Chypre, île divisée

Chypre, île divisée

Depuis près d’un demi-siècle, l’île et sa capitale sont divisées entre Grecs et Turcs.

9251 km²

République présidentielle

Capitale : Nicosie

Monnaie : l’euro

1,1 million de Chypriotes[1]

[1] S’y ajoutent 200 000 étrangers, notamment Turcs et Britanniques.

Comptant près de 650 km de littoral, l’île est de facto divisée en trois : la République de Chypre, officiellement reconnue au plan international, au Sud et à l’Ouest  (5 642 km²) ; la République turque de Chypre du nord occupée par la Turquie (3 355 km²) ; et les deux enclaves militaires britanniques (254 km²) d’Akrotiri au sud et de Dhekelia au sud-est,

entre Larnaca et Famagouste en RTCN[1]. De ce fait, Chypre compte 156 km de frontière terrestre avec le Royaume-Uni. Le territoire du gouvernement officiel inclut les 346 km² de la « ligne verte » (« ligne Attila[2] » pour les Turcs) qui sépare les deux républiques ennemies sur 180 km : contrôlée par une force d’interposition de l’ONU, cette zone tampon traverse aussi Nicosie, capitale des deux « États », sous le nom de Lefkosa en turc[3].

[1] La base de Dhekelia possède une exclave en RTCN, Ayios Nikolaos, à laquelle elle est reliée par un corridor prolongeant la zone tampon de l’ONU ; inversement, elle compte sur son territoire quatre enclaves sous souveraineté chypriote.

[2] Du nom du commandant des forces d’occupation turques de l’époque.

[3] Une zone tampon de l’ONU entoure aussi l’enclave de Kókkina au nord-ouest : située dans la partie grecque, elle dépend en fait de la RTCN, distante d’une demi-douzaine de kilomètres.

L’île est située dans le bassin Levantin, partie orientale de la Méditerranée. Au nord, ses côtes sont à environ 90 kilomètres de celles de la Turquie méridionale ; au sud-est, elles sont distantes d’environ 180 km de la Syrie.

La topographie est formée de trois grands ensembles : au nord de l’île, la chaîne de Kyrenia (ou massif du Pentadactylos dans sa partie occidentale), une arête montagneuse orientée est/ouest ; au centre, la plaine de la Mésorée où se trouve la capitale ; au sud, le massif du Troodos où culmine le mont Olympe à un peu plus de 1 950 mètres. Le climat est de type méditerranéen.

Les 84 % de Chypriotes grecs vivent quasiment tous en République de Chypre. Ils sont chrétiens orthodoxes à 89 %, les autres confessions chrétiennes réunissant environ 5 % de la population. Les 16 % de Chypriotes turcs vivent à 18 % en République de Chypre et à 82 % en RTCN ; s’y ajoutent plus de 90 000 colons turcs arrivés d’Anatolie après 1974. Tous sont de confession musulmane sunnite.

En vertu des traités signés en 1959, le Royaume-Uni a renoncé à toute prétention territoriale sur l’île et est devenu, avec la Turquie et la Grèce, le garant de l’équilibre constitutionnel de la nouvelle république de Chypre. Un autre traité prévoit, sous certaines conditions, la possibilité d’une intervention militaire, si l’ordre institutionnel venait à être modifié. C’est dans ce cadre que Londres conserve deux bases, au sein d’un pays qui est membre du Commonwealth. Ayant adopté sa propre constitution, Chypre proclame officiellement son indépendance en août 1960, après que les Chypriotes grecs (près de 77 %) ont porté l’archevêque Makarios III à la présidence et leurs compatriotes turcs le Dr Fazil Küçük à la vice-présidence.

Mais, dès ses premiers pas d’État souverain, Chypre voit renaître les troubles communautaires ayant précédé son indépendance, alors que sa Constitution avait tenté d’y remédier : elle garantissait en effet à la minorité turque un droit de veto sur les décisions du Parlement et une représentation administrative près de deux fois supérieure à son poids démographique (18 % de la population). Ces quotas s’avèrent si élevés que, durant ses premières années, le nouvel État chypriote manque de candidats turcophones. Quant au droit de veto, son utilisation ne tarde pas à générer une paralysie des institutions et à irriter les nationalistes grecs, pour lesquels l’indépendance n’est qu’un pas vers le rattachement à la Grèce (l’enôsis). La minorité turque ne l’entend pas ainsi : favorable au partage de l’île (taksim), elle réclame davantage d’autonomie et des municipalités propres, ce qui génère de premiers affrontements fin 1963. Opposant des groupes paramilitaires tels que l’EOKA (Organisation nationale des combattants chypriotes) côté grec et le TMT (Türk Mudafa Teskilat)[1] côté turc, ils font plusieurs dizaines de morts. La situation devenant incontrôlable (jusqu’à 20 000 personnes déplacées en une seule semaine), l’ONU vote en mars 1964 le déploiement d’une force de 2 500 hommes chargée du maintien de la paix à Chypre, l’UNFICYP.

[1] Organisation turque de résistance.


Une île, deux États

Ces renforts permettent au gouvernement du président Makários III, qui inclut des représentants des deux communautés, de maintenir un fragile équilibre. Du moins jusqu’en juillet 1974, lorsqu’il demande aux colonels ayant pris le pouvoir à Athènes de rappeler leurs instructeurs militaires. Le chef de l’État est alors renversé par les officiers de sa garde nationale, proches des putschistes grecs ; leur coup d’État est soutenu par « l’EOKA B », un mouvement armé qui souhaite instaurer un régime autoritaire à Chypre, en vue d’une union avec Athènes[1]. Arguant que ce coup de force menace l’intégrité de l’Etat chypriote, la Turquie met en avant le traité de sécurité, signé en 1959, pour intervenir militairement : en deux jours, son opération Attila lui permet de contrôler plus d’un tiers du territoire, au nord de l’île. A Athènes, les colonels refusent de s’impliquer dans le conflit : aux prises avec une contestation sociale et politique de plus en plus forte en Grèce, ils sont déposés quelques jours plus tard.

La république de Chypre est officiellement restaurée, mais Ankara maintient ses troupes dans les zones occupées, dont 200 000 Chypriotes grecs sont chassés entre 1974 et 1975. En parallèle, le co-fondateur du TMT et du Parti de l’unité nationale (conservateur), Rauf Denktah, contraint ses coreligionnaires à s’installer dans « l’État fédéré turc de Chypre » qui, en 1983, devient la « République turque de Chypre du nord » (RTCN). Tout en condamnant cette occupation, l’ONU confie à l’UNFICYP le soin de faire respecter le cessez-le-feu, de part et d’autre de la « ligne verte » séparant les belligérants.

Après trente ans de négociations infructueuses, le Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, propose un plan de sortie de crise en 2004 : il prévoit de soumettre à référendum la création d’une République chypriote unie, État fédéral dont chacune des composantes bénéficierait d’une large autonomie, sous réserve qu’elle accueille au moins 33 % de ressortissants de l’autre communauté sur son sol. Cette idée est acceptée à près de 65 % par les habitants de RTCN, où des manifestations, rassemblant jusqu’à 50 000 personnes, réclament le rapprochement avec le Sud et la démission de Denktash. En revanche, il est rejeté à plus de 75 % par les Chypriotes grecs, qui considèrent comme très insuffisante la proportion de 33 % qui leur est proposée, puisqu’ils représentaient 79 % de la population du Nord avant la partition. 

C’est donc divisée que la république de Chypre entre en mai 2004 dans l’Union européenne, laquelle fait du retrait des troupes turques une des conditions pour que la Turquie puisse y adhérer à son tour. En dépit de l’échec du plan Annan, des améliorations à la vie des deux communautés sont apportées, à partir de 2005, par l’ouverture de points de passage entre les deux côtés, y compris au cœur de Nicosie. La même année, Denktash se retire après quatre mandats de cinq ans, laissant son Premier ministre, social-démocrate, remporter les élections législatives puis présidentielles en RTCN. Du côté grec, les héritiers politiques de Makarios, qui se sont succédé depuis sa mort en 1977, sont remplacés en 2008 par le candidat communiste Christofias. Ce changement de gouvernance relance les négociations inter-chypriotes. Mais elles achoppent avec l’élection, en avril 2010, du candidat nationaliste à la tête de la RTCN.

[1] L’EOKA B est une dissidence de l’EOKA qui, elle, souhaitait réaliser l’Enosis par des voies politiques.


Du gaz dans l’eau

La situation s’envenime à la fin de l’année 2010, quand Chypre signe avec Israël un accord de délimitation de leur frontière maritime et de leurs zones économiques exclusives (ZEE), en particulier pour l’exploitation du gaz découvert dans leurs eaux. Réclamant que ces gisements profitent également à la RTCN, Ankara renforce ses moyens navals et de surveillance aérienne en Méditerranée orientale en septembre suivant, puis trace sa propre ZEE allant des côtes septentrionales de la RTCN jusqu’aux abords de Rhodes.

En février 2013, le candidat communiste à la présidence chypriote est battu : le scrutin est remporté, à une large majorité, par un Président conservateur qui s’est prononcé en faveur du plan Annan mais qui s’est surtout engagé à lutter contre la crise économique qui secoue la partie grecque de l’île. A peine élu, le Président Anastasiades doit faire face à une grave crise bancaire, consécutive à la crise qui touche la Grèce et la zone euro : les dépôts bancaires représentent huit fois le PIB national. Refusant de taxer les dépôts – comme l’envisagent l’UE et le FMI – Nicosie se tourne vers la Russie mais, face au silence poli de Moscou, doit se résoudre à accepter une partie des mesures d’austérité imposées par ses bailleurs. En parallèle, le gouvernement intensifie la pratique des « passeports dorés », lancée en 2007 : en échange d’investissements majeurs dans l’immobilier, les étrangers se voient offrir la nationalité chypriote et un passeport européen ; la mesure va rencontrer un tel succès, notamment auprès de riches citoyens russes, qu’elle va favoriser le blanchiment d’argent sale. A l’inverse, la RTCN – où le Parti républicain (opposition de gauche) a remporté les législatives de juillet – affiche une croissance continue, grâce à l’aide d’Ankara et à la cure qui a été effectuée en 2001 dans le réseau bancaire turc : sa différence de niveau de vie avec la partie grecque s’est réduite de 40 %.

C’est donc entre deux zones plus équilibrées que des négociations s’ouvrent en février 2014, dans un contexte plus apaisé : la célébration du 1er mai réunit plus de 10 000 Chypriotes turcs et grecs dans la zone tampon séparant l’île, à l’appel des syndicats des deux communautés, leur premier appel conjoint depuis plus de cinquante ans. En avril 2015, la situation politique évolue en RTCN, avec la défaite du Président nationaliste sortant et la confortable élection d’un Président de centre-gauche Mustafa Akinci, dont la priorité est de relancer les pourparlers de paix, en vue de créer une « fédération unifiée ». En gage de bonne volonté, la partie grecque communique des plans de champs de mines laissées dans la partie turque ; de son côté, la RTCN n’exige plus de formulaire de la part des Grecs qui veulent se rendre dans le nord, notamment pour y jouer dans les casinos, interdits par la religion orthodoxe.

Mais les négociations n’avancent pas. Elles sont régulièrement interrompues, à l’aune des relations de la Turquie avec la Grèce. En février 2018, la marine turque bloque l’exploration de gisements gaziers, pourtant situés dans la ZEE de Chypre, un mois après des accrochages ayant opposé deux navires grec et turc à proximité des îlots disputés d’Imia, en mer Egée (cf. Turquie). Ankara fait de l’île chypriote le nœud stratégique de sa « Patrie bleue » (Mavi Vatan), la zone de 462 000 km² qu’elle revendique en mer Noire, en mer Égée et en Méditerranée orientale. En octobre 2020, le régime turc renforce ses positions, en favorisant l’élection du candidat du Parti de l’unité nationale à la tête de la RTCN : partisan d’une partition de l’île en deux États distincts, Ersin Tatar bat le Président social-démocrate sortant. Côté grec, Anastasiades, réélu en février 2018, se retrouve donc privé d’un interlocuteur modéré. Il perd aussi sa majorité parlementaire en mai 2021, du fait de l’émergence de petites formations centristes ou d’extrême-droite.

Entretemps, en 2020, la révélation de pratiques généralisées de blanchiment d’argent sale a mis fin à la politique des « passeports dorés », sans vraiment limiter l’influence locale des Russes : ils assurent en effet plus de 25 % des investissements directs étrangers dans l’île[1], laquelle réinvestit une partie majeure de cet argent en Russie. En septembre 2022 – en lien avec la guerre déclenchée par Moscou en Ukraine – les États-Unis mettent fin à l’embargo sur les armes qu’ils avaient imposé à Nicosie, en 1987, dans l’espoir (vain) que cette mesure de rétorsion facilite la réunification de l’île. En échange du revirement américain, le gouvernement chypriote officiel accepte que ses ports n’acceptent plus de navires russes, alors qu’un accord signé en 2015 autorisait la marine de Moscou à utiliser les infrastructures de l’île pour ravitailler et faire entretenir ses bateaux.

En février 2023, les présidentielles – suivies par 72 % de l’électorat – se déroulent sans le Président sortant, celui-ci ne pouvant briguer de nouveau mandat. Le candidat du parti conservateur au pouvoir n’arrive qu’en troisième position, devancé par deux diplomates, l’un soutenu par les centristes, l’autre par les communistes. Au second tour c’est le premier, ancien chef de la diplomatie chypriote, qui est élu avec près de 52 % des suffrages. Sur le terrain, les principales tensions sont concentrées sur la zone tampon, que chacune des parties essaie de « grignoter ». En août 2023, des Casques bleus de l’UNFICYP sont agressés par les forces chypriotes turques, parce-qu’ils tentaient de bloquer la construction d’une route illégale, à proximité de Larnaca.

En juillet 2024, lors d’une visite en RTCN, le Président turc Erdogan rejette toute solution fédérale et prône la formation de deux États séparés dans l’île, un pour les Turcs et l’autre pour les Grecs.

[1] Plus de 15 % de la population de Limassol, capitale financière de l’île, est russophone.