Ukraine, chère indépendance

Ukraine, chère indépendance

Berceau de la « Rus de Kiev », premier État des Slaves orientaux, l’Ukraine a acquis son indépendance moderne en 1991. Depuis, elle est l’objet de convoitises russes et occidentales.

603 549 km2 (576 604 km2, depuis la perte de la Crimée)

République présidentielle

Capitale : Kiev

Monnaie : la hryvnia

31 à 35 millions d’habitants

Sur 35 millions, 4 vivraient sur les 20 % occupés. Sur les 31 millions restant, près de 7 millions auraient quitté le pays depuis 2022.

Deuxième pays le plus vaste d’Europe, l’Ukraine s’étend sur plus de 1 300 km d’est en ouest et un peu moins de 900 km du nord au sud. Il partage plus de 4 500 km de frontières avec sept pays, dont près de 1 600 avec la Russie à l’est, près de 940 avec la Moldavie au sud-ouest (dont plus de 450 avec la république séparatiste de Transnistrie) et plus de 890 avec la Biélorussie au nord ; ses quatre autres voisins sont membres de l’Union européenne : la Roumanie (360 km à l’ouest et près de 170 au sud, dans le Boudjak), la Pologne au nord-ouest (près de 430 km), la Hongrie (un peu plus de 100 km) et la Slovaquie (90 km) à l’ouest.

L’Ukraine possède plus de 2 780 km de côtes sur la mer Noire et la mer d’Azov, séparées par la Crimée. Mais elle en contrôle moins depuis la perte de la péninsule et la guerre de 2022.

D’altitude moyenne, les quelques montagnes sont situées en périphérie : les Carpates (ou Carpathes) au sud-ouest et le massif criméen qui prolonge le Caucase au sud, le long de la mer Noire. À l’exception du plateau occidental de Podolie, le reste du pays est globalement plat, comme en témoignent les riches terres centrales et steppes semi-arides du bassin du Dniepr. Traversant le pays du nord au sud, le fleuve se jette dans la mer Noire, dans un estuaire commun au Boug méridional ; dans sa partie inférieure, il se divise en plusieurs bras et forme un large delta aux deux tiers marécageux, comportant de nombreux lacs et îlots.

Le Dniepr (2290 km) ne doit pas être confondu avec le Dniestr (1362 km) qui se jette plus à l’ouest, près d’Odessa, après avoir traversé l’ouest de l’Ukraine et l’est de la Moldavie (dont la Transnistrie). La vaste embouchure du Dniestr sépare l’extrême sud-ouest de l’Ukraine du reste du territoire ukrainien : frontalière de la Roumanie, cette région du Boudjak (Bessarabie) est quasiment enclavée en Moldavie, dont elle a d’ailleurs parfois constitué, dans le passé, la façade sur la mer Noire. Seules deux voies la relient à l’oblast d’Odessa : une route traversant la ville moldave de Palanca et un pont routier et ferroviaire enjambant la passe entre le liman (lagune) du Dniestr et la mer Noire. Cf. infra.

Le climat de l’Ukraine est globalement de type continental tempéré, celui des bords de la mer Noire étant davantage méditerranéen.

La composition ethnique et religieuse du pays reflète la façon dont il s’est formé. 90 % de la population se répartit en trois principaux groupes linguistiques et culturels : les Ukrainiens ukrainophones (environ 40 %, dont 1 % de Ruthènes subcarpatiques[1]), les Ukrainiens russophones (30 à 35 %) et les Russes russophones (20 % au total, mais 40 % dans les bassins industriels de l’est, frontaliers de la Russie, et jusqu’à 60 % en Crimée avant son annexion par la Russie). Les autres habitants du pays sont roumanophones (Roumains et Moldaves), Biélorusses, Polonais, Bulgares, Grecs pontiques, Tatars (reliquat de ceux qui ne vivaient pas en Crimée), Gagaouzes turcophones (dans le Boudjak ou Bessarabie méridionale, au sud-ouest) …

Environ la moitié des Ukrainiens est de religion orthodoxe, mais appartient à des Églises concurrentes (cf. Encadré). Selon les études, entre 20 et 48 % se disent membres de la nouvelle Église autocéphale, surtout présente dans le centre et l’ouest, entre 14 et 16 % de l’historique Église autonome rattachée au patriarcat de Moscou et majoritaire dans l’est et le sud, et entre 16 et 47 % sans affiliation particulière. Environ 20 % des Ukrainiens croyants sont catholiques, essentiellement de rite byzantin : rattachée à Rome, l’Église gréco-catholique est très majoritairement présente en Ukraine occidentale, longtemps sous influence polonaise, puis austro-hongroise[2]. Le reste de la population est sans religion ou adepte des différentes chapelles du protestantisme, ainsi que du judaïsme. L’islam a quasiment disparu depuis que les Tatars de Crimée ont été rattachés à la Russie.

[1] Les Ruthènes sont également présents en Roumanie, Hongrie, Slovaquie et Croatie.

[2] Avant la deuxième Guerre mondiale, Lviv n’avait qu’une seule église orthodoxe, pour sa garnison russe.

SOMMAIRE

Le retour à l’indépendance

Dominé par des conservateurs brejnéviens jusqu’en 1989, le PC ukrainien est contraint d’évoluer sous la pression de mouvements à la fois nationalistes et démocrates : le Roukh (Mouvement populaire ukrainien de restructuration), fondé par des intellectuels à l’ouest et au centre, mais aussi les syndicats des mineurs du Donbass. Après avoir proclamé la souveraineté du pays en juillet 1990, la Verkhovna Rada (le Parlement monocaméral ukrainien) convoque un référendum sur l’indépendance, dont les résultats sont sans équivoque : début décembre 1991, plus de 84 % des électeurs se déplacent pour voter et plus de 90 % d’entre eux votent en faveur du « oui[1] ». Dans la foulée du scrutin, le Président du Parlement, Leonid Kravtchouk, est élu au suffrage universel à la tête de l’Etat. Apparatchik communiste converti à la démocratie, il doit gérer les multiples contentieux opposant l’Ukraine à la Russie : le contrôle des armes nucléaires et des pipelines, la gestion de la flotte de la Mer Noire, la présence de bases militaires russes sur le sol ukrainien, le statut de la Crimée, le partage entre Etats de la dette et des avoirs de l’ex-URSS… D’emblée, Kiev a manifesté ses intentions en matière diplomatique : non seulement elle n’a pas signé le Pacte de Tachkent (le pacte de sécurité collective de la CEI), mais elle a été la première république de l’ex-URSS à signer le « partenariat pour la paix », sorte « d’antichambre » de l’OTAN. Dans ce rapport de forces, l’Ukraine bénéficie d’un atout : le passage sur son sol du gazoduc Brotherhood qui achemine le gaz russe vers l’Europe occidentale. Mais la Russie a des projets alternatifs (cf. Géopolitique des tubes) et surtout deux arguments choc : son gaz et son pétrole qu’elle fait payer cher à son voisin (à la différence des rabais qu’elle accorde au fidèle allié biélorusse) et qu’elle menace parfois de ne plus livrer. Moscou peut également compter sur un Parlement ukrainien qui, issu de l’URSS, est hostile à toute réforme d’essence libérale.

Un rapprochement avec la Russie s’opère sous Léonid Koutchma, ancien dirigeant d’une fabrique soviétique de missiles devenu Premier ministre (en 1992-1993), puis Président de la république en juin 1994. Six mois plus tard, est signé le mémorandum de Budapest : en échange du respect de l’intégrité de son territoire par la Russie et les quatre autres membres permanents de l’ONU, l’Ukraine adhère au traité de non prolifération nucléaire (alors qu’elle était la troisième puissance atomique mondiale à l’indépendance). A la fin de l’année suivante, des accords de paiement de la dette énergétique ukrainienne et de coopération militaire sont signés, sans régler complètement la question de la flotte de la mer Noire (même si des accord ont été signés en 1992, puis 1993).

Le régime ne parvient pas, en revanche, à enrayer une crise économique qui se traduit, début 1996, par la grève quasi-générale des mineurs du Donbass, réclamant des salaires alignés sur ceux de leurs homologues russes. Au printemps, le Président limoge son Premier ministre, lui reprochant de ne pas avoir orienté le pays vers l’économie de marché, mission quasi-impossible face à un Parlement dominé par les conservateurs communistes et agrariens. A la fin de l’année, Koutchma place sous sa responsabilité directe les ministères de la Défense, de l’Intérieur, de l’Information et des Affaires étrangères, manière de contrecarrer l’influence grandissante de son nouveau Premier ministre Pavel Lazarenko : originaire de la région russophone de Dniepropetrovsk et leader des « barons de l’énergie » (comme son ami et homologue russe Tchernomyrdine), celui-ci a même échappé à une tentative d’assassinat en juillet 1996. Le gouvernement a alors pointé du doigt l’alliance que les formations parlementaires de gauche auraient passée avec des organisations extrémistes et la mafia ; toujours est-il qu’un député et homme d’affaires, suspecté d’avoir commandité le crime, est assassiné en novembre à Donetsk. En mai 1997, Kiev et Moscou signent un « traité d’amitié et de coopération », ainsi qu’un accord sur le partage de la flotte de la mer Noire : la Russie cède une cinquantaine de navires à l’Ukraine, garde le port de Feodossia et loue 80 % des installations de Sébastopol pour vingt ans, ce qui solde la dette énergétique ukrainienne. Restent en revanche en suspens le statut même du port (que la Douma a déclaré russe en 1993), le sort de la minorité russe d’Ukraine et les délimitations de frontière, notamment autour de la mer d’Azov.

Alors que le PIB ne cesse de décrocher et que la réforme fiscale promise au FMI s’enlise, le Premier ministre est finalement démis de ses fonctions mi-1997. Koutchma est de plus en plus contesté par une opposition constituée de deux pôles :  à gauche, les communistes, socialistes, agrariens et sociaux-démocrates unifiés de l’ancien Président Kravtchouk et, au centre, le nouveau parti Hromada (Société) fondé par Lazarenko. Pour essayer de conforter sa position intérieure, le Président va chercher un soutien à Moscou, où il est le premier chef d’Etat ukrainien à effectuer une visite officielle. Cela ne suffit pas à assurer le succès de son Parti populaire démocratique et de ses alliés nationalistes du Roukh aux législatives de mars 1998 : les communistes et les pro-russes arrivent largement en tête du scrutin de liste, devant plusieurs dizaines de députés indépendants élus au scrutin uninominal. S’y ajoutent les élus de nouvelles formations incarnant davantage les intérêts de clans économico-financiers – en particulier de Donetsk, de Dniepropetrovsk et de Kiev – que des projets politiques. La fragmentation de la Rada est telle qu’aucun parti n’y a la majorité absolue et qu’il faut vingt votes pour élire son Président.

[1] Le « oui » l’emporte à plus de 98 % à l’ouest, à plus de 86 % dans les oblasts orientaux de Lougansk et Donetsk, à seulement 56 % en Crimée. La participation nationale a dépassé 84 %.


Instabilité et tripatouillages politiques

La situation économique du pays, elle, ne cesse de se dégrader. Au printemps 1998, un coup de grisou fait plusieurs dizaines de morts, venant rappeler le délabrement des mines du Donbass : depuis 1996, chaque million de tonnes de charbon extrait coûte la vie à plus de cinq mineurs. En parallèle, la violence s’installe dans la vie politique : le responsable du marché des changes est assassiné à Kiev, en 1998. L’année suivante, une candidate aux élections présidentielles est blessée par une grenade, lors d’un rassemblement à Dniepropetrovsk. A l’issue d’une campagne où il a bénéficié de davantage de temps d’antenne que ses douze rivaux réunis, Koutchma est réélu Président de la république, avec 56 % des suffrages au second tour, en ayant largement exploité la crainte du pays de voir les « rouges » revenir au pouvoir. Mais la situation économique, elle, reste critique : pour payer sa dette gazière à Moscou, l’Ukraine lui fournit des bombardiers stratégiques et des centaines de missiles sol-air et, pour obtenir des crédits du FMI, elle maquille l’état réel de ses réserves en devises. Le scandale implique le Premier ministre Iouchtchenko, lorsqu’il dirigeait la Banque centrale, tandis que son prédécesseur Lazarenko est détenu aux États-Unis où il a été inculpé pour blanchiment d’argent. Politiquement, Koutchma sort en revanche renforcé du bras de fer qu’il a engagé avec la gauche du Parlement : en avril 2000, un référendum accroit les pouvoirs présidentiels vis-à-vis de ceux des parlementaires.

Il est en revanche fortement contesté dans la rue, par l’opposition de gauche mais aussi par les ultra-nationalistes qui lui imputent une part de responsabilité dans la mort suspecte d’un journaliste encombrant, retrouvé décapité. Bien qu’étant le troisième bénéficiaire de l’aide bilatérale américaine (après Israël et l’Égypte), l’Ukraine effectue alors un net rapprochement avec la Russie. S’appuyant à la fois sur l’ancienne nomenklatura soviétique et sur les grands groupes énergétiques russes, Koutchma signe début 2001 une série d’accords économiques avec son homologue Poutine. Sous la pression de la Russie, qui va nommer son ancien Premier ministre Tchernomyrdine ambassadeur à Kiev, le chef de l’Etat limoge la vice-Première ministre Ioulia Timochenko, dissidente du Hromada qui a fondé son propre parti Batkivchtchina (« la Patrie »). Il lâche ensuite son Premier ministre réformateur, en dépit de ses succès dans la réduction des arriérés de salaires et des retraites et dans la dissolution administrative des kolkhozes : bête noire des communistes, Iouchtchenko s’était aussi attiré les foudres des « centristes » pro-présidentiels, pour avoir envisagé de faire payer leurs dettes aux oligarques du secteur énergétique.

Si elle lui vaut d’être limogé, la politique du Premier ministre déchu rencontre en revanche l’adhésion d’une partie de la population : en avril 2002, c’est en effet sa coalition « Notre Ukraine » qui arrive en tête des législatives, devant le bloc présidentiel « Pour une Ukraine unie », les indépendants et les communistes qui perdent plus d’un tiers de leurs sièges. Une nouvelle fois, le scrutin a été émaillé de violences avec l’assassinat de deux candidats. Une nouvelle fois, il est suivi de basses manœuvres politiciennes : pratiquant le chantage, les menaces et la séduction, le camp présidentiel parvient à « retourner » suffisamment de députés pour conserver le pouvoir. Quant à la tension avec la Russie, elle est attisée par la découverte, en juillet, de charniers datant de la répression stalinienne dans l’ouest ukrainien ; la polémique avec Moscou est d’autant plus vive que le bras politique de l’ancienne Armée insurrectionnelle d’Ukraine, alliée des nazis au nom de la lutte contre le communisme (cf. Russie historique) a repris des activités politiques officielles sous le nom de Congrès des nationalistes ukrainiens.


Gloire et décadence de la « révolution orange »

Bien qu’ayant sauvé sa majorité parlementaire, Koutchma ne dispose plus des deux tiers de sièges qui lui auraient permis de réviser la Constitution pour briguer un troisième mandat. Il doit donc se résoudre à présenter son « poulain », le Premier ministre Ianoukovitch, à la présidentielle d’octobre 2004, face à Iouchtchenko. Cet affrontement entre les deux « Viktor » est aussi celui entre deux parties du pays : le premier est en effet un ancien gouverneur pro-russe du Donbass quand le second est originaire de l’ouest ; c’est aussi un tenant du libéralisme et de l’ouverture européenne, bien qu’il ait favorisé la prise d’intérêt des oligarques russes dans l’économie ukrainienne lorsqu’il dirigeait le gouvernement. L’ombre de Moscou plane d’ailleurs sur le scrutin : un mois avant, Iouchtchenko est ressorti défiguré d’une tentative d’empoisonnement lors d’un dîner avec les services secrets ukrainiens ; quant à Poutine, il vient présider, trois jours avant le premier tour, une parade célébrant le soixantième anniversaire de la victoire sur les nazis, promettant à cette occasion une circulation facilitée des citoyens entre les deux pays et même la mise en place d’une double citoyenneté. A l’issue d’un scrutin considéré par les observateurs occidentaux comme une « reculade » de la démocratie, les deux Viktor arrivent au coude à coude au premier tour : Iouchtchenko a obtenu près de 90 % des voix dans l’ouest, son rival faisant aussi bien dans l’est, et les deux hommes se partageant les suffrages en Ukraine centrale et à Kiev. Au second tour, Ianoukovitch est proclamé élu avec 2,5 % d’avance sur son concurrent, dans un contexte de fraude caractérisée : la participation a atteint 97 % dans la région de Donetsk, où plus de 200 000 électeurs supplémentaires sont apparus entre les deux tours, alors qu’elle baissait en Ukraine occidentale. A l’initiative du mouvement étudiant Pora (« il est temps »), des dizaines de milliers d’opposants manifestent sur la place de l’Indépendance à Kiev et dans les villes de l’ouest. Symbolisée par le mot maïdan (« la place » en ukrainien), cette « révolution orange » dénonce la fraude, ainsi que le bradage de pans entiers de l’économie au profit de clans proches de Koutchma. Sa répression fait plus de quatre-vingts morts.

En sens inverse, des centaines de délégués régionaux de l’est et du sud se prononcent en faveur d’une autonomie accrue des régions : celle de Donetsk envisage même la création d’une République autonome du Donbass, ayant Kharkiv comme capitale, dans l’hypothèse où les « orange » l’emporteraient. Mais ces tentations séparatistes, alimentées par Moscou, sont vivement critiquées par Koutchma qui, comme le Parlement, plaide en faveur d’un « troisième tour de scrutin ». En échange d’une réduction des pouvoirs présidentiels au profit du Parlement (qui, par exemple, nommerait le gouvernement, à l’exception des ministres de la Défense et de la diplomatie), l’opposition obtient la formation d’une nouvelle Commission électorale et le renforcement des moyens de contrôler la légalité du scrutin. Celui-ci, qui se déroule juste avant Noël 2004, voit Iouchtchenko remporter 52 % des suffrages exprimés. Au grand dam du Kremlin, une deuxième révolution « de couleur » triomphe, après celle ayant remporté les élections en Géorgie.

Mais, à peine installé, le nouveau pouvoir se divise : le Parlement qui, en vertu des nouvelles dispositions constitutionnelles a le pouvoir de nommer le Premier ministre, choisit Ioulia Timochenko ; pour faire contrepoids, le chef de l’Etat désigne un de ses proches, Petro Porochenko, à la tête du puissant Conseil de sécurité. La cheffe du gouvernement commence à mettre en œuvre un certain nombre de réformes, dont la nomination de nouveaux gouverneurs et la reprivatisation d’entreprises généreusement vendues à ses amis par le précédent régime. Mais son ambition de « détruire la verticale de la corruption » dérange : moins de huit mois plus tard, elle est remplacée par un apparatchik plus accommodant, si accommodant qu’il est déposé en janvier 2006, à la suite d’un accord sur le gaz russe que les Ukrainiens ont vécu comme une trahison.

La situation entraîne une redistribution des cartes aux législatives de 2006, puisque le Bloc Ioulia Timochenko parvient à s’insérer (en deuxième position) dans le centre du pays, entre le parti présidentiel Notre Ukraine (troisième) à l’ouest et le Parti des régions de Ianoukovitch (premier) à l’est. Les « démocrates » s’avérant incapables de s’entendre, ce sont les pro-russes qui s’emparent du pouvoir, à la faveur d’une alliance des fédéralistes avec les communistes et les socialistes. Deux ans après son succès électoral, Iouchtchenko se voit obligé de prendre son rival comme Premier ministre. Les deux camps parviennent à signer un pacte d’unité nationale qui prévoit le rapprochement de l’Ukraine avec l’UE et la tenue d’un référendum sur une adhésion à l’OTAN. Certaines questions sont en revanche laissées en suspens telles que la reconnaissance du russe comme langue officielle et l’unification de l’Eglise orthodoxe locale. La situation devenant intenable, « Notre Ukraine » repasse dans l’opposition et le Président dissout la Rada, comme il en a toujours le pouvoir. Les résultats de la législative anticipée marquent une légère poussée du Bloc Timochenko qui, par ricochet, retrouve la tête du gouvernement. C’est ce Parlement qui, à une courte majorité, adopte une loi faisant de la grande famine de 1932-1933 un génocide contre le peuple ukrainien : la décision provoque la fureur de Moscou qui rappelle que de nombreux Russes sont également morts de faim sur les terres à blé de la Volga et du Kouban.

De nouveau réunis, les anciens « orange » se déchirent une nouvelle fois à l’automne 2008, lorsque les partisans de Timochenko s’allient au Parti des Régions pour adopter des lois réduisant encore un peu plus les pouvoirs du chef de l’Etat. La Première ministre est clairement soupçonnée de rechercher le soutien de Moscou, comme en témoigne son silence durant le conflit russo-géorgien (cf. Géorgie), alors que Iouchtchenko a clairement pris parti pour son homologue de Tbilissi, parrain d’un de ses fils. La guerre en Géorgie fait écho au sommet de l’OTAN, tenu en avril 2008, au cours duquel l’Alliance s’était félicitée des « aspirations euro atlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie » et les avait identifiés comme de futurs membres, sans toutefois fixer d’échéance. En réaction, Moscou « dégaine » de nouveau son arme du gaz, début 2009. Kiev refusant de le payer au prix du marché international, Gazprom lui coupe son approvisionnement et accuse l’Ukraine d’avoir détourné à son profit une partie des livraisons destinées à l’UE (environ 80 % du gaz russe acheté par les Européens passe par le gazoduc Brotherhood).


Le retour agité des partisans de Moscou

L’épisode accroit la crise économique traversée par le pays, comme par le reste du monde à cette époque. En 2009, le PIB ukrainien chute de 15 %. Le verdict des urnes est impitoyable pour le pouvoir en place : le chef de l’Etat n’obtient que 5 % des voix au premier tour des présidentielles. Au second, en février 2010, Ianoukovitch l’emporte avec 48 % contre 46 % à Timochenko (un peu plus de 4 % ayant voté contre les deux candidats). La Première ministre ayant refusé de quitter son poste, elle est renversée le mois suivant, une trentaine de ses partisans ayant voté la motion de censure déposée par le Parti des Régions. Dès son élection, le nouveau chef de l’Etat multiplie les gestes de bonne volonté vis-à-vis de Moscou : il s’engage à protéger la langue russe, rejette formellement toute adhésion à l’OTAN et promet d’envisager l’entrée de l’Ukraine dans l’Union douanière que met en place la Russie avec certains anciens membres de l’URSS. Ianoukovitch et son homologue Medvedev prolongent également de vingt-cinq ans (jusqu’en 2042) le bail russe sur la base navale de Sébastopol. En contrepartie, Moscou se dit prêt à baisser le prix du gaz vendu à Kiev. En parallèle, le Président renforce ses pouvoirs : la Cour constitutionnelle ayant jugé non conforme la loi de 2004 restreignant les pouvoirs présidentiels, Ianoukovitch en profite pour mettre fin au régime parlementaire et nommer lui-même son gouvernement. A l’automne 2011, il se débarrasse de Timochenko, condamnée à sept ans de prison ferme pour malversation dans la signature d’un contrat gazier avec la Russie. Enfin, le Parti des régions réaffirme son credo en faveur d’une Ukraine fédéraliste, incluant une « République du Sud-Est » ayant Kharkhiv pour capitale, comme dans les années 1920. Mais ce sujet reste hautement inflammable : en mai 2012, le projet de faire du russe la deuxième langue d’Etat dans le Donbass, dans les régions du sud et en Crimée provoque une bagarre générale entre députés de la majorité et de l’opposition.

De nouvelles législatives approchant, Moscou réactive sa « diplomatie du gaz », en proposant à l’Ukraine une nette diminution des prix, « en échange » de son adhésion à l’Union eurasienne formée avec le Kazakhstan et la Biélorussie. La « proposition » a d’autant plus de poids que le transit du gaz russe via l’Ukraine diminue, au fur et à mesure qu’entrent en service les nouveaux gazoducs cofinancés par Gazprom (cf. Géopolitique des tubes), ce qui aggrave une situation économique déjà grave : ainsi, le PIB par habitant est inférieur de moitié à celui de la Biélorussie, alors qu’ils étaient égaux en 1991. Dans ces conditions, le Parti des Régions sort une nouvelle fois vainqueur des législatives de l’automne 2012 : allié aux communistes, il reste majoritaire au Parlement, au terme d’une élection que l’OSCE considère comme un recul démocratique par rapport à celle de 2010, avec un abus des moyens de propagande gouvernementaux, des achats de votes et la création de partis fantoches pour diluer la représentation des partis d’opposition dans les commissions électorales locales… Ces résultats resserrent les rangs de l’opposition : Batkivchtchina (les alliés de Timochenko), Udar (le parti du célèbre boxeur Vitali Klitschko) et Svoboda (Liberté, un parti ultranationaliste) annoncent leur désir de collaborer contre le « régime criminel » sorti des urnes.

A l’été 2013, les douanes russes empêchent l’entrée en Russie de la quasi-totalité des produits ukrainiens, au motif qu’ils seraient « à haut risque ». En fait, ces interdictions surviennent au lendemain d’une visite infructueuse de Poutine à Kiev : venu célébrer le baptême du prince médiéval Vladimir, le numéro un russe rentre sans avoir convaincu son homologue de rejoindre l’Union eurasienne. Fin 2013, le Parlement ukrainien décide toutefois de renforcer la coopération économique avec la Russie et de renoncer à l’accord qui devait être signé avec l’UE, en échange d’une aide russe équivalente à 15 milliards $ et d’une baisse d’un tiers du prix du gaz importé. Le vote de la Rada provoque des manifestations de masse de l’opposition, violemment réprimées par les forces de l’ordre à Kiev et dans plusieurs autres villes. Aux côtés des drapeaux ukrainien et européen, fleurissent ceux, rouge et noir, de l’Armée insurrectionnelle d’Ukraine de la seconde Guerre mondiale. Dans la capitale, l’opposition d’extrême-droite nationaliste (Praviy Sektor[1]) est entraînée aux combats de rue par d’anciens militaires. Face à des manifestations qui ne cessent pas, Kiev adopte des lois qui renforcent les sanctions contre les manifestants et introduit, comme en Russie, la notion d' »agent de l’étranger » visant en particulier certaines ONG.

Quelques jours plus tard, la répression des manifestations fait ses premiers morts dans les rangs des « provocateurs, criminels et terroristes », comme les désignent les autorités. La crise se radicalise : dans l’est, le pouvoir rétribue des voyous pour combattre les opposants, tandis que dans l’ouest les pouvoirs locaux ne répondent plus à l’autorité centrale. Le Premier ministre est finalement contraint à la démission et le régime obligé de renoncer à ses lois les plus récentes, sous la pression des oligarques – dont certains dirigent de véritables groupes parlementaires – qui sont mécontents de voir la crise et l’avidité du clan présidentiel menacer leurs affaires. La tension reprend en février 2014 : les affrontements autour de la place Maïdan font plusieurs dizaines de morts (souvent victimes de tireurs d’élite, pour la plupart membres de la police de Crimée) et à Lviv des manifestants s’emparent de dépôts d’armes. Un accord est finalement trouvé, sous l’égide de l’UE : il prévoit de nouvelles élections, le retour à la Constitution de 2004, la nomination d’un gouvernement d’unité nationale et une amnistie. Le Parlement vote la libération de Timochenko et la destitution de Ianoukovitch qui s’enfuit en Russie, tandis qu’un mandat d’arrêt international est lancé contre lui pour « meurtres de masse » et que les « Berkout » (unités anti-émeutes) sont dissoutes. Le Président du Parlement est chargé d’assurer l’intérim et le gouvernement confié au bras droit de Timochenko. Il affiche d’emblée son intention d’accroître la décentralisation, afin de contrecarrer les velléités fédéralistes des régions favorables à Moscou, dans l’est et au sud, du nord de la mer d’Azov à Odessa.

[1] « Secteur droite », nom d’une tribune du Dynamo de Kiev.


Crimée, Donbass : guerre et partition

La Crimée, elle, a déjà fait sécession. Dès la chute du gouvernement pro-russe de Kiev, des « brigades d’auto-défense » ont été créées par Unité russe (partisan d’un rattachement de la péninsule à la Russie), avec l’appui de bandes de motards (« loups gris »), de Cosaques et de membres des unités anti-émeutes revenus de Kiev. La mairie et le Parlement de Simféropol sont occupés par des partisans de la Russie et la foule élit comme nouveau maire de Sébastopol un industriel installé à Moscou ; quant au nouveau Premier ministre, c’est un ancien chef de bande criminelle devenu millionnaire. Au nom du droit de défendre les russophones partout où ils se trouvent, Moscou déploie quelque 30 000 soldats dans la péninsule, dénonçant « le coup d’Etat anticonstitutionnel » ayant eu lieu à Kiev et mettant fin à ses ristournes sur le prix du gaz. Dépourvus d’insignes officiels et présentés comme des miliciens d’auto-défense, les soldats russes circulent à bord de véhicules immatriculés en Russie : ils occupent des postes-frontières et des bases militaires ukrainiennes, ainsi qu’un terminal de ferries dans le détroit de Kertch et des plateformes gazières au large d’Odessa. Afin de vanter aux Tatars locaux les bienfaits de la Russie, Moscou organise également, début mars, une visite en Crimée du Président du Tatarstan. En mars 2014, près de 97 % des 86 % de votants se prononcent en faveur d’un rattachement de la Crimée à la Russie. Celui-ci est validé par Moscou qui met en avant le précédent de la sécession du Kosovo (cf. Yougoslavie) pour justifier le non-respect du mémorandum de 1994 qui garantissait l’intangibilité du territoire ukrainien. La Crimée devient sujet de la Fédération russe, de même que la ville de Sébastopol (avec un statut similaire à ceux de Moscou et Saint Pétersbourg). Le Kremlin promeut à sa tête un Russe de Transnistrie, soupçonné de s’être livré à des activités mafieuses dans les années 1990. Le rouble est mis en circulation, parallèlement à la monnaie ukrainienne. Après une brève résistance, les soldats ukrainiens se rendent ou regagnent l’Ukraine qui, dans cette affaire, perd 80 % de sa flotte militaire. En représailles, Kiev bloque le canal de 400 kilomètres reliant la péninsule au Dniepr, la privant de 80 % de son eau potable et d’irrigation. En quelques années, l’arrivée de plusieurs centaines de milliers de Russes va faire passer la population de la péninsule à 2,5 millions d’habitants ; en sens inverse, le nombre de Tatars va diminuer de 400 000 personnes à environ 250 000.

La résistance au nouveau pouvoir est également très vive dans le Donbass, le bassin minier et métallurgique situé à l’extrême-est, qui compte 6,5 millions d’habitants, héberge 25 % de son industrie et assure 16 % de son PIB… tout en coûtant cher au budget national, du fait de l’obsolescence de ses installations et des subventions versées à ses mines. En avril 2014, les séparatistes pro-russes – agissant au nom d’une « armée du sud-est » à Lougansk – s’emparent d’un dépôt d’armes à Kharkiv et proclament à Donetsk une « République populaire » réclamant son rattachement à la Russie. L’objectif de Moscou est de pousser à une fédéralisation extrême de l’Ukraine, dans laquelle chaque région quasi-autonome pourrait signer des accords d’association avec la Russie, ce qui permettrait au territoire russe de s’étendre le long de la mer Noire jusqu’à la séparatiste République moldave du Dniestr (cf. Moldavie), en passant par Odessa et la Crimée. Comme dans la péninsule, les actions sont commises par des hommes sans insigne, bien armés et bien entrainés, par les services de renseignement russes et par les unités spéciales du ministère de l’Intérieur. L’armée ukrainienne éprouve les plus grandes difficultés à arrêter le mouvement, d’autant que certains de ses membres passent directement, avec armes et blindés, dans le camp pro-russe. Un accord est bien trouvé entre l’Ukraine, la Russie, les Etats-Unis et l’UE, mais il est rejeté par les séparatistes qui projettent d’organiser un référendum. Renforcées par des volontaires, professant parfois des idées d’extrême-droite (comme le bataillon Azov fondé dans le Donbass), les forces de Kiev entreprennent alors de reconquérir des bastions rebelles tels que Slaviansk : les combats font jusqu’à cinquante morts par jour. Les marges orientales et méridionales de l’Ukraine deviennent un champ de bataille où se croisent de nombreux irréguliers : chaque camp compte ses mercenaires (tels que des Tchétchènes pro ou anti-Moscou), ses repris de justice, ses extrémistes (néo-nazis du côté ukrainien, militants « bruns-rouges » du côté des séparatistes : Unité nationale russe, Parti national bolchévique, Union des officiers). Inquiet des répercussions que d’éventuelles occidentales pourraient avoir sur son redressement économique, Moscou enjoint aux séparatistes du Donbass de reporter leur référendum de mai, mais les responsables des deux « républiques populaires » de Donetsk et de Lougansk passent outre. Marqués par de nombreuses irrégularités (telles que des votes multiples), les scrutins se terminent dans les deux cas par une large victoire du « oui » en faveur de la souveraineté, suivie d’une demande de rattachement à la Russie. L’agitation séparatiste fait en revanche long feu dans les villes du sud telles que Zaporojie ; nommé gouverneur de Dniepropetrovsk, le principal oligarque du pays affirme sa fidélité au pouvoir central, de même que son homologue d’Odessa et que les autorités de Kharkiv, la deuxième ville d’Ukraine.

A Kiev, c’est un revenant qui a remporté largement les élections présidentielles, partout où elles ont pu être organisées (dans l’est, moins de 20 % des électeurs étaient en capacité matérielle de voter) : ministre de la « révolution orange », puis d’un gouvernement de Ianoukovitch, millionnaire pro-occidental ayant fait fortune dans le chocolat, Petro Porochenko l’emporte largement devant Timochenko et les autres candidats. Tandis que les forces ukrainiennes reprennent le port stratégique de Marioupol, au nord de la mer d’Azov, la Russie coupe ses livraisons de gaz à l’Ukraine, ce qui n’empêche pas Kiev de signer, en juin, son accord de coopération et de libre-échange avec l’UE. Son cessez-le-feu unilatéral ayant été violé à moult reprises, l’armée ukrainienne reprend ses opérations et reconquiert Slaviansk. En juillet, un avion de ligne malaisien, transportant trois-cents passagers majoritairement hollandais, est abattu par un missile, peut-être confondu avec un avion de transport de troupes ukrainien[1]. Ce drame est loin de freiner les combats : le HCR fait état de près de 2 100 morts et l’armée ukrainienne enregistre des pertes quotidiennes supérieures à celles subies par les Soviétiques en Afghanistan. Malgré ses dénégations, Moscou achemine des troupes spéciales et du matériel : les Ukrainiens arrêtent des soldats russes qui, selon la version officielle, seraient entrés par « accident » sur le sol de leur voisin. Poutine évoque même la nécessité de créer un nouvel Etat dans le sud-est ukrainien pour en défendre les populations : il reprend à cette occasion le concept de « Novorossia » (nouvelle Russie) utilisés par les tsars pour qualifier les territoires conquis au nord de la Mer Noire. Dans une intervention télévisée, le numéro un russe se livre à une critique explicite du régime communiste, glorifié par ailleurs, en constatant que « Kharkiv, Lougansk, Donetsk, Odessa ne faisaient pas partie de l’Ukraine du temps des tsars (et que) Dieu sait pourquoi, elles (lui) ont été transférées en 1920 ».

Confronté aux revers à répétition de son armée, le régime de Kiev doit envisager un cessez-le-feu, avant que les pro-russes ne puissent s’emparer du port de Marioupol ou reprendre Slaviansk. Signé à Minsk en septembre, il prévoit un « statut spécial » pour le Donbass (avec l’élection d’exécutifs locaux, dotés de police, justice et pouvoirs financiers et un statut officiel pour la langue russe), ainsi que l’amnistie pour les combattants n’ayant pas de sang sur les mains et la dissolution des milices indépendantes : ainsi, l’ultra-nationaliste bataillon Azov est intégré au sein de la Garde nationale ukrainienne. De son côté, l’UE accepte que le traité de libre-échange signé avec l’Ukraine n’entre en vigueur que fin 2015, le temps d’en discuter certains aspects avec la Russie, contre laquelle de nouvelles sanctions économiques sont toutefois adoptées. Un accord est également trouvé sur le gaz : grâce à des aides du FMI et de l’UE – placées sur un compte bloqué – l’Ukraine paiera une partie de ses arriérés de dettes et pourra bénéficier de livraisons à un prix moindre que celui exigé par Moscou.

Mais les combats reprennent avec violence, fin octobre, et les législatives anticipées convoquées par Porochenko ne peuvent se tenir dans les circonscriptions de l’est. Ailleurs, elles donnent une très légère avance à la liste présidentielle, devant celle de son Premier ministre Iatseniouk ; toutes les autres formations sont distancées, les réformateurs comme les ultranationalistes et les partis pro-russes (le Bloc d’opposition regroupant des anciens du Parti des Régions et le PC). Malgré l’émergence de nombreux nouveaux élus, dont une vingtaine liée au mouvement de la place de Maïdan, le scrutin a été entaché des irrégularités traditionnelles de la vie politique locale : distribution de cadeaux et d’argent, et mainmise des oligarques sur une centaine de députés « indépendants ». Quelques jours plus tard, les séparatistes organisent leurs propres scrutins législatif et présidentiel, au mépris des accords de Minsk qui ne prévoyaient que des élections régionales selon la loi ukrainienne. L’établissement des listes de candidats fait l’objet d’intenses marchandages, afin de ramener les différents chefs de guerre locaux dans le giron institutionnel et d’écarter ceux qui sont jugés trop indépendants vis-à-vis de Moscou. Sans surprise, l’ex-commandant de la plus puissante des unités rebelles, jusqu’alors Premier ministre, est élu président de la République populaire de Donetsk (RPD) et un ex-militaire nostalgique de Lénine confirmé dans ses fonctions dans la République de Lougansk (RPL).

Dans ce contexte, le Parlement ukrainien adopte, à la quasi-unanimité, une nouvelle doctrine abandonnant le statut d’Etat « hors blocs » (adopté en 2010) pour celui de candidat déclaré à l’OTAN, seule la Lituanie se montrant véritablement favorable à cette candidature. Kiev reçoit en revanche le soutien de deux des alliés traditionnels de Moscou, soucieux de montrer leur capacité à ne pas s’aligner systématiquement sur le Kremlin : n’ayant pas reconnu l’annexion de la Crimée [2], la Biélorussie promet son aide et le Kazakhstan des livraisons de charbon à l’Ukraine. Sur le terrain, les séparatistes engrangent de nouveaux succès, jusqu’à la signature d’un nouvel accord à Minsk, en février 2015, sous l’égide de la France et de l’Allemagne : il prévoit un cessez-le-feu et le retrait des belligérants au-delà d’un corridor démilitarisé de 50 à 70 km de large. Le statut des régions orientales est renvoyé à de nouvelles négociations et l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN reportée sine die, Français et Allemands s’y étant clairement opposés.

Le mois suivant, Porochenko essaie de reprendre la main sur la scène intérieure et de répondre aux attentes de réformes du FMI : il fait arrêter, en plein conseil des ministres, de hauts fonctionnaires accusés de corruption, notamment ceux chargés de la gestion des situations d’urgence. Il pousse également à la démission le gouverneur de Dniepropetrovsk, dont la puissante milice privée (essentielle dans la lutte contre les séparatistes) avait investi les locaux de deux sociétés pétrolières, parce-qu’il sentait en effet ses intérêts menacés par le projet gouvernemental de limiter le pouvoir des oligarques dans la gouvernance des entreprises publiques. Kiev nomme par ailleurs, comme gouverneur d’Odessa, l’un des ennemis jurés de Moscou, l’ancien Président géorgien Saakachvili, tout juste naturalisé ukrainien. En parallèle, le pouvoir ukrainien essaie de mettre en œuvre une partie des accords de Minsk : en août, le Parlement adopte, en première lecture, des « modalités spéciales de gouvernement local » pour les régions de l’est, ce qui déclenche de violentes manifestations, organisées par Svoboda et la droite nationaliste ; trois policiers y sont mortellement blessés par le jet d’une grenade. Les opposants accusent le gouvernement de céder aux pressions occidentales, alors que les séparatistes n’ont fait aucun geste pour appliquer les accords. En septembre 2017, le pouvoir donne des gages aux nationalistes en votant un ensemble de dispositions contribuant à « ukrainiser » la vie publique : de nouveaux noms seront attribués à des lieux évoquant le passé soviétique et la part de la langue nationale augmentée dans les émissions radiotélévisées, ainsi que dans l’enseignement ; ce texte hérisse la Russie, mais aussi plusieurs pays comptant une forte minorité en Ukraine, comme la Hongrie et la Roumanie. Le gouvernement est par ailleurs accusé d’entraver la lutte contre la corruption, ce qui provoque le gel des aides du FMI et la montée des oppositions : accusé de frayer avec le clan Ianoukovitch, Saakachvili est privé de sa nationalité ukrainienne, arrêté et expulsé vers la Pologne en février 2018.

La situation n’est guère plus calme dans l’est. En août 2018, le Président de la RPD est victime d’un attentat meurtrier. Mis en cause, Kiev dément et met en avant des règlements de comptes internes : quelques mois plus tôt, la victime avait contribué à l’éviction de son homologue de RPS par son « ministre de l’Intérieur ». Afin de ne pas déstabiliser davantage les institutions séparatistes, les opposants les plus sérieux sont empêchés de concourir aux élections de novembre : ainsi, le commandant du puissant bataillon Vostock est empêché de passer la frontière depuis la Russie, le jour où il devait déposer la liste de ses soutiens. Si les violations des cessez-le-feu sont régulières, les combats ont baissé en intensité et le front est gelé. Plus de 500 000 personnes vivent de part et d’autre des 470 km séparant les belligérants. Loin de contrôler l’intégralité des oblasts de Louhansk et Donetsk, les deux républiques séparatistes n’administrent que les zones situées le long de leurs 400 km de frontière avec la Russie, soit 16 600 des 53 000 km² du Donbass, territoires qui réunissaient en revanche plus de la moitié de la population régionale en 2014. En près de cinq ans, le conflit a fait au moins 13 000 morts et 1,5 million de réfugiés. En Ukraine, la crise économique est plus profonde que jamais : entre trois et six millions d’Ukrainiens travaillent, plus ou moins régulièrement, en dehors des frontières, dont près de deux millions en Pologne, où ils remplacent les Polonais partis travailler à l’ouest de l’UE.

[1] En juin 2019, l’enquête internationale diligentée par les Pays-Bas incrimine trois Russes ayant travaillé pour le FSB ou le GRU et un séparatiste ukrainien.

[2] Les deux pays reconnaitront cette annexion en 2022, après que la Russie a aidé leurs dirigeants à rester au pouvoir.


Un comédien à la tête de l’État

C’est dans ce contexte fortement dégradé que les Ukrainiens élisent, au printemps 2019, un néophyte complet à la tête de l’Etat. Acteur dans une série où il incarnait un professeur devenant président, Volodymyr Zelensky est élu avec 73 % des voix au second tour, face à Porochenko, lors d’un scrutin suivi par les deux tiers des électeurs. Suspecté d’être l’homme de paille d’un oligarque pro-russe, ce quadragénaire d’origine juive a fait campagne sur la lutte contre la corruption et la réintégration du Donbass sécessionniste, tout en mettant fin à l’ukrainisation à marche forcée lancée par son prédécesseur. Dépourvu de soutien au Parlement, Zelensky convoque des législatives anticipées qui s’avèrent un succès puisque son parti « Serviteur du peuple » (nom de la série dans laquelle il jouait) obtient la majorité absolue de la Rada. Le personnel parlementaire est renouvelé à plus de 70 %, aucune formation traditionnelle ne dépassant les 12 % ; l’alliance entre les partis ultranationalistes Svoboda, Secteur droit et Corps national (issu du bataillon Azov) n’obtient ainsi que 2 %. Le seul bémol à cette euphorie est la participation, inférieure à 50 %. Malgré les provocations de Moscou, qui a décidé de faciliter l’obtention de passeports russes par les populations des régions de l’est ukrainien, le nouveau chef d’Etat s’engage dans des opérations d’échanges de prisonniers qui lui valent d’être accusé de faiblesse : Kiev en libère deux fois plus que les séparatistes, dont un commandant impliqué dans le crash aérien de 2014 et d’anciens policiers Berkout présumés responsables de la mort de plusieurs dizaines de manifestants lors de la révolution de Maïdan. Face aux critiques, Zelensky exclut toute autonomie dans le Donbass, tant que l’Ukraine n’aura pas repris le contrôle de ses frontières antérieures avec la Russie.

Il lance en parallèle la privatisation de quelque trois mille entreprises d’Etat, que ses prédécesseurs refusaient de mettre sur le marché : des industries lourdes (chimie, mécanique), des infrastructures (dont celles du port d’Odessa) et des propriétés (notamment touristiques). Le chef de l’Etat maintient également sa réforme foncière, malgré l’opposition de certains oligarques pro-russes qui réagissent en « achetant » plusieurs dizaines de députés du parti présidentiel. Affaibli par ces défections – et par la reprise des combats sur le front est, avec une intensité jamais vue depuis 2015 – Zelensky remanie son gouvernement en mars 2020. Il en congédie les réformateurs, dont le procureur général chargé de la lutte contre la corruption. Y entrent en revanche deux figures notoires du clan Ianoukovitch. A l’automne, c’est la Cour constitutionnelle qui supprime un nombre non négligeable de dispositions de la loi contre la corruption. Face au tollé, une nouvelle loi est votée, mais elle s’avère moins ambitieuse. Le chef de l’Etat suspend le Président de la Cour pour subornation de témoins ; en revanche, il bloque, une enquête visant un de ses deux nouveaux ministres, impliqué dans une affaire de corruption. En réponse à une nouvelle poussée de fièvre à l’est, il lance, au printemps 2021, une procédure pour trahison contre le magnat ukrainien des médias, dont la fille a un parrain nommé Poutine : ses chaînes sont interdites de diffusion et lui-même est placé en résidence surveillée. En septembre, une loi est votée pour définir le statut des oligarques : il leur est notamment interdit de financer un parti et de participer à des privatisations, sauf renonciation à certains de leurs avoir, ce qui laisse la porte ouverte à de possibles arrangements.


La Russie à l’offensive

Sur le front est, la situation se dégrade. En octobre 2021, Kiev utilise le premier des drones qu’elle a achetés à la Turquie, produit qui fait l’objet d’un accord de production ukraino-turc en février suivant. La tension frontalière est alors à son comble : la Russie masse près de 200 000 hommes à sa frontière avec l’Ukraine, ainsi que chez son allié biélorusse ; au sud, des ports ukrainiens sont bloqués par les manœuvres navales que la marine russe effectue en mer Noire avec des navires venus de Syrie, ainsi que de la flotte de la Baltique. Dans le Donbass, les bombardements entre les séparatistes et l’armée de Kiev atteignent un niveau inégalé depuis 2014. C’est alors que, au mépris des accords de Minsk, Poutine reconnait la souveraineté des deux républiques séparatistes – dont les habitants sont aussi citoyens de Russie – et y déploie l’armée russe de façon très officielle, au prétexte d’y maintenir la paix et de surveiller leurs frontières. Malgré l’adoption de sanctions financières par les Occidentaux, Moscou franchit rapidement un pas supplémentaire : affirmant vouloir « dénazifier » une « junte » qui persécuterait les russophones du pays, la Russie lance une « opération militaire spéciale » contre l’Ukraine, mobilisant environ 150 000 soldats ; face à eux, l’armée ukrainienne et sa réserve (la force de défense territoriale) comptent environ 380 000 hommes (dont au moins 40 000 déployés à l’est). Aux bombardements initiaux (visant prioritairement les infrastructures militaires et aéroportuaires), s’ajoute rapidement l’entrée de troupes sur le sol ukrainien depuis la Biélorussie au nord, la Crimée au sud et la frontière à l’est. L’offensive se porte principalement sur Kharkiv, Kiev (distante d’une centaine de kilomètres de la Biélorussie) et les rives de la mer d’Azov, en vue d’en faire un « lac russe » et d’établir une continuité terrestre entre Rostov-sur-le-Don et la Transnistrie. Les soldats russes rétablissent également l’alimentation en eau de la Crimée, bloquée par Kiev en 2014. Les Occidentaux réagissent en accentuant leurs sanctions économiques et financières et en livrant des armes antichars et antiaériennes, à l’image de la Suède qui, pour la première fois depuis 1939, achemine de l’armement à un pays en guerre. D’abord épargné, l’ouest ukrainien commence à être visé au bout d’une quinzaine de jours : des missiles dévastent une base, proche de la frontière polonaise, où intervenaient des formateurs de l’OTAN et où étaient accueillis des étrangers venus combattre en Ukraine.

Mais, au sol, la « guerre éclair » prévue par Poutine s’éternise : au lieu d’être accueillis en libérateurs par des Ukrainiens dont l’armée se serait effondrée, les Russes font face à une résistance acharnée et la progression de leurs blindés est freinée par la « raspoutitsa », la « saison des mauvaises routes » liée au dégel des sols gelés au printemps (ou aux pluies diluviennes à l’automne). En trois semaines, les forces de Moscou ont certes conquis 49 000 km² à l’est et au sud, mais elles ont sans doute perdu près de 10 000 hommes. Les conscrits ayant été renvoyés dans leurs foyers, le Kremlin fait appel à des bataillons tchétchènes et syriens, ainsi qu’à des milices du Daghestan et d’Ossétie du sud. Dans les rangs ukrainiens, les pertes militaires sont de plusieurs dizaines d’hommes par jour, alors que les combats ont provoqué l’exil de huit millions de personnes (s’ajoutant au million qui vivait déjà dans les pays de l’UE). Plusieurs dizaines de milliers d’Ukrainiens, dont des mineurs, ont par ailleurs rejoint la Russie ou y ont été envoyés de force, avec la possibilité offerte aux Russes d’adopter les orphelins. Dans l’incapacité de prendre Kiev, le Kremlin change d’objectif prioritaire, en visant la conquête de l’ensemble des oblasts de Lougansk et de Donetsk. Dans le nord, le retrait des troupes russes s’accompagne de la découverte de charniers, renfermant des corps de civils sommairement exécutés. Dans l’est, les troupes de Moscou sont repoussées de Kharkhiv. Au sud, elles finissent par s’emparer de Marioupol, détruite à 90 % par les bombardements, et franchissent le Dniepr à Kherson, mais sans pouvoir aller jusqu’à Odessa. L’accès de la cité portuaire à la mer Noire est cependant bloqué, ce qui empêche l’Ukraine d’exporter ses céréales, dont elle est un des plus grands producteurs mondiaux, au risque d’aggraver la situation alimentaire de nombreux pays importateurs, au Moyen-Orient et en Afrique. Sur le plan culturel, à la « russification » des zones occupées par la Russie répond une « ukrainisation » renforcée dans le reste du pays.

Tirant trois fois plus d’obus que les Ukrainiens et usant d’armes parfois sophistiquées (comme des missiles thermobariques qui dispersent des combustibles au-dessus d’une cible, avant de les faire exploser), les Russes en arrivent à contrôler plus de 120 000 km² en Ukraine, soit trois plus qu’avant le début de leur offensive, et les deux tiers du littoral ukrainien. En réaction, les Américains et d’autres Occidentaux livrent à l’armée ukrainienne des systèmes d’armes lui permettant de toucher les lignes arrières russes situées dans le Donbass et même des dépôts de munitions dans des villes de Russie proches de la frontière, comme Koursk et Belgorod. En juin 2022, l’Ukraine obtient, comme la Moldavie, le statut de candidat à l’adhésion à l’Union européenne, sous réserve d’intensifier sa lutte contre la corruption. Dans le même temps, les bombardements russes s’intensifient sur Kharkiv et jusque dans les environs de Kiev, contre des sites supposés fabriquer des armes ou former des combattants. En réalité, les frappes n’épargnent pas les civils : l’une d’elles touche un centre commercial très fréquenté, à deux cents kilomètres du front. Une accalmie survient en revanche sur le front des exportations : à la fin du mois de juin, un bateau chargé de céréales d’origine ukrainienne quitte le port de Berdiansk, conquis par les Russes sur la mer d’Azov. En revanche, les troupes de Moscou – soumises aux intenses bombardements de leurs adversaires – doivent abandonner l’île aux Serpents, verrou stratégique situé au large des bouches du Danube qu’elles avaient conquis au début du conflit. Mais elles progressent dans le Donbass et s’emparent, début juillet, de la totalité de l’oblast de Louhansk. Début juillet, la Russie contrôle près d’un quart du territoire ukrainien, dont la Crimée, où le développement économique favorisé par Moscou s’accompagne d’une répression accrue des opposants : les partisans affichés de Kiev, mais aussi des leaders tatars condamnés à de lourdes peines de prison pour appartenance supposée à un mouvement islamiste interdit, le Hizb-ut-Tahrir.

Confronté à une vague de trahisons en faveur de la Russie, qui le contraint à limoger le chef des services secrets et la procureure générale (tous deux proches du chef de l’Etat), le régime ukrainien enregistre en revanche un demi-succès à la fin du mois de juillet : la signature d’un accord sur l’exportation sécurisée, via la mer Noire, des céréales bloquées dans ses ports ; négocié sous l’égide de l’ONU et de la Turquie, le texte est également paraphé par la Russie qui y voit un moyen de faciliter ses propres acheminements céréaliers. Sur le terrain, l’état-major russe reprend ses frappes à travers toute l’Ukraine, en parallèle des combats que mènent ses troupes pour s’emparer de la totalité de l’oblast de Donetsk et pour empêcher ses adversaires de regagner du terrain au sud. Moscou et Kiev s’accusent par ailleurs mutuellement de diverses bavures (telles que le bombardement d’une prison de détenus ukrainiens dans le Donbass), dans un contexte qui ne cesse de se dégrader : accusés par une ONG internationale d’utiliser des équipements civils à des fins militaires, les Ukrainiens pilonnent la centrale nucléaire de Zaporijjia, employée par les Russes comme caserne et entrepôt de munitions. Le conflit se déplace même en Crimée, où des dépôts militaires russes sont victimes d’explosions. Mais, globalement, la guerre marque un temps d’arrêt sur les 1 300 km de front actif : au manque de matériels, côté ukrainien, répond le manque d’hommes et de munitions du côté de la Russie (qui tire jusqu’à 60 000 obus par jour). Redoutant la probable impopularité d’une mobilisation générale (susceptible de toucher quelque vingt-cinq millions de Russes, trois fois plus que d’Ukrainiens), Poutine ne mobilise « que » 300 000 hommes. Il recourt également à divers expédients pour reconstituer ses forces : fixation à soixante ans de la limite d’âge pour s’engager, recrutement dans des colonies pénitentiaires en échange de remises de peine, formation de bataillons régionaux sur le modèle des milices tchétchènes… Côté armement, la Russie se fournit auprès de l’Iran et de la Corée du nord, tandis que l’Ukraine bénéficierait de munitions fournies par le Pakistan, en échange d’une aide américaine au régime d’Islamabad.


La contre-offensive ukrainienne

En septembre 2022, alors que le coût de sa reconstruction est déjà évalué à 1,5 fois son PIB et que le taux de pauvreté va dépasser les 60 %, l’Ukraine lance deux contre-offensives : la première au sud, aux abords du Dniepr, puis une deuxième beaucoup plus importante dans le nord-est. Amoindries par l’envoi de renforts dans la région de Kherson, les troupes russes de la région de Kharkhiv doivent se replier vers leur bastion de Donetsk. Dans leurs attaques, les Ukrainiens bénéficient des renseignements fournis par les Américains, en sus de leurs livraisons : depuis le début du conflit, les États-Unis ont livré pour plus de 14,5 milliards de dollars d’équipements militaires à Kiev, soit trois fois le budget ukrainien de la Défense avant la guerre. Dans ce contexte, le Président russe signe un décret de mobilisation des 300 000 réservistes du pays, dont au moins 50 000 sont envoyés au front après une brève formation. En parallèle, des référendums d’adhésion à la Russie sont organisés dans une partie des oblasts ukrainiens occupés (Donetsk, Lougansk, Kherson et Zaporijja)[1] : le « oui » y ayant rallié 87 à 99 % des suffrages, dans des conditions sujettes à caution, les quatre régions – représentant environ 15 % du territoire ukrainien – sont rattachées à Moscou.

A l’approche de l’hiver, les forces de Kiev intensifient leurs opérations pour reprendre le maximum de terrain à leurs adversaires. En octobre, le lendemain du soixante-dixième anniversaire de Poutine, un attentat au camion piégé touche le pont ferroviaire et routier de Kertch – le plus long d’Europe – reliant la Crimée à la région russe de Krasnodar. Le Kremlin – qui a remplacé son commandant en chef des opérations par un officier s’étant brutalement illustré en Tchétchénie et en Syrie – répond par le tir de dizaines de missiles et de drones suicide sur Kiev, Kharkhiv et même Lviv, quitte à violer, dans certains cas, l’espace aérien moldave. Les bombardements visent en particulier les infrastructures de production d’énergie et d’eau, en vue de diminuer les capacités de la population à se prémunir des rigueurs de l’hiver. En réaction, les Occidentaux accélèrent la livraison de systèmes modernes de défense anti-aérienne aux Ukrainiens lesquels recourent de plus en plus aux drones, notamment contre la flotte de Sébastopol. En novembre, l’armée russe doit se retirer de Kherson pour éviter un encerclement, non sans avoir détruit la majeure partie des infrastructures de la ville.

Avec la perte de ce qui était sa plus importante conquête, la Russie voit l’artillerie ukrainienne se rapprocher de la Crimée, ce qui entraîne la réaction traditionnelle de Moscou : l’envoi d’une centaine de missiles sur l’Ukraine, dont certains frappent des établissements de soin, au mépris du droit international. La Pologne se retrouve également touchée, l’intervention de la défense antiaérienne ukrainienne provoquant la chute d’engins sur son sol et la mort de deux personnes. Malmenée au sud, l’armée russe y construit des structures défensives, tout en concentrant des forces au centre des 700 km de front, pour essayer de gagner des positions dans l’oblast de Donetsk : les combats dans la région de Bakhmout sont si acharnés qu’ils font au moins une centaine de morts par jour. Selon des sources non belligérantes, quelque 180 000 combattants russes et 100 000 ukrainiens auraient été tués ou blessés depuis le début des hostilités, de même qu’au moins 30 000 civils. Moscou ne contrôle plus alors qu’un peu moins de 17 % du territoire ukrainien, contre plus de 24,4 % à la fin du mois de mars (dont les 6,4 % déjà occupés en Crimée et dans le Donbass).

En décembre, des drones ukrainiens se jouent de la défense anti-aérienne russe et touchent deux importantes bases aériennes situées au centre de la Russie, à six cents kilomètres de la frontière, dont une hébergeant des bombardiers de la force stratégique nucléaire de Moscou. Les jours suivants, la présidence et le parlement ukrainien votent la liquidation du Tribunal administratif régional de Kiev, dirigé par le juge notoirement le plus corrompu d’Ukraine. Effectué à la demande des États-Unis, ce limogeage intervient peu avant un voyage de Zelensky à Washington : le Président ukrainien y obtient la promesse de livraison de Patriot, les plus sophistiqués des missiles défensifs américains. Le même jour, Poutine annonce le renforcement des moyens de l’armée russe, dont la création de bases navales à Marioupol et Berdansk, afin de mener « l’opération militaire spéciale » à son terme et de faire face aux « forces unies de l’Occident ». Mais c’est l’armée ukrainienne qui frappe un grand coup dans la nuit du Nouvel an en tuant plusieurs dizaines, voire centaines, de conscrits rassemblés dans une caserne située à l’est de Donetsk, à proximité d’un dépôt de munitions.

[1] En pratique, les pro-Russes contrôlent 99 % de l’oblast de Lougansk, 58 % de celui de Donetsk, 72 % de celui de Zaporijja et 88 % de celui de Kherson.


La bataille de Bakhmout

Côté russe, le groupe Wagner – fort de quelque 50 000 mercenaires, dont 40 000 repris de justice – lance des vagues d’assaut extrêmement meurtrières pour permettre à Moscou de remporter son premier succès depuis des mois : la prise d’une petite ville proche de Bakhmout et des galeries de son ancienne mine de sel. L’armée russe repart également à l’offensive au sud-est de Zaporijia, toujours contrôlée par les Ukrainiens, puis en direction de Kharkhiv.

A la fin du mois de janvier 2023, les Occidentaux annoncent la livraison, sous quelques semaines, de chars lourds à l’armée ukrainienne. La réaction du Kremlin est immédiate et traditionnelle : Kiev est bombardé, de même que des infrastructures énergétiques à Odessa, juste avant la visite de la cheffe de la diplomatie française dans la ville portuaire. Dans la capitale, le gouvernement ukrainien doit donner de nouveaux gages à l’Occident pour démontrer sa capacité à lutter contre le fléau endémique de la corruption. Cinq gouverneurs et quatre vice-ministres sont limogés ; deux d’entre eux auraient acheté, à prix gonflés, des produits hautement symboliques en période de guerre : des rations alimentaires pour les soldats et des générateurs électriques. La veille d’un sommet organisé avec l’Union européenne, à Kiev, une vague de perquisitions et de licenciements frappe des fonctionnaires, notamment des impôts et des douanes, ainsi que des personnalités telles que le milliardaire ayant favorisé l’élection de Zelensky à la présidence. Le Président de la Cour suprême sera arrêté en mai. En février, c’est un oligarque proche des séparatistes du Donbass qui est visé, cette fois par les États-Unis : ceux-ci reversent à l’Ukraine les avoirs qu’ils avaient saisis sur un de ses comptes américains, opération jusqu’alors sans précédent.

Sur le terrain, à l’approche du premier anniversaire du déclenchement de la guerre, les Russes reprennent l’initiative sur 250 km de front dans le Donbass, avec l’objectif de prendre les grandes villes de Sloviansk et de Kramatorsk, ainsi que de consolider leurs positions, dans l’hypothèse où l’armée ukrainienne – une fois équipée des chars occidentaux – lancerait une contre-attaque. Les pertes sont énormes : selon les Américains, Moscou aurait perdu 100 000 militaires et mercenaires de décembre à avril, dont le cinquième autour de Bakhmout. En avril, le Kremlin prend un nouvel oukase en vertu duquel les Ukrainiens de toutes les régions annexées devront adopter la nationalité russe d’ici juillet 2024, sous peine d’en être expulsés. Dans l’attente d’une contre-offensive ukrainienne, les deux camps se livrent une bataille dans les airs : missiles russes sur les villes d’Ukraine, drones et engins ukrainiens sur des installations logistiques de Crimée, du Donbass et même de villes russes.

Après dix mois de combats acharnés, Bakhmout finit par tomber aux mains des forces russes en mai. Quelques jours plus tard, plusieurs dizaines de combattants venus d’Ukraine avec des chars effectuent un raid sur des localités de la région russe de Belgorod. Tous appartiennent à deux mouvements hostiles à Poutine, unis pour la première fois bien que d’obédience différente : la Légion Liberté de la Russie, fondée par un ancien député communiste, et le Corps des volontaires russes (RDK), un groupe proche de la mouvance néo-nazie qui avait déjà effectué une opération près de Briansk, en mars précédent. Kiev nie toute implication, sur le ton de l’ironie, affirmant que « les chars sont vendus dans tous les surplus militaires », de la même façon que Poutine avait justifié la présence de combattants russes dans le Donbass par le fait qu’on trouvait « facilement des uniformes russes » dans ces surplus… Un autre groupe est directement lié à l’armée ukrainienne : le bataillon Sibir, dont les membres sont originaires de l’Extrême Orient russe et du Caucase, régions rétives à l’impérialisme de Moscou.


L’enlisement de Kiev

En juin 2023, la Russie détruit un barrage situé en amont de Kherson et de Zaporojia, afin d’élargir le Dniepr et de gêner son franchissement par les forces ukrainiennes. Celles-ci n’en lancent pas moins une contre-offensive en plusieurs points des 1100 kilomètres de la ligne de front, particulièrement en direction de la mer d’Azov au sud, afin d’isoler les forces russes de Crimée et de Zaporija. Face à la forte diminution du stock de munitions de l’armée ukrainienne, les Américains se résolvent à lui livrer des armes à sous-munitions, interdites par une Convention de 2008 que les deux pays n’ont pas signée, pas plus que les Russes qui en ont déjà envoyé des millions sur le sol ukrainien. En juillet, une attaque de drones navals ukrainiens endommage une nouvelle fois le pont de Kertch, tandis que la Russie suspend sa participation à l’accord sur l’exportation de céréales. Alors que des frappes ukrainiennes visent des infrastructures en Crimée, afin d’affaiblir les capacités d’approvisionnement des forces du Kremlin dans le sud de l’Ukraine, des drones russes touchent Odessa – dont des infrastructures céréalières – mais aussi, pour la première fois, des ports ukrainiens sur le Danube, à la frontière avec la Roumanie. Dans le même temps, la contre-offensive de l’armée ukrainienne piétine, voire recule dans certaines zones du Nord-Est. Les soldats de Kiev doivent affronter des militaires russes mieux équipés et coordonnés, qui ont fortifié 900 km de front, semé des mines sur 170 000 km² (y compris celles posées par les Ukrainiens en 2014) et disposent d’une puissance de feu six à sept fois supérieures. Selon les Américains, 500 000 soldats auraient été mis hors de combat en dix-huit mois, dont 120 000 tués côté russe et 70 000 côté ukrainien, Moscou comptant trois fois plus d’hommes engagés au sol que Kiev. En août, Washington autorise la livraison d’avions de chasse américains à Kiev. Appartenant aux armées danoise et hollandaise, ils seraient livrés à partir de début 2024, une fois les aviateurs ukrainiens formés à leur pilotage.

En parallèle, le régime poursuit sa croisade contre la corruption. Après le limogeage de tous les responsables des centres de recrutement régionaux – dont certains permettaient d’échapper à la conscription – l’oligarque qui avait contribué à l’ascension de Zelensky est emprisonné pour fraude et blanchiment d’argent, tandis que le ministre de la Défense est démis de ses fonctions ; sans y être directement mêlé, il avait couvert des subordonnés dans des affaires de surfacturation de munitions, de tenues hivernales, de produits alimentaires, de matériel médical… Il est remplacé par un Tatar de Crimée, un ex-financier réputé incorruptible.

En septembre, alors que Kiev expérimente une nouvelle voie d’exportation de céréales, le long des côtes occidentales de la mer Noire, les relations se tendent avec la Pologne qui, contre l’avis de l’Union européenne, maintient un embargo sur l’importation de grains ukrainiens. Quelques jours plus tard, l’armée ukrainienne frappe un grand coup : ses missiles touchent le QG de la flotte russe à Sébastopol. En octobre, une frappe russe sur une salle communale de la région de Kharkhiv, où se tenait une cérémonie de deuil, tue près de soixante civils. Sur le front, les combats sont acharnés dans la petite localité d’Avdiïvka, proche de Donetsk, l’avancée russe se traduisant par des pertes supérieures à celles enregistrées à Bakhmout. Pour compenser le piétinement de sa contre-offensive – qui donne lieu à des tensions entre Zelensky et son chef d’État-major Zaloujny – les forces spéciales ukrainiennes font des incursions dans une zone moins bien défendue par les Russes : la rive gauche et l’embouchure du Dniepr. Mais, en décembre, ce sont les troupes de Moscou qui annoncent une percée dans la région de Zaporijjia.

En décembre, alors que Moscou a repris ses bombardements sur Kiev et utilise de plus en plus de gaz incapacitant sur le champ de bataille, l’Union européenne se prononce en faveur de l’ouverture de négociations d’adhésion avec l’Ukraine. En revanche, le vote d’aides supplémentaires au pays est bloqué par la majorité républicaine au Sénat américain.

Sur le terrain, les belligérants intensifient leurs nouveaux choix tactiques. Pour Moscou, il s’agit de saturer la défense anti-aérienne ukrainienne et de viser les usines d’armement, qui ont déjà du mal à répondre aux besoins, en raison de leur impréparation initiale et de la pénurie de main d’œuvre, mobilisée sur le front. Pour Kiev, incapable de percer le front, l’objectif est de consolider ses lignes de défense (comme l’ont fait les Russes), d’affaiblir la présence de Moscou en Crimée (la flotte de la mer Noire ayant dû quitter Sébastopol pour se replier plus à l’est), de répondre aux coups et de frapper loin, notamment les raffineries, avec des drones fabriqués dans le pays. Au lendemain de frappes massives ayant tué une trentaine de personnes en Ukraine, une attaque ukrainienne fait une vingtaine de morts à Belgorod, le plus lourd bilan enregistré en Russie. La tension sur la ville frontalière devient telle que les autorités proposent à ses habitants de les évacuer. En janvier, des tirs ukrainiens endommagent aussi un terminal gazier proche de Saint-Pétersbourg et font une vingtaine de morts sur un marché dominical à Donetsk.

En mer Noire, la Turquie consolide sa position de force. Gardienne des détroits du Bosphore et des Dardanelles, depuis un traité international de 1936, elle refuse en janvier 2024 la livraison de deux dragueurs de mines britanniques à l’Ukraine, comme elle refuse à la Russie toute entrée de navire militaire venant de Méditerranée. Pour éliminer les mines flottantes entravant la navigation, Ankara s’associe à deux autres pays riverains, la Bulgarie et la Roumanie. Depuis le début du conflit, la Turquie s’efforce de pratiquer une politique d’équilibre : elle n’a pas rompu le contrat de fabrications militaires (notamment de drones) conclu avec l’Ukraine en 2019, tout en laissant les produits qu’importe ou exporte Moscou transiter par son territoire.

En février, le Président ukrainien remplace son très populaire chef d’état-major par le chef de l’armée de terre, avec la mission de préparer un nouveau plan d’action, alors que les pertes sont considérables : 70 000 morts et 120 000 blessés, soit 20 % des effectifs mobilisés, côté ukrainien et plus de 120 000 morts et 200 000 blessés côté russe. Selon plusieurs services de renseignement, la Russie a pris l’avantage sur son adversaire : capable de mobiliser trois fois plus de troupes, elle a su résister aux sanctions économiques occidentales et son industrie de défense tourne à plein régime. Le nouveau chef de l’armée ukrainienne en tire les conséquences : abandonnant toute stratégie de reconquête et même de résistance acharnée, coûteuses en hommes, il opte pour une tactique plus défensive. L’illustration en est aussitôt donnée par le retrait ukrainien d’Avdiïvka, une localité proche de Donetsk livrée depuis quatre mois à des combats acharnés et disproportionnés, les Russes engageant dix fois plus d’hommes et d’obus. Selon les services britanniques, Moscou perdrait plus de 900 hommes par jour (tués ou blessés) sur le front, contre une moyenne de 700 depuis le début du conflit. Sur la défensive, l’Ukraine engage la construction de 2 000 km de fortifications , tout en intensifiant sa production de munitions et de drones (dont l’un touche des usines du Tatarstan, à mille kilomètres de l’Ukraine). Pour déployer de nouvelles troupes, et remplacer celles qui combattent depuis deux ans, Kiev abaisse de deux ans l’âge de la conscription.

En avril, le Congrès américain vote la reprise d’une nouvelle aide militaire au gouvernement de Zelensky, comprenant l’envoi immédiat de munitions, de systèmes de défense aérienne et de missiles d’une portée de 300 km, dont certains pourraient notamment atteindre le stratégique pont de Kertch. Mais les livraisons sont trop lentes pour empêcher la progression de l’armée russe qui, en plus du front de 400 km actif au Donbass, en ouvre un second au nord de Kharkiv, située à une vingtaine de kilomètres seulement de la Russie. L’objectif de Moscou n’est pas tant de conquérir la deuxième ville d’Ukraine que d’élargir la zone de combats, afin de contraindre Kiev à dégarnir une partie de ses forces dans les zones les plus contestées. L’offensive des Russes étant menée depuis leur propre sol – et non plus depuis leurs territoires ukrainiens – les Américains et leurs alliés changent d’approche : pour la première fois, ils autorisent l’Ukraine à utiliser les armes occidentales pour frapper le territoire russe, du moins celui qui est frontalier de Kharkhiv.

Si la percée russe est enrayée dans la région de Kharkiv, elle ne l’est en revanche pas dans le Donbass, où les troupes de Moscou gagnent village après village. Elles auraient gagné 750 km², dont les 500 que Kiev avait reconquis à l’été 2023. Les forces engagées par la Russie en Ukraine auraient dépassé les 500 000 hommes, contre environ 300 000 côté ukrainien, y compris les recrues, peu formées, de la nouvelle conscription. Mais l’avancée russe se fait au prix de lourdes pertes : autour de 1 200 morts et blessés chaque jour des mois de mai et juin.

Pour soulager la pression sur Kharkiv et sur le Donbass, et mettre fin au mythe d’une Russie épargnée par « l’opération militaire spéciale » du Kremlin, plusieurs centaines de soldats ukrainiens et de miliciens hostiles à Poutine lancent une offensive sur l’oblast russe de Koursk en août, où ils s’emparent de plusieurs centaines de km². Bénéficiant une nouvelle fois de défaillances des services de Moscou, l’armée de Kiev profite de l’inexpérience des garde-frontières et gardes nationaux russes déployés sur place, mais aussi du fait que la Russie avait commencé à déminer la zone… en vue de lancer sa propre offensive sur la ville ukrainienne frontalière de Soumy. Le même mois, la Rada vote l’interdiction de l’Église orthodoxe ukrainienne rattachée à Moscou et l’adhésion du pays à la Cour pénale internationale.

En septembre, après l’annonce par Zelensky de la mise au point par son industrie d’un « drone-missile », une attaque ukrainienne détruit un important arsenal russe dans la région de Tver, à 500 km de la frontière entre les deux pays. Mais l’avantage reste à l’armée de Moscou : en octobre, elle s’empare de 480 km² de territoire ukrainien, sa plus forte progression depuis le début de la guerre. Pour s’y opposer, Kiev annonce la mobilisation des 160 000 hommes supplémentaires dans les trois mois, en plus du million déjà enrôlé, alors que la présence potentielle de 10 000 soldats nord-coréens est signalée côté russe. En novembre, au lendemain d’une attaque massive de la Russie sur les infrastructures énergétiques ukrainiennes, les États-Unis autorisent Kiev à utiliser leurs missiles de longue portée sur le territoire russe. L’annonce intervient alors que les électeurs américains viennent d’élire à la présidence le républicain Trump, hostile à l’aide américaine à l’Ukraine. Dès le feu vert de Washington, l’armée ukrainienne utilise les missiles concernés – ainsi que des engins britanniques similaires – pour frapper des installations des régions de Briansk et de Koursk, susceptibles de servir de base à la contre-attaque des Russes et de leurs alliés Nord-Coréens. De son côté, Moscou tire pour la première fois un missile balistique intercontinental (sur la ville de Dnipro), alors que les livraisons d’armes s’intensifient : système d’artillerie de Corée du nord d’un côté, mines anti-personnelles américaines de l’autre (au mépris de la convention d’Ottawa de 1997, dont l’Ukraine est signataire, à la différence des États-Unis et de la Russie).


Différends territoriaux au sud-ouest

Un contentieux oppose l’Ukraine à la Roumanie, à propos du golfe de Musura, situé entre les bras supérieur (Sulina) et médian (Chilia) du delta du Danube[1]. Cette zone, qui s’alluvionne fortement, a été annexée par l’URSS en 1948, au détriment de son allié roumain, alors que le traité de Paris fixait la frontière entre les deux pays sur le « thalweg » du bras de Chilia. L’annexion n’a jamais été reconnue, pas même par le traité d’amitié et de coopération signé par Kiev et Bucarest en juin 1997. En échange de la reconnaissance des droits de la minorité roumaine en Ukraine, la Roumanie a en revanche reconnu la souveraineté ukrainienne sur six îles annexées en 1948 : cinq au sud du thalweg du bras de Chilia, la sixième étant l’Île des Serpents (0,17 km², à une quarantaine de kilomètres de l’embouchure du Danube, en mer Noire) ; les deux pays ont accepté l’arbitrage rendu par la Cour internationale de justice de La Haye, en 2009.

Un autre contentieux subsiste avec la Moldavie, bien que les deux pays aient reconnu l’intangibilité de leurs frontières dans un traité signé en 1992. S’étant retrouvée privée de tout accès sur la mer Noire (et de la quasi-totalité de ses accès sur le Danube) , la Moldavie moderne a négocié avec l’Ukraine un échange d’une dizaine de km² de territoires, afin de bénéficier d’une ouverture sur le fleuve supérieure aux trois cents mètres qui lui ont été laissés. Mais ce protocole de 2001 n’a pu être mis en œuvre, dans la mesure où, parmi les territoires qu’elle consentait à céder, l’Ukraine faisait figurer près de 5 km² déjà moldaves de jure (cette Rîpa de la Mîndresti ayant certes été cédée de facto à Kiev en 1992, mais sans le moindre acte juridique). A défaut d’un accord, les deux pays se sont entendus pour faciliter la circulation dans cette zone, en particulier pour relier le Boudjak au reste de l’Ukraine.

[1] Le bras inférieur du delta (Saint-Georges) est situé en Roumanie.

La religion, enjeu politique

La première église chrétienne du monde slave est née à Kiev, évangélisée en 988. Mais elle se dédouble, au XIIIe siècle, du fait de l’invasion des Turco-Mongols dans la région : un métropolite est installé en Moscovie et un second d’abord en Lituanie, puis de nouveau à Kiev. Un nouveau tournant survient au milieu du XVe : tandis que l’Église ukrainienne reconnait le concile de Florence – ayant réaffirmé, en 1439, l’unité des églises chrétiennes – le grand prince moscovite le rejette et nomme le métropolite de Moscou sans l’aval du patriarche de Constantinople.

Les premiers signes d’appropriation de la cause religieuse par le nationalisme ukrainien apparaissent en 1596, lorsqu’une partie du haut-clergé orthodoxe local se sépare de l’Église orthodoxe de Russie, devenue autocéphale sept ans plus tôt : cette scission donne naissance à l’Église grecque-catholique ukrainienne, unie à Rome[1]. Au début du siècle suivant, Moscou obtient cependant de son ennemi, le roi de Pologne, qu’un métropolite orthodoxe puisse de nouveau s’installer à Kiev, aux côtés de cette Église « uniate ». Un pas supplémentaire est franchi en 1686, quand le patriarche de Constantinople autorise celui de Moscou à ordonner le métropolite de Kiev. Dans l’esprit du premier, il ne s’agit que d’une disposition temporaire, dictée par les difficultés à voyager au sein de l’Empire ottoman, mais pas dans celui du second qui fait de la Métropole de Kiev une partie entière de sa juridiction ecclésiale. Ainsi nait l’Église « autonome » d’Ukraine qui reconnait officiellement la primauté de Constantinople, mais qui dépend en réalité du patriarcat de Moscou (EOU-PM), ce qui est très mal vécu par les nationalistes ukrainiens.

Un premier schisme se produit en 1920, avec la naissance d’une Église autocéphale ukrainienne, dissoute dix ans plus tard, mais qui renaît en 1989, essentiellement dans la diaspora. La principale scission a toutefois lieu en 1992 : l’indépendance est suivie de la naissance d’une Église orthodoxe ukrainienne – Patriarcat de Kiev (EOU-PK) qui est dirigée par un prélat n’ayant pu se faire élire patriarche de Moscou deux ans plus tôt. Pour autant, le régime ukrainien ne lui accorde aucune exclusivité alors qu’inversement, il va rendre aux catholiques plus de trois mille églises que Staline avait supprimées en 1946, au motif que l’Église gréco-catholique et le Vatican avaient soutenu les nazis. Les rivalités entre camps orthodoxes, soutenus par des forces politiques rivales – nationalistes d’un côté, pro-russes de l’autre – prennent parfois une tournure violente : en 1995, deux militants ultranationalistes, fidèles du Patriarcat de Kiev, sont tués lors d’affrontements avec la police au cours des obsèques d’un prélat pro-moscovite.

Le gouvernement ukrainien change de position sous la présidence Porochenko, puisque le chef de l’État promeut la création d’une véritable Église orthodoxe nationale. En décembre 2018, un concile d’unification se tient à Kiev : très largement boycotté par l’EOU-PM, il conduit en revanche à la fusion de l’EOU-PK et de la petite Église autocéphale. Dès le mois suivant, le patriarche œcuménique d’Istanbul en fait officiellement la quinzième Église autocéphale de l’orthodoxie, avec toutefois une réserve majeur : le tomos (acte) d’autocéphalie consacre bien l’indépendance de Kiev vis-à-vis de Moscou, mais n’en fait pas pour autant un patriarcat, mais une métropole subordonnée à Constantinople. En dépit de ce bémol, le patriarche de la capitale russe s’emploie, avec succès, à ce que le maximum d’Églises ne reconnaisse pas la nouvelle orthodoxie ukrainienne, devenue numériquement la deuxième du monde après celle de Moscou. En Ukraine même, la métropole kiévienne compte beaucoup moins de paroisses que sa rivale pro-moscovite : sur les 12 000 relevant du patriarcat de Moscou, seules quelques centaines ont changé d’affiliation, parfois sous la contrainte. De même, l’EOU-PM exerce son autorité sur trois des quatre laures (communautés monastiques) constituant les lieux de pèlerinage de la chrétienté orthodoxe en Ukraine, dont la plus ancienne du pays, la laure (Lavra) des Grottes de Kiev datant du XIème siècle. En 2021, l’EOU-PK compte quinze millions de membres ukrainiens (célébrant la messe dans leur langue nationale) contre cinq millions à l’EOU-PM (communiant en slavon) et autant à l’Église gréco-catholique.

La guerre déclenchée par la Russie en Ukraine, au printemps 2022, provoque des évolutions : dénonçant le soutien que le patriarche de Moscou Kirill (ancien agent du KGB en Suisse) apporte au Kremlin, l’EOU-PM annonce se démarquer de l’Église russe, sans toutefois rompre avec elle. Les services ukrainiens suspectent d’ailleurs la laure des Grottes de Kiev de se livrer à des activités pro-russes et la perquisitionnent. En décembre, le célèbre monastère passe dans le giron de l’EOU-PK : pour la première fois, la liturgie du Nouvel an orthodoxe y est célébrée par le métropolite de l’Église ukrainienne indépendante.

[1] D’où le nom d’uniate donné aux Églises qui quittent la mouvance orthodoxe pour se rallier au catholicisme, mais qui restent indépendantes et conservent le rite byzantin.

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