout : la livraison de pétrole et de gaz, secteur dont elle est devenue un acteur majeur[3]. En fonction de leur docilité, l’Ukraine et la Biélorussie se voient menacées de ne plus bénéficier de tarifs préférentiels ou bien de devoir rembourser leurs ardoises de façon anticipée[4]. En échange de l’effacement de dettes, les grandes sociétés russes ont obtenu des participations dans les entreprises les plus rentables de leurs anciens satellites, en particulier dans l’exploitation de matières premières et de ressources énergétiques.
Le cas échéant, Moscou met en œuvre sa puissance militaire pour mettre au pas les plus récalcitrants. « Les frontières de la Russie ne s’arrêtent nulle part » est une des antiennes favorites de Poutine, qui reprend ainsi à son compte une citation célèbre de Catherine II : « Je n’ai d’autre moyen de défendre mes frontières que de les étendre ». En 2008, l’armée russe a ouvertement combattu son homologue géorgienne pour soutenir « l’indépendance » de l’Ossétie du sud, après avoir apporté son soutien aux séparatistes abkhazes. En 2014, elle a appuyé – plus indirectement – les séparatistes russophones de l’est ukrainien et récupéré la Crimée, que l’URSS avait attribuée soixante ans plus tôt à l’Ukraine. C’est pour protester contre ces initiatives, économiques ou militaires, que la Géorgie et l’Ukraine ont quitté la CEI. En 1997, ils se sont associés à l’Azerbaïdjan et à la Moldavie qui, tout en restant membres de la Confédération, n’en nourrissaient pas des griefs vis-à-vis de la Russie : la première en raison du soutien apporté par Moscou aux Arméniens, la seconde du fait de l’appui moscovite aux séparatistes de Transnistrie[5]. Ces quatre pays ont fondé une structure d’abord baptisée GUAM (les lettres de leurs initiales), puis Organisation pour la démocratie et le développement économique en 2006. Son efficacité est en réalité des plus modestes car elle n’empêche pas le Kremlin d’attribuer des passeports russes aux ressortissants russophones des différents États sécessionnistes. En pratique, les membres du GUAM ont en commun de vouloir réduire leur dépendance économique et énergétique vis-à-vis de Moscou et de promouvoir des tracés de gazoducs et d’oléoducs contournant le territoire russe (cf. Géopolitique des tubes).
En 2007, la tension avec Washington monte d’un nouveau cran : furieux de voir les Américains s’implanter dans deux anciens pays de l’espace soviétique, la Bulgarie et la Roumanie, Moscou annonce le gel du traité CFE sur les forces conventionnelles en Europe, qui avait été signé en 1990 et révisé en 1999 pour tenir compte de la disparition de l’URSS ; l’OTAN ne ratifie pas davantage la nouvelle version, arguant que Moscou n’a pas respecté ses engagements de démanteler ses bases en Moldavie et en Géorgie (cf. ces pays). Le pouvoir russe durcit d’autant plus sa position que les Occidentaux sont intervenus militairement chez son allié serbe, sans mandat de l’ONU, pour y favoriser l’indépendance du Kosovo. L’émergence des « printemps arabes » qui revendiquent davantage de démocratie pour leurs pays, achève de convaincre Moscou de durcir ses positions, a fortiori après l’intervention de l’OTAN contre le régime libyen du colonel Kadhafi, allié de longue date des Soviétiques.
Début 2010, la nouvelle doctrine russe de sécurité place explicitement l’Alliance militaire occidentale en tête des menaces extérieures, loin devant le terrorisme et la prolifération nucléaire. Face au développement de « révolutions de couleur » libérales dans son environnement immédiat (Géorgie, Ukraine, Kirghizstan), le pays renforce son ancrage oriental : après des décennies de brouille, il se rapproche ostensiblement de la Chine, devenue un partenaire militaire, commercial et diplomatique de premier plan (cf. Encadré sur la puissance militaire de la Chine). La plupart du temps, Pékin soutient à l’ONU les actions extérieures de Moscou, en Syrie – en soutien direct au régime de la famille Assad – mais aussi en Ukraine, en Libye (cf. ces différents pays) et dans plusieurs pays d’Afrique noire, notamment ceux qui souhaitent échapper à l’influence de la France. Officiellement toutefois, ce n’est pas l’armée russe qui intervient sur ces différents champs de bataille, mais des « entreprises géopolitiques ». La plus fameuse est la société de mercenaires Wagner, surnommée « l’Orchestre »[6], dont l’arsenal comprend même des chars d’assaut et des avions de combat. En Centrafrique, en Libye, au Soudan, au Mali, au Burkina-Faso, le groupe forme des militaires et assure la protection rapprochée de dirigeants, en échange de l’accès à certaines ressources locales telles que l’or et le pétrole.
D’autres oligarques proches du Kremlin agissent dans le « soft power » tel que la rénovation d’églises, le financement d’écoles et d’actions caritatives… Moscou soutient également des partis d’opposition, d’ultradroite comme de gauche radicale, dans un certain nombre de démocraties occidentales : selon les services de renseignement américains, plus de trois cents millions de dollars auraient été ainsi investis, de 2014 à 2022, dans une vingtaine de pays. La Russie a également investi le domaine de la guerre cybernétique : à l’été 2018, la justice américaine accuse des membres du GRU d’avoir piraté les serveurs du parti démocrate, lors de la campagne présidentielle de 2016 aux États-Unis.
En parallèle du renforcement de ses relations avec la Chine, la Russie maintient de bonnes relations avec le géant indien, ennemi juré des Chinois. En septembre 2000, Moscou et New-Delhi ont signé, avec l’Iran, un accord définissant un projet de transport courant sur de plus de 7 000 kilomètres : l’International North-South Transport Corridor (INSTC) relierait Mumbai et les côtes occidentaux de l’Inde au port sud-iranien de Bandar Abbas, d’où les marchandises transiteraient ensuite par voie terrestre jusqu’à la mer Caspienne, en direction d’Astrakhan et d’autres ports russes. Le projet a été relancé lors du sommet de la Caspienne de 2022. Tous deux désireux de contourner les sanctions que leur imposent les Occidentaux, la Russie et l’Iran lancent, en mai 2023, la construction d’un barreau ferroviaire près des rives iraniennes de la Caspienne.
L’action militaire et diplomatique du Kremlin se concrétise par le déploiement d’un nouveau cadre juridique. Après avoir voté, fin 2015, la primauté de la législation russe sur les lois internationales, la Douma adopte un an plus tard le gel de toute coopération nucléaire avec les Américains, lesquels se retirent en 2019 du traité FNI sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, après ses multiples violations par la Russie. En parallèle s’opère une reprise en mains politique de l’armée : à partir de 2018, elle est encadrée par une Direction centrale militaro-politique (GVPU) qui est similaire, dans ses objectifs, aux commissaires politiques de l’ex-armée soviétique. Moscou modernise par ailleurs son arsenal : après avoir annoncé, en 2007, la mise au point réussie du « père de toutes les bombes » (une bombe conventionnelle d’une efficacité comparable à une arme nucléaire, mais sans dommage sur l’environnement[7]), la Russie met en service, en 2021, le premier exemplaire d’un nouveau modèle de sous-marin nucléaire, le Kazan, hyper-furtif et capable de lancer des missiles dits « hypersoniques » (leur vitesse pouvant dépasser mach 6). En novembre de la même année, Moscou démontre son aptitude à porter la guerre dans l’espace, en détruisant un de ses vieux satellites à l’aide d’un missile. En avril 2022, en pleine guerre avec l’Ukraine, le Kremlin annonce avoir testé avec succès le Sarmat2, un missile balistique capable de transporter une dizaine de têtes nucléaires sur au moins 10 000 km.
En mars 2023, Moscou adopte une nouvelle stratégie de politique étrangère qui désigne les États-Unis et l’Occident comme étant à l’origine de « menaces existentielles » pour la Russie. Le même mois, la Finlande adhère à l’OTAN et commence à ériger une clôture de deux-cents kilomètres, le long des endroits jugés les plus sensibles de sa frontière avec la Russie. Dans le même temps, le Kremlin s’efforce d’intensifier sa coopération, économique et militaire, avec Pékin. En mai 2023, Moscou ouvre au commerce chinois le très sensible et très symbolique port de Vladivostok, pris à la Chine en 1860 : depuis, les provinces septentrionales du Heilongjiang et du Jilin n’avaient plus d’accès à la mer et devaient transporter leurs marchandises par voie terrestre, sur un millier de kilomètres, pour rejoindre un port du Liaoning, plus au sud. En décembre, la Défense russe se dote d’une nouvelle structure, censée prendre la place de Wagner sur le continent africain : l’Africa Corps.
En Europe, la Hongrie – alliée majeure de Moscou – se montre impuissante à empêcher l’adhésion de la Suède à l’OTAN et l’élargissement de l’aide européenne à l’Ukraine. Face aux renforcements des moyens militaires alloués à Kiev, le Kremlin annonce à l’automne 2024 la modification de sa stratégie d’emploi des armes atomiques. Elles pourraient être utilisées dans deux cas supplémentaires d’agression contre la Russie (et la Biélorussie) : une attaque aérienne massive et le soutien d’un pays nucléaire à un agresseur non nucléaire.
Sur le terrain, les services russes sont soupçonnés de mener de nouvelles actions contre les pays européens soutenant l’Ukraine : aux cyberattaques et à l’espionnage se seraient rajoutées des tentatives de sabotage d’entrepôts, de magasins et d’infrastructures en Pologne, Lituanie, Allemagne, Royaume-Uni, France… Une tentative d’assassinat du PDG d’un grand industriel de l’armement aurait même été déjouée en juillet 2024 par les services occidentaux.
[1] En 2020, la CEI compte neuf membres à part entière. Le Turkménistan est devenu État associé et la Mongolie a le statut d’observateur.
[2] La Hongrie, la Pologne et la République tchèque y adhèrent en 1999, les États baltes, la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie en 2004.
[3] Fin 2008, Moscou a favorisé la naissance d’une organisation des plus grands producteurs mondiaux de gaz, sur le modèle pétrolier de l’OPEP.
[4] Par exemple en 2002-2003, quand la Biélorussie a refusé une Union inégale avec la Russie et a fortiori de devenir le 90ème sujet de la Fédération russe.
[5] Un cinquième pays a été membre du GUAM : entré en 1999, l’Ouzbékistan en est sorti en 2005, après le massacre d’Andjian.
[6] Wagner a été formé en 2014 par un ancien officier du GRU, admirateur du IIIème Reich nazi et par Evgueni Prigojine, un ancien délinquant de droit commun, ayant fait fortune dans la restauration, de luxe et collective (d’où son sobriquet de « cuisinier de Poutine »).
[7] Cette bombe à effet de souffle libère un aérosol d’hydrocarbures qui explosent en se mélangeant à l’oxygène.