Albanie

Albanie

Sorti de plusieurs décennies de dictature communiste, le « pays des aigles » peine à s’extraire de la corruption et de la rivalité entre nord conservateur et sud plus progressiste.


28 748 km2

République parlementaire

Capitale : Tirana

Monnaie : le lek

3 millions d’Albanais[1]

[1] La diaspora albanaise compte près d’un million de personnes.

L’Albanie s’étend sur un peu plus de 360 km le long de l’Adriatique et de la mer Ionienne. Elle possède 720 kilomètres de frontières terrestres avec le Monténégro (un peu plus de 170 km) et le Kosovo (un peu plus de 110 km) au nord, la Macédoine du Nord (environ 150 km) à l’est et la Grèce (un peu plus de 280 km) au sud.

70 % de la surface du pays est montagneuse (avec un point culminant à un peu plus de 2 753 m) et un tiers recouvert de forêts. Le reste est constitué de plaines alluviales, majoritairement arides. Le climat est méditerranéen, davantage continental en altitude. A la frontière de la Macédoine se situe le lac Ohrid, un des plus vieux du monde.

Plus de 90 % des citoyens albanais sont d’ethnie albanaise, parlant deux dialectes principaux : le guègue au nord (ainsi qu’au Kosovo et en Macédoine) et le tosque au sud. Base de la langue officielle, le premier a cessé de l’être au lendemain de la seconde Guerre mondiale, car il était considéré comme servant à véhiculer des idées anticommunistes. Le tosque l’a donc remplacé, avec quelques emprunts de mots au guègue. Le reste de la population se répartit entre trois minorités nationales reconnues (environ 8 % de Grecs dans le sud, ainsi que des Macédoniens et des Monténégrins) et deux minorités culturelles (Aroumains ou Valaques et Roms), auxquels s’ajoutent des Egyptiens et Ashkalis apparentés.

Depuis l’abandon de l’athéisme, à la chute du régime communiste, 84 % de la population déclare une religion : 59 % se dit musulmane (dont environ 2 % de bektachis[1]), 10 % catholique (au nord) et moins de 7 % orthodoxe (au sud).

[1] La secte soufie des Bektachis a choisi Tirana comme siège mondial en 1922, après son expulsion de Turquie par Mustafa Kemal.

SOMMAIRE

Vlorë / Crédit : Annie Chancel

Une indépendance chaotique

Proclamée par Ismaël Qemal en novembre 1912 à Vlorë, dans le sud du pays, l’indépendance du royaume d’Albanie est formellement reconnue au Congrès de Londres en juillet suivant. Comme dans la plupart des Etats voisins, ce passage à la souveraineté s’accompagne du choix d’un roi étranger, Guillaume de Wied, candidat de l’Autriche-Hongrie et de l’Italie. Installé en mars 1914 à Durrës, port central du pays, il est immédiatement confronté à deux révoltes, l’une fomentée par les Grecs dans le sud, l’autre par les Turcs dans le centre, autour de Tirana. Le souverain s’enfuit dès le mois de septembre, laissant l’Albanie sombrer dans l’anarchie. Le pays se divise en une multitude de gouvernements régionaux, opposés les uns aux autres.

Cette situation de chaos a fait que, malgré son statut de neutralité, le royaume n’a pas échappé aux tourments de la première Guerre mondiale : sa partie nord est occupée par les Serbes et les Monténégrins puis par les Austro-Hongrois et sa partie méridionale par les Grecs. Ces derniers agissent en terrain conquis : la région d’Epire du nord est en effet majoritairement orthodoxe et, à ce titre, partisane d’une union (« enosis ») avec la Grèce. Ceci l’a conduit à proclamer son indépendance, début 1914, afin de ne pas être rattachée à l’Albanie. Le conflit armé qui en résulte, entre séparatistes épirotes et forces albanaises, débouche sur un protocole qui reconnait l’autonomie de l’Epire du nord (autour de Gjirokastër), sous suzeraineté du royaume albanais.

Le compromis n’aura pas le temps d’être appliqué : le déclenchement de la première Guerre mondiale, conjugué à la quasi-guerre civile albanaise, pousse l’armée grecque à occuper les lieux en octobre suivant. La situation change en 1916 : en Albanie d’abord, où Essad Pacha rétablit l’ordre et instaure un régime de type dictatorial ; sur la scène internationale d’autre part, les pays de l’Entente étant mécontents que la Grèce ne les ait pas rejoints pour combattre les Empires allemand et austro-hongrois (cf. Grèce). Les Italiens et les Français décident donc d’intervenir et de chasser les troupes grecques d’Epire du nord ; dans la partie la plus à l’est, la France établit la république autonome de Koritza (Korcë).

Au lendemain du conflit mondial, l’Albanie est placée sous protectorat italien. Mais, en 1920, l’influente diaspora albanaise des Etats-Unis parvient à faire reconnaître à nouveau l’indépendance de son pays d’origine. Un gouvernement unitaire ayant été constitué dans la nouvelle capitale, Tirana, les troupes étrangères se retirent. La même année, le pays s’agrandit au sud, en obtenant l’Epire du nord. La nature du régime, elle, n’a pas changé, ce qui vaut à l’autoritaire Premier ministre albanais, Ahmet Zogu, d’être chassé du pouvoir par une insurrection, en juin 1924. Mais il y revient six mois plus tard, aidé par les clans du nord et par le royaume de Yougoslavie : désigné Président de la République, qu’il a instituée en 1925, il rétablit finalement la monarchie trois ans plus tard et se fait couronner roi, sous le nom de Zog 1er. Réprimant toute contestation, il se lance en parallèle dans l’européanisation du pays, abolissant le servage et le port du voile et instaurant l’égalité devant l’impôt.


De la « grande Albanie » italienne à la victoire des communistes

L

es efforts de Zog s’avèrent toutefois insuffisants pour moderniser le pays, ce qui pousse le roi à chercher de l’aide de l’autre côté de l’Adriatique, auprès du régime de Mussolini. Caressant de longue date l’idée de placer le « pays des Aigles[1]  » sous sa tutelle, l’Italie la met en œuvre en 1939, lorsque ses troupes débarquent en Albanie. Censée être une « union », la relation entre les deux pays prend en réalité la forme d’une occupation italienne, laquelle se matérialise notamment par la réalisation de grands travaux. En octobre 1940, l’armée fasciste essaie d’accroître son territoire en lançant une offensive sur la Grèce, mais elle tourne au fiasco et les Italiens perdent Gjirokastër et Korcë. En fait, la mainmise de Rome sur le pays ne s’exerce pleinement qu’après l’occupation des Balkans par les Allemands, au printemps 1941 : à cet instant, toutes les populations albanaises de la région, y compris celles du Kosovo, de Macédoine et du Monténégro, sont réunies pour la première fois de leur histoire sous une même autorité, même si elle est placée sous tutelle étrangère. À la fin de la même année, des groupes armés naissent dans les montagnes, sur le modèle des résistances grecque et yougoslave. Longtemps rivaux, les mouvements communistes s’unissent au sein d’un parti unique, dirigé par Enver Hoxha, étudiant puis professeur au lycée français de Korcë. Comme dans les pays environnants, la résistance est divisée entre communistes, influencés par le yougoslave Tito, et purs nationalistes. Après le débarquement allié en Italie, les Anglais parviennent à unir les deux tendances dans un Comité de salut public. Mais celui-ci éclate dès la capitulation des Italiens, à l’automne 1943, et les maquisards – bien que traqués par les Allemands – se déchirent : dirigé par les communistes, le Front de libération nationale (FLN) fait face à l’alliance constituée par les « ballistes » du PBK[2] (antiroyaliste et anti-communiste) et les « zoguistes » du Legaliteti.  En juin 1944, l’échec d’une offensive nazie ouvre la voie à la libération progressive du pays par l’Armée de libération nationale commandée par Hoxha, lequel dirige aussi le gouvernement provisoire qui a été fondé en octobre 1944 à Berat.

Le mois suivant, Shkodër est la dernière grande ville libérée, sans que l’insurrection albanaise ait bénéficié du moindre soutien direct des Soviétiques. Accusés de collaboration avec les nazis, les chefs des mouvements anticommunistes sont exécutés ou s’enfuient à l’étranger, tandis que les communistes accèdent au pouvoir. Convoquées en décembre 1945, après la capitulation allemande, les élections de l’Assemblée constituante donnent en effet 93 % des voix au « Front démocratique », dirigé par le Parti du travail albanais.

[1] Shqipëria, le nom officiel de l’Albanie.

[2] Partia Balli Kombëtar : Parti du Front national.


De purges en purges, la dictature Hoxha

Largement issus de l’ethnie tosque, implantée dans le centre et le sud du pays, les nouveaux dirigeants doivent faire face aux très fortes réticences des montagnards guègues du Nord, beaucoup plus conservateurs et de tout temps rebelles à la moindre apparence de pouvoir central. C’est d’ailleurs dans cette région que les derniers partisans « ballistes » et « zoguistes » mènent, jusque dans les années cinquante, une résistance armée contre le régime communiste qui instaure de grandes réformes sociales telles que l’alphabétisation, la promotion de la femme et la modernisation du système de santé. Le pouvoir doit également compter avec les visées du grand voisin et allié yougoslave qui cherche à instaurer une union économique, voire politique, dans laquelle Belgrade transformerait les matières premières de l’Albanie et lui livrerait, en échange, des produits manufacturés. Mais cette ligne, incarnée par le ministre albanais de l’intérieur, Koçi Xoxe, ne survit pas à l’éviction de la Yougoslavie du camp soviétique. Hoxha en profite pour purger le parti des éléments pro-titistes ; Xoxe lui-même est exécuté en 1949.

Tirana se rapproche alors étroitement de Moscou, mais les relations se distendent après la mort de Staline. Elles sont finalement rompues fin 1961 et s’accompagnent de nouvelles purges au sein du parti. Privée du principal débouché de son commerce extérieur, l’Albanie se rapproche alors de la Chine qui, à ses yeux, incarne le mieux la pureté originelle du marxisme-léninisme. Hoxha importe d’ailleurs un certain nombre de pratiques maoïstes, telles que l’envoi de cols blancs dans les campagnes et la destruction de centaines de mosquées et d’églises. Mais, là encore, les relations vont se dégrader, d’autant que le régime communiste chinois disparait. En 1975-1976, une nouvelle purge est opérée dans les rangs du parti lorsque, de retour d’une visite officielle à Pékin, des membres du gouvernement et le chef d’état-major préconisent un rapprochement avec la Yougoslavie et la Roumanie, afin de compenser les faiblesses de l’armée albanaise. La rupture entre Tirana et la Chine est consommée en 1978, un an après la visite officielle effectuée par le yougoslave Tito à Pékin.

Privée de tout soutien extérieur, l’Albanie intensifie sa lutte contre ses « ennemis intérieurs ». Fin 1981, c’est le numéro deux du régime et dauphin présumé, Mehmet Shehu, qui disparait de la scène : selon la version officielle, une dépression nerveuse l’a conduit à se suicider. Toute la population est mise sous pression, puisque de lourdes peines de prison et d’internement en camps de travail sont prononcées contre toute personne ayant critiqué la situation économique et politique du pays, tenté de fuir le pays, entretenu des contacts avec des touristes étrangers ou écouté des médias non albanais. Le nombre d’exécutions capitales durant le régime Hoxha est estimé à six mille. Officiellement proclamé « premier État athée du monde » depuis 1967, l’Albanie emprisonne des dizaines de religieux et de religieuses catholiques. Quant aux familles des accusés, elles sont internées sans jugement dans des fermes collectives consacrées à la mise en valeur de nouvelles terres ; 400 000 personnes, soit un Albanais sur dix, auraient été victimes de ces mesures d’internement. Le développement de l’économie est également assuré par les heures de travail « volontaires » que doivent fournir les citoyens albanais, en plus de leurs horaires légaux.


La chute du communisme

C’est dans ce contexte que Hoxha meurt en avril 1985. L’homme qui lui succède est un pur apparatchik : bénéficiant de l’appui de la veuve du disparu, Ramiz Alia est un ancien colonel de l’armée de libération nationale ayant gravi tous les échelons du parti, jusqu’à devenir le bras droit du dictateur défunt. Sans renier son héritage, le nouvel homme fort albanais se livre néanmoins à une part d’autocritique sur les erreurs commises en matière d’économie et de diplomatie. Le pays sort de son isolement et renoue des relations diplomatiques avec l’Occident, y compris avec la Grèce qui renonce à ses prétentions sur Gjirokastër. En revanche, le régime ne concède rien sur le plan idéologique, jugeant ainsi que la pérestroïka menée par le numéro un soviétique Mikhaïl Gorbatchev s’apparente à « la même voie révisionniste antimarxiste que Khrouchtchev ».

Mais le contexte international évoluant (cf. en particulier la chute du régime dictatorial des Ceausescu en Roumanie), le régime albanais est contraint de lâcher du lest : après avoir assoupli certaines dispositions du Code pénal, il libère des dizaines de prisonniers politiques et de religieux et autorise les habitants à posséder une voiture. Il abolit aussi les restrictions de circulation de la population ce qui, à partir de l’été 1990, entraîne un afflux massif de candidats voulant fuir un pays dans lequel les produits de première nécessité ne se retrouvent plus qu’au marché noir et l’aide d’urgence internationale est détournée par les mafieux. En parallèle, le gouvernement s’arc-boute sur ses pouvoirs et confie un certain nombre de basses œuvres à sa police politique, la Sigurimi, y compris l’organisation de pillages susceptibles d’effrayer la population et de nuire à l’opposition. Il doit pourtant céder devant la révolte des étudiants de Tirana qui débouche, en décembre, sur la reconnaissance du multipartisme. Parmi les formations nouvelles apparait le Parti démocratique (PDSh) de Sali Berisha, ancien cardiologue d’Hoxha, né dans une famille paysanne du nord. L’article de la Constitution qui attribuait au Parti du travail le monopole de la direction de l’État est abrogé et les libertés fondamentales rétablies au début de l’année 1991. Des élections pluralistes sont également organisées : débarrassés de leur aile la plus conservatrice, après le retrait de la veuve Hoxha, les communistes remportent près de deux tiers des voix, grâce au soutien des campagnes.

 Mais la pression de la rue ne faiblissant pas, avec notamment des émeutes à Shkodër, le Premier ministre doit démissionner et céder sa place à un gouvernement de « stabilisation nationale » qui associe le Parti socialiste (PSSh, successeur du Parti du travail) au PDSh. Leur cohabitation prend fin en décembre 1991, le Parti démocratique estimant que certaines de ses demandes n’ont pas été prises en compte. Les élections anticipées de mars 1992 voient le succès du PDSh qui obtient près de 63 % des suffrages dès le premier tour. Le mois suivant, son chef devient Président de la République d’Albanie, nouveau nom de l’ancienne république populaire socialiste. Quelques mois plus tard, Alia est emprisonné sous l’accusation de corruption, comme l’ancien Premier ministre Fatos Nano, accusé d’avoir détourné de l’aide internationale. En 1993, plusieurs anciens dignitaires, dont la veuve Hoxha, sont condamnés à de lourdes peines de prison. Deux ans plus tard, le Parlement adopte une loi concernant « le génocide et les crimes communistes » qui interdit aux anciens responsables du régime dictatorial d’exercer des responsabilités politiques, judiciaires et médiatiques, ce qui vaut une nouvelle arrestation à l’ancien Président Alia. En mai 1996, un vice-ministre de l’Intérieur et deux hauts magistrats sont condamnés à mort, pour « génocide et crimes commis contre l’humanité ». Sur le plan diplomatique, un traité d’amitié est signé la même année avec la Grèce, mettant fin à plusieurs années de tension (cf. Encadré). En revanche, la situation politique est loin d’être stabilisée : l’ensemble de l’opposition, suivie par les observateurs internationaux, condamne les fraudes ayant accompagné la victoire du PDSh aux législatives de mai et boycotte le second tour.


Cinq mois de guerre civile

Couvant depuis des années, et sans doute attisé par les socialistes, la crise sociale explose début 1997, après la faillite de sociétés d’épargne de type pyramidal, dont certaines auraient financé le parti au pouvoir. Un tiers des habitants aurait vendu tous leurs biens pour investir dans ces entreprises qui proposaient un remboursement des sommes investies en trois mois, avec des taux d’intérêt pouvant atteindre 100 %. La tentation pour les Albanais était d’autant plus grande que leur économie est des plus fragiles, bâtie sur de multiples activités illégales (contournement de l’embargo infligé aux Serbes, trafic d’armes vers les belligérants des Balkans, trafic de drogue vers l’Europe occidentale[1]…) et sur des aides internationales qui ont coulé à flot sur le pays, après la chute des communistes. Le mécontentement social vire aux émeutes, qui font des dizaines de blessés. En dépit de la démission du gouvernement, et de la promesse de Berisha d’ouvrir le suivant à l’opposition, les violences atteignent un niveau sans précédent dans tout le sud du pays : au remboursement des sommes perdues (voté par le Parlement), les insurgés ajoutent comme revendication la démission du Président Berisha et la convocation de nouvelles élections. Une douzaine de personnes meurent dans les violences, y compris des enfants et une demi-douzaine de policiers, dont certains sont brûlés vifs. Des édifices publics sont pillés et incendiés, ainsi que des magasins et des banques. Les manifestants s’attaquent aussi à des casernes, à des postes de police et même à la base navale de Saranda, où ils s’emparent de stocks d’armes, sans rencontrer de résistance de la part des policiers et des militaires présents.

De nombreux membres des forces de l’ordre, gradés compris, désertent, voire rejoignent les rangs des insurgés, de sorte que le pouvoir ne peut réellement compter que sur les forces spéciales de l’armée, du ministère de l’Intérieur et des services secrets (Shik) pour faire respecter l’état d’urgence, instauré en mars afin d’arrêter « les rebelles communistes armés, aidés par des services d’espionnage étrangers qui (…) veulent anéantir l’Albanie et sa démocratie ». A l’image de Gjirokastër, où les insurgés s’emparent aisément d’armes lourdes, les villes du sud tombent les unes après les autres, au point que l’insurrection contrôle un tiers du pays. Sa progression est d’autant plus importante que, en l’absence de troupes gouvernementales aux frontières, elle peut bénéficier de larges livraisons via les mafias grecque et albanaise. Sous la pression des Occidentaux, qui l’ont longtemps soutenu pour sa politique modérée sur la question albanaise au Kosovo et en Macédoine, Berisha signe un accord avec l’opposition : il prévoit une amnistie générale pour les insurgés et la formation d’un gouvernement de « réconciliation nationale » jusqu’à la tenue de nouvelles élections avant juin 97. Mais ces propositions ne reçoivent qu’un faible écho, la révolte populaire allant bien au-delà des revendications politiques des anciens communistes : les rebelles se méfient d’ailleurs autant des socialistes que du parti au pouvoir. Progressivement, le sud bascule dans l’anarchie : certaines régions passent sous la coupe de bandes de pillards et de gangs, renforcés par les détenus qui ont pu s’échapper de prison lors des événements, notamment dans le port de Vlora réputé pour ses activités de contrebande. Rejoints par des unités de chars, les insurgés s’emparent même d’une base de sous-marins et d’une base aérienne. La violence gagne aussi le nord du pays, où les vols d’armes sont autant le fait d’opposants que de partisans du régime (les pillages étant facilités par le Shik pour armer les miliciens du parti gouvernemental) et que de citoyens soucieux de pouvoir se défendre. Au total, près de 1,5 million d’armes (dont des missiles) et cinq cents millions de cartouches seraient tombées aux mains de la population après le pillage des casernes et autres dépôts.

Comme redouté, la nomination d’un nouveau gouvernement ne change rien à la situation. L’anarchie gagne même Tirana, où les dépôts d’armes sont également pillés et où des centaines de détenus s’enfuient des prisons désertées par leurs gardiens. La situation est telle que l’ONU vote l’envoi d’une Force multinationale de protection de six mille hommes, sous bannière de l’OSCE et commandement italien, afin de protéger les voies de communication et les stocks d’aide humanitaire. Le déploiement de cette force « Alba », en avril, n’entraine qu’un apaisement relatif de la situation car Berisha fait adopter une nouvelle loi électorale qui, selon l’opposition, fait la part trop belle au camp gouvernemental. La communauté internationale menaçant de retirer ses troupes en cas de désaccord persistant, le Président concède à l’opposition le soin de contrôler le déroulement des élections, ainsi qu’un mode de scrutin qui panachera scrutin majoritaire et proportionnelle. La campagne électorale se déroule dans des conditions précaires, malgré la présence de ceux que la population appelle les « touristes armés » : Berisha lui-même ne peut se rendre à Vlorë et deux membres de sa garde présidentielle sont tués dans une fusillade, dans une autre ville. Le jour même du scrutin, tenu fin juin 1997, deux présidents de bureaux de vote sont tués, tandis que se multiplient les exemples de défaillance : manque d’urnes, listes incomplètes, absence de plus de 200 000 bulletins pour le référendum sur la restauration de la monarchie, prévu en parallèle des législatives… Malgré tout, plus de 70 % des électeurs se déplacent, pour rejeter le retour à la royauté (qui ne séduit qu’un votant sur trois) et pour sanctionner le PDSh : à l’issue des deux tours, le PSSh et ses alliés remportent plus des deux tiers des sièges.

De plus en plus isolé – son parti ayant connu quatre scissions en cinq ans et vu partir tous ses co-fondateurs – Berisha doit démissionner. Il est remplacé, en juillet, par Rexhep Medjani, un professeur quinquagénaire de l’Académie des Sciences de Tirana, considéré comme un socialiste modéré. Dirigé par le revenant Fatos Nano, le gouvernement reprend en main la police, les services secrets et l’armée, dont il limoge les responsables. Il lance également un appel à la restitution des armes volées, leur détention étant passible de cinq ans de prison. Le mois suivant, les derniers soldats de la FMP quittent le pays, sans qu’il soit totalement pacifié : quelque deux cents personnes y ont été tuées entre juin et août, portant à plus de mille six-cents le nombre de morts en cinq mois d’insurrection. En octobre, les sociétés pyramidales commencent à rembourser les épargnants, remboursement que la communauté internationale avait posé comme préalable à la reprise de son aide économique.

[1] La mafia albanaise est au cœur des trafics européens de prostitution et de drogue, l’Albanie étant devenue une « plateforme » d’éclatement de la drogue afghane. Même une partie importante des transferts des Albanais de l’étranger – qui représentent un tiers du budget annuel du pays – sont d’origine criminelle.


Violences et corruption

La tension reste néanmoins vive dans le pays, en particulier l’antagonisme entre le sud et le nord. En février 1998, une centaine d’hommes armés pille et incendie des bâtiments officiels à Shkodër, fief de Berisha, avant que des unités spéciales de la police, venues de Tirana, ne reprennent le contrôle de la ville. A l’automne, la violence gagne la capitale, avec l’assassinat du « bras droit » de Berisha. Les manifestations qui s’ensuivent prennent pour cibles les sièges de la police, du gouvernement, du Parlement et de la télévision d’Etat. Les fusillades avec les forces de l’ordre font plusieurs morts. En réaction, les parlementaires lèvent l’immunité parlementaire de l’ancien Président, tenu pour responsable des incidents. L’assassinat, à Tirana, du « ministre de la Défense » du Kosovo, traduit également la résurgence de la question kosovare sur la scène politique albanaise : tandis que les socialistes se contentent de réclamer que la province retrouve son statut de république yougoslave à part entière, Berisha ressuscite l’idée d’une « grande Albanie », idée qui rencontre d’autant plus d’écho que la population se lasse d’un pouvoir retombé dans les travers de la corruption, de la gabegie et des luttes de clans. Les deux parties s’entendent toutefois, fin 1998, sur une position médiane : elles reconnaissent le droit des Kosovars à l’autodétermination, mais sans changement des frontières par la violence. Entretemps, un référendum a entériné une Loi fondamentale qui fait du pays une république parlementaire, en donnant plus de pouvoir au Premier ministre par rapport au chef de l’Etat[1] : le « oui » l’a emporté avec plus de 93 % des voix, mais le PDSh estime que la participation n’a pas dépassé 40 %.

Un certain apaisement intervient les années suivantes. Ainsi, pour éviter des élections anticipées, les deux principaux partis s’entendent, en juin 2002, pour présenter au Parlement un candidat commun à la présidence de la République : un ancien général et ancien ministre sous le régime communiste, puis sous le premier régime démocratique. Trois ans plus tard, après huit années passées dans l’opposition, le PDSh fait son retour au pouvoir en remportant les législatives. Mais l’accalmie est de courte durée : jugeant que les élections de 2009 se sont tenues dans des conditions frauduleuses, l’opposition – dirigée par le maire socialiste de la capitale, Edi Rama – en réclame de nouvelles. La répression des manifestants, en janvier 2011, fait trois morts à Tirana. Bien qu’affecté par la dissidence du Mouvement socialiste pour l’intégration (LSI), dirigé par un ancien Premier ministre soupçonné de corruption mais finalement blanchi, le PSSh remporte finalement les législatives de juin 2013, à la tête d’une Alliance pour une Albanie européenne. Le pays affiche ainsi clairement son ambition de rejoindre l’UE, après avoir adhéré à l’Otan (dont il doit accueillir une base dans une ville jadis dénommée Staline). Tirana donne un autre gage aux Américains en acceptant d’héberger, au nord-ouest de son territoire, trois mille membres de l’Organisation des moudjahidines du peuple iraniens, après l’attaque de leur camp en Irak par le régime de Bagdad.

Mais son objectif de lutter contre la corruption est bien moins évident : elle demeure à un niveau tel que Bruxelles n’a pas fixé de date à l’ouverture de négociations d’adhésion, alors que la candidature est déposée depuis 2009. Les socialistes n’en demeurent pas moins au pouvoir : avec 48 % des voix, Rama obtient la majorité absolue des sièges de députés – et un troisième succès électoral consécutif – aux législatives d’avril 2021, avec dix points d’avance sur le centre droit. Mais, comme en 2017, la participation n’a pas atteint 50 % et le PSSh est accusé d’avoir détourné les données personnelles de près d’un million d’Albanais à des fins électorales.

En septembre 2022, Tirana rompt ses relations diplomatiques avec l’Iran, accusé d’avoir commandité des cyberattaques contre les infrastructures numériques du gouvernement albanais durant l’été. Mais, en juin 2023, c’est à Ashraf-3 que s’en prend la police albanaise, le régime accusant à mots couverts les Moudjahidines du peuple iranien de ne pas respecter leurs conditions d’accueil et d’utiliser ce camp de réfugiés pour lancer des attaques cybernétiques contre les intérêts de Téhéran.

En octobre 2024, le nord de l’Albanie accueille de nouveaux migrants. En remerciement de l’accueil que l’Italie avait offert aux réfugiés albanais fuyant leur pays, lors de la chute du régime communiste, le gouvernement de Tirana a autorisé son voisin italien à gérer des centres de rétention sur son sol : les autorités romaines y instruiront le sort de migrants recueillis en mer. En échange, l’Albanie bénéficie de l’aide italienne pour appuyer sa demande d’adhésion à l’Union européenne, candidature dont l’instruction démarre à la même époque. Dans ce contexte, la question de la lutte contre la corruption reste ouverte : un ancien Premier ministre et ancien Président, membre du Parti de la Liberté (opposition) est ainsi arrêté pour blanchiment d’argent, mais l’opposition dénonce une mesure purement politique, au même titre que l’assignation à résidence qui concerne Berisha.

Relations avec la Grèce : la politique de l’Epire

Bien qu’Athènes n’ait pas de revendication sur le sud de l’Albanie, qui compte une forte minorité de grécophones (de 60 000 à 400 000 selon les sources), tel n’est pas le cas des nationalistes grecs qui exigent de récupérer ce qu’ils appellent « l’Epire du nord », attribué à l’Albanie en 1913.

A l’été 1993, une crise survient quand Tirana – qui a accepté qu’un exarque grec vienne remonter une Eglise orthodoxe démantelée par le régime communiste – expulse un prêtre grec accusé d’activisme nationaliste. Des affrontements éclatent entre les forces de l’ordre et les membres de la communauté grecque, tandis qu’Athènes commence à expulser une partie des 300 000 Albanais travaillant en Grèce, souvent en situation irrégulière.

Un nouvel accès de fièvre est provoqué, en avril 1994, par l’attaque d’une caserne du sud albanais par un commando armé. L’action, qui provoque la mort de deux soldats, est revendiquée par les nationalistes du Front de libération de l’Épire du Nord, mais Tirana met en cause les « forces spéciales grecques ». Des membres de l’organisation Omonia, représentant la minorité grecque d’Albanie, sont arrêtés quelques jours plus tard et cinq d’entre eux condamnés à plusieurs années de prison pour « espionnage au profit de la Grèce ».

La tension retombera en 1996 par la signature d’un traité d’amitié en 1996, puis par l’élaboration d’un protocole sur le travail des saisonniers albanais en Grèce.