EUROPE, Europe occidentale

La formation des pays ibériques

Des Ibères à la formation des États modernes d’Espagne, du Portugal et d’Andorre, en passant par l’occupation musulmane et les empires coloniaux.

SOMMAIRE


Les premiers peuplements

La civilisation néolithique de la Péninsule est généralement attribuée à un peuple établi le long de ses côtes orientales et méridionales, les Ibères, dont le nom serait lié à l’Ebre, le fleuve s’écoulant de la Cantabrie jusqu’à la Méditerranée. Il s’agit en réalité de plusieurs peuples partageant certaines caractéristiques communes, sans constituer pour autant un groupe ethnique homogène. Leur origine est inconnue et fait l’objet de plusieurs hypothèses qui les apparentent à des Méditerranéens tels que les Berbères ou encore à des proto-Aquitains et à des Vascons, ancêtres des Basques. Au sud-ouest de la péninsule vivent d’autres indigènes, parlant une langue indo-européenne : les Lusitaniens.

Dès la fin du deuxième millénaire AEC, le Sud entre dans le circuit commercial méditerranéen, les Phéniciens et les Grecs venant y chercher de l’argent, du plomb, du cuivre et surtout de l’étain, nécessaire à l’industrie du bronze. Les premiers implantent les comptoirs de Gadir (Cadix) et Carteia (Algésiras), à proximité du fleuve Bétis (futur Guadalquivir), jusqu’aux actuelles Alicante et même Ebusus (Ibiza) aux Baléares, atteinte vers 652 AEC. Ils sont également en contact avec la cité méridionale la plus puissante, Tartessos, dont les habitants Tartessiens sont peut-être d’origine berbère. A l’est de l’Andalousie, s’affirme un autre peuple apparenté : les Turdétans. De leur côté, les Grecs de Phocée et de Massalia (Marseille) fondent principalement leurs comptoirs au nord-est (Emporion), puis à l’est. Mais leur expansion est brisée, après la défaite qu’ils subissent, en 535 AEC au large d’Alalia (aujourd’hui Aléria, en Corse), face à une coalition de Phéniciens et d’Étrusques.

En parallèle, à partir du VIIIe siècle AEC, l’intérieur de la Péninsule voit arriver des populations Celtes qui, ayant traversé la Gaule et les Pyrénées, se déploient progressivement dans certains secteurs de la Meseta (le haut plateau central espagnol), au Portugal et en Galice, à l’extrême nord-ouest[1]. Au VIe siècle AEC, au voisinage des Cantabres – probablement d’origine ibérique – les Astures – probablement de culture pré-celtique –assimilent les tribus indigènes et occupent les côtes sud-est de la baie de Biscaye (Golfe de Gascogne), puis descendent dans l’actuelle province de León (au nord du fleuve Douro). Les envahisseurs « celtisent » également les Lusitaniens, ainsi que certains Ibères, donnant naissance aux tribus mixtes qualifiées de Celtibères. Au sud, Tartessos disparait brusquement au VIe, certainement punie par les Phéniciens de s’être alliée à des cités grecques.

[1] Au milieu du Ve EC, la Galice verra également s’implanter des Celtes Brittons, chassés d’Angleterre par les Anglo-Saxons.


Des Carthaginois aux Romains

D’autres Phéniciens implantés dans l’actuelle Tunisie, les Carthaginois, entreprennent la conquête de l’Espagne au milieu du IIIe AEC, pour compenser les pertes qu’ils ont subies en Italie lors de la première guerre punique contre Rome. Hamilcar Barca impose sa domination à l’est du pays et fonde Barcelone. Arrêté par les Romains sur l’Èbre, en -227, son successeur Hasdrubal construit la forteresse de Carthago nova (Carthagène), dans une région réputée pour ses mines d’argent. Neuf ans plus tard, son frère Hannibal détruit la ville de Sagonte, alliée de Rome (au nord de Valence), et déclenche la deuxième guerre punique en attaquant l’Italie. Finalement battus en -202, les Carthaginois doivent céder leurs possessions côtières d’Espagne aux Romains, qui les divisent en deux provinces :  l’Hispanie[1] citérieure au nord et l’Hispanie ultérieure au sud. Quant à l’intérieur de la Péninsule, il est aux mains des Astures, des Celtes, Ibères et Celtibères, des Lusitaniens…

Rome va mettre une soixantaine d’années à soumettre ces peuples : d’abord les Ibères (entre -197 et -180), puis les Lusitaniens, révoltés de -150 à -139 sous la conduite de Viriate. En -133, la chute de Numancia met fin à la rébellion des Celtibères, dont les Romains font des mercenaires. En revanche, la bordure nord-ouest de la Péninsule (Galice, Asturies, Cantabrie) résiste. Elle ne sera définitivement pacifiée qu’à l’issue des guerres Cantabriques menées, entre -26 et -19, par l’empereur Auguste lui-même. L’Hispanie devient une région majeure de l’Empire romain, au point de lui donner des empereurs (Trajan et Hadrien au IIe siècle, Théodose 1er au IVe siècle), tout en demeurant sujette aux troubles et aux guerres de régime. De -83 à -72, le gouverneur Sertorius – apprécié des tribus locales, en particulier des Lusitaniens – fait de l’Hispanie un État indépendant de Rome, avant de mourir assassiné par des officiers. Dans les décennies suivantes, Jules César mène des campagnes contre les fils de Pompée et leurs partisans basés en Espagne.

Sur le plan administratif, des découpages successifs aboutissent à la création de nouvelles provinces : la Lusitanie et la Bétique (à partir de l’Hispanie ultérieure), la Tarraconaise (à partir de l’Hispanie citérieure, complétée des Asturies et de la Cantabrie), la Galice, la Carthaginoise autour de Carthagène (centre et sud-est), les Baléares… La Péninsule connait quatre siècles de paix, assise notamment sur la vigueur de l’exploitation minière (fer, plomb, cuivre, zinc, étain, mercure). Plusieurs villes dépassent 100 000 habitants[2] et le niveau culturel du pays est à la hauteur de son niveau économique, donnant à l’Empire des hommes tels que Sénèque, né à Cordoue. Dès le IIe siècle EC, le christianisme est introduit dans la Péninsule.

[1] Hispania viendrait du grec Hispalis (pays de l’Ouest) ou d’un mot phénicien pouvant notamment signifier « contrée des forges », l’Espagne étant renommée pour ses minéraux.

[2] Emerita Augusta (Merida), Tarraco (Tarragone), Hispalis (Séville), Corduba (Cordoue).

Tolède. Crédit : Annie Chancel

L’Espagne des Wisigoths

La « pax romana » prend fin au début du Ve siècle, avec l’arrivée de « barbares » venus d’Europe centrale et d’Asie. En 411, ces peuples se partagent une partie de l’Hispanie par tirage au sort : la Bétique (actuelle Andalousie)[1] pour les Vandales Silings, la Galice pour les Vandales Hasdings au nord et les Suèves au sud, la Lusitanie et la Carthaginoise pour les Alains. Pour combattre ces conquérants et stopper leur avancée, l’Empire romain d’Orient – seul successeur de l’ancien Empire de Rome – envoie en Hispanie d’autres « barbares » qu’il a fédérés en Aquitaine : les Wisigoths. Vaincus, les Vandales – avec lesquels les Alains ont fusionné – choisissent de ne pas rester dans la Péninsule : à la fin des années 420, ils fondent un royaume en Afrique du Nord et, de là, se livrent à des actes de piraterie en Méditerranée occidentale et occupent les Baléares (455). Les Alains ayant fusionné avec les Vandales, l’Hispanie devient un champ clos entre les seuls Suèves et Wisigoths. Entre 466 et 484, Euric, le roi des Wisigoths occupe tout le pays et voit sa souveraineté reconnue par Constantinople. Seul lui échappe le royaume Suève établi à l’extrême Nord-Ouest, avec Braga pour capitale.    

Au début du VIe, après leur expulsion par les Francs de la quasi-totalité Gaule du Sud (à l’exception de la Septimanie, l’actuel Languedoc), les Wisigoths concentrent leur pouvoir en Espagne et établissent leur capitale à Tolède. Malgré leur puissance, ils doivent laisser l’empereur d’Orient établir une province de Spania, entre le sud de la Lusitanie (l’actuelle Algarve) et le sud de la région de Valence. Constantinople reprend également les Baléares en 534. Le royaume wisigothique se rattrape sur le Nord, en annexant le royaume Suève (en 585). Deux ans plus tard, son roi – de confession arienne – se convertit au christianisme officiel, ce qui favorise le mélange entre les occupants et les hispano-romains. L’Église catholique acquiert une autorité d’autant plus grande que, à partir de 633, la monarchie devient élective, le roi étant désigné lors de conciles. A l’exception des Baléares, toute l’Espagne est alors aux mains des Wisigoths, qui ont repris la province « byzantine » de Spania en 622.

[1] La Bétique tire son nom de Baetis, le nom latin du Guadalquivir. L’origine d’Andalousie (al-Andalus) est en revanche discutée : elle ne viendrait pas de la brève occupation de la région par les Vandales, mais peut-être de l’arabisation du nom wisigothique de la province (landahlauts).


La conquête musulmane

La conversion du roi d’Hispanie n’entraîne pas pour autant le passage de tous ses sujets au christianisme romain. Certains restent en effet adeptes de l’arianisme, en particulier en Septimanie. Au début du VIIIe siècle, le différend religieux tourne à l’affrontement. Pour en sortir victorieux, certains chefs rebelles font appel aux Arabo-Berbères qui dominent l’Afrique du Nord. Ayant franchi le détroit de Gibraltar[1], ces Maures et Sarrasins (leur nom dans le langage de l’époque) mettent fin, sans coup férir, au royaume de Tolède en 711. Installés le long du Guadalquivir[2], ils prennent Lisbonne, puis conquièrent la Septimanie Wisigothique (717-725). Leur expansion sur la côte aquitaine du royaume des Francs est en revanche freinée par la défaite qu’ils enregistrent à Poitiers en 732, ainsi que par les rivalités qui opposent les émirs entre eux, notamment les Arabes et les Berbères.

Les Wisigoths parviennent à résister au Nord-Ouest. Dans les années 720 et les décennies suivantes, leur royaume des Asturies (capitale Oviedo) remporte quelques victoires sur les envahisseurs et s’étend à la Cantabrie, à la Galice et au León (au nord de la vallée du Douro), ce qui favorise la propagation de trois dialectes romans : le galicien, l’asturien et le castillan (né dans les monts Cantabriques). Des îlots de résistance s’organisent aussi dans les hautes vallées navarraises et aragonaises des Pyrénées.

En dehors de ces quelques places restées chrétiennes, les trois-quarts de l’Espagne et le Portugal ont été conquis par les musulmans : désigné sous le nom d’Al-Andalus, ce territoire est unifié en 756 par un membre de la dynastie irakienne des Omeyyades ; rescapé du massacre de sa famille par les Abbassides de Damas, Abd al-Rahman Ier fonde l’Emirat de Cordoue. Sa dynastie Marwanide va donner à son État un important rayonnement économique et culturel. En témoigne la construction de la Mezquita, la deuxième plus grande mosquée de l’époque après celle de La Mecque[3]. La place prépondérante de l’islam n’empêche pas les chrétiens et juifs non convertis de pouvoir continuer à pratiquer leur foi sans être inquiétés. Les chrétiens de langue arabe seront appelés mozarabes.

A la même époque, la dynastie des Carolingiens prend le pouvoir dans le royaume des Francs. Dès 759, son fondateur Pépin le Bref reprend la Septimanie aux Maures. Dix-neuf ans plus tard, les armées de son successeur Charlemagne interviennent en Espagne, afin d’empêcher la mainmise des Maures et de leurs alliés Banu Qasi, des Wisigoths islamisés, sur la Navarre. Mais, dans l’incapacité de prendre la ville aragonaise de Saragosse aux musulmans, les troupes franques doivent se replier, non sans avoir saccagé Pampelune. C’est lors de cette retraite que leur arrière-garde est décimée par des Vascons au col de Roncevaux. Toutefois, entre 785 et 811, Charlemagne et son fils parviennent à constituer la Marche d’Espagne qui couvre tout le sud des Pyrénées, depuis les comtés catalans issus du découpage de la Septimanie (Urgel, Cerdagne, Roussillon, Gérone, Empúries, Barcelone…) jusqu’à la Navarre. Au cœur des Pyrénées naît la principauté d’Andorre, fondée en 788 pour récompenser les Andorrans de leur résistance contre les Maures. D’abord attribuée au duché carolingien de Vasconie (Gascogne), la Navarre ne reste pas longtemps sous sa tutelle : après une nouvelle défaite de l’armée franque à Roncevaux, en 824, les Vascons proclament leur royaume de Pampelune, allié aux Banu Qasi de Saragosse.

[1] Gibraltar ou djebel al-Tarik, la montagne de Tarik ibn-Ziyad, nom du chef des conquérants. Dans sa partie la plus étroite, il ne mesure que 14 km.

[2] Ouad el Kebir, la grande rivière.

[3] Reconvertie en église en 1236, la mosquée de Cordoue sera agrandie d’une chapelle, dite majeure, à partir de 1523.

Gérone en Catalogne. Crédit : Annie Chancel

La renaissance des royaumes chrétiens

A l’ouest, le roi des Asturies Alphonse II le Chaste fait ériger, au IXe siècle, la cathédrale Saint-Jacques de Compostelle, dont la crypte abriterait le tombeau de l’apôtre Jacques le Majeur. Au tournant des IXe et Xe siècles, sous Alphonse III, le royaume des Asturies atteint son apogée : dominant tout le Nord-Ouest, de Porto jusqu’à Alava, il donne les premiers signes d’une reconquête chrétienne de l’Espagne, en s’alliant à la Navarre, en soutenant la révolte des mozarabes de Tolède contre leur émir et en remportant plusieurs victoires contre les musulmans, en particulier au nord du Portugal actuel. Mais, à la mort de son roi (en 910), le royaume des Asturies disparait : il est partagé entre ses trois fils qui reçoivent respectivement la Galice, les Asturies et le León. La division est de courte durée puisque, entre 914 et 924, le dernier des fils encore vivant réunit les trois domaines au sein d’un État qui prend le nom de royaume de León[1].

L’émirat de Cordoue – qui occupe les Baléares au tout début du Xe siècle – est alors au faîte de sa puissance, à telle enseigne que, en 929, son émir se proclame Calife face aux États chrétiens. A la tête de son armée Berbère, le vizir Al-Mansur lance des raids meurtriers sur le Nord et saccage Compostelle en 999. Les seigneurs chrétiens réagissent dans le premier tiers du XIe, en se plaçant sous la direction du roi de Pampelune. Le seul à ne pas le faire est le comté de Barcelone, qui a annexé ou vassalisé la plupart des autres comtés catalans au IXe siècle et qui a profité du changement de dynastie dans le royaume franc pour s’en émanciper en 985. Mais l’unification des chrétiens du Nord ne survit pas à la mort de Sanche III, en 1035. L’Espagne chrétienne se répartit alors, d’ouest en est, entre le royaume de León, le royaume de Pampelune, le comté de Barcelone et quelques comtés catalans encore indépendants.

S’y ajoutent deux petits comtés qui vont prendre de l’importance et marquer l’histoire espagnole : la Castille (vassale du León) formée vers 850 dans la région de Burgos[2] et l’Aragon, issu du comté pyrénéen de Jaca et vassal de la Navarre. Dès 1037, le comte de Castille – fils de Sanche III – défait le roi de León et unifie les deux États en royaume de Castille et León, dont dépend la Galice. En 1035, le comté aragonais est devenu royaume d’Aragon, sous l’égide d’un autre fils de Sanche III, celui-ci illégitime : le nouveau roi affermit son pouvoir par des alliances avec le comté de Foix et de Bigorre, ainsi qu’avec le comté catalan d’Urgel. En 1076, la couronne aragonaise s’agrandit du royaume de Pampelune, dont le souverain a été assassiné : pour le remplacer, la noblesse locale fait appel à Sanche 1er d’Aragon.

Le territoire de la Navarre s’est alors rétréci : la vicomté basque du Labourd, autour de Bayonne, a été détachée du royaume et rattachée en 1058 au duché d’Aquitaine[3]. Les autres provinces du Pays basque[4] (Biscaye, Guipuzcoa et Alava) dépendent soit de la Castille-León, soit de l’Aragon-Navarre, avec l’obligation pour les rois de respecter les fueros, c’est-à-dire les libertés, lois, traditions, franchises et traditions populaires. Dans ces régions, la langue basque cohabite avec des dialectes romans qualifiés de navarro-aragonais.

[1] Ville qui va remplacer Oviedo comme capitale.

[2] Prise aux Arabo-Berbères, la Castille tient son nom des forteresses (castillos) qui sont construites pour la protéger d’une reconquête musulmane.

[3] Après le mariage d’Aliénor d’Aquitaine avec Henri II Plantagenêt, en 1152, le Labourd passe sous la dépendance de la couronne anglaise et sera disputé lors de la guerre de Cent ans.

[4] Ce terme (« Euskal Herria » en basque) n’apparaît qu’au début du XVIe.


La Reconquista

L’heure de la revanche des États chrétiens sonne à partir de 1031 lorsque, du fait des dissensions entre clans Arabes et Berbères, le califat de Cordoue éclate en une vingtaine d’émirats de taifas[1] (Zirides de Grenade, Abbadides de Séville…). En 1085, Alphonse VI de Castille – qui a repris le royaume de Galice à un de ses frères – profite de ces divisions pour s’emparer de Tolède et en faire sa nouvelle capitale. Aidé par deux seigneurs de la Maison ducale de Bourgogne, à laquelle appartient sa femme, il donne en récompense le royaume de Galice à l’un et le comté de Portucale (autour de l’actuelle Porto) à l’autre. Mais son offensive ne va pas plus loin : dès 1086, il est défait par l’armée des Almoravides, que les taifas ont appelés à la rescousse. La dynastie berbère d’Afrique du Nord reprend toute l’Espagne jusqu’à Saragosse, soumet les émirats rivaux à la fin du XIe et installe sa capitale à Grenade. Au tout début du siècle suivant, elle reconquiert Valence où un mercenaire, le Cid Campeador, avait établi son royaume. Passé aux mains d’une branche cadette de la Maison bourguignonne d’Ivrée[2], le royaume castillan s’arc-boute sur la ville de Tolède et sur le cours du Tage, avant de reprendre l’offensive au milieu du XIIe. Mais un nouveau pouvoir berbère venu d’Afrique du Nord, les Almohades, reprend la situation en main et installe sa capitale à Séville.

A l’inverse, les rois chrétiens sont de nouveau divisés : en 1134, la Navarre a rompu avec l’Aragon, dont l’expansionnisme l’inquiétait. Souhaitant créer un vaste ensemble sur les deux versants des Pyrénées, le royaume aragonais a en effet obtenu le ralliement, voire la vassalité, d’un certain nombre de principautés nord-pyrénéennes, comme la vicomté de Béarn au début du XIIe siècle. En 1137, l’Aragon s’étend également à l’est, à l’occasion du mariage de la princesse héritière avec le comte de Barcelone Raimond-Béranger IV, dont le père est lui-même devenu comte de Provence, par son mariage en 1112. A partir de cette époque, c’est donc un membre de la Maison de Barcelone[3] qui porte la couronne aragonaise, ce qui favorise le ralliement à l’Aragon de la plupart des comtés catalans encore indépendants (comme le Roussillon en 1172). A l’Ouest, le comte bourguignon de Portucale a rompu avec la Galice et, en 1139, il a proclamé l’indépendance de ses terres en tant que royaume du Portugal, avec Coimbra pour capitale. En 1157, le León a divorcé de la Castille.

Malgré leurs divergences, tous ces États répondent à l’appel à la croisade lancé par le pape et rejoignent les troupes castillanes d’Alphonse VIII, de même que des chevaliers français. Malgré l’acheminement de renforts, les Almohades sont défaits par la Castille et ses alliés en 1212 à Las Navas de Tolosa, au nord-est de Cordoue ; l’islam se retrouve refoulé au sud de la sierra Morena, la montagne voisine. Dotés d’ordres militaro-religieux inspirés de ceux fondés en Terre Sainte – le plus fameux étant celui de Calatrava – les États chrétiens en profitent pour gagner du terrain : le Portugal conquiert Lisbonne (qui devient sa capitale) puis l’Algarve[4], s’étendant ainsi jusqu’à l’embouchure du Guadiana, qui marque encore la frontière hispano-portugaise. Mélange de dialectes galiciens et mozarabes, le portugais s’impose comme langue nationale au cours du XIIIe siècle. De son côté, la Castille – qui a définitivement absorbé les royaumes de León et Galice en 1230 – conquiert Cordoue, Carthagène, Séville et Murcie (entre 1236 et 1248)[5], ce qui favorise la diffusion du castillan au sud de l’Espagne, parfois sous une forme dialectale.

Sur la côte est, l’Aragon s’empare du territoire valencien et des Baléares (dont les Almoravides ont été chassés en 1203). En 1229, le roi Jacques 1er le Conquérant fait de l’archipel une des composantes du royaume de Majorque, lequel comprend aussi les comtés de Roussillon et de Cerdagne, ainsi que la seigneurie de Montpellier et quelques possessions éparses. Avec Perpignan pour capitale, il est associé à la Couronne aragonaise, au même titre que le royaume d’Aragon proprement dit, la Principat de Catalogne et le royaume de Valence, fondé en 1238. Dans ce dispositif, chacun des États est lié au souverain par un pacte faisant le point de ses droits et obligations. Valence et la Catalogne conservent aussi des lois et institutions représentant leurs particularismes économiques, politiques et culturels, en particulier les Cortes (Corts en catalan) représentant la noblesse, le clergé et les villes.

Après la défaite des Almohades, les musulmans ont essayé de reconstituer des taïfas mais, après 1266, il n’en reste qu’un seul : l’émirat de Grenade. La dynastie arabe des Nasrides parvient à le conserver grâce au tribut qu’elle verse aux Castillans et à l’aide qu’elle leur a apportée pour s’emparer des derniers réduits musulmans. Dans le courant du XIIIe, ses dirigeants dotent la ville du palais de l’Alhambra, dernier grand témoignage de l’art hispano-mauresque ou mudéjar.

[1] Les taifas sont des clans, des factions.

[2] Originaire de Bourgogne, la Maison d’Ivrée était brièvement passée sur le trône d’Italie au milieu du Xe et avait reçu le comté de Portugal en 1097. Elle accède au trône de Castille par mariage avec la reine de Léon.

[3] Maison fondée par une famille wisigothe régnant au Xe siècle sur le comté de Barcelone.

[4] Al-Gharb, « l’ouest » pour les musulmans.

[5] Gibraltar ne sera repris qu’en 1340 aux berbères Marinides, qui contrôlent la rive africaine du détroit.

Cadix. Crédit : Annie Chancel

L’ascension de l’Aragon et de la Castille

Dans le Nord, l’essor jusqu’alors irrésistible de l’Aragon commence à rencontrer des obstacles. En 1234, la perspective d’une nouvelle union avec la Navarre lui échappe : plutôt que de revenir dans le giron de Saragosse, les nobles navarrais décident de remplacer leur monarque décédé par le comte de Champagne Thibaut IV, petit-fils par sa mère du roi Sanche le Sage. En 1240, le Béarn sort de l’orbite aragonaise, pour entrer dans celle de la Gascogne anglaise, puis du comté de Foix, après le fiasco de la croisade des Albigeois[1] (cf. La formation de la France) : l’épisode marque la fin des interventions aragonaises au nord des Pyrénées centrales. Quatre ans plus tard, l’Aragon doit également renoncer à la majeure partie de la région de Murcie, qui revient à la Castille. En 1258, le traité de Corbeil signé avec la France enterre les ambitions de Saragosse d’étendre son territoire du Roussillon jusqu’à la Provence (revenue dans le giron français[2]) : l’Aragon doit renoncer à ses terres et à son influence sur le Languedoc (à l’exception de Montpellier[3]) au profit du souverain français, lequel abandonne ses prétentions sur le Roussillon. Son expansion sur terre étant contrariée, la Couronne aragonaise reporte ses ambitions sur la mer. Outre les Baléares, elle s’empare de plusieurs grandes îles de Méditerranée occidentale : la Sicile (prise à la Maison d’Anjou dans les années 1280) et la Sardaigne progressivement raflée aux Génois et aux Pisans à partir de 1323. Des mercenaires catalans créent également un éphémère duché en Grèce (1310-1390).

Dans les Pyrénées, les prétentions des voisins d’Andorre sur la principauté prennent fin par la signature d’un traité : paraphé en 1278, il instaure une souveraineté partagée (paréage) de la principauté andorrane entre l’évêque d’Urgel et le comte de Foix (souveraineté qui sera reprise, ensuite, par les rois, empereurs, puis présidents français). Six ans plus tard, la Navarre quitte le giron de la Maison de Blois-Champagne : elle passe en union personnelle avec la couronne de France, à la suite du mariage de Jeanne 1ère avec Philippe le Bel, héritier du trône français.

En Aragon, les conflits se multiplient, de la fin du XIIIe siècle au milieu du XIVe, entre la monarchie d’une part, la noblesse et les municipes (communes) d’autre part. Le contentieux majeur porte sur la trop grande indépendance du royaume de Majorque, que les autorités de Saragosse veulent davantage intégrer à la Couronne. Après un premier rattachement entre 1285 et 1295, la reconquête complète du royaume de Majorque est effectuée entre 1345 et 1349 par la reprise successive du Roussillon, de la Cerdagne et des Baléares.

En 1328, la Navarre est redevenue de facto indépendante, sous la direction de la Maison capétienne d’Évreux. Son roi Charles II, dit « le Mauvais », se distingue par une intense activité militaire qui le voit notamment combattre les rois de France, en marge de la guerre de Cent ans, combat qui lui vaut de perdre ses possessions de Normandie en 1364. Le roi Navarrais engage aussi son royaume aux côtés de la Castille, en proie à une crise dynastique entre Pierre Ier le Cruel et son rival Henri de Trastamare. Bâtard de la Maison d’Ivrée, le second l’emporte avec l’aide du Français Du Guesclin et monte sur le trône castillan en 1369, sous le nom d’Henri II.

Ce couronnement ravive les tensions avec le royaume du Portugal (et des Algarves, son nom officiel), dont le roi avait lui aussi postulé au trône castillan. La crise s’aggrave en 1383, à la mort du dernier souverain portugais de la Maison de Bourgogne. Le royaume étant menacé de repasser sous tutelle castillane, les Cortes de Coimbra choisissent comme souverain le maître de l’ordre militaro-religieux d’Aviz et chef de la dynastie du même nom, Jean, frère bâtard du roi décédé. En 1385, le nouveau monarque bat les Castillans à Batalha (nord de Lisbonne). L’année suivante, il conforte l’indépendance du Portugal, en s’alliant officiellement avec l’Angleterre qui lui a apporté son aide.

De son côté, la couronne aragonaise a repris son expansion territoriale, notamment dans sa principauté catalane, en intégrant le comté d’Empúries (1402), en acceptant l’union « libre et convenue » du Val d’Aran (1411) et en dépossédant de tous ses domaines le comte d’Urgel, qui s’était révolté (1413). Mais la couronne d’Aragon connait une crise de succession, lorsque le dernier souverain membre de la Maison de Barcelone meurt en 1410. Le trône échoit finalement à un membre de la dynastie de Trastamare, qui impose rapidement un régime absolutiste, au risque de mécontenter la noblesse, la bourgeoisie et même la population de la Principat de Catalogne, très attachées à leurs particularismes[4]. L’éviction par le roi Jean II de son fils Charles, apprécié des Catalans, déclenche la guerre civile catalane en 1462, ainsi que des révoltes paysannes (les remences). Pour en venir à bout, le roi d’Aragon fait appel à son homologue français, dont les troupes s’emparent du Roussillon et de la Cerdagne (que la France rendra en 1493, en échange d’une neutralité espagnole dans les guerres que la monarchie française mène en Italie). Le souverain aragonais ne sort véritablement du conflit qu’en obtenant le soutien du royaume de Castille, via le mariage de son fils Ferdinand avec sa cousine Isabelle en 1469. La chute de Barcelone, dernier bastion de la résistance catalane, survient trois ans plus tard. Signée la même année, la Capitulation de Pedralbes marque une restriction de la souveraineté catalane, dont les institutions sont néanmoins conservées : en 1481, la constitution de l’Observance établit ainsi la soumission du pouvoir royal aux lois approuvées par les Corts catalanes. Entretemps, en 1442, la « thalassocratie » aragonaise s’est étendue dans le sud de l’Italie, en prenant le royaume de Naples à la Maison d’Anjou pour former le royaume des Deux-Siciles[5], État qui inclut la Sardaigne.

[1] Le roi d’Aragon a trouvé la mort en 1213 à la bataille de Muret, alors qu’il apportait une aide militaire à son allié de Toulouse et à ses vassaux du Béarn et de Comminges contre les troupes du roi de France.

[2] En 1246, la fille du comte catalan Raimond-Béranger V, épouse le frère de Saint-Louis, Charles Ier d’Anjou, qui devient comte de Provence.

[3] La ville sera vendue à la France en 1349.

[4] Les constitutions catalanes ont été approuvées en 1283 par les Corts de Barcelone.

[5] Le royaume des Deux-Siciles ne rejoindra le royaume naissant d’Italie qu’en 1860.


Les rois catholiques

La Castille n’est pas épargnée par les guerres de succession. Quand le roi Henri IV meurt, en 1474, il n’a pour héritière que sa fille Jeanne, dont la légitimité fait débat puisqu’elle serait issue des amours de la reine avec un noble castillan. Plus jeune que le roi défunt, sa demi-sœur Isabelle postule donc au trône, mais elle présente un défaut majeur vis-à-vis de la noblesse castillane : elle est mariée à l’héritier du trône d’Aragon. Isabelle s’étant quand même fait couronner à Ségovie, le roi du Portugal fait valoir les droits de Jeanne de Castille, qu’il a épousée : il prend la tête d’une coalition, qui est soutenue par la France mais battue en 1476. Isabelle est alors reconnue par les Cortes de Castille et un traité de paix signé avec le Portugal en 1479. La même année, Ferdinand, mari d’Isabelle de Castille, est devenu souverain des différents territoires de la couronne d’Aragon. S’instaure alors une double monarchie, dans laquelle chacun des deux époux garde la pleine autonomie de ses territoires propres, tout en gouvernant ensemble les deux royaumes et en ayant l’idée d’unifier une Espagne qui n’est pas encore totalement chrétienne.

Elle le devient lorsque, après dix années de conflit plus ou moins intense, l’émirat de Grenade est annexé en janvier 1492. Ce succès vaut à Isabelle et Ferdinand d’être qualifiés de « Rois catholiques » par le pape, titre qui sera porté par quasiment tous les rois d’Espagne. Dès la fin des années 1470, les deux souverains ont doté leurs États d’une institution commune, le tribunal du Saint-Office de l’Inquisition[1], dont le chef est leur confesseur commun, le dominicain Torquemada. En 1492, les rois chassent d’Espagne les Juifs, qui y étaient parfois installés depuis des siècles ; les expulsés se convertissent plus ou moins sincèrement au christianisme ou bien s’enfuient au Portugal et en Navarre (lesquels les chasseront aussi), en France, à Amsterdam, en Italie, au Maghreb et même dans l’Empire ottoman. Sept ans plus tard, la révolte des habitants musulmans de Grenade met fin au régime de tolérance qui avait été établi lors de la conquête de la ville. L’expulsion des musulmans de l’ensemble de la couronne de Castille est décrétée en 1502 : cette décision entraîne la conversion au christianisme d’une grande partie des mudéjars castillans, désormais qualifiés de Morisques. Leur pratique étant parfois jugée suspecte, certains seront persécutés, de même que les « conversos » juifs (qualifiés de marranes : « porcs »).

Les « rois catholiques » ont par ailleurs décidé d’intensifier leurs explorations maritimes, afin de rattraper l’avance prise par le concurrent portugais. Dans le partage des territoires de l’Atlantique effectué en 1479, la Castille n’a obtenu que la souveraineté sur les îles Canaries (dont la conquête a commencé en 1402[2]), tandis que le Portugal voyait reconnaître ses droits sur les îles de Madère (découverte en 1419), des Açores, du Cap-Vert, de Sao Tomé, ainsi que le contrôle de la « Guinée » (les côtes occidentales de l’Afrique, abordées à partir de 1434) et de Ceuta au nord du Maroc (prise en 1415). Sous la houlette du prince Henri le Navigateur et du roi Manuel 1er, les expéditions portugaises ont permis de dépasser le cap de Bonne-Espérance (Bartolomeu Dias en 1488) et de contourner l’Afrique pour atteindre l’Inde (Vasco de Gama dix ans plus tard). En 1492, les souverains de Castille et d’Aragon accordent donc leur soutien au navigateur génois Christophe Colomb, afin qu’il explore une nouvelle route maritime menant à l’Inde en passant par l’ouest. C’est ainsi qu’il aborde aux Bahamas, à Cuba et à Ayti (rebaptisée Hispaniola), dont la conquête va s’accompagner de la destruction des populations arawak locales, les Tainos, victimes de mauvais traitements, de l’esclavage et des maladies importées par les conquérants (cf. Les Antilles). Cette découverte des Caraïbes conduit à un nouveau partage sur les futures découvertes. C’est l’objet du traité de Tordesillas : signé en 1494, il trace une ligne de démarcation 370 lieues à l’ouest des îles du Cap-Vert, attribuant au Portugal tout ce qui se situera à l’est de cette ligne (ce qui inclura le Brésil) et aux Espagnols tout ce qui sera situé à l’ouest.

Afin de protéger leurs États contre les musulmans, en particulier contre les pirates « barbaresques » qui pillent régulièrement les Baléares et sévissent au large de Gibraltar, les souverains ibériques prennent également pied en Afrique du nord : après leur conquête de Ceuta, les Portugais concrétisent leur mainmise sur le détroit, en s’emparant de Tanger (1471), dont ils font la capitale de leur royaume des Algarves d’Outre-Mer. Celui-ci s’étend sur la côte atlantique marocaine, jusqu’à Mogador, en passant par Anfa (Casablanca). Pour ne pas être en reste, les Espagnols s’installent à Melilla (sur la côte méditerranéenne du Maroc) et au sud d’Agadir dans le dernier quart du XVe, puis dans la future Villa Cisneros (Sahara occidental), ainsi qu’à Mers-el-Kébir, Oran, Béjaïa et Tripoli, dans les quinze premières années du XVIe.

De 1512 à 1515, les rois catholiques achèvent aussi l’unification espagnole en conquérant la Navarre, dont le territoire s’étend alors au nord des Pyrénées, le chef de la Maison de Foix-Béarn – une des dynasties[3] au pouvoir depuis 1328 – étant monté sur le trône navarrais en 1479. A sa mort, les seigneurs béarnais adoptent un positionnement résolument favorable à la France, au point de privilégier le mariage de l’héritière du trône de Navarre-Béarn avec un membre de la Maison landaise d’Albret, plutôt qu’avec un fils des rois ibériques. Craignant une mainmise française sur la Navarre, la Castille s’empare de Pampelune en 1512, puis du royaume dans son ensemble. Mais, pour éviter des frictions inutiles avec la France, qui a lancé une contre-attaque et pris la Soule, les Castillans ne conservent que la Haute-Navarre, c’est-à-dire les terres situées au sud des Pyrénées et du col de Roncevaux. La Basse-Navarre et le Béarn – bordés par les territoires basques français du Labourd (Bayonne) et de la Soule – sont rendus à la Maison d’Albret en 1530. Après leur passage à la Maison capétienne de Bourbon, vingt-cinq ans plus tard, ils seront pleinement intégrés au royaume français en 1620 (cf. La formation de la France).

Renforcé dans la péninsule, le pouvoir des monarques ibériques est en revanche contesté en Afrique du Nord où, dès 1511, la dynastie marocaine des Wattasides a déclaré la guerre sainte aux Espagnols et aux Portugais. Les Espagnols et leurs affidés locaux, tels que les Zianides, connaissent en particulier de rudes défaites à Alger et dans sa région face au corsaire Baba Aroudj (« Barberousse ») qui, au début du XVIe, s’est illustré en transportant jusqu’en Afrique du Nord des musulmans fuyant l’Inquisition espagnole. Dans les années 1570, les Espagnols ne possèdent plus que Melilla, Tunis ayant été définitivement conquise par les Ottomans turcs en 1574. Les Portugais aussi doivent renoncer à poursuivre leur expansion, après avoir été battus en 1515 à Maamora (au nord de Rabat).

[1] Ces tribunaux ecclésiastiques naissent entre la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle, à l’initiative des papes, pour punir les hérétiques, à commencer par les cathares.

[2] Explorées par Gênes en 1312, les îles Canaries sont conquises par la Castille entre 1402 et 1492. La résistance des autochtones Guanches (des Berbères non islamisés) est vaincue en 1495 et leur peuple assimilé.

[3] Maison capétienne des comtes d’Évreux, puis Maison de Trastamare en 1441, Maison de Grailly (comtes de Foix-et Béarn) en 1479, Maison d’Albret en 1484.

Le palais royal de Madrid. Crédit : Annie Chancel

L’âge d’or espagnol

La Castille et l’Aragon – toujours distincts, bien que dirigés par le même souverain – ont alors changé de dynastie régnante. Après le mariage de la fille des rois catholiques avec l’héritier de l’archiduché d’Autriche, les Habsbourg – déjà empereurs germaniques – vont remplacer les Trastamare comme « rois des Espagnes ». Le premier à monter sur les trônes de Castille et d’Aragon est Charles Quint. Ayant établi sa capitale à Valladolid en 1517, il va régner sur un « empire sur lequel ne se couche jamais » puisque, de 1505 (à Porto-Rico) à 1580, les conquistadors espagnols conquièrent la quasi-totalité de l’Amérique centrale et méridionale : l’empire Aztèque du Mexique (future vice-royauté de Nouvelle-Espagne) par Cortès à partir de 1519, l’isthme de Panama (que Balboa franchit en 1513), les grandes Antilles, l’empire Inca (vice-royauté du Pérou) par Pizarro, la Colombie (Nouvelle-Grenade) et Buenos-Aires (future vice-royauté de Rio de la Plata) dans les années 1530. S’y ajoutent la Floride, conquise en 1565, et les Philippines, abordées depuis le Mexique dans les années 1560. L’Espagne se distingue des autres grandes puissances européennes en ne se livrant pas directement à l’esclavage (interdit en 1532), mais elle achète des esclaves à d’autres pays et laisse se poursuivre la traite illégale.

De son côté, le Portugal se montre très actif sur trois continents. En Amérique, le Brésil découvert par Cabral en 1500 est d’abord baptisé la Terra da Vera Cruz (« terre de la vraie croix ») et colonisé une trentaine d’années plus tard[1] . En Asie, Albuquerque conquiert Ormuz, Goa et Malacca (entre 1507 et 1511), Lisbonne noue des alliances avec des souverains d’Indonésie (en particulier dans l’île de Timor, riche en bois de santal) et la Chine cède Macao aux Portugais (en 1553), en récompense de l’aide qu’ils lui apportée pour lutter contre les pirates. En Afrique, sont fondées Lourenço Marques au Mozambique (1543) et Luanda en Angola (1575). Un autre sujet de Lisbonne se distingue sur les mers : Magellan, dont l’équipage effectue le premier tour du monde, entre 1519 et 1521… mais c’est pour le compte de Charles Quint ! En 1525, le partage de Tordesillas est complété par le traité de Saragosse, qui divise le monde hispano-portugais en deux hémisphères égaux.

En 1556, Charles Quint abdique, pour finir ses jours dans un couvent, et partage ses domaines en deux : l’Empire germanique et les États héréditaires autrichiens pour son frère, la Castille, l’Aragon et leurs possessions européennes et américaines pour son fils Philippe II. Né en Espagne, le nouveau souverain fixe sa capitale à Madrid en 1561. Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, l’Espagne connait un « siècle d’or » qui en fait la championne de la défense du catholicisme, contre la Réforme protestante et l’expansion de l’islam. François Xavier part évangéliser l’Extrême-Orient dans la première moitié du XVIe siècle et participe à la fondation de la Compagnie de Jésus en 1534, aux côtés d’Ignace de Loyola, tandis que Thérèse d’Avila réforme et fonde de nombreux couvents. Dans le domaine des arts, les peintres tels que Vélasquez et Le Greco et les auteurs tels que Cervantes, rayonnent sur le continent européen.

Sur le plan militaire, la flotte espagnole associée à celles de Venise et de Gênes défait les navires ottomans en 1573 à Lépante (côte occidentale de la Grèce). Quinze ans plus tard, « l’invincible armada » est en revanche détruite, au large de Calais, par la flotte anglaise qui punit l’Espagne de l’aide qu’elle a apportée aux révoltes de paysans catholiques irlandais (cf. Les îles Britanniques). Fervent catholique, Philippe II pousse à une contre-Réforme anti-protestante, qui pousse le nord des Pays-Bas espagnols à se révolter en 1566 et à devenir indépendants en 1609, sous le nom de Provinces-Unies (cf. Les pays du Bénélux avant les indépendances).

Au Portugal, le roi Sébastien 1er, a également entrepris de freiner l’expansion des Ottomans et de leurs vassaux musulmans en Méditerranée. Mais sa tentative de s’emparer du Maroc, en 1578, se termine par une défaite mortelle. N’ayant pas de descendant, il est remplacé par son oncle, un cardinal que le pape refuse de libérer de ses vœux et qui meurt donc sans enfant. Fils d’Isabelle de Portugal, Philippe II fait alors valoir ses droits au trône lusitanien et lance ses troupes à l’assaut de son voisin. Vaincus à Alcantara (Estrémadure), en 1580, les Portugais doivent accepter que le souverain des Espagnes devienne aussi le leur, sous le nom de Philippe 1er. Cette association dynastique, qui prend le nom d’Union ibérique, permet aux Espagnols de prendre le contrôle du vaste empire colonial de leur rival.

[1] En portugais, « pau brasil » désigne le bois d’un arbre tropical qui, séché et broyé, donne un colorant rouge-orange.


Des Habsbourg aux Bourbon

Mais les successeurs de Philippe II n’ont pas son envergure, ni celle de Charles Quint. De plus, l’ambitieuse politique extérieure espagnole finit par avoir un coût que même l’afflux des métaux précieux d’Amérique ne parvient plus à couvrir. Engluée dans la guerre de Trente Ans qui déchire l’Europe, Madrid n’a pas les moyens de combattre efficacement la révolte de la noblesse portugaise qui débute en 1640, sous la direction du duc de Bragance. Connu sous le nom de guerre d’Acclamation, le conflit ne s’achève qu’en 1668, par la signature du traité de Lisbonne qui restaure l’indépendance du Portugal. Le chef de la rébellion monte sur le trône portugais sous le nom de Jean IV, instaurant le règne de la Maison de Bragance, branche cadette de la Maison d’Astiz[1]. Lisbonne récupère son empire, à l’exception de Ceuta qui reste sous la souveraineté de Madrid et de Tanger (cédée à l’Angleterre en 1661). L’Espagne doit par ailleurs laisser des aventuriers portugais et métis, les bandeirantes, pénétrer à l’intérieur du Brésil, c’est-à-dire bien au-delà des limites définies à Tordesillas, pour y chercher des richesses minières ou des indigènes à réduire en esclavage.

En 1640, la monarchie espagnole doit également faire face à une nouvelle révolte des Catalans, qui refusent l’ordre royal de participer davantage à l’effort de guerre contre la France. Partie de Gérone, « la guerre des faucheurs » se propage, allant jusqu’à la proclamation d’une éphémère république en 1641, puis à un appel au souverain français. Mais Louis XIV étant confronté à sa propre révolte, celle de la Fronde, il doit retirer ses forces de Catalogne, ce dont profite le roi espagnol pour assiéger et faire tomber Barcelone. Les troupes françaises étant revenues, le traité des Pyrénées est finalement signé en 1659 : à cette occasion, Madrid doit céder définitivement à Paris le Roussillon et la moitié de la Cerdagne, ainsi que diverses possessions des Pays-Bas restés espagnols. A l’issue d’une nouvelle guerre perdue, l’Espagne doit abandonner la Franche-Comté à la France (1678), puis concéder aux Français la moitié occidentale d’Hispaniola. En revanche, Madrid enregistre des gains territoriaux dans le Pacifique à la fin du XVIIe, en plaçant sous la dépendance des Philippines un certain nombre de territoires tels que Guam et les Mariannes, les Carolines et les Palaos (cf. Océanie), l’ensemble prenant le nom d’Indes orientales espagnoles.

En 1700, le roi Charles II meurt sans héritier, marquant ainsi l’extinction de la branche espagnole des Habsbourg. Ceci déclenche la guerre de Succession d’Espagne entre les deux dynasties qui revendiquent le trône : la branche autrichienne des Habsbourg, qui dirige l’Empire germanique, et les Bourbons qui règnent en France. L’Espagne se déchire : les Castillans, les Navarrais et les Basques soutiennent le candidat français, tandis que les territoires de la Couronne d’Aragon, surtout la Catalogne, se rangent du côté autrichien. Les traités de paix finalement signés à Utrecht, en 1713, puis à Rastatt l’année suivante, consacrent le choix d’un Bourbon (Philippe V) comme roi en Espagne, mais aussi la perte par Madrid de nouvelles possessions : les Pays-Bas espagnols (l’actuelle Belgique) sont accordés à l’Autriche, de même que Milan, Naples et la Sardaigne ; une partie du Milanais et la Sicile échoient à la Savoie (qui échangera un peu plus tard la grande île du sud contre le royaume sarde) ; enfin Gibraltar devient britannique (de même que l’île de Minorque, aux Baléares jusqu’à sa restitution à Madrid en 1783).

Se faisant désormais appeler « rois d’Espagne » (et non plus « des Espagnes »), les Bourbons unifient leurs possessions. Ils abolissent le régime d’autonomie des différents pays de la couronne d’Aragon et les alignent sur le régime juridique de la Castille. Seuls la Navarre et le Pays basque, restés fidèles aux Bourbons durant la guerre de la Succession, conservent un régime d’autonomie relative (que retrouvera aussi la Catalogne en 1759). N’ayant pas renoncé à ses possessions italiennes, la monarchie espagnole récupère Naples et la Sicile en 1734, lors de la guerre de Succession de Pologne. Quatorze ans plus tard, après la guerre de Succession d’Autriche, l’infant d’Espagne devient également duc de Parme, de Plaisance et de Guastalla[2].

En 1741, les Espagnols parviennent à mettre fin aux convoitises britanniques sur ses possessions sud-américaines, en défaisant la flotte anglaise au large de Carthagène des Indes, en Colombie[3]. L’alliance passée entre les Bourbons de Paris et ceux de Madrid conduit la France, épuisée par la guerre de Sept ans, à céder la Louisiane à l’Espagne en 1762, afin que cet immense territoire – qui court à l’époque du golfe du Mexique jusqu’à la frontière canadienne – ne tombe aux mains des Britanniques. A partir de 1776, le Mississippi s’avère une voie majeure d’approvisionnement des colonies anglaises d’Amérique du Nord, qui ont déclaré leur indépendance vis-à-vis de Londres. En 1783, Madrid récupère également la Floride, annexée vingt ans plus tôt par les Britanniques. L’Espagne cèdera ses possessions nord-américaines au début du XIXe : la Louisiane (brièvement) à la France bonapartiste en 1803 et la Floride en 1819 aux jeunes États-Unis d’Amérique.

En Afrique du Nord, les possessions ibériques se sont réduites comme peau de chagrin, dès la fin du XVIIe. Les Alawites ont réunifié le Maroc et repris presque tous les ports européens, dont Anfa et Mazagan abandonnés par le Portugal dans la seconde moitié du XVIIIe. Seuls les présides de Melilla et Ceuta et quelques enclaves sont encore espagnoles, de même qu’Oran, mais cette dernière est revendue au bey ottoman d’Alger qui en prend possession en 1792. Dans le golfe de Guinée, les Portugais ont cédé l’île de Fernando Poo (aujourd’hui Bioko) en 1778 aux Espagnols, mais ces derniers n’en font guère usage.

[1] Descendant d’un fils illégitime du roi Jean 1er, la Maison de Bragance règnera aussi sur le Brésil (1815-1889).

[2] Acquises par mariage en 1731, ces possessions ducales avaient été perdues sept ans plus tard.

[3] Parallèle à la guerre de Trente ans, la guerre dite de l’oreille de Jenkins (1739-1748) fait suite à l’arraisonnement violent d’un navire de contrebande anglais par un bateau espagnol dans les Caraïbes.

Statue de Carlos III (1759-1788)

La fin des empires américains

En 1793, l’Espagne attaque la France révolutionnaire qui a décapité son roi Bourbon, mais elle est rapidement battue et choisit finalement de s’allier avec les Français. Cette alliance la conduit à joindre sa flotte à celle de l’empereur Napoléon 1er et à subir, avec elle, la cuisante défaite de Trafalgar, au large de Gibraltar (1805). L’année suivante, les forces franco-espagnoles entrent au Portugal et s’emparent de Lisbonne, ce qui entraîne la fuite de la famille royale portugaise au Brésil. Deux ans plus tard, l’abdication du roi d’Espagne au profit de son fils est remise en cause par Napoléon, dont les troupes prennent directement le contrôle de l’Espagne. Mais cette mainmise est rapidement rejetée par les populations locales, soutenues par l’Angleterre. Les révoltés reprennent Lisbonne en 1808 et expulsent les Français d’Espagne en 1813, l’empereur ayant dû dégarnir ses forces dans la péninsule pour les envoyer sur le front russe. La guerre a fait plus d’un demi-million de morts, aux deux tiers espagnols. Dans les années 1830, l’Espagne connait un nouvel affrontement, celui-ci à caractère interne : il oppose les partisans, plutôt libéraux, de la jeune reine Isabelle à ceux, plus conservateurs, de son oncle Don Carlos (d’où leur nom de carlistes).

Au Portugal, le chef de la Maison de Bragance a retrouvé son trône en 1821 mais, dès l’année suivante, son fils Pierre refuse de rentrer au pays et se proclame empereur du Brésil. Après quelques années de confusion des titres portugais et brésiliens, l’ancienne colonie brésilienne devient totalement indépendante en 1834. Dans le reste de l’Amérique latine, le rejet de l’occupation française reconquête de son indépendance par le peuple espagnol contre l’occupation française donne des ailes aux Hispano-Américains : rejetant l’absolutisme de la monarchie madrilène, ils déclenchent des guerres de libération. Bolívar dirige les forces qui obtiennent l’indépendance de la zone qui donnera naissance au Venezuela, à la Colombie, à l’Équateur et à la Bolivie (entre 1811 et 1826), tandis que San Martín fait campagne pour la souveraineté du Chili (1818) et du Pérou (1821). Dans la vice-royauté de Nouvelle-Espagne, l’indépendance est remportée en 1821, suivie de celle des provinces d’Amérique centrale. En 1836, l’Espagne renonce à toute souveraineté sur l’Amérique continentale, puis se retire de Saint-Domingue en 1865[1].

Ses possessions italiennes ayant été rattachées au jeune royaume d’Italie, en 1860, Madrid ne conserve plus que ses territoires africains (Fernando Po et le Rio Muni sur le golfe de Guinée), les Philippines et les Indes orientales, Porto-Rico et Cuba. Dans cette île, l’insurrection qui éclate en 1868 débouche sur une guerre qui dure dix ans, avant qu’un accord ne soit trouvé. Mais les conditions sociales des paysans cubains s’aggravent encore au début des années 1890, avec la chute des prix du sucre, et un nouveau conflit commence en 1895. Madrid y répond par le regroupement forcé d’une grande partie de la population derrière des fils de fer barbelé, politique qui va faire 200 000 morts en deux ans et soulever l’émoi de l’opinion publique américaine, dont l’économie est fortement investie dans les plantations sucrières de l’île. Washington envoie alors un cuirassé qui explose dans le port de La Havane en février 1898. L’explosion ayant été attribuée à un sabotage espagnol, les États-Unis déclarent la guerre à l’Espagne et détruisent ses navires dans la baie de Manille aux Philippines, puis à Cuba. En juillet, Madrid doit reconnaître l’indépendance de Cuba et céder Porto Rico, les Philippines et Guam aux États-Unis. Devenue incapable de protéger ses dernières possessions dans le Pacifique, après la perte de sa tête de pont de Manille, Madrid les vend en 1899 à l’Allemagne, qui les convoitait depuis plusieurs années.

[1] Indépendante en 1821, Saint-Domingue avait été rapidement occupée par Haïti jusqu’en 1844, puis de nouveau indépendante en 1861, avant de redevenir colonie espagnole pour échapper à l’agression haïtienne.


Les derniers soubresauts africains

Amoindris en Amérique et dans le Pacifique, les Espagnols ont en revanche renforcé leurs positions au Maroc. D’abord en conquérant les Iles Chafarinas au large de Melilla (en 1848), puis en battant le régime chérifien qui envisageait de reprendre les présides. Vaincus à l’issue de la guerre de Tétouan (1859-1860), les Marocains sont contraints de restituer à l’Espagne une de leurs anciennes possessions, Sidi Ifni au sud d’Agadir. En 1884, la Conférence de Berlin reconnait cette annexion, ainsi que la colonie de la Seguia el-Hamra (face aux Canaries) et le protectorat de Rio de Oro que Madrid vient d’établir dans l’actuel Sahara occidental.

En 1912, la France établit un protectorat sur le Maroc, auquel elle associe l’Espagne quelques mois plus tard. Madrid se voit confier 47 000 km² de territoires marocains supplémentaires, de part et d’autre de la partie sous tutelle française : l’extrême-nord dont le Rif[1], ainsi que la « zone de Tarfaya » au sud de l’oued Drâa, entre Sidi Ifni et le « Sahara espagnol ». L’occupation est très mal vécue par les Berbères du Rif qui se rebellent sous la direction d’Abdelkrim, un ancien officier de l’administration espagnole, et infligent une sévère défaite à l’armée occupante à Anoual en 1921. Madrid ne reprendra le contrôle de la situation qu’en 1925, après le débarquement d’Al Hoceïma, soutenu par l’aviation et par un petit contingent français. Neuf ans plus tard, l’Espagne décide d’occuper effectivement ses territoires nord-africains jusqu’alors plus ou moins désertés, Sidi Ifni ainsi que la Seguia el-Hamra et le Rio de Oro.

C’est depuis ces zones qu’un général galicien de l‘armée d’Afrique, Francisco Franco, va déclencher la guerre civile espagnole, après l’abdication du roi en 1931 et la proclamation d’une république qui a, notamment, accordé un statut d’autonomie à la Catalogne (en 1932). Le coup d’État (pronunciamiento) déclenché en 1936 débouche sur une partition du pays : les nationalistes (soutenus par les carlistes, l’Église et les phalangistes d’extrême-droite) dominent la Navarre, la Galice, une large partie de la Castille, de l’Aragon et de l’Andalousie, tandis que les républicains (communistes, socialistes et anarchistes) contrôlent Madrid, la Catalogne, le Pays-Basque et les Asturies. Bénéficiant de l’appui de l’Italie mussolinienn et surtout de l’Allemagne nazie (bombardement meurtrier de Guernica en 1937), les premiers l’emportent au début de l’année 1939 et Franco devient caudillo (c’est-à-dire guide), chef d’un royaume dépourvu de roi.

Lorsque le Maroc français devient indépendant, en 1956, l’Espagne lui rend les zones qui étaient sous son protectorat. En revanche, elle conserve les présides de Ceuta et Melilla, ainsi que Sidi Ifni, la région de Tarfaya et les provinces du Sahara. Deux ans plus tard, l’armée marocaine et des tribus locales assiègent Sidi Ifni. A l’issue de cette « guerre oubliée », Madrid doit restituer au régime chérifien Tarfaya, le cap Juby et la région d’Ifni, à l’exception de la ville elle-même qui demeure espagnole. L’Espagne ne la restitue qu’en 1969, année au cours de laquelle elle reconnait également l’indépendance de la Guinée équatoriale (formée par la réunion du Rio Muni et de Bioko en 1926). En 1975, alors que la monarchie espagnole est restaurée sous la forme d’une démocratie parlementaire, la pression marocaine (Marche verte organisée par le régime de Rabat) contraint Madrid à rendre le Sahara espagnol au Maroc et à la Mauritanie[2].

En Afrique noire portugaise, des insurrections indépendantistes éclatent à partir de 1961, alors que les colonies britanniques et françaises commencent à accéder à l’indépendance. Ces rébellions sont sévèrement combattues par la métropole, où Salazar a instauré un régime autoritaire en 1932, vingt-deux ans après l’instauration de la république. Toutefois, Lisbonne doit abandonner Goa, que l’Inde reprend par les armes en 1961. Treize ans plus tard, la « révolution des œillets », qui rétablit la démocratie dans le pays, décide de mettre fin à l’empire colonial portugais : le Cap-Vert, la Guinée-Bissau, l’Angola et le Mozambique accèdent à l’indépendance. La libération de Timor-Est (la partie occidentale de l’île ayant été abandonnée aux Hollandais dès le XVIe siècle, cf. Insulinde) est plus difficile : les Portugais y affrontent une guérilla qui proclame l’indépendance du territoire, juste avant son annexion par l’Indonésie fin 1975. Timor-Leste ne deviendra indépendant qu’en 1999, date à laquelle Lisbonne rétrocède Macao à la Chine.

In fine, le Portugal ne conserve que Madère (260 000 habitants sur 801 km²) et les Açores (250 000 habitants sur 2333 km²), qui bénéficient du statut de régions autonomes insulaires. Le portugais est langue nationale. L’autre langue reconnue est le mirandais : ce dialecte roman proche de l’asturien bénéficie du statut de co-langue officielle dans sa zone de diffusion, au nord-est du pays.

[1] En est exclue Tanger, transformée en 1923 en zone autonome internationale, dépendant du Maroc, mais administrée par neuf pays, dont l’Espagne et le Portugal.

[2] Le Sahara occidental est aujourd’hui une zone disputée entre les Marocains et les indépendantistes Sahraouis.


Les territoires de l’Espagne contemporaine

En Afrique, l’Espagne ne possède plus que les présides de Ceuta (18,5 km² face à Cadix) et Melilla (13,4 km², dans le Rif oriental) – devenus communes autonomes – et quelques minuscules îles voisines. L’ensemble continue à être revendiqué par le Maroc. En 2002, l’îlot de Perejil (Persil ou Leila en arabe) – espagnol mais inoccupé depuis 1962 – a été le théâtre d’un bref affrontement entre gendarmes d’élite marocains et forces spéciales espagnoles, au motif de lutter contre les trafics de drogue et de migrants. Inversement, l’enclave de Gibraltar est toujours la propriété des Britanniques. Madrid revendique une co-souveraineté qui a été rejetée par 98,5 % des Gibraltariens, lors du référendum de 2002. Dans les Pyrénées, Andorre est toujours un État souverain dont les co-princes continuent de régner, mais ne gouvernent plus depuis la Constitution de 1993. Sa langue officielle est le catalan.

L’histoire des conflits entre la France et les différents royaumes espagnols a par ailleurs laissé trois vestiges territoriaux : à l’est du massif pyrénéen, la ville de Llívia – ancienne capitale de la Cerdagne – est enclavée en territoire français. A l’ouest, les 25 km² du pays de Quint – à cheval sur les haute et basse Navarre – est une possession espagnole, dont la jouissance a été attribuée à des agriculteurs français. Le cas de l’île des Faisans, située à proximité de l’embouchure du fleuve Bidassoa, est encore plus étonnant : ses 6820 m² sont administrés alternativement par la France et l’Espagne, avec un changement d’administration tous les six mois.

Sur le territoire espagnol, le retour de la démocratie a entraîné la création de dix-sept Communautés autonomes. Sept d’entre elles – dans lesquelles subsistent parfois des mouvements séparatistes importants – bénéficient de transferts de compétences supérieurs aux autres : la Généralité de Catalogne, le Pays-Basque (Euskal Herria, terme apparu au début du XVIe), la Galice, la communauté forale de Navarre, la communauté valencienne, l’Andalousie et les îles Canaries. S’y ajoute le cas particulier du Val d’Aran – la haute vallée de la Garonne, moins de 10 000 habitants – qui bénéficie d’un statut de semi-autonomie au sein de la Catalogne : l’une de ses trois langues officielles est un dialecte gascon de la langue occitane, l’aranais.

Au niveau national, la langue officielle de l’État espagnol est le castillan, dialecte originaire de Cantabrie qui s’est diffusé dans tout le pays au fur et à mesure que la Castille prenait l’ascendant sur les autres royaumes et principautés, quitte à connaître un certain nombre de variantes locales : le castillan moderne parlé dans les régions centrales de Castille-et-León, Castille-La Manche et Madrid, l’andalou, le murcien, le canarien… Trois autres langues ont un statut co-officiel dans leurs Communautés respectives : le galicien, le catalan (officiel en Catalogne, ainsi qu’aux Baléares et dans la région de Valence, sous le nom de valencien) et le basque. Ce dernier est parlé dans certaines zones délimitées de Navarre et surtout dans les trois provinces de la Communauté du Pays basque (Euskadi en basque, un peu plus de 7 000 km²) : la Biscaye (capitale Bilbao, dans laquelle se situe l’enclave cantabrique de Valle de Verde), le Guipuzcoa (capitale San Sebastian) et l’Alava (capitale Vitoria, dans laquelle la communauté de Castille-et-León possède l’enclave peu bascophone de Treviño). Deux autres langues sont reconnues, sans avoir de statut officiel : l’aragonais (ou « fabla », parlé dans quelques vallées pyrénéennes) et l’asturien (ou « bable », encore pratiqué dans la principauté des Asturies, nom officiel que porte la Communauté autonome).

Photo de une : la cathédrale de Séville. Crédit : Annie Chancel

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