[1] La diaspora compte plus de 600 000 personnes fournissant 20 % du PIB.
Dépourvu d’accès maritime, le Kosovo est bordé par la Serbie au nord et à l’est (sur près de 370 km), la Macédoine du nord à sa frontière méridionale (160 km), l’Albanie (un peu plus de 110 km) et le Monténégro (un peu moins de 80 km) à l’ouest. Essentiellement montagneux, son relief culmine à près de 2 700 m, à proximité de l’Albanie. Il compte toutefois deux plaines : la plaine du Kosovo proprement dite (ou Kosovo oriental) et la plaine du plateau occidental, entre Peć et Prizren, que les Serbes dénomment Métochie[1]. Les deux bassins sont séparés par les collines de la Drenica. Le climat est de type continental.
92 % des Kosovars sont d’ethnie albanaise[2]. Vivant essentiellement dans le nord, les Serbes sont environ 6 %. Le reste du peuplement est constitué de Bosniaques, de Roms, de Gorans (des Slaves islamisés peuplant l’extrême-pointe méridionale), de Turcs et d’Ashkalis (des Roms albanisés).
95 % de la population est de religion musulmane, essentiellement sunnite, mais avec de fortes communautés bektachies (soufies).
[1] Un métochion étant un territoire dépendant d’un monastère orthodoxe.
[2] Le dialecte originel des Albanais du Kosovo est le guègue, mais l’albanais « standard » y est largement utilisé.
En 1992, dans la foulée des autres indépendances en Yougoslavie (cf. Serbie), les Kosovars proclament unilatéralement la souveraineté de leur propre république, sous la conduite du charismatique et pacifique chef de la Ligue démocratique du Kosovo (LDK), Ibrahim Rugova. Une telle indépendance est totalement inenvisageable pour Belgrade, eu égard au passé historique de la province : parfois qualifiée de « vieille Serbie », elle a été le théâtre d’un fait majeur de l’histoire serbe, la défaite héroïque du « champ des merles » (Kosovo Polje) contre les Ottomans, à la fin du XIVème siècle. Mais, six siècles plus tard, le divorce entre les communautés du Kosovo a atteint un tel degré que ses habitants albanophones, majoritaires, se sont dotés de leurs propres systèmes d’éducation et de santé, financés par l’argent de la diaspora et le prélèvement d’un impôt. En 1996, Rugova s’engage à faire revenir les élèves et professeurs albanophones dans l’enseignement public, afin de pacifier la situation. Mais cet engagement reste lettre morte.
Lassée de ne rien obtenir par la voie pacifique, une partie de la population kosovare, notamment parmi les plus jeunes, se radicalise. A partir de 1996, une Armée de libération du Kosovo (UCK), jusqu’alors inconnue, commence à revendiquer des attentats et des assassinats, notamment de réfugiés serbes et de collaborateurs présumés du régime de Belgrade. Fondée par des activistes marxisants des années 1980, partisans du dictateur albanais Enver Hoxha, elle est financée par l’argent des expatriés (qui versent une partie de leurs salaires à des fondations pour le Kosovo), mais aussi par le trafic d’armes et de drogue[1]. L’intransigeance serbe est telle que, en quelques mois, l’UCK passe de quelques centaines à plusieurs milliers de combattants qui tiennent les reliefs, multiplient les opérations coup de poing et tuent des dizaines de soldats et de policiers fédéraux. Leur armement provient en grande partie du pillage de casernes et de dépôt d’armes lors de la quasi-guerre civile survenue en 1997 en Albanie (cf. ce pays).
La situation se dégrade fortement l’année suivante, dans la région centrale de Drenica. A la fin de l’hiver, l’incendie d’un village serbe débouche sur des affrontements entre séparatistes et forces de l’ordre qui font plusieurs dizaines de morts, y compris des femmes et des enfants supposés appartenir à la famille de chefs de l’UCK. L’état de certains corps (criblés de balles, yeux parfois arrachés) laisse penser à l’arrivée des milices serbes de Bosnie sur la scène kosovare. Cet usage disproportionné de la force est dénoncé par les États-Unis qui obtiennent la tenue d’une réunion entre Rugova et le numéro un serbe Milosevic. Mais l’accalmie est de courte durée, la guérilla ne reconnaissant plus l’autorité du « Président » kosovar. A la fin du printemps, les combats reprennent avec violence dans la Drenica ainsi que dans régions occidentales de Pec et Decani, où l’UCK essaie de créer un corridor permettant d’acheminer des armes depuis l’Albanie. Les Serbes répondent par des opérations rapides au cours desquelles des villages sont brûlés et leurs habitants déplacés, parfois tués. Des milliers de Kosovars s’enfuient vers l’Albanie et, à un degré moindre, vers la Macédoine, au risque de déstabiliser tous les Balkans. Affirmant contrôler un tiers du territoire de la province, l’UCK en est chassée à l’automne 1998, au prix de nouvelles violences. Milosevic accepte toutefois, sous la menace d’une intervention de l’OTAN, de retirer ses troupes et de ne laisser sur place qu’une police majoritairement autochtone, sous le contrôle d’observateurs non armés de l’OSCE (la KVM). En l’absence de progrès dans les négociations, les combats reprennent début 1999, les indépendantistes ayant augmenté leurs forces et leur arsenal, tandis que Belgrade redéploie des policiers et des paramilitaires équipés d’armement lourd.
[1] Les groupes criminels albanais sont alors les seconds acteurs du marché européen de l’héroïne, derrière les mafias turques, notamment en Allemagne, en Suisse et en Italie.
L’entrée en action de l’OTAN
Sous la houlette des Occidentaux et des Russes, qui défendent les intérêts de la Serbie slave et orthodoxe[1], des négociations s’ouvrent en France, à Rambouillet : la partie kosovare s’y présente unie (l’UCK s’y trouvant associée, de même que l’opposition politique à la LDK) face à une délégation serbe qui associe les minorités non albanophones du Kosovo. Le projet qui y est étudié prévoit une autonomie renforcée de la province, dans le respect des frontières de la RFY, durant une période d’observation de trois ans. Mais il achoppe sur deux points : la délégation kosovare exige la tenue d’un référendum d’autodétermination au bout des trois années et l’UCK refuse de placer son armement sous contrôle international.
Belgrade ayant massé des troupes aux abords de la province rebelle, la KVM s’en retire et, en mars 1999, l’OTAN entre en action, sans mandat de l’ONU. Ne voulant pas prendre le risque de déployer des dizaines de milliers d’hommes dans une région accidentée, elle utilise ses avions qui bombardent quotidiennement des sites militaires, de communication et de pouvoir à travers tout ce qui reste de la Yougoslavie. Loin d’être freinées, les unités spéciales yougoslaves et les milices serbes multiplient les exactions et les massacres, se servant de civils albanais comme de boucliers humains sur des sites militaires, utilisant des gaz neurotoxiques et emprisonnant les hommes dans des camps de concentration. Il apparait rapidement que les opérations des troupes de Belgrade ont été planifiées, avec pour but ultime une partition du Kosovo : Pristina et le nord (notamment la région de Pec avec ses monastères, mais aussi la région de Trepca avec ses mines d’or et de bauxite) resteraient sous le contrôle de la Serbie, tandis que le sud pourrait accéder à l’indépendance.
Des dizaines de milliers de personnes sont contraintes de fuir les combats, ce qui ne va pas sans problème, même dans l’Albanie voisine : les Kosovars y sont considérés comme des « bandits » (alors qu’eux-mêmes se considèrent eux comme « supérieurs » aux locaux), ils sont réellement islamisés (alors que la pratique religieuse est beaucoup plus faible dans une Albanie longtemps athée). L’exil touche aussi des milliers de musulmans du Sandjak qui se réfugient en Bosnie. Le nombre de réfugiés, depuis mars 1998, frôle le million.
En mai, le G8 élabore un plan « d’autonomie substantielle » qui est rejeté par l’UCK et de toute façon terni par une bavure de l’OTAN : à la suite d’une erreur cartographique, elle bombarde l’ambassade chinoise à Belgrade (trois morts). Malgré le pilonnage, les défenses serbes résistent[2] et la population ne bouge guère même si, dans la ville symbolique de Krusevac[3], les habitants soutiennent les réservistes qui ont fui le Kosovo et refusent de retourner au combat. Inversement l’UCK, coupée de la population et affaiblie par la puissance de feu serbe, ne se livre plus qu’à des escarmouches. Elle retrouve toutefois une certaine vigueur lorsque ses combattants servent à guider, depuis le sol, les avions « tueurs de chars » déployés par l’OTAN.
[1] En avril 1999, le Parlement de la RFY votera même son adhésion à l’Union russo-biélorusse.
[2] En 2000, la RAF britannique admettra que seules 40 % des munitions larguées ont atteint leurs cibles, du fait des mauvaises conditions atmosphériques et de la haute altitude des tirs (destinés à échapper à la DCA serbe).
[3] Ville natale du prince Lazar, défait par les Ottomans à la bataille de Kosovo Polje.
La paix sous tutelle onusienne
Inculpé de crimes de guerre et crimes contre l’humanité par le TPIY, Milosevic accepte finalement le plan de paix du G8, en juin 1999. Il prévoit le retrait de toutes les forces yougoslaves et le déploiement, pour douze mois, d’une force onusienne de 50 000 hommes (la KFOR) : elle est chargée de pacifier la province, de mettre en place une administration provisoire et une force de police au Kosovo, de désarmer l’UCK, de favoriser le retour des réfugiés et de préparer des élections démocratiques dans un contexte de « large autonomie », garantissant la sécurité de la minorité serbe. L’administration civile, la Minuk, est confiée à trois instances : le HCR pour les questions humanitaires, l’OSCE pour les aspects institutionnels et l’UE pour la reconstruction. Malgré ce dispositif, de nombreux Serbes quittent la province par peur de représailles. Leurs craintes s’avèrent justifiées, puisque les anciens rebelles de l’UCK se livrent à de violentes exactions les mois suivants : contre les maisons et églises serbes, mais aussi contre les Tziganes dont certains ont servi de supplétifs aux forces de Belgrade dans leur répression des albanophones.
Selon le bilan établi, en 2008, par une ONG serbe, la guerre au Kosovo a fait plus de 13 400 morts (dont 9 300 Albanais et 2 500 Serbes, dont 20 % en Serbie) et 1 800 disparus (dont deux tiers d’albanophones) entre 1998 et 2000. Selon certaines sources ne faisant pas l’unanimité, elle aurait aussi alimenté un trafic d’organes : à l’été 1999 quelque trois cents prisonniers, majoritairement serbes mais aussi collaborateurs albanophones présumés, auraient été conduits par les maquisards de l’UCK dans des camps en Albanie pour y être abattus d’une balle dans la tête, avant que certains de leurs organes ne soient prélevés, puis vendus à l’étranger.
Sous la houlette de la Minuk, des institutions se mettent en place : les trois principaux partis albanais conviennent de participer à une « structure administrative conjointe », dotée de pouvoirs législatifs et exécutifs, dans laquelle devront se fondre les différents organes créés par les diverses factions avant et durant la guerre. De son côté, l’UCK accepte de désarmer et d’incorporer la moitié de ses dix mille combattants au sein d’un Corps de protection du Kosovo, chargé de la reconstruction du pays et des opérations humanitaires ; commandé par le chef militaire de la rébellion, le TMK (Trupat ë Mbrojtjes se Kosovës) sera équipé d’armes légères et doté d’une unité d’intervention rapide et d’une unité héliportée, ce qui ne manque pas d’inquiéter les Serbes restés dans la province.
Des violences anti-serbes aux débuts de normalisation institutionnelle
Les craintes des Serbes s’avèrent une nouvelle fois justifiées : en février 2000, deux d’entre eux sont tués par une roquette tirée sur leur bus, un véhicule du HCR escorté par la KFOR qui circulait à Mitrovica. Située au nord du Kosovo, la ville se retrouve coupée en deux : Kosovska Mitrovica peuplée de Serbes au nord de la rivière Ibar et l’albanophone Mitrovicë au sud. La violence sévit également dans la Drenica, au centre de la province, ainsi qu’à l’est : elle gagne même trois villes albanaises du sud de la Serbie, dont l’Armée de libération Presevo, Medveda et Bujanovac (UCPMB) exige le rattachement au Kosovo, comme c’était le cas de la vallée de Presevo avant le redécoupage des frontières internes de la Yougoslavie en 1945. Les Albanais y sont de fait discriminés à plusieurs titres : chassés des emplois publics ou relégués à des postes subalternes à Presevo ou victimes d’un découpage électoral qui minimise leurs votes à Bujanovac. Face à cette situation (cinq cents morts en moins d’un an), l’OTAN renforce les effectifs de la KFOR qui exerce de facto les pouvoirs de police, la Minuk n’ayant pas reçu les effectifs qui lui avaient été promis.
En dépit de ce climat délétère, les élections municipales d’octobre 2000 se déroulent dans le calme. Elles voient le large succès de la LDK, loin devant les deux partis issus de l’UCK : le Parti démocratique du Kosovo (PDK) d’Hashim Thaci (27 %) et l’Alliance pour l’avenir du Kosovo (AAK) de Ramush Haradinaj, principalement implantée dans la région de Pec. De leur côté, les Serbes ont largement boycotté un scrutin non reconnu par Belgrade : le Président Kostunica rappelle que, en vertu de la résolution 1244 de l’ONU, le Kosovo reste une province de Serbie même si, juste avant le scrutin, la Commission internationale chargée d’enquêter sur le conflit a préconisé une « indépendance conditionnelle » et graduelle du Kosovo, à la condition expresse que les droits des minorités y soient préservés.
La parenthèse des élections à peine refermée, les violences reprennent : assassinat d’un des fondateurs du PDK, meurtres de Roms, attentat contre le domicile du représentant de Belgrade à Pristina, affrontements entre l’UCPMB et la police serbe… La crainte d’un embrasement régional conduit l’OTAN à autoriser l’armée « yougoslave » à se redéployer dans le sud de la zone de sécurité instaurée entre le Kosovo et la Serbie, cette zone étant devenue le refuge des combattants de l’UCPMB et la voie d’approvisionnement en armes des maquisards de l’UCK macédonienne. Parallèlement, un cessez-le-feu est signé au printemps 2001 entre Belgrade et les rebelles de la région de Presevo : en échange de la démilitarisation de la zone et d’une meilleure reconnaissance de leurs droits, les Albanais font taire leurs revendications sécessionnistes.
Dans le même temps, l’ONU poursuit la normalisation institutionnelle du Kosovo. En avril 2001, la KFOR instaure des postes de douane aux limites administratives de la province, malgré les protestations de Belgrade. Le mois suivant, l’administrateur local de l’ONU publie un « Cadre constitutionnel pour un gouvernement provisoire » qui prévoit l’élection d’une Assemblée législative chargée d’élire un Président kosovar, lui-même chargé de nommer un Premier ministre : celui-ci dirigerait un gouvernement gérant toutes les affaires que lui transfèrerait la Minuk, à l’exception de la police, de la justice, de la défense et des affaires étrangères qui resteraient du ressort de l’administrateur de l’ONU, de même que la faculté de dissoudre l’Assemblée. Bien que supérieur au régime d’autonomie institué par Tito en 1974, ce dispositif est jugé insuffisant par les Kosovars – qui voulaient notamment un référendum d’autodétermination – mais trop généreux par Belgrade, dans la mesure où il donne quasiment des « attributs d’État » à la province rebelle. Suivi par 63 % des électeurs – 53 % chez les Serbes qui ont la garantie d’avoir au moins dix élus, comme l’ensemble des autres minorités – le scrutin législatif de novembre voit un nouveau succès de la LDK qui s’avère toutefois insuffisant pour obtenir la majorité absolue des sièges et encore moins la majorité des deux tiers indispensable à l’élection du Président. Finalement, Rugova est élu, en février 2002. Il est secondé par un Premier ministre du PDK, dirigeant un gouvernement de neuf membres, dont un de la coalition serbe Povratak (Retour) : grâce aux sièges réservés, elle a obtenu près de 20 % des députés, alors que le poids démographique de sa communauté n’a cessé de décroître. Fin 2003, il ne reste plus que 80 000 Serbes qui, de surcroit, vivent dans des enclaves séparées, mettant ainsi fin à l’illusion d’une société multiethnique. Menacés, ils sont fréquemment protégés par la KFOR, aussi bien pour se rendre à l’école que pour aller couper du bois en forêt. 180 000 Serbes auraient quitté la province et un millier y aurait perdu la vie.
Une indépendance très encadrée
Les violences communautaires reprennent, en mars 2004, à la suite d’une rumeur selon laquelle des Serbes aurait provoqué la noyade de trois enfants albanais à Mitrovica. A la différence des heurts survenus précédemment dans cette ville, ceux-ci se propagent dans tout le Kosovo, faisant une vingtaine de morts et plusieurs centaines de blessés, y compris dans les rangs de la KFOR qui essaie de s’interposer. Des maisons de Serbes venus se réinstaller dans la province sont détruites, de même que des écoles et des monastères orthodoxes de l’époque médiévale. En réaction, des mosquées sont incendiées en Serbie, à Nis et Belgrade. Cette flambée de violences est suspectée d’avoir été alimentée par des extrémistes albanais, désireux de torpiller les négociations que les Serbes et les Kosovars venaient d’ouvrir sur des sujets « techniques » (transports, énergie et disparus de 1999). Côté serbe, l’affaire relance les revendications de Belgrade en faveur d’une autonomie maximale des enclaves serbes, qui seraient reliées entre elles ainsi qu’avec la République de Serbie-Monténégro, même si la résolution 1244 demeure la base de toute négociation ; dans le camp serbe, une option plaide en faveur d’une division du Kosovo en deux entités, sur le modèle de ce qui a été fait en Bosnie-Herzégovine.
Le divorce est tel que moins d’1% de la minorité serbe vote aux législatives d’octobre, suivies par seulement 51 % des Kosovars. La LDK l’emporte une nouvelle fois, mais c’est le chef de l’AAK et ancien chef de l’UCK, Ramush Haradinaj, qui est nommé Premier ministre. Cette nomination est vécue comme une véritable provocation par Belgrade, alors que le procès pour crimes de guerre des premiers responsables de la rébellion albanophone vient de s’ouvrir devant le Tribunal pénal international pour la Yougoslavie. Haradinaj finit par démissionner et par se rendre au TPIY en mars 2005, juste après la visite du Président Tadic au Kosovo. Ce premier séjour, en dix ans, d’un chef d’État serbe dans la province sécessionniste est assorti d’une promesse : une très large décentralisation en faveur des Kosovars, s’ils respectent les droits des minorités. Bien que modeste, la proposition hérisse les extrémistes serbes, comme en témoigne l’attentat à la voiture piégée auquel échappe le représentant de Tadic au Kosovo. En mars, c’est Rugova qui sort indemne d’un attentat à la bombe dans les rues de Pristina.
Décédé d’un cancer en janvier 2006, le père de la cause kosovare ne verra pas l’indépendance de la province. Celle-ci commence à prendre forme un an plus tard, lorsque le plan du médiateur de l’ONU évoque la possibilité pour le Kosovo de postuler à diverses organisations internationales et de disposer de multiples signes de souveraineté (drapeau, hymne, Constitution, armée de surveillance des frontières…). En mars 2007, son rapport définitif conclut que « l’indépendance sous supervision internationale est la seule option viable » faute de quoi « la stabilité du Kosovo et de la région resteront en danger ». Considérant que le divorce entre communautés est consommé, le médiateur de l’ONU prône également une large autonomie pour les Kosovars serbes et le maintien d’un certain nombre de pouvoirs sous supervision internationale (justice, décentralisation, protection des églises orthodoxes).
Proclamée en février 2008, l’indépendance est suivie de violences serbes contre les postes frontières séparant le Kosovo de la Serbie, puis de l’incendie de l’ambassade américaine à Belgrade. Un mois plus tard, des émeutes font au moins un mort à Mitrovica, après une tentative de la police de l’ONU de déloger les employés serbes qui occupaient le tribunal de la ville. L’existence du nouvel État ne fait pas non plus l’unanimité sur la scène internationale : non reconnue par la Serbie, elle ne l’est pas davantage par ses alliés orthodoxes tels que la Russie et la Grèce, ni par certains pays de l’Union européenne qui, comme l’Espagne, se méfient des séparatismes de toutes natures, ni par la majorité des pays islamiques et musulmans qui avaient largement soutenu l’indépendance bosniaque.
Une souveraineté toujours contestée
Chez les Kosovars, la déclaration d’indépendance donne évidemment lieu à des scènes de liesse, essentiellement aux couleurs rouge et noire de l’Albanie[1]. Mais l’opposition albanaise la plus radicale juge cette souveraineté insuffisante et dénonce la tutelle exercée par l’Union européenne sur les questions de sécurité et de contrôle des frontières. Des véhicules de l’Eulex (la mission civile de l’UE composée de douaniers, policiers et magistrats) commencent à être pris pour cibles par des extrémistes. La tension s’exacerbe encore quand, en septembre 2009, l’Eulex signe avec la Serbie un accord destiné à lutter contre les trafics de toutes sortes qui sévissent dans la région de Mitrovica.
Bien que contestée, l’indépendance du Kosovo est confortée en juillet 2010. Saisie par la Serbie, la Cour internationale de justice juge que sa proclamation n’a pas violé le droit international. A la même époque, le TPIY annule l’acquittement dont avait bénéficié Haradinaj deux ans plus tôt, estimant que des témoins ont pu subir des pressions, faute de protection suffisante. L’affaire ébranle la coalition LDK-PDK qui exerce le pouvoir. Sa rupture entraîne de nouvelles législatives en décembre 2010 : le PDK du Premier ministre sortant Thaçi arrive en tête devant la LDK du maire de Pristina, alors qu’une troisième force émerge à la troisième place : fondé par l’ancien chef de file des manifestations étudiantes des années 1990, le mouvement nationaliste de gauche Vetëvendosje (autodétermination) réclame le retrait des troupes étrangères et le rattachement à l’Albanie. Fragilisé par sa mise en cause dans le trafic d’organes commis pendant la guerre, Thaçi parvient à conserver son poste au prix d’un accord passé avec l’Alliance pour un nouveau Kosovo (AKR), un petit parti fondé par un homme d’affaires ayant fait fortune en Suisse. Cet exilé au passé sulfureux est même élu chef de l’État par les députés, mais son élection est invalidée par la Cour constitutionnelle, suite au recours de la LDK et AAK. En avril 2011, un accord entre partis conduit à l’élection d’une trentenaire, général des forces de police.
Trois mois plus tard, celles-ci se déploient dans le nord de la province pour prendre le contrôle de deux postes frontaliers avec la Serbie et y faire respecter l’embargo décrété quelques jours plus tôt sur l’importation de produits serbes, en représailles à la politique de Belgrade : depuis 2008, elle interdit toute importation de produits estampillés « Kosovo ». Un policier kosovar meurt de ses blessures à la suite d’affrontements avec des Serbes de la région qui tirent aussi sur la KFOR, venue s’interposer. Un accord est finalement trouvé en décembre à Bruxelles, où la Serbie négocie son adhésion à l’UE : les passages contestés seront gérés conjointement par des policiers et douaniers des deux camps, sous la supervision de l’Eulex… au grand dam des nationalistes serbes : pour la première fois, il est fait allusion à une frontière et plus seulement à des « check-point administratifs ». Les municipalités serbes du nord réagissent en février 2012, en organisant un référendum, contre l’avis de Belgrade et des autres Serbes : 99,7 % des votants (75 % de participation) y rejettent les institutions « de la prétendue République du Kosovo installée à Pristina ».
La Serbie se montre plus conciliante : sans reconnaître l’indépendance du Kosovo, Belgrade accepte que le gouvernement de Pristina puisse assister aux réunions internationales concernant les Balkans. Les deux « pays » s’accordent aussi sur l’application des accords de 2011 concernant la libre circulation et la « gestion intégrée » des « points de passage ». En parallèle, le Kosovo accroît sa souveraineté, avec la dissolution du Bureau civil international qui avait été mis en place pour superviser ses premiers pas. La présence internationale reste toutefois importante avec le prolongement, par le Parlement kosovar, du mandat de l’Eulex et le maintien de la KFOR, dont les effectifs restent fixés à cinq mille hommes (contre douze mille en 2010).
[1] Le drapeau officiel du nouvel État représente quant-à-lui une carte jaune du pays sur fond bleu, surmontée de six étoiles représentant les communautés ethniques y vivant.
Une normalisation précaire
En avril 2013, le Kosovo et la Serbie signent un accord de normalisation de leurs relations, en vue d’une adhésion ultérieure à l’Union européenne, sans modifier leurs constitutions respectives : pour Belgrade, le Kosovo reste une partie de la Serbie et pour Pristina le nord de la province lui appartient. L’accord prévoit également que les quatre municipalités serbes septentrionales, représentant environ 15 % du territoire kosovar, seront regroupées en communauté urbaine ayant des compétences en matière d’économie, de santé, d’éducation et d’urbanisme : la police et la justice relèveront de Pristina, mais les policiers et les juges seront majoritairement Serbes.
De son côté, le Kosovo bénéficie d’un soutien appuyé de la Turquie qui multiplie les investissements économiques et culturels dans les Balkans : Ankara finance ainsi le nouvel aéroport de Pristina. Pristina peut également compter sur l’appui politique du voisin albanais : en réponse à une potentielle sécession des serbophones, Tirana ressort le concept de « Grande Albanie », malgré le peu d’estime que les Albanais ont pour leurs cousins kosovars et de leur manque de moyens pour procéder à une quelconque fusion des deux pays. Plusieurs incidents diplomatiques éclatent à l’automne 2014 : ainsi, le survol du stade de Belgrade par un drone portant un drapeau de « la Grande Albanie » provoque des violences et l’interruption du match de football qui opposait la Serbie et l’Albanie. Ce différend touche même plusieurs juges de l’Eulex, ouvertement soupçonnés d’avoir été achetés par la mafia kosovare et par les milieux dirigeants proches de l’ex-UCK : de fait, aucune des poursuites judiciaires majeures engagées par la mission européenne n’a réellement débouché. Cette situation alimente la thèse selon laquelle les Européens préfèrent la classe politique en place – même corrompue – à une opposition ultranationaliste susceptible de provoquer de nouvelles tensions, en prônant par exemple la tenue d’un référendum sur la fusion du Kosovo et de l’Albanie, alors que le pays est exsangue : plus de 40 % de sa population est chômage et les Kosovars constituent la deuxième nationalité de migrants dans l’UE.
Les législatives de décembre 2014 voient un nouveau succès des partis de gouvernement : bien que le PDK soit arrivé premier, Thaçi doit abandonner la tête du gouvernement au chef de la LDK qui a su réunir davantage de députés au sein d’une coalition. Le Premier ministre sortant conserve toutefois un poste important (la diplomatie), dans une équipe qui associe les deux formations principales à deux petits partis, dont celui de la minorité serbe (minorité qui vote régulièrement dans le sud du pays, alors que celle du nord boycotte parfois les scrutins). En août suivant, ce Parlement se résout à créer un tribunal chargé de juger les crimes de guerre commis par l’UCK, après avoir obtenu qu’il soit exclusivement de droit kosovar, même s’il comprend des juges internationaux basés à La Haye. La Serbie avait pris les devants en condamnant ses premiers criminels de guerre en février 2014 : jusqu’à vingt ans de prison avaient été prononcés contre des « chacals », des paramilitaires accusés d’avoir tué une centaine de civils kosovars.
Aux législatives de juin 2017, la scène politique kosovare se radicalise : la « coalition des guerriers » formée par le PDK et deux autres partis issus de l’ex-UCK remporte le scrutin, devant Vetëvendosje qui devance légèrement l’alliance constituée par la LDK. Définitivement acquitté par le TPIY fin 2012, Haradinaj retrouve son poste de Premier ministre, grâce au vote des élus représentant les minorités, y compris ceux de la Liste Serbe (Sprska Lista). Ce soutien n’empêche pas le gouvernement d’adopter une position très nationaliste, vis-à-vis de la Serbie bien-sûr, mais aussi du Monténégro, au sujet de leur frontière commune. La nouvelle majorité projette aussi de supprimer au plus vite le tribunal spécial implanté à La Haye devant lequel pourraient comparaître les Présidents de la République et du Parlement, tous deux mis en cause, pour crimes de guerre et trafics d’organes, dans un rapport du Conseil de l’Europe paru en 2011. Seule l’intervention des Américains empêche la suppression de cette juridiction.
La situation interne du pays ne s’arrange pas. En janvier 2018, le dirigeant d’un petit parti social-démocrate serbe, opposé à Belgrade, est assassiné devant son domicile de Mitrovica-nord, le jour où devaient reprendre à Bruxelles des pourparlers serbo-kosovars, au point mort depuis des mois. Le mois suivant, le Kosovo fête ses dix ans d’indépendance dans un contexte plus dégradé que jamais, malgré les 4,5 milliards de dollars d’aides publiques qu’il a reçues pour son développement. La corruption y est généralisée, la justice et la police sont inefficientes et le secteur public est hypertrophié : le pays compte près de cent ministres et vice-ministres !
Le retour des confrontations
En août 2018, à l’occasion d’un Forum en Autriche, les dirigeants de Belgrade et de Pristina évoquent pour la première fois de possibles « ajustements territoriaux » comme moyen de résoudre leur conflit : la Serbie récupèrerait la région de Mitrovica-nord et cèderait la vallée de Presevo-Bujanovac au Kosovo. Mais l’idée tourne court, face à l’hostilité des radicaux de chaque camp et aux réticences d’une partie de la communauté internationale, peu favorable aux modifications de frontières dans les Balkans. Dès le mois suivant, le Président Vucic promet de soutenir jusqu’au bout ses compatriotes du nord Kosovo. De son côté, le Parlement kosovar instaure 100 % de droits de douanes sur les importations de produits venant de Serbie et vote, en décembre, la transformation progressive des Forces de sécurité du Kosovo (KSF) en véritable armée, contre l’avis de l’OTAN et de l’UE.
Mais la « coalition des commandants » ne survit pas aux législatives d’octobre 2019, mieux suivies que les précédentes. Victimes de leur corruption et de leur inefficacité, les partis issus de l’UCK sont devancés par Vetëvendosje (VV), talonné par la LDK. Sa formation étant arrivée en tête, le chef du parti de gauche souverainiste est chargé de former le gouvernement. Mais, faute d’une majorité assez solide, il est renversé au bout de cinquante jours par une coalition hétéroclite d’opposants. Du côté de l’ancienne rébellion, les choses ne s’arrangent pas : en juin 2020, Thaçi (devenu Président de la République) et son bras droit, chef du PDK, sont inculpés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité par les Cours spécialisées de La Haye, pour avoir fait éliminer une centaine de personnes, des opposants albanais, des Serbes et des Roms. Thaçi démissionne début novembre et se rend à La Haye.
En février suivant, Vetëvendosje obtient un score historique aux législatives (48 %) loin devant le PDK et la LDK, dont la cheffe de file avait choisi de rallier VV, après avoir été exclue de son parti pour ses positions féministes et anti-corruption. Malgré la largesse de son succès, VV doit s’allier avec d’autres partis, notamment ceux représentant les autres minorités. Le nouveau positionnement de son leader, Albin Kurti, le permet : s’affirmant social-démocrate, il a mis de côté son discours sur la fusion avec l’Albanie ; en revanche, il demeure viralement anti-serbe, ayant passé deux ans dans les prisons de Belgrade lorsqu’il menait la contestation étudiante. Il s’oppose, en particulier, à la création d’une Association des communes serbes : officiellement envisagée à l’été 2015, elle est perçue comme la première étape d’une sécession territoriale, à l’image de ce qui est advenu en Bosnie. En écho, Belgrade continue à refuser toute reconnaissance de l’indépendance de son ancienne province.
En septembre 2021, un regain de tension militaire survient à la frontière serbo-kosovare, quand Pristina décide d’interdire sur son territoire les véhicules circulant avec des plaques d’immatriculation serbes, faisant valoir que, pour circuler en Serbie, les véhicules immatriculés « République du Kosovo » doivent prendre des plaques serbes provisoires. Un accord transitoire est trouvé sous l’égide de l’UE : les signes de souveraineté présents sur les plaques d’immatriculation des deux pays seront recouverts par des autocollants. Mais la tension remonte en juillet 2022, lorsque Pristina annonce son intention d’instaurer des permis de séjour pour les personnes entrant au Kosovo avec une carte d’identité serbe, comme Belgrade le fait déjà pour les Kosovars se rendant en Serbie. Sous l’égide de l’UE, les deux parties renoncent à ces documents fin août. En revanche, le gouvernement de Pristina maintient sa volonté d’obliger les Serbes du Kosovo à circuler avec des plaques d’immatriculation kosovares, avant d’y renoncer sous la pression américaine.
En décembre, le Tribunal spécial pour le Kosovo rend son premier jugement et condamne à vingt-six ans de prison un ancien commandant de l’UCK, accusé d’avoir torturé et tué des compatriotes, considérés comme des traîtres à la cause indépendantiste.
Le même mois de décembre, Pristina fait part de son intention d’organiser des élections locales dans les zones serbes, afin de remplacer leurs élus démissionnaires. Cette annonce ayant provoqué un nouvel accès de fièvre, la Présidente kosovare reporte le scrutin, tandis que Belgrade reconnait les cartes d’identité kosovares. Organisées fin avril 2023, les élections dans les quatre communes serbes du nord sont suivies par moins de 5 % des électeurs : seuls les albanophones – et 13 Serbes sur 45 000 – se déplacent pour voter. L’installation de ces maires, sous la protection de la police kosovare, provoque de nouveaux heurts un mois plus tard, y compris à l’encontre de soldats de l’OTAN ; de l’autre côté de la frontière, la Serbie place son armée en état « d’alerte maximale ».
A la fin du mois de septembre, quelques jours après l’échec d’un nouveau round de négociations, un policier kosovar est tué lors d’une patrouille de routine près de la frontière avec la Serbie. Lourdement armé, le commando meurtrier se retranche dans un monastère, d’où il est délogé après avoir perdu trois de ses membres, tous Serbes du Kosovo. Pristina met en cause « un groupe terroriste soutenu et organisé par la Serbie », ce que Belgrade dément, tout en disant comprendre les Serbes se révoltant « contre la terreur d’Albin Kurti ». La Serbie masse même des troupes à sa frontière à la Kosovo, mais les retire sous la pression des États-Unis, alors que les Britanniques et les Roumains renforcent leurs effectifs dans la KFOR. Belgrade annonce même l’arrestation, sur son sol, d’un des plus influents dirigeants des Serbes du Kosovo, un homme d’affaires soupçonné d’avoir dirigé le commando et organisé un trafic d’armes entre la Bosnie et le nord kosovar. La Serbie refusant de le livrer à Pristina, il est remis en liberté conditionnelle.
En décembre, le régime de Belgrade – englué dans une affaire d’élections contestées en Serbie – lâche du lest, afin de ne pas s’aliéner totalement les Occidentaux : il autorise les véhicules kosovars à circuler sur le territoire serbe sans masquer les insignes nationaux de leurs plaques d’immatriculation. Pristina applique la réciproque en janvier 2024. Le mois suivant, le gouvernement du Kosovo entreprend de mettre fin, à Mitrovica-nord et dans les communes voisines, au commerce en dinars serbes, monnaie dans laquelle Belgrade continue à payer les salaires et les prestations sociales des Serbes locaux. En avril, la situation connait un raidissement supplémentaire : la Srpska Lista appelle à boycotter le recensement de la population lancé par le pouvoir kosovar, le précédent ayant déjà été boycotté par les Serbes treize ans plus tôt. De nouvelles tensions surviennent en septembre, lorsque la police kosovare entreprend de démanteler l’administration parallèle mise en place par les Serbes dans leurs zones. En novembre, Pristina accuse des gangs liés à la Serbie d’avoir endommagé un canal dont les eaux servent à alimenter la population en eau potable et à refroidir les deux principales centrales thermiques du Kosovo ; Belgrade dément toute implication dans le sabotage et sous-entend une possible manipulation kosovare.