ASIE, Extrême-Orient et haute Asie

Répression de masse au Xinjiang

Majoritairement musulman, l’ex-Turkestan oriental est soumis à une forte répression du régime chinois.

Représentant un sixième du territoire chinois, mais habitable sur moins de 10 % de sa superficie, le Xinjiang est constitué de deux grands bassins, d’une altitude moyenne de 800 à 1300 m, séparés par le massif des Tian-Shan (3 000 à 5 000 m) : le Tarim au sud (avec ses oasis, dont l’historique Kachgar, et ses réserves d’hydrocarbures autour du désert du Taklamakan) et la Dzoungarie, dominée par l’Altaï au nord ; c’est là qu’est située Urumqi, la capitale moderne de la région. Sa population, forte d’une vingtaine de millions d’habitants, est une mosaïque d’une quarantaine d’ethnies. Les plus nombreux (46 %) y sont encore les Ouïghours, nom que des intellectuels des années 1920 ont donné aux habitants musulmans et turcophones de la région, descendant plus ou moins des Ouïghours historiques dilués au fil des siècles parmi les populations locales. Ils ne sont toutefois plus majoritaires, alors qu’ils représentaient 75 % des habitants en 1949 ; dans le même temps, les Han sont passés d’à peine plus de 5 % à près de 45 %, devant les Kazakhs (7 %, surtout au nord), les Hui, les Kirghizes et les Mongols Dzoungares ou bien Dongxiang (dans la région de l’Ili). Les Ouïghours sont même moins nombreux que les Han à Urumqi, mais constituent en revanche 90 % de la population des zones rurales du sud.

Dès ses premières années d’occupation, le régime communiste fait en sorte de siniser au plus vite la province, érigée en « région autonome ouïghoure du Xinjiang » en 1955 : Pékin y envoie des colons Han et Hui et crée les bingtuan, un corps paramilitaire chargé de défricher les terres arables et de développer l’exploitation des ressources de cette région si stratégique qu’elle va accueillir des sites spatiaux et nucléaires. La révolution culturelle aggrave cette tendance, puisqu’elle conduit au saccage de nombreuses mosquées et à la purge des élites ouïghoures.

La situation se détend dans les années 1980, comme en témoigne la restauration de l’écriture arabe pour retranscrire la langue ouïghoure [1]. La répression des revendications nationalistes locales ne faiblit pas pour autant, a fortiori quand elles ont un caractère musulman. En 1990, dans la région de Kachgar, un affrontement armé oppose les forces de sécurité chinoise à une organisation clandestine nommée « Parti islamique du Turkestan oriental » (Sharki Turkestan Islam Partisi). Bien que de faible ampleur, l’incident connait un certain retentissement, d’autant qu’il survient peu de temps après la défaite des Soviétiques face aux moudjahidines afghans. En février 1997, l’arrestation pour « activités religieuses illégales » de deux étudiants ouïghours à Yining (Guldja), dans la préfecture kazakhe d’Ili, provoque plusieurs jours de manifestations : leur répression fait entre sept et cent morts selon les sources.

En 2001, la Chine s’accorde avec la Russie et les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale pour coordonner leurs efforts contre les mouvements islamistes [2]. Ce sont eux qui incarnent désormais la cause irrédentiste et ont pris le relais du parti nationaliste ouïghour que Moscou avait instrumenté dans les années 1960 et 1970 au temps de la brouille sino-soviétique, ainsi que des mouvements étudiants des années 1980. Certains Ouïghours ont en effet rejoint les rangs d’organisations, proches d’al-Qaida, combattant sur la scène afghano-pakistanaise [3]. En août 2008, à quatre jours de l’ouverture des Jeux Olympiques de Pékin, une quinzaine de garde-frontières chinois sont tués à Kashgar, alors qu’ils faisaient leur jogging matinal. Le mois précédent, la violence avait débordé de la province, avec un attentat meurtrier contre des bus dans la capitale du Yunnan.

En 2009, des émeutes interethniques éclatent à Urumqi, sur fond de ressentiment des Ouïghours face à leur marginalisation et à leur migration forcée vers les industries de main d’œuvre de la Chine côtière [4]. Les troubles, qui font deux cents morts majoritairement Han, déclenchent une spirale de violence et répression dans le sud du Xinjiang : les incidents et les attaques se multiplient contre des représentants de l’autorité, tandis que les forces spéciales chinoises multiplient les bavures et que les cadres communistes fouillent les foyers ouïghours, à la recherche de signes de radicalisation religieuse. Les autorités chinoises se lancent également dans une politique de destruction de la vieille ville d’Urumqi, au motif que les maisons n’y sont plus aux normes antisismiques, et en relogent les habitants dans des grands immeubles collectifs, aux côtés de migrants d’autres région. En parallèle, Pékin s’efforce de séduire les musulmans modérés : ainsi, la vieille ville de Kachgar, dont deux tiers des mosquées avaient été détruites, endommagées ou reconverties (en bar ou en toilettes publiques), est reconstruite à partir de 2010, ce qui n’empêche pas la violence de demeurer.

En août de cette année-là, une demi-douzaine de policiers ouïghours sont tués par l’explosion d’un triporteur au nord-est de Kashgar : ils appartenaient à une « cellule de quadrillage de la population« , chargée de contrôler les civils portant la barbe ou des foulards traditionnels. Les morts s’enchaînent par dizaines les années suivantes, selon un scénario quasi-immuable : des extrémistes ouïghours poignardent des civils, avant que les forces de l’ordre ne répliquent, parfois sans distinction. En octobre 2013, c’est l’entrée de la Cité interdite, en plein cœur de Pékin, qui est frappée par un attentat-suicide commis par une famille : deux personnes, dont une touriste, sont tuées. En mars suivant, près de trente personnes sont poignardées mortellement dans une gare de la capitale touristique du Yunnan. Deux mois plus tard, le lancement d’engins explosifs sur un marché d’Urumqi fait une quarantaine de morts, au lendemain de la condamnation de séparatistes à de lourdes peines de prison, pour diffusion de vidéos « terroristes ». En juillet 2014, l’attaque d’un poste de police et de bâtiments officiels dans des villages proches de Yarkand (au sud de Kachgar), par un gang armé de couteaux, fait près de cent morts, dont une quarantaine de civils, han mais aussi ouïghours : le point de départ en aurait été une descente de police mortelle, destinée à empêcher les femmes de porter le voile durant le ramadan. Deux jours après cet épisode, le corps de l’imam de la mosquée centrale de Kachgar est retrouvé devant l’édifice : il était considéré comme un suppôt du régime chinois. Le Parti islamique du Turkestan est également suspecté d’être derrière l’attentat commis, mi-août 2015, contre un temple bouddhiste de Bangkok (une vingtaine de morts dont de nombreux touristes chinois), après l’expulsion par le régime thaïlandais d’une centaine de réfugiés ouïghours qui essayaient de gagner la Turquie via la Thaïlande.

Les violences atteignent un tel degré que la migration des Han au Xinjiang fléchit et que certains, parfois même de deuxième ou de troisième génération, quittent la province. Pékin réagit par une campagne dénommée « Yanda » (« frapper fort »). En 2016, un ancien militaire et secrétaire du parti venu du Tibet est nommé à la tête de la région pour intensifier la répression : 90 000 policiers « assistants » sont recrutés, en même temps que se développent, à l’entrée des villes, des check-points de reconnaissance faciale d’identité. Surtout, entre un et deux millions de Ouïghours et de Kazakhs sont envoyés en « centres de formation et d’acquisition de compétences », des camps de déradicalisation héritiers des camps de rééducation par le travail en principe abolis en 2013. En parallèle, les zones pauvres de plusieurs provinces chinoises se voient imposer des quotas de milliers de paysans à envoyer au Xinjiang qui, aux yeux de Pékin, demeure une zone majeure de peuplement : certains cercles dirigeants réfléchissent même aux moyens d’y faire vivre deux cents millions de personnes, en y détournant l’eau de fleuves tibétains pour développer l’irrigation. C’est aussi pour désenclaver la province que la Chine déploie ses « nouvelles routes de la soie » vers l’Océan indien, via le Pakistan. En septembre 2022, un rapport du Haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU écrit que « L’ampleur de la détention arbitraire et discriminatoire de membres des Ouïghours et d’autres groupes à prédominance musulmane (…) peut constituer des crimes internationaux, en particulier des crimes contre l’humanité », citant pêle-mêle des cas de passages à tabac, tortures, traitement médicamenteux obligatoire, viols, stérilisation forcée, contrôle massif de la population par reconnaissance faciale… De source chinoise même, plus de 500 000 personnes auraient été condamnées à de la prison entre 2017 et 2021, dont 87 % à plus de cinq ans de détention.

[1] Proche du turc djaghataï (comme l’ouzbek), et non du ouïghour ancien, la langue ouïghour moderne a été écrite en caractères cyrilliques (depuis 1956), puis latins (après 1965).

[2] Elargie à l’Inde, à l’Iran, au Pakistan et à la Mongolie, l’Organisation de coopération de Shanghai prévoit notamment que les pays membres pourront aider un voisin « à annihiler des groupes armés importants ».

[3] L’ETIM, Mouvement islamique du Turkestan oriental fondé en 1997 (devenu en 2003 le Parti islamiste du Turkestan TIP) et l’ETLO, Organisation de libération du Turkestan oriental, mais aussi le Mouvement islamique d’Ouzbékistan.

[4] Les violences auraient été déclenchées par le meurtre de deux ouvriers Ouïghours d’une usine de Canton par des collègues Han.

Crédit photo : Luiguangxi sur Pixabay

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