Historiquement et cartographiquement, le delta que forme le fleuve Niger – dans le sud du Nigeria – s’étend sur 26 000 km², le long d’une façade de 250 kilomètres ouverte sur le golfe de Guinée. Il correspond aux États actuels de Bayelsa dans le delta (9 391 km², 100 km de côtes), du Delta sur la rive droite (16 986 km², 160 km) et de Rivers sur la rive gauche (9 669 km², 100 km). Leur population représente une quinzaine de millions de personnes, appartenant à une quarantaine d’ethnies et de sous-groupes ethniques. La plus nombreuse, considérée comme la quatrième de la Fédération nigériane, est celle des Ijaw (qui se dénomment eux-mêmes Izon). Ultra majoritaires dans l’État de Bayelsa et très présents dans celui du Delta, ils devancent les Itsekiri, Isoko, Urhobos et I(g)bos (du sud au nord de l’État du Delta), ainsi qu’une multitude d’ethnies, dont celle des Ogoni, dans l’État de Rivers.
Politiquement, les autorités nigérianes intègrent aussi à cette région d’autres États : les deux qui longent le golfe du Biafra[1] jusqu’à la péninsule de Bakassi et à la frontière avec la partie anglophone du Cameroun, c’est-à-dire Akwa-Bom et Cross River ; ce dernier est peuplé d’Ibibio et autres Efik ou Ogoja, ethnies également présentes dans les pays voisins. S’y ajoutent l’État d’Edo situé sur le golfe du Bénin (à l’ouest du delta) et cinq États de l’intérieur dominés par les Igbos (la troisième plus grande ethnie du Nigeria) à savoir Imo, Anambra, Abia, Ebonyi et Enugu.
A partir du XVIIe siècle, le delta du Niger est une région phare de la traite négrière en Afrique de l’Ouest. Elle fait la prospérité de plusieurs cités-États de la côte (Bonny, Calabar, Brass, Akassa et Nembe) qui contrôlent la venue et la répartition des esclaves, majoritairement originaires du pays Igbo ou de plaines situées plus en amont du fleuve. Tous ne partent pas pour les Amériques : certains sont intégrés dans les familles princières de la côte ou dans leurs exploitations agricoles, ce qui accroît la population locale. Celle-ci augmente aussi avec l’implantation de populations non captives, originaires du royaume du Bénin voisin et des terres de l’intérieur, attirées par la prospérité des cités-États et le potentiel que le fleuve Niger offre pour commercer avec les pays du Sahel.
Dans le courant des années 1880, le gouvernement britannique établit le protectorat des rivières pétrolières (puis protectorat de la côte du Niger) en signant des « traités de protection » avec les chefs des cinq principaux groupes ethniques (Itsekiri, Isoko, Ukwuani, Ijaw et Urhobo). Avant même l’indépendance de la Fédération nigériane, des tensions ethniques apparaissent dans le fonctionnement des institutions : en 1953, le chef de l’État oriental, un Efik, est démis de ses fonctions par la majorité Igbo, ce qui pousse les minorités (Ibibio , Annang , Efik , Ijaw et Ogoja) à réclamer leur propre État Calabar-Ogoja-Rivers.
A l’indépendance, en 1960, l’ancien colonisateur s’efforce d’organiser un partage du pouvoir entre les trois grandes ethnies du pays : les Haoussas-Peuls musulmans du Nord, les Yorubas de l’Ouest et les Ibos, majoritairement chrétiens et animistes, de l’Est. Mais ce fragile équilibre est rompu par le putsch sanglant que commettent des militaires Igbo, en janvier 1966. Le coup de force entraîne le massacre de milliers d’Igbo et de populations sudistes au Nord et, par ricochet, de milliers de civils haoussas, idomas et tivs à l’Est. En juillet de la même année, le chef des putschistes est à son tour éliminé, par des soldats du Nord.
Mais les Igbo n’ont pas dit leur dernier mot. La décision du gouvernement fédéral de découper la région de l’Est en trois États met le feu aux poudres : non contents de voir leur poids politique réduit à la seule région du Centre-Est, les Igbo perdent aussi leur accès à l’océan Atlantique et aux ressources pétrolières découvertes dans le delta en 1956, puisque les États du sud-est (avec Calabar) et de Rivers (avec Port-Harcourt) ont été créés pour les minorités de la côte. La réaction du colonel Ojukwu, qui dirige la région orientale, ne tarde pas : en mai 1967, il en proclame l’indépendance sous le nom de République du Biafra. S’étendant sur 76 000 km², du delta du Niger jusqu’aux frontières avec le Cameroun à l’est et à Enugu (sa capitale) au Nord, elle est peuplée à 70 % d’Igbo. Après quelques succès militaires en direction de Bénin city, les forces biafraises doivent se replier. Pour la Fédération nigériane, le séparatisme du Biafra est d’autant moins envisageable qu’il possède l’essentiel des ressources pétrolières du pays. Soutenues par l’URSS, le Royaume-Uni et les États-Unis (qui s’inquiètent de la présence soviétique) – quand les séparatistes bénéficient d’aides françaises, chinoises, israéliennes et portugaises – les forces fédérales s’emparent de Port Harcourt, la grande ville du delta, en mai 1968 et instaurent le blocus de la province rebelle. La faim et les combats vont provoquer la mort d’un million de personnes et forcer Ojukwu à capituler, en janvier 1970.
La fin de la sécession biafraise satisfait les ethnies du delta et de la côte qui y étaient majoritairement opposées, n’étant pas davantage prêtes à supporter la domination des Igbos que celle des peuples du Nord. Durant le conflit, elles soutiennent plutôt les autorités fédérales en leur faisant profiter de leur connaissance du terrain : fondateur d’une éphémère République du Delta, le major Isaac Boro est ainsi chargé de former les unités amphibies de l’armée nigériane. Mais cette « fidélité » à la Fédération n’est pas payée en retour : les promesses de créer des États à majorité Ijaw et de mieux partager les richesses pétrolières restent lettre morte. En 1978, un décret du Président Obasanjo donne même à l’État fédéral la propriété exclusive des richesses du sous-sol et des zones côtières, à charge pour lui de redistribuer cette manne. Dans la pratique, cette redistribution n’a pas lieu. Les richesses du Sud restent largement accaparées par les élites du Nord, sans que les populations du delta ne bénéficient de véritables retombées, en termes d’infrastructures ou de compensation des dégâts que l’exploitation de l’or noir cause aux activités agricoles et piscicoles traditionnelles. Le plus souvent, les conditions d’extraction des hydrocarbures ne suivent pas les normes internationales de protection de l’environnement : mal entretenues par leurs propriétaires, pourtant des grands groupes internationaux, les infrastructures pétrolières se corrodent et créent de graves dégâts.
La rébellion contre cette situation est animée par les Ijaw. Politiquement, ils s’organisent au sein des Communautés fédérées Izon du delta du Niger ou du Mouvement pour la survie de la nationalité ethnique Ijaw (Mosiend). Militairement, ils comptent plusieurs groupes armés tels que la Niger Delta Peoples Volunteer Force (NDPVF, fondée par Boro en 1966), le Niger Delta Vigilante (NDV) et le Mouvement d’émancipation du delta du Niger (MEND). Connaissant par cœur les dédales du delta et de ses mangroves, les rebelles s’en prennent aux installations pétrolières et à leurs opérateurs, pratiquant sabotages, enlèvements, extorsions de fonds et attaques de patrouilles gouvernementales. L’une de leurs activités principales est le bunkering, qui consiste à extraire du pétrole, directement dans les pipelines ou les puits, puis à le transférer au large sur des bateaux qui vendront leur cargaison sur des marchés parallèles. Ajoutée au siphonnage des pipelines que pratiquent les populations, non sans risques, cette pratique prend une ampleur telle que le Nigeria perd parfois jusqu’à un tiers de sa production.
Les exactions des Ijaw s’exercent aussi contre les ethnies minoritaires, dotées elles aussi de milices, et dont certaines sont des ennemies jurées, en particulier depuis la traite négrière. Les tensions s’exacerbent en particulier dans l’État du Delta, créé en 1991, et dans sa ville principale, Warri, disputée de longue date entre les Itsekiri, les Urhobo et les Ijaw. Au printemps 1997, puis de nouveau en 1999 et en 2003, des affrontements communautaires y font des centaines de morts. Le moindre incident peut dégénérer en massacre : en juillet 1999, le retour de membres de l’ethnie Ilajae dans une ville dont ils avaient été chassés l’année précédente, à la suite d’une précédente flambée de violence, fait une cinquantaine de morts.
La rébellion est également le fait des Ogoni, qui dénoncent les pollutions de l’exploitation pétrolière dans l’État de Rivers. En janvier 1993, la répression par l’armée d’une manifestation du Mosop (Mouvement pour la survie du peuple Ogoni) contre Shell fait des centaines de morts, détruit des dizaines de villages et déplace des dizaines de milliers de personnes. Deux ans plus tard, les leaders du mouvement, dont l’écrivain Ken Saro-Wiwa, sont pendus, après avoir été jugés responsables de la mort de chefs coutumiers Ogoni, lynchés par une foule qui les accusait de collusion avec le pouvoir. La violence des jeunes du Mosop se focalise aussi sur d’autres peuples du delta tels que les Andonis, auxquels la compagnie anglo-néerlandaise prêterait ses hélicoptères pour repérer le terrain avant qu’ils n’attaquent les Ogoni.
Les entreprises pétrolières paient aussi certaines milices, afin qu’elles protègent leurs installations et leur personnel contre les bandits, les preneurs d’otages et les pirates qui sévissent dans le golfe de Guinée… au risque que ces groupes deviennent trop puissants : en août 2004, des combats entre la NDPVF et une milice soutenue par le gouverneur de l’État de River laissent cinq cents cadavres dans les rues de Port Harcourt. La rébellion est également liée, plus ou moins ponctuellement, aux « cults », les gangs locaux qui pillent les banques de la côte camerounaise ou volent des armes, en mars 2010, dans une gendarmerie de la péninsule de Bakassi.
Bakassi, les séquelles de la partition camerounaise
Le Nigeria et le Cameroun (majoritairement francophone) sont à peine indépendants qu'ils doivent faire face à une question territoriale : elle porte sur le devenir des 85 000 km² de l'ex-Kamerun allemand qui, après la première Guerre mondiale, n'ont pas été attribués au colonisateur français mais à son rival britannique. La voie de l’indépendance étant exclue, le choix qui est proposé par l'ONU aux habitants est de rejoindre soit la Fédération nigériane, soit le Cameroun. La première option l'emporte au Northern Camerooun, mais pas au Southern Cameroon : bien qu'essentiellement anglophones, ses électeurs votent à 70,5 % en faveur du rattachement au Cameroun qui, comme eux, est majoritairement chrétien et animiste, ce qui leur permet d'échapper à la domination des musulmans du Nigeria.
La république camerounaise hérite ainsi d'un peu plus de 42 000 km², dont 1 000 km² posent problème : ceux de la péninsule de Bakassi, donnant sur le golfe du Biafra. Bien qu'elle soit en majorité peuplée de Nigérians, le Cameroun en revendique la possession, au titre d'un accord frontalier signé, en mars 1913, par les deux puissances coloniales de l’époque, l’Allemagne (au Kamerun) et le Royaume-uni (au Nigeria). En 2002, la Cour internationale de justice de La Haye valide la souveraineté camerounaise sur cette zone de marécages et de forêts de palétuviers, riche en pétrole et en ressources halieutiques. Ayant reconnu la décision (qui concernait aussi la délimitation de frontière des deux pays sur le lac Tchad), le Nigeria retire ses troupes en 2006. Mais, depuis, la zone fait l’objet d’un conflit de basse intensité, parfois lié au séparatisme des anglophones du Cameroun. Les combats opposent l’armée camerounaise à différents groupes politico-criminels : des séparatistes locaux (les Bakassi freedom fighters), mais aussi des insurgés du delta du Niger et des nostalgiques de la rébellion biafraise (cf. infra).
Faute de succès majeur sur les insurgés, le pouvoir nigérian leur fait une offre d’amnistie à l’automne 2009, comprenant l’affectation d’une partie des revenus pétroliers dans des programmes sociaux et le versement de primes aux rebelles restant chez eux. Un commandant majeur du MEND et le chef du NDV acceptent de déposer les armes, avec des milliers de leurs combattants. Mais, dans la pratique, l’argent gouvernemental est largement capté par les principaux commandants, qui se pavanent dans les rues des villes en Hummer, tandis que des petits chefs locaux, écartés de cette manne, essaient de rappeler leur existence en montant des « coups ». En outre, beaucoup de démobilisés sont plus souvent de petits voyous que de réels combattants. Dès le mois de janvier suivant, le MEND rompt le cessez-le-feu, arguant que le processus de paix est bloqué depuis l’hospitalisation du Président nigérian, alors que son dauphin est pourtant un Ijaw (Goodluck Jonathan est même, l’année suivante, le premier membre de cette communauté à devenir chef de l’État). En mars 2010, le mouvement fait sauter le palais du gouverneur à Warri, où devait se tenir une conférence de suivi de l’accord d’amnistie (ayant été annoncé à l’avance, l’attentat ne fait que des blessés).
La perspective d’un possible arrêt du programme d’amnistie, couplée à la baisse des contrats de protection, entraîne, à partir de 2016, une recrudescence des attaques visant des installations pétrolières et les forces de sécurité. Elles sont l’œuvre d’un nouveau mouvement, les « Vengeurs du Delta du Niger » (NDA) qui revendiquent, notamment, le dynamitage d’une plateforme pétrolière. Pour essayer de rétablir le calme, le gouvernement fédéral annonce, en 2017, la reconduction des primes d’amnistie et des programmes de formation et d’emploi des jeunes, qu’il complète par un vaste programme de dépollution censé durer trente ans ; financé par les cinq groupes pétroliers opérant dans le delta, il doit faire l’objet d’une gouvernance ad’ hoc, compte tenu de l’immense corruption régnant dans le pays.
Mais celui-ci n’en a pas fini avec la violence dans le Sud. En 2016, l’armée découvre un charnier d’une cinquantaine de corps dans une forêt de l’État d’Abia, connue pour être le bastion de l’Ipob (the Indigenous People of Biafra) : né en 2012, ce mouvement indépendantiste biafrais se montre beaucoup plus radical que le Massob (Mouvement pour une réactualisation de l’État souverain du Biafra, fondé en 1999), dont le relatif pacifisme ne l’empêche pas pour autant d’être traqué par les autorités. Après avoir annoncé la création d’une nouvelle milice, l’Eastern security network (ESN), l’Ipob parvient à libérer plusieurs centaines de détenus d’une prison au printemps 2021 et exécute près de cent trente membres des forces de l’ordre lors de diverses attaques. En juin, son chef est arrêté au Kenya, mais la violence reste latente. Aux exécutions, souvent extra-judiciaires, de séparatistes biafrais, répondent les attaques de l’Ipob, en particulier dans l’État d’Anambra. Ses militants sont accusés d’avoir commis des crimes de guerre, notamment le meurtre d’enfants. Tactiquement, l’Ipob s’est allié en avril 2021 au Conseil de gouvernement et aux Forces de défense d’Ambazonie, qui luttent pour l’indépendance du Cameroun anglophone, alliance dénoncée par d’autres groupes séparatistes biafrais et « ambazoniens ».
[1] Le golfe du Biafra tient son nom de Biafara, capitale d’un État mystérieux localisé par les Portugais au XVe siècle en retrait de la côte, entre les royaumes du Bénin et du Loango.
Fédération nigériane : le redécoupage permanent
De trois à l'indépendance (Nord, Ouest et Est), le nombre d’États fédérés nigérians est passé progressivement à trente-six, le fractionnement ethnique du pouvoir ayant été institué comme mode de gouvernement par les autorités fédérales. Issu de l’État de l'Est, celui de Rivers a été découpé en deux parties en 1996 : le Bayelsa pour les Ijaw et le reste de Rivers pour les autres ethnies. Né lui aussi de l’État oriental, celui de Cross River a connu le même sort en 1987, avec la création du nouvel État d'Akwa Ibom. Le grand État Igbo du Centre-Est n'a pas échappé à ces vicissitudes : ses découpages successifs (en 1976, 1991 et 1996) ont donné naissance aux cinq États d'Abia, Imo, Anambra, Enugu et Ebonyi. Sur la rive droite du delta, l’État du Centre-Ouest - issu du grand État de l'Ouest en 1963 - a été divisé entre les États du Delta et d'Edo en 1991.