La Tchétchénie et les guerres russes du Caucase

La Tchétchénie et les guerres russes du Caucase

Depuis la fin du XVIIIe siècle, les peuples du Caucase résistent, sous des formes diverses, à l’occupation russe.

SOMMAIRE


Des tensions anciennes ravivées par la chute de l’URSS

Censés être passés sous la tutelle tsariste (cf. Russie historique et Caucase), les Kabardes se rebellent à plusieurs reprises, entre 1779 et 1825. Mais c’est surtout au centre-est, en Tchétchénie et dans le haut Daghestan, que la résistance à l’occupation russe est la plus vive. Dès les années 1780, elle prend la forme d’une « guerre sainte » qui va s’intensifier un demi-siècle plus tard. Pendant vingt-cinq ans, la rébellion est menée par l’imam Chamil, un Avar adepte du muridisme, un courant rigoriste du soufisme. Ayant réussi à établir un embryon d’Emirat du Daghestan sur les territoires qu’il contrôle, il finit toutefois par se rendre en 1859, sans être parvenu à rallier les peuples de Ciscaucasie occidentale. Eux aussi combattent les Russes, mais leur lutte revêt un caractère plus nationaliste que religieux. Conscients que leurs divisions les affaiblissent, les Tcherkesses, Abkhazes et autres Oubykhs entreprennent à plusieurs reprises de s’unir. Mais ils finissent par être vaincus, cinq ans après la défaite de Chamil : sa reddition a en effet permis aux Russes – et à leurs supplétifs cosaques du Kouban et du Terek – de concentrer leurs efforts sur le nord-ouest caucasien. La fin des guerres du Caucase entraîne le départ de centaines de milliers de Tcherkesses, d’Abkhazes et de Tchétchènes vers l’Empire ottoman[1]. Désertée, la Circassie est repeuplée par des colons russes et ukrainiens et incorporée à la région des Cosaques du Kouban, tandis que l’Ossétie – chrétienne et russophile – hérite de terres dans les plaines situées au nord de ses montagnes traditionnelles.

[1] La diaspora des Tcherkesses est trois fois plus nombreuse que ceux restés en Russie ; elle compte trois millions de personnes, dont deux en Turquie, où vit également un million de Tchétchènes.


La disparition de l’URSS favorise la réapparition de haines qui étaient tombées dans un sommeil plus ou moins profond. Ainsi, en octobre 1992, des incidents éclatent entre Ossètes (majoritairement orthodoxes, soutenus par l’armée russe) et Ingouches (majoritairement musulmans), ces derniers ayant voulu récupérer le secteur de Prigorodny : celui leur appartenait avant leur déportation par Staline en 1944, mais ne leur a pas été réattribué lorsque Khrouchtchev les autorisés à rentrer (cf. Caucase). Après les heurts, qui font plus de cinq cents morts, de nombreux Ingouches sont expulsés et gagnent l’Ingouchie voisine. Territorial, le différend entre les deux peuples est également culturel, les Ingouches affirmant qu’eux aussi descendent du peuple médiéval des Alains[1].

Dans le Daghestan, ce sont les Lezguiens qui s’agitent, à l’été 1996, pour exiger que le régime de Bakou libère un de leurs congénères d’Azerbaïdjan, accusé d’avoir organisé une série d’attentats à la bombe. Des incidents armés opposent aussi, régulièrement, les deux communautés caucasiennes les plus importantes de la république, les Avars et les Darguines[2]. La situation est suivie avec d’autant plus d’attention par Moscou que le Daghestan est stratégique pour la Russie : constituant la majeure partie de la façade russe sur la mer Caspienne, il abrite l’ancienne base navale d’Astrakhan, mais il est aussi traversé par d’importants pipelines assurant le transfert des hydrocarbures azerbaïdjanais vers les marchés russe et européen (cf. Géopolitique des tubes)[3].

Cet environnement, de tout temps instable, va être fortement perturbé par la sécession de la Tchétchénie, territoire d’un peu moins de 16 000 km², riche en pétrole, dont un peu plus d’un tiers est constitué de hautes montagnes le séparant de la Géorgie. Le séparatisme tchétchène va déclencher un afflux de réfugiés dans l’Ingouchie voisine – déjà submergée par le retour des Ingouches fuyant l’Ossétie – et la résurgence de tensions anciennes au Daghestan, entre les Akins (Tchétchènes locaux) d’une part, les Avars et les Laks d’autre part : les populations autochtones accusent les Tchétchènes d’utiliser leur territoire comme base arrière et de favoriser, ainsi, non seulement la montée de la délinquance, mais aussi la présence accrue des Russes, susceptible de gêner la prospérité des trafics locaux.

[1] En 2002, l’Ingouchie a d’ailleurs transféré sa capitale de Nazran à Magas, petite localité portant le nom de l’ancienne capitale du Royaume Alain.

[2] Les Avars et les Darguines forment respectivement 29 % et 16 % des 2,6 millions d’habitants du Daghestan, devant les Koumyks (14 %) et les autres Caucasiens que sont les Lezguiens (13 %) et les Laks (5 %).

[3] Le Daghestan fait également partie du couloir international de transport “Nord-Sud” INSTC (axe ferroviaire, routier et maritime reliant Moscou à Mumbai, via Bakou, Téhéran et Chabahar) que la Russie souhaite réaliser pour concurrencer les « nouvelles routes de la soie chinoises » (cf. Chine).


La première guerre de Tchétchénie

Lorsque le Président autoproclamé de Tchétchénie, Djokhar Doudaïev, dissout son parlement, au printemps 1993, son opposition se réfugie au nord-ouest de la République, où elle forme un gouvernement fidèle à Moscou, sous la direction de Salambek Khadjiev. A l’approche d’élections législatives, la Russie renonce toutefois à engager des moyens militaires conséquents contre les séparatistes, ayant conscience que la reconquête du territoire pourrait s’avérer coûteuse en vies humaines. Ce n’est qu’après avoir retrouvé une plus grande latitude politique (cf. Russie), que le Président Eltsine lance des dizaines milliers d’hommes à la reconquête du territoire perdu en décembre 1994. Pilonnée sans relâche, Grozny tombe en février suivant. Mais l’armée russe se retrouve vite livrée à elle-même : composée en partie d’appelés inexpérimentés[1], elle est confrontée à des rebelles disciplinés et connaissant bien le terrain. De plus, les sommes qui sont allouées à son entretien se « volatilisent », de sorte que les soldats en sont réduits à laisser les « boieviki » (combattants tchétchènes) franchir les postes de contrôle, voire à leur vendre des armes et du carburant : la 106ème division motorisée se voit ainsi accusée d’avoir vendu un char et des armes lourdes aux partisans de Doudaïev, à l’issue d’une beuverie commune. Ayant servi dans l’armée russe ou soviétique, certains rebelles en connaissent bien le fonctionnement, par exemple l’heure à laquelle les gardes de nuit s’endormiront sous l’effet de la vodka ou bien les tarifs nécessaires pour corrompre officiers et sentinelles. Petit à petit, les indépendantistes récupèrent la majeure partie de leur pays, alors qu’ils n’en contrôlaient que la moitié avant l’invasion russe. La population se rallie à eux au fur et à mesure que les forces du ministère de l’Intérieur ou du FSB commettent des violences, parfois gratuites, contre les civils. Dans la ville de Samachki, des grenades sont ainsi jetées dans les caves où se sont réfugiés les habitants.

Un tournant dans la guerre a lieu en juin 1995 quand quelque deux cents combattants dirigés par Chamil Bassaïev s’emparent de plusieurs centaines d’otages dans la ville de Boudionnovsk, située dans le kraï (région) russe de Stavropol. Les assauts des forces russes ayant échoué, et entrainé la mort ou l’exécution d’environ cent-cinquante civils, un cessez-le-feu est finalement signé entre les séparatistes et le gouvernement moscovite. Mais la paix n’intervient pas pour autant : les rebelles mènent plusieurs coups de force qui illustrent leur capacité à se déplacer aisément dans des zones en principe tenues par les forces russes et leurs alliés locaux, y compris dans Grozny. Khadjhiev ayant démissionné en octobre, il est remplacé par Dokou Zavgaev, ancien numéro un tchétchène au temps de l’URSS. Après un an de conflit et de bombardements improductifs, Moscou promet un « statut spécial au sein de la Fédération russe » pour la Tchétchénie et y organise des élections, en décembre, afin d’asseoir le pouvoir de leur homme lige. De fait, Zavgaev est élu « chef de la République » avec plus de 80 % des voix et une participation officielle de plus de 53 %, en comptant le vote des soldats russes. Les scores apparaissent d’autant plus étranges que les listes électorales ont été détruites durant les combats et que la presse apporte les preuves d’infractions multiples (votes multiples, bourrage d’urnes). Les séparatistes se sont par ailleurs livrés à une démonstration de force durant le scrutin, en occupant la deuxième ville du pays, Goudermes, et en y détruisant des blindés. Durant les trois premiers mois de 1996, les indépendantistes multiplient les « coups », en particulier les prises d’otages : au nord du Daghestan, dans la ville symbolique de Kizliar[2], à Trabzon, en s’emparant d’un ferry sur les rives turques de la mer Noire, et jusqu’au cœur de Grozny, dans laquelle l’armée russe ne contrôle vraiment qu’une grande base militaire et l’aéroport, où est retranché Zavgaev, ce qui lui vaut le sobriquet de « steward ». Les Russes réagissent en pilonnant la capitale, même après le départ des séparatistes, comme ils l’avaient fait à Goudermès un peu plus tôt.

En avril 1996, Doudaev est tué lors d’un bombardement russe, trahi par la fréquence de son téléphone satellitaire. Comme le prévoit la Constitution de la « République d’Ichkérie », le pouvoir est repris par le vice-Président Ianderbev. Trésorier et idéologue de la rébellion – en tant que fondateur du mouvement indépendantiste Vainakh (nom du peuple tchétchène-ingouche) en 1990 – il est considéré comme un « faucon » ; mais il ne jouit pas du prestige militaire des commandants tchétchènes, tel que le chef d’état-major Alsan Maskhadov qui incarne une tendance plus modérée. C’est cette ligne qui semble d’abord l’emporter puisque, dès le mois de mai, Iandebev est reçu à Moscou par Eltsine qui promet « un maximum » d’autonomie à la Tchétchénie, à l’exception des questions de défense et de diplomatie. Un accord est même signé en juin, prévoyant l’échange de prisonniers et le retrait de l’armée russe en échange d’une « démilitarisation » des insurgés. Mais les combats reprennent, avec une intensité rarement vue, sitôt les élections en Russie passées. Moscou justifie la reprise des hostilités par le souci de préserver le fonctionnement des oléoducs, routes et chemins de fer traversant la Tchétchénie, mais aussi d’éviter un embrasement de tout le Caucase : l’évacuation du pétrole du site kazakh de Tengiz vers le port russe de Novorossisk, sur la mer Noire, est en effet envisagée via les plaines kalmouks, mais aussi via le nord du Daghestan.

La reprise de l’offensive russe provoque une facture dans le camp indépendantiste : la grande majorité de la direction reste favorable à la voie des négociations, dont elle confie la tâche à Rouslan Khasboulatov, l’ancien chef du parlement russe révolté en 1993, hostile à Zavgaev et favorable à un statut d’association entre la Tchétchénie et la Russie. Mais une partie se radicalise : en août 1996, elle mène une violente offensive sur Grozny, Argoun et Goudermes, trois jours avant l’intronisation d’Eltsine pour un second mandat. Dans la capitale, trois mille hommes, équipés de kalachnikovs et de bazookas, tiennent tête à plus de trente mille soldats russes, appuyés par des blindés, des avions et des hélicos de combat. L’impasse est telle que, à peine réinvesti, Eltsine confie au général Lebed le soin de rencontrer Maskhadov, lui aussi ancien officier de l’armée soviétique. L’accord qui est trouvé à la fin du mois d’août 1996 prévoit un cessez-le-feu, le retrait partiel des belligérants et la constitution de « forces de police conjointes » pour faire respecter l’ordre.

[1] Le général Lebed les qualifiera « de pauvres gringalets affamés, pleins de poux, moins bien vêtus que les maquisards soviétiques de la seconde Guerre mondiale ».

[2] D’origine cosaque, Kizliar avait été fondée en 1735 par l’armée russe pour mener sa conquête du Caucase.


Une indépendance tourmentée

Organisées en janvier 1997, les élections présidentielles tchétchènes sont remportées par Maskhadov, dès le premier tour, avec 59 % des voix, loin devant Bassaïev et Iandarbiev. Représentant des plaines, à la différence de nombreux commandants issus des montagnes, le nouveau dirigeant prête serment sur le Coran, la Constitution et les coutumes du pays, en présence de Bassaïev (qui va devenir Premier ministre) et des représentants officiels d’Eltsine. Un accord de paix est signé en mai au Kremlin où Maskhadov, coiffé de la papakha traditionnelle tchétchène, est reçu comme un véritable chef d’Etat. Si les deux parties rejettent « l’usage de la force pour résoudre (leurs) différends », rien n’est dit en revanche du futur statut de la République tchétchène d’Itchkérie (reconnue sous ce nom par Moscou) : il est repoussé à 2001, après la fin du mandat d’Eltsine. L’accord est en revanche bienvenu sur le plan économique : en juillet 1997, les deux entités signent avec l’Azerbaïdjan un accord pour acheminer le pétrole de la Caspienne jusqu’au port russe de Novorossisk, via 150 km de territoire tchétchène. Moscou n’en joue pas moins une carte parallèle en annonçant, un peu plus tard, la construction d’un autre oléoduc passant par l’Ossétie du nord.

Car l’évolution pacifique en cours ne satisfait pas les ultras des deux camps : en avril 1997, le chef de guerre Salman Radouïev revendique l’attentat qui fait deux morts dans une gare au nord de la Tchétchénie. En décembre, un bataillon de chars russes du Daghestan est attaqué par un commando, dans des conditions qui laissent penser à une possible provocation de nationalistes russes, en cheville avec un des multiples groupes armés de la région, dans le but d’accroître les tensions entre Daghestanais et Tchétchènes. En parallèle se multiplient les enlèvements, contre rançons, de journalistes et de membres d’ONG, enlèvements crapuleux, mais qui visent sans doute aussi à empêcher toute réconciliation entre Moscou et Grozny. Tenu pour responsable de la hausse de la criminalité et de l’impasse économico-politique dans laquelle se trouve la Tchétchénie, son gouvernement est démis en janvier 1998.

Pour diriger le suivant, Maskhadov rappelle Bassaïev, qui avait démissionné l’été précédent, avec l’espoir qu’il puisse réconcilier les différents clans tchétchènes, de plus en plus divisés entre « wahhabites » (influencés par l’intégrisme musulman) et « tarikatistes » (fidèles au soufisme local). Les différends sont tels qu’ils donnent lieu à des affrontements armés entre les différents camps et par des attentats ciblés. Très critique des fondamentalistes, le mufti du Daghestan est ainsi assassiné en août 1998. Deux mois plus tard, c’est le Chef du département tchétchène de lutte contre les prises d’otages qui meurt dans un attentat commis dans ses propres locaux, alors qu’il venait d’annoncer le lancement d’une vaste opération contre les groupes de ravisseurs. Accusé par les chefs militaires – dont Bassaïev qui a démissionné une nouvelle fois – de ne pas avoir proclamé l’indépendance du pays, Maskhadov doit se résoudre à céder aux radicaux : en janvier 1999, il annonce la création d’une Commission chargée d’élaborer « la conception d’un Etat islamique » doté d’une Constitution fondée sur le Coran. La charia est instaurée alors que, dix-huit mois plus tôt, le Président avait limogé la Cour suprême qui l’appliquait sans autorisation.

En août 1999, le théâtre des opérations se déplace. Auto-proclamé chef du « Congrès des peuples de Tchétchénie et du Daghestan », Bassaïev lance des centaines de combattants sur le sud-ouest daghestanais. Commandée par le Jordanien Khattab, l’armée de son « Etat islamique du Daghestan » réunit des Tchétchènes, mais aussi de nombreux chefs de clans daghestanais, ainsi que des Ouzbeks, des Tadjiks et des Arabes, preuve de la jonction effectuée entre les islamistes caucasiens de tradition soufie et les musulmans étrangers de tradition wahhabite. La mobilisation des forces russes – les OMON, forces spéciales du ministère de l’intérieur et les spetsnaz, commandos des services secrets militaires, appuyés par l’aviation – met fin à l’offensive, au prix probable de centaines de victimes.

La violence prend alors une nouvelle forme : au mois de septembre, une vague d’attentats vise un immeuble habité par des familles d’officiers russes à Bouïnaksk, la seconde ville du Daghestan (une soixantaine de morts), puis un immeuble d’une banlieue populaire de Moscou (plus de quatre-vingt-dix morts) et un quartier proche du centre-ville (près de cent-vingt morts). Bassaïev et Khattab démentent toute responsabilité dans cette macabre série, revendiquée par « l’Armée de libération du Daghestan », proche du chef des wahhabites daghestanais. Mais certaines sources y voient la main des services secrets russes et des clans proches d’Eltsine qui détourneraient ainsi l’attention des scandales dans lesquels ils sont impliqués et prépareraient l’introduction d’un état d’urgence permettant de reporter les élections[1]. En janvier 2000, plusieurs sources – dont l’ancien Premier ministre Stepachine – affirmeront d’ailleurs que les attentats de de Moscou étaient l’œuvre des services secrets russes et qu’une invasion de la Tchétchénie était programmée avant qu’ils n’aient eu lieu.


Le retour de la guerre

De fait, le pouvoir moscovite instaure le blocus de la république et la bombarde dès les premiers jours d’octobre 1999. Les bombardements font des centaines de morts, surtout civils et semblent surtout frapper les infrastructures loyalistes, fidèles à Maskhadov. Tout en réactivant son gouvernement fantoche pro-russe, Moscou fait entrer des troupes et des blindés à l’intérieur de la république rebelle pour s’emparer des steppes du nord, majoritairement peuplées de Cosaques. Pour résister, Maskhadov fait appel à tous les chefs de guerre, mais la mobilisation est bien moindre qu’en 1994 : non seulement la population tchétchène n’a vu aucune amélioration de son sort en trois ans, mais le seul spectacle dont elle a été témoin a été celui de « seigneurs de la guerre » s’entre-déchirant pour le partage de maigres ressources et de trafics. Après avoir créé une zone de sécurité sur le tiers nord, Moscou lance jusqu’à 140 000 hommes dans la « phase 2 » de son offensive, en vue de « la destruction de toutes les bandes armées » sur le sol tchétchène. Arrivé au pouvoir, Poutine ne veut pas renouveler les erreurs de la première guerre : il n’y aura pas d’engagement précipité de troupes mal préparées, ni de combats de rue. La stratégie retenue est d’effectuer des bombardements intensifs, afin d’inciter les combattants tchétchènes à se regrouper dans les villes, puis d’encercler celles-ci et de les bombarder, si besoin est, avec des armes explosives et chimiques. En pratique, des missiles visant le palais présidentiel tombent en réalité sur un marché et une maternité de Grozny, faisant des dizaines de morts. Le déluge de feu se déroule les jours suivants sur Grozny et Goudermes encerclées, de même que sur des convois de réfugiés exhibant pourtant des drapeaux blancs. En novembre, les soldats russes s’emparent de Goudermes où s’installe le gouvernement favorable à Moscou.

En décembre, les Russes investissent Ourous-Martan, bastion des wahhabites abandonné par les rebelles qui se réfugient dans les montagnes du sud. Pour ajouter encore aux suspicions concernant les liens entre certains clans moscovites et les islamistes, les troupes russes laissent les combattants de Bassaïev et Khattab s’enfuir avec matériel et blessés, la défense des villes n’étant plus assurée que par les commandants fidèles à Maskhadov. L’offensive finale sur Grozny est lancée un peu avant Noël 1999, tandis que l’aviation bombarde les montagnes du sud, désignées comme bases de repli par le Président. Les rebelles tchétchènes doivent abandonner la capitale début février 2000, laissant la porte ouverte aux exactions des OMON et des mercenaires (kontrakniki). Les témoignages de torture se multiplient aussi dans les « camps de filtration » implantés en Tchétchénie et en Ossétie du nord.

Après avoir capturé Roudaïev (qui mourra en détention) et placé la Tchétchénie sous administration directe du Kremlin, Poutine en confie la gestion à un chef religieux local, le mufti Akhmad Kadyrov, membre de la principale confrérie soufie locale et issu du plus puissant des clans tchétchènes. Commandée par son fils Ramzan, sa milice des « kadirovtsy » compte des milliers d’hommes aux côtés des policiers tchétchènes rattachés au Ministère russe de l’Intérieur. Le pouvoir du clan est toutefois contesté par une partie des commandants pro-russes car, avant de se rallier à Moscou pour lutter contre les « wahhabites », Kadyrov avait adhéré à la cause indépendantiste. Parmi ses principaux opposants figure Bislan Gantamirov, qui dispose d’un millier de miliciens : ancien policier et ancien maire de Grozny, il avait été condamné en 1996 pour avoir détourné plus de quarante millions de dollars d’aides consacrées à la reconstruction de la Tchétchénie, avant d’être libéré de façon anticipée par Moscou.


Les métastases du conflit

En parallèle de ces rivalités, la guerre « déborde » sur les républiques voisines : en août 1999, des centaines de Tcherkesses manifestent dans la capitale Tcherkessk (dont le maire, baron de la vodka, est leur leader) après l’élection, comme Président de la République de Karatchaïevo-Tcherkessie d’un général d’origine karatchaï, marié à une Tchétchène ; ultra-minoritaires dans leur territoire, les anciens Circassiens accusent les Karatchaïs d’être téléguidés par des « wahhabites » et demandent leur rattachement à la région de Stavropol. Fin 1999, des troupes russes s’emparent, dans les montagnes du sud, de la seule route menant en Géorgie : celle-ci est accusée de laisser des combattants tchétchènes séjourner sur son territoire, en particulier dans la vallée de Pankissi où vivent les Kistines, des Tchétchènes émigrés en Géorgie depuis le XIIème siècle. En mai 2000, c’est en Ingouchie que la guérilla mène sa première incursion, contre un convoi ramenant des soldats russes démobilisés. A partir du mois suivant, les casernes (« komandatoura ») des forces d’élite russes deviennent des cibles privilégiées d’attentats aux véhicules piégés en Tchétchénie même, à Argoun, à Goudermès, à Ourous-Martan.

En s’attaquant à des cibles puissamment défendues, les plus extrémistes des rebelles démontrent que leurs capacités d’action restent intactes. Après des milliers de morts, la guerre semble sans fin. Aux tortures commises par les spetsnaz[2] et aux exactions des OMON et des mercenaires, les « boevikis » répondent par des décapitations de prisonniers russes, afin de satisfaire leurs « sponsors » islamistes qui réclament des têtes « d’infidèles ». La scène foisonne d’unités aux statuts souvent mal définis : supplétifs tchétchènes des Russes parfois liés aux rebelles, combattants « islamistes », bandits de grand chemin parfois infiltrés par les services secrets russes, militaires qui « achètent leur tranquillité » en vendant des armes aux rebelles, bandes autonomes tchétchènes se vendant aux plus offrants, « kontraktniki » qui simulent des attaques tchétchènes pour percevoir leurs primes. Quant aux aides économiques de Moscou à la reconstruction de la Tchétchénie, elles continuent de se volatiliser, en même temps que le pillage continue : trafics de pétrole et de métaux, disparition de lignes à haute tension et de canalisations par kilomètres entiers…

Pour tenter de remettre de l’ordre, Moscou confie la poursuite de “l’opération anti-terroriste” au FSB[3], en janvier 2001, mais les attentats se poursuivent les mois suivants, à Stavropol, à Tcherkessk et à Grozny même : le procureur général-adjoint de la ville et le numéro deux de l’administration tchétchène pro-russe y sont assassinés en mai, alors que Poutine effectue une visite-surprise dans les gorges de l’Argoun. Les violences s’enchaînent en 2002, en Ossétie du nord et au Daghestan : en mai, une douzaine d’enfants sont tués dans l’explosion d’une bombe contre l’autobus d’un orchestre militaire se rendant au cimetière pour un dépôt de gerbes. La Russie connait bien un succès important en présentant, en avril, le cadavre de Khattab, mort dans des conditions obscures (peut-être même liquidé par d’autres chefs de guerre). Mais elle connait aussi son plus grave revers militaire, en août, quand un hélicoptère de transport, touché par un missile tchétchène, s’écrase dans un champ de mines (plus de cent soldats tués).

Du côté de la rébellion, Maskhadov a dû une nouvelle fois renouer avec l’aile islamiste, faute d’avancée avec Moscou. Largement financés par les pétromonarchies du Golfe, les fondamentalistes démontrent qu’ils ont leur propre agenda. En octobre 2002 – alors qu’un décret de Maskhadov interdit « toute action militaire contre l’occupant russe hors des frontières de la Tchétchénie » – un commando, lié à Bassaïev, prend sept cent cinquante personnes en otage dans un théâtre de Moscou. Après avoir diffusé un gaz incapacitant dans les lieux, les commandos du FSB donnent l’assaut au bout de deux jours : la totalité du commando est décimée, de même que meurent près de cent trente otages, presque tous intoxiqués. Moscou prétend que la substance injectée aurait été fatale à des otages affaiblis, mais plusieurs expertises internationales concluront à l’usage d’un incapacitant interdit par la Convention sur les armes chimiques et à l’incapacité des secours à sauver des vies, faute d’avoir connu la nature du gaz en cause. La présence de femmes voilées dans le commando témoigne de l’apparition d’un nouvel élément dans le conflit : des veuves, mères ou sœurs de combattants tués vont multiplier les attentats suicides, par vengeance mais parfois aussi sous l’emprise de psychotropes. C’est en revanche un homme qui conduit le camion bourré d’explosifs qui, en août 2003, saute dans un hôpital d’Ossétie soignant des militaires russes (une cinquantaine de morts).


La promotion de Kadyrov fils

En octobre 2003, Kadyrov est élu sans rivaux à la présidentielle : Khasboulatov et Gantamirov se sont retirés et l’homme d’affaires Saïdullaev a vu sa candidature rejetée par la Cour suprême locale. Mais son exercice du pouvoir est de courte durée. Il est mortellement victime, en mai 2004, d’un attentat à la bombe dans un stade de Grozny. Sans doute victime des indépendantistes, Kadyrov s’était fait de nombreux ennemis, tant par son détournement de fonds fédéraux, que par ses tentatives de mettre la main sur l’industrie pétrolière et par ses critiques contre les exactions de l’armée russe (alors que les milices de son fils massacrent, torturent et imposent leur loi : interdiction des jeux et de l’alcool, incitations financières au port du voile, incitation à la polygamie…). Trois mois plus tôt, c’est Iandarbiev, devenu collecteur de fonds pour la guérilla islamiste, qui avait été assassiné au Qatar, victime des services secrets russes ou d’un règlement de comptes inter-tchétchènes.

Sur le terrain, la rébellion poursuit ses métastases. En juin 2004, cinq-cents combattants de Bassaïev – comprenant de nombreux Ingouches – attaquent des bâtiments des forces de sécurité d’Ingouchie à Nazran et plusieurs autres localités, tuant près de cent personnes, dont le ministre ingouche de l’intérieur. En août suivant, des affrontements entre troupes russes et groupes de combattants « non identifiés » se déroulent en Kabardino-Balkarie, république déjà fragilisée par les inimitiés traditionnelles entre Kabardes et Russes d’un côté et Balkars de l’autre et par les « ratonnades » commises par ces communautés contre des réfugiés tchétchènes. En octobre 2005, la capitale Naltchik sera secouée par des combats de rue (cent tente morts) entre forces russes et plusieurs dizaines de combattants d’un groupe local, la Jamaat Yarmouk. Son recrutement, dans une population jeune paupérisée, est d’autant plus facile que les autorités pourchassent tout affichage trop marqué de l’islam, ce qui conduit d’ailleurs le Kremlin à nommer un Président plus modéré, apte à rétablir le dialogue avec les musulmans modérés.

Mais les plus grandes violences ont lieu en Russie même, où des brigades islamistes (jusqu’alors connues au seul Pakistan) revendiquent, en août 2004, la mort d’une centaine de morts lors de l’explosion en vol de deux avions de ligne et d’un attentat-suicide à l’entrée d’une station moscovite de métro. Le clou est atteint le jour de la rentrée scolaire lorsqu’un commando islamiste capture un millier d’otages dans une école-collège de Beslan, en Ossétie du nord. L’assaut des forces russes se termine dans un bain de sang, avec plus de trois cent soixante morts. Outre l’impréparation de l’intervention, dictée par l’urgence, l’enquête révèle que les armes et explosifs du commando provenaient des stocks du ministère de l’intérieur et qu’il a bénéficié de la complicité de d’officiers russes. L’origine des agresseurs – Tchétchènes, mais aussi Ingouches et Ossètes musulmans – illustre la progression des idées salafistes parmi la jeunesse musulmane de toute la région : une Jamaat est même apparue dans la très chrétienne Ossétie du nord. L’influence islamiste déborde même du Caucase et touche d’autres républiques musulmanes telles que le Tatarstan[4] et le Bachkortostan.

En mars 2005, Maskhadov disparait, tué dans une cave par les forces spéciales russes. Il est remplacé par Abdoul Sadoulaev, un jeune « cheikh » qui se désolidarise des menées de Bassaïev et prône uniquement l’attaque d’objectifs militaires dans tout le Caucase et l’abandon des meurtres de civils. Une illustration de ceux-ci est donnée par l’assassinat du chef des OMON en Ingouchie, en juin 2006, alors qu’il accompagnait ses enfants à l’école ; trois d’entre eux sont tués à bout portant ! Le même mois, Sadoulaev est à son tour éliminé par les Russes et leurs alliés tchétchènes à Argoun. Son corps est exhibé par la télévision russe devant le fils Kadyrov, moyen de le légitimer au poste de Premier ministre auquel il a été nommé en mars, contre l’avis d’autres chefs tchétchènes liés au FSB ou au GRU militaire ; en mai des affrontements armés entre partisans de Kadyrov et troupes du Président tchétchène en exercice Alkhanov ont d’ailleurs fait des blessés aux abords de l’administration présidentielle à Grozny. Côté rebelles, Sadoulaev est remplacé par un chef militaire, Dokou Oumarov, proche de Bassaïev lequel meurt, en juillet 2006, dans l’explosion d’une bombe sur une route d’Ingouchie, peu de temps après l’exécution de Russes capturés par des islamistes en Irak.

En février 2007, Ramzan Kadyrov devient Président par intérim de la Tchétchénie, le titulaire du poste ayant été rappelé à Moscou pour devenir vice-ministre fédéral. Ses milices poursuivent l’élimination d’opposants entamée, dès 2006, par l’assassinat de chefs paramilitaires tchétchènes en pleine capitale russe. En septembre 2008, un ancien député est assassiné au volant de sa voiture en plein centre de Moscou, à proximité du siège du gouvernement où il avait été reçu une heure plus tôt ; il était le frère du chef du bataillon Vostok, protégé par le GRU, engagé dans des combats avec des hommes de Kadyrov, en avril précédent à Goudermès, à la suite d’un banal refus de priorité entre convois. Les assassinats se multiplient aussi contre les opposants réfugiés à l’étranger, à Istanbul, à Vienne, au Qatar… Le phénomène n’épargne pas l’Ingouchie, où se multiplient attentats, affrontements armés et enlèvement d’opposants supposés par des hommes en uniformes : leurs corps sont rendus à leurs familles contre rançons, quand ils ne sont pas retrouvés dans des coffres de voiture, comme certains membres d’ONG. Pour l’un des bras droits de Kadyrov, recherché par Interpol pour un meurtre commis à Dubaï, les militants de la société civile doivent être éliminés au même titre que des « combattants ». Mais les miliciens tchétchènes ne sont pas les seuls en cause : en février 2010, une patrouille du FSB massacre des civils (par balles et armes blanches) qui effectuaient des cueillettes dans une forêt proche d’un village ingouche. Les bavures entre alliés ne sont pas exclues : les hommes de Kadyrov tuent ainsi une patrouille du GRU opérant dans le maquis tchétchène.

[1] L’homme d’affaires Berezovski reconnaîtra d’ailleurs qu’il a financé Bassaïev face à Maskhadov « un homme du passé ». Bassaïev bien connu des Russes pour avoir combattu en Abkhazie aux côtés du FSB, avant de rejoindre l’islamisme par opportunisme, en devenant « émir » de sa brigade des martyrs du Jardin des justes.

[2] Tortures telles que la détention d’hommes dans des trous d’eau glacée ou le « fagot humain » (consistant à ligoter plusieurs hommes ensemble, puis à les faire exploser). En mars 2003, un rapport secret de l’administration tchétchène pro-russe aux autorités fédérales évalue à 1 300 le nombre des assassinats de civils par les Russes en 2002 et à 3 000 le nombre de cadavres trouvés dans des « fosses aux loups » (charniers). Le FSB procède même à des enlèvements de blessés dans des cliniques d’Ingouchie.

[3] Comme son prédécesseur du MKVD l’avait fait en 1943-44 contre les guérillas nationalistes baltes et ukrainienne.

[4] Une école islamiste du Tatarstan aurait servi de base de recrutement au groupe ayant commis la série d’attentats en Russie en 1999, année au cours de laquelle les autorités avaient refusé d’envoyer des conscrits dans l’armée russe tant que ses appelés engagés au Daghestan ne seraient pas rentrés dans leurs casernes.

Une pacification relative

Officiellement, la république séparatiste est pacifiée en 2009, sans qu’un bilan fiable des pertes humaines durant les deux guerres (1995-1996, puis 1999-2009) ne puisse être établi. Les estimations qui apparaissent les plus fiables, celles de l’association humanitaire russe Mémorial, les chiffrent à plus de 150 000 morts, en très grande majorité civils. L’armée russe aurait perdu entre 15 000 et 25 000 hommes (Moscou n’en reconnaissant que 3 000), soit davantage que les pertes subies par les Soviétiques en Afghanistan, pays vingt fois plus grand et peuplé.

Pour remettre de l’ordre dans la région, en particulier pour éviter la « disparition » des aides consacrées à son développement économique, Moscou crée, début 2010, un district fédéral du Caucase diluant le poids des potentats locaux : les diverses républiques ethniques autonomes[1] y sont associées au kraï russe de Stavropol, sous la responsabilité d’un « consul » ayant rang de vice-Premier ministre. Du côté des insurgés, les fondamentalistes musulmans d’Oumarov ont pris le dessus sur les nationalistes et proclamé un « Etat islamique du Caucase » en octobre 2007. Du coup le conflit prend une coloration djihadiste, les opérations de contre-terrorisme succédant aux actions terroristes commises en dehors de Tchétchénie. Ainsi, l’Emirat du Caucase revendique l’attentat perpétré, en novembre 2009, à bord du Nevski Express, un train de voyages d’affaires et de luxe circulant entre Moscou et Saint Pétersbourg (une vingtaine de morts). C’est aussi lui qui revendique les attentats suicide commis, en mars 2010, par deux femmes originaires du Daghestan, dans le métro moscovite à une heure de pointe (une quarantaine de morts[2]). Les opérations sont doublement symboliques, puisque perpétrées à l’ouverture de la Semaine sainte orthodoxe, dans une station voisine du siège du FSB et proche du Kremlin. En janvier 2011, un jeune Ingouche se fait sauter à l’aéroport international de Moscou (une trentaine de morts). Les attentats frappent aussi des sites touristiques en Kabardino-Balkirie et des moyens de transport à Volgograd (une trentaine de morts fin 2013). En août 2012, des combats opposent des rebelles daghestanais et des forces spéciales géorgiennes à la frontière de la Géorgie. Les terroristes empruntent par ailleurs le mode opératoire traditionnel des islamistes ailleurs dans le monde : un véhicule piégé explose lorsque les badauds et les secours arrivent sur les lieux d’une première explosion. La transmission s’explique d’autant plus facilement que 1 500 à 2 000 Russes caucasiens ont rejoint les rangs de groupes tels qu’al-Qaida (AQ) ou l’Etat islamique (EI), en particulier dans le combat qu’ils mènent contre le régime syrien soutenu par Moscou (cf. Syrie).

Après la mort de « l’émir du Caucase », annoncée en mars 2014, son mouvement connait l’année suivante la même scission que nombre de groupes djihadistes et salafistes à travers le monde : une petite partie reste dans la mouvance d’AQ, mais la plupart des chefs et des combattants de Tchétchénie, du Daghestan, d’Ingouchie et de Karbadino-Balkarie se rangent du côté de l’EI. Côté russe, Moscou procède, en février 2018, à une vaste purge du gouvernement largement corrompu du Daghestan, devenu le principal champ de bataille de la région entre forces de sécurité et islamistes de la Sharia Jamaat (près de 3 600 morts entre 2010 et 2018). Pour pacifier la République – en cessant de persécuter les salafistes modérés pour empêcher qu’ils ne basculent dans le radicalisme – Poutine nomme pour la première fois depuis 1948 un responsable qui n’est ni musulman ni Daghestanais : l’impétrant est un Russe d’origine kazakhe et de confession orthodoxe.

Kadyrov reste en revanche inamovible : en septembre 2021, il est réélu à la Douma russe avec 99,6 % des voix (le record national !), trois ans après avoir obtenu que la très pauvre et surpeuplée voisine d’Ingouchie lui cède près de 400 km², comprenant de surcroît des gisements potentiels de pétrole. Malgré ses frasques – par exemple lorsqu’il demande à ses hommes de tirer sur les forces de l’ordre russes quand elles opèrent sans autorisation sur le territoire de sa République – Kadyrov garde la confiance de Moscou qui l’utilise comme exécutant de diverses basses œuvres : outre la fourniture de plusieurs centaines de « kadyrovtsy » (les membres de sa garde prétorienne) aux séparatistes russophones du Donbass (cf. Ukraine) ou au régime syrien, Grozny est suspecté d’avoir joué un rôle dans l’assassinat de l’opposant russe Nemstov. Le numéro un tchétchène est également utilisé par Poutine comme preuve qu’un « islam à la russe », à la fois patriote et puritain, est possible. C’est ce qui donne la liberté à Kadyrov de faire défiler 800 000 personnes en 2015 contre la « une », jugée islamophobe, d’un magazine satirique français (lui-même touché par un attentat islamiste), d’organiser une conférence d’imams sunnites dénonçant le wahhabisme en 2016, de poursuivre sans relâche les homosexuels et les femmes aux mœurs jugées légères et d’imposer le port du hidjab aux fonctionnaires et aux étudiantes.

La tension reste par ailleurs vive dans le Caucase musulman. En octobre 2023, en pleine guerre entre les Israéliens et les Palestiniens du Hamas, des émeutes anti-juives éclatent à l’aéroport de Makhatchkala, au moment de l’atterrissage d’un avion en provenance d’Israël. En juin 2024, une vingtaine de personnes, dont une quinzaine de membres des forces de l’ordre, sont tuées dans l’attaque, par des hommes armés, d’églises orthodoxes et d’une synagogue dans la capitale du Daghestan et dans la ville côtière de Derbent, pourtant connue pour la cohabitation multiséculaire des trois grands monothéisme ; ainsi, le prêtre exécuté entretenait de bonnes relations avec les religieux musulmans locaux.

[1] Karatchaevo-Tcherkessie, Kabardino-Balkarie, Ossétie du Nord, Ingouchie, Tchétchénie et Daghestan.

[2] Une action similaire avait déjà fait une quarantaine de morts en février 2004. Ce bilan était aussi celui d’un attentat commis à bord d’un train dans la région de Stavropol, juste avant les législatives de fin 2003.


Entre islamisme et banditisme
Surnommés les « hommes des forêts », les insurgés sont souvent liés à des groupes criminels, de nature souvent clanique. A son apogée, la rébellion aurait compté environ un tiers de délinquants de droit commun, un tiers d’idéalistes et un tiers d’indécis ou d’infiltrés. Les rapts sont une des "industries" auxquelles ils se livrent, sans en être les seuls acteurs : cette activité est également menée par de purs bandits, alliés à des policiers corrompus, travaillant pour leur propre compte mais aussi pour celui des services spéciaux russes ou de mafias tchétchènes, russes, ossètes ou autres. L’argent récolté permet d’acheter du matériel de guerre et d’acquérir des renseignements.
Tous les enlèvements ne sont pas pour autant criminels. Divers services russes – voire de républiques voisines – sont suspectés de déclarer en Tchétchénie des rapts réalisés ailleurs, dans le but de déstabiliser l’entité indépendantiste et de dissuader quiconque de s’y rendre ou d’y investir. Les prisonniers sont parfois victimes d’enjeux économico-criminels : ainsi, les quatre ingénieurs occidentaux retrouvés décapités fin 1998, près de l’Ingouchie, avaient été chargés par le Président tchétchène d'implanter un réseau de téléphonie mobile dans sa république, avant que Berezovski n'implante le sien. L’homme d’affaires, favori du Kremlin puis en disgrâce, intervient dans certaines libérations d’otages, grâce aux fonds des services secrets, tout en entretenant des contacts avec les islamistes tels que Bassaïev. De son côté, Kadyrov est soupçonné d’envoyer certains de ses hommes enlever des étrangers dans les zones géorgiennes proche de la Tchétchénie, afin de contraindre Tbilissi à expulser ses réfugiés tchétchènes.
La criminalité est également de nature politique : en 2008, puis l’année suivante, les vice-Présidents de la Cour suprême d’Ingouchie sont éliminés, sans que ces assassinats puissent être imputés aux islamistes ou au crime organisé. La même incertitude plane sur l’attentat commis, en juin 2009, contre le Président ingouche ; grièvement blessé, il avait engagé une vaste campagne contre la corruption, après la mise à l’écart de son prédécesseur, impliqué dans divers scandales. En 2013, c’est le maire de la capitale daghestanaise qui est incarcéré pour l’assassinat d’un enquêteur officiel russe qui enquêtait sur les liens entre la guérilla islamiste, la mafia et la classe politique locale. Victime de quatorze tentatives d’assassinat – dont une l’ayant paralysé des jambes – l’élu aurait été « balancé » par un émir islamiste.

Pour en savoir plus : Moscou renforce son emprise sur le Daghestan