Les Indes, creuset de religions

Les Indes, creuset de religions

Le nord de l’Inde a vu naître des religions qui, pour certaines, ont essaimé dans tout l’est et tout le sud de l’Asie.

A l’origine, le mot « hindou » n’a pas de connotation religieuse : en langue perse, il sert à nommer les populations habitant à l’est du Sindhu, le nom sanskrit des fleuves en général et de l’Indus en particulier. A partir du XVe, il sert à désigner tous les non chrétiens et non musulmans de la région. Le nom même d’hindouisme n’a été introduit par les Britanniques qu’au XIXe siècle, pour qualifier une « religion » prolongeant les deux croyances qui l’avaient précédée : le védisme, puis le brahmanisme.

Le védisme est la religion des envahisseurs Aryens de la première moitié du deuxième millénaire avant l’ère chrétienne. Leurs croyances, au premier rang desquelles figure le culte du sacrifice, sont transcrites dans quatre textes appelés Vedas (savoirs), transmis uniquement par voie orale : l’écriture disparait en effet de la région en même temps que la civilisation de l’Indus et ne réapparait qu’au IIIe siècle AEC. Le plus ancien de ces textes – le Rig Veda – est un ensemble d’hymnes chantés, lors des sacrifices, pour les multiples dieux que vénèrent les Aryens, tel celui de la guerre, Indra. Le védisme définit un ordre social reposant sur quatre classes fondamentales, les varnas, « couleurs » nées de « l’explosion du grand corps cosmique » originel. Le mot caste n’apparaîtra qu’avec l’arrivée des Portugais en Inde : en langue lusitanienne, il signifie « non mélangé ». Trois de ces classes sont considérées comme « pures » : les brahmanes spécialistes des rites religieux (sortis de la tête de Purusha, l’Être cosmique suprême), les kshatriya (guerriers et princes sortis de ses bras) et les vaishya (marchands, agriculteurs et éleveurs, issus de ses cuisses) ; la quatrième classe est jugée « impure » : c’est celle des shudras, sortis des pied de Purusha, producteurs de biens matériels et serviteurs des trois groupes précédents. Les classes sont elles-mêmes divisées en castes et sous-castes, elles aussi hiérarchisées et concurrentes (cf. Encadré dédié dans l’article sur l’Inde). Les varnas sont étroitement liées à la notion de transmutation des âmes, et reposent sur deux grands principes philosophiques et religieux : le karma est l’idée que les actions d’un individu dans ses vies antérieures conditionnent la caste dans laquelle il naît ; le dharma est complémentaire : si un individu accomplit au mieux les devoirs liés à sa varna, il peut espérer atteindre une caste supérieure dans sa prochaine vie.

La rigidité de cet ordre social, comme la violence des sacrifices et les abus des brahmanes, vont conduire à l’émergence de trois mouvements de renoncement (à la vie terrestre), entre les VIe et IVe siècles AEC : le bouddhisme, le jaïnisme et l’ajivikisme. Tous en commun de rejeter les castes et de remplacer les pratiques sacrificielles et le pouvoir des prêtres par la quête individuelle de l’illumination spirituelle.

Né dans l’actuel Népal, le prince Gautama commence, à la fin du VIe, une vie d’ascète errant qui lui fait atteindre « l’éveil » et le fait connaître sous le nom de Bouddha (« l’illuminé » en sanskrit). Son enseignement repose sur les moyens d’éliminer le désir, source de la souffrance inhérente à toute existence. La communauté de ses disciples, la Sangha, se développe rapidement de son vivant : le bouddhisme se propage depuis une ville, construite dans un coude du Gange, qui deviendra le lieu saint majeur… de l’hindouisme : Varanasi (Bénarès). La foi se répand massivement dans tous les royaumes successifs du nord de l’Inde (Maurya, Gréco-bactrien du Gandhara, Kusana, Gupta) et même dans le sud, mais plus modestement. Sa division en de multiples écoles n’entame pas sa popularité. La principale « scission » a lieu, dès le Ier siècle de notre ère, dans le nord de l’Inde et l’Empire des Kouchan, sous la forme du mahāyāna (« grand véhicule » en sanskrit). Cette nouvelle école s’appuie sur des textes qui auraient été « cachés », car jugés trop complexes aux débuts du bouddhisme : elle se démarque de la tradition du theravāda (« doctrine des Anciens ») qui s’appuie essentiellement sur les enseignements du Bouddha (compilés dans le Tipitaka) et que ses détracteurs vont qualifier péjorativement d’hīnayāna (« petit véhicule »). Tout en déifiant Bouddha (d’où une prolifération de statues aux Ier et IIe siècles), l’école mahāyāna vénère les bodhisattvas, des humains ayant atteint l’illumination mais continuant à vivre dans le monde ordinaire ; dans le bouddhisme Mahayana, chaque adepte renonce en effet à son propre nirvana et accepte de vivre dans le monde de la souffrance pour conduire à la délivrance de tous les êtres, alors que l’école originelle (considérée comme une religion de moines) est soupçonnée de ne favoriser que le salut individuel. La nouvelle doctrine – qui va s’imprégner de croyances locales au fur et à mesure de sa diffusion et donner ainsi naissance à de nombreuses écoles – va se répandre en dehors du sous-continent indien – en Chine (dès le Ier siècle EC), au Japon (VIe siècle), à la Corée et à une partie du Vietnam – alors que la tradition theravāda va demeurer celle des pays d’Asie du sud et d’Indochine. En Inde même, l’essor du bouddhisme est brutalement freiné par la chute des Gupta, même s’il prospère encore un temps dans le royaume des Pala, sous une forme nouvelle : le « tantrisme » qui propose une voie rapide pour atteindre l’éveil, via des techniques de visualisation et des pratiques de yoga sexuel. Le but est d’acquérir, sous la direction d’un maître spirituel (gourou), l’état d’éveil dès cette vie, et non sur un parcours étendu à de nombreuses existences. Se présentant comme un prolongement « pratique » du mahāyāna[1], ce bouddhisme tantrique influence le bouddhisme vajrayāna (« voie du diamant ») qui se propage, aux IVe et Ve siècles, depuis le nord-est de l’Inde vers la région himalayenne (bouddhisme tibétain ou lamaïsme), en Mongolie, ainsi que dans le nord et l’ouest de la Chine.

Au VIe siècle AEC, un autre « sage » est apparu dans l’actuel Bihar : Mahavira propage le jaïnisme (du sanskrit jina, « victorieux »), une religion probablement née quelques siècles plus tôt. Lui aussi de famille royale, il part mener une vie ascétique qui le conduit à l’omniscience. Son enseignement est fondé sur la nécessité de respecter des vœux de non-violence, de vérité, de chasteté et de non-attachement pour accéder à la libération spirituelle. Contemporain du Bouddha et de Mahavira, Makkhali Gosala fonde de son côté le mouvement Ajivika : d’essence athée, il professe l’absence totale de tout libre-arbitre et le déterminisme de toute action. En faveur chez les Maurya, l’ajivikisme s’éteint progressivement, jusqu’à sa disparition complète en pays tamoul, au XIVe siècle.

La propagation de ces nouvelles religions, dans la population comme dans les classes dirigeantes, est telle que le clergé védique est conduit à revoir son corpus doctrinal, en particulier à réduire considérablement la place du sacrifice, à rompre avec un polythéisme jusque-là dépourvu de toute hiérarchisation et à introduire certaines pratiques locales. Le nouveau culte qui en résulte est dénommé brahmanisme, en référence aux Brahmana, des textes explicatifs des Veda élaborés par les brahmanes. A partir du VIe siècle avant l’ère commune, de nouveaux traités – les upanishad – fixent les règles de ce qui sera plus tard appelé hindouisme. Désignés comme « déistes », les réformateurs post-védiques font évoluer le panthéon polythéiste védique (trente-trois millions de divinités) vers une trinité majeure (Trimurti) comprenant Brahma (le créateur de l’univers), Vishnou (sans doute emprunté à des divinités pré-aryennes) et Shiva (divinité autochtone). Le second est réputé pour le nombre de ses avatars, c’est-à-dire de ses incarnations envoyées sur Terre pour résoudre un dérèglement de l’ordre. Les plus connus sont Krishna (héros de l’épopée du Mahabharata), Rama (le prince d’Ayodhya, héros de la saga du Ramayana) et même Bouddha (dans une tentative d’établir une filiation entre le bouddhisme et le védisme). Certaines autres divinités se détachent occasionnellement : c’est le cas de Ganesh, fils de Shiva et protecteur du foyer, ou encore de Parvati, l’épouse de Shiva, et de sa forme destructrice, Kali[2].

Le vishnouïsme et le shivaïsme sont les deux écoles majeures de l’hindouisme, « religion » dépourvue de prophète fondateur et même de livre sacré. Elle apparait avant tout comme un mode d’action et de représentation du monde, selon un ordre social et cosmique – le dharma – qui définit les devoirs auxquels les hommes sont astreints (droits et devoirs énoncés dans le Manu-smriti, écrit au 1er siècle AEC). Leur enveloppe charnelle ne leur sert qu’à traverser le monde, alors que l’âme éternelle se réincarne d’un corps à l’autre (métempsycose), sous la forme dictée par le karma, c’est-à-dire sur la base des actions accomplies précédemment. Le but ultime du croyant est de mettre fin à ce cycle de renaissances (le samsara), pour atteindre la délivrance, la fusion dans le « Brahman », substance même de l’univers : c’est le nirvana. Omniprésent en Inde, dont il va évincer quasi-totalement le bouddhisme, l’hindouisme ne va en revanche guère résister dans les autres zones où s’il était imposé, l’Indonésie (à l’exception de Bali) et l’Indochine (sauf chez les Cham). Il y sera supplanté par l’hindouisme et l’islam.

Une dernière religion indienne voit le jour au Pendjab, à la fin du XVe siècle : le sikhisme (du sanskrit shishya, disciple). Son fondateur, le gourou Nanak, rejette les antagonismes religieux entre hindous et musulmans, assurant que toutes les religions peuvent mener à Dieu, si elles sont sincèrement respectées. Monothéiste, le sikhisme rejette le système de castes, mais croit en la théorie du karma et des réincarnations, qu’il est possible d’éviter en renonçant aux vices et en menant une vie honnête. D’abord tolérée, la religion sikh est ensuite persécutée pour son œcuménisme. A la fin du XVIIe, son dernier gourou Govind Singh la dote d’un ordre militaire, la Khalsa (ou « fraternité des purs »), qui s’illustre notamment contre les Moghols. Le port du turban – en plus de celui d’une poignard (le kirpan) – est instauré, afin de distinguer les Sikhs des autres Indiens. La religion compte aujourd’hui une vingtaine de millions d’adeptes, dont la moitié à l’étranger. Son principal sanctuaire, édifié en 1601, se trouve à Amritsar : il est surnommé « le Temple d’or » en raison des plaques et feuilles dorées dont ses parties supérieures ont été recouvertes sous le maharaja Ranjit Singh, fondateur de l’Empire sikh au début du XIXe siècle. Considérés comme hérétiques, tant par les hindous que par les musulmans, les Sikhs réclament la création de leur propre État, le Khalistan (pays des Élus).

C’est dans cette même région du Pendjab qu’une dissidence de l’islam apparait, à la toute fin du XIXe siècle : l’ahmadisme. Son fondateur, Mirza Ghulam Ahmad, se présente à la fois comme mujaddid (rénovateur) et prophète de son temps, puis comme mahdi (guide), affirmant qu’Allah lui a confié la tâche de restaurer la pureté de l’islam. Ceci vaut à sa communauté – divisée en deux tendances dès 1914 – d’être qualifiée d’hérétique et persécutée par les musulmans traditionnels : ceux-ci considèrent en effet que Mahomet est le dernier prophète et que Jésus est le Messie qui reviendra à la fin des temps. Très investis dans des actions humanitaires et éducatives, particulièrement en Afrique, les Ahmadis sont entre une dizaine et un vingtaine de millions dans le monde. L’Inde est également le berceau de deux mouvements du sunnisme hanafite, prônant un islam traditionaliste et une lecture littéraliste des textes : le déobandisme, né en 1867 dans l’Uttar-Pradesh contre le colonisateur anglais, et la prosélyte Association pour la prédication (Tabligh) fondée soixante ans plus tard.


[1] Inspiré des tantras hindous (mot signifiant « ouvrages explicatifs »), le bouddhisme tantrique pénètre par exemple le « Grand Véhicule » de Chine et du Japon : ainsi, le zen japonais (chan en chinois) incorpore des techniques d’invocation de divinités et de récitation de formules rituelles, capables de provoquer une « transmutation » intérieure. La « voie » du diamant est également appelée Tantra-yana (« véhicule des tantra ») ou Mantra-yana (« véhicule des formules »).

[2] Kali est la déité tutélaire des Thugs, des assassins rituels présents au Bengale et en Orissa que les Britanniques combattront jusqu’à leur disparition, dans les années 1830.

Pour en savoir plus : le bouddhisme / les trois grandes écoles bouddhistes

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