Colombie : deux siècles de violences

Colombie : deux siècles de violences

Depuis son indépendance, le pays est secoué par les guerres que se livrent partis politiques, guérillas et narcotrafiquants.

1 138 910 km²

République présidentielle

Capitale : Bogotá

Monnaie : peso colombien

49,6 millions de Colombiens

Bordée par plus de 3 200 km de côtes (1 760 sur la mer des Caraïbes au nord et 1 448 sur l’océan Pacifique à l’ouest), la Colombie partage 6 672 km de frontières terrestres avec cinq pays : 2 341 km avec le Venezuela à l’est, 339 avec le Panama au nord, 708 avec l’Équateur et 1 494 avec le Pérou au sud-ouest, 1 790 avec le Brésil au sud-est.

Le Nicaragua conteste la décision de la Cour internationale de justice qui, en 2012, a confirmé la souveraineté de la Colombie sur l’île caraïbe de San Andres (ainsi qu’une demi-douzaine d’îlots et rochers avoisinants comme Providencia), tout en attribuant au Nicaragua plus de la moitié de l’espace maritime concerné, soit 75 000 km² riches en pétrole, minerais et poissons. De son côté, la Colombie revendique les îles vénézuéliennes de Monjes.

Le pays est traversé du nord-est au sud-ouest par la cordillère des Andes, divisée en trois branches jusqu’à la frontière avec l’Équateur : les cordillères Occidentale, Centrale (en partie volcanique) et Orientale. Elles sont respectivement séparées par la vallée du río Cauca et par celle du río Magdalena. Situées entre les Andes et la mer des Caraïbes s’étendent les Llanos, une zone de savane propice à l’élevage et à une agriculture intensive. Les zones les plus peuplées sont celles des Andes (où se trouvent Bogotá, Medellín et Cali) et de la côte caraïbe (Barranquilla) surmontée de la Sierra Nevada de Santa Marta, où culmine le Pic Cristóbal Colón (5 775 m). La population est plus éparse dans les plaines littorales du Pacifique (dont les départements du Chocó, voisin du Panama, et de Nariño, voisin de l’Équateur et du Pérou), ainsi que dans les bassins des fleuves Orénoque et Amazonie (dont les départements du Caquetá et de Guaviare). Le climat est majoritairement tropical, exception faite des zones de montagne.

La population est majoritairement composée de Métis (49 %) et de Blancs (37 %), essentiellement d’ascendance hispanique. Les Afro-Colombiens (un peu moins de 7 %) incluent des Noirs, des Mulâtres (d’origine européenne et africaine) et des Zambos (terme de l’ère coloniale désignant le métissage entre Amérindiens et Noirs). Les populations autochtones (un peu plus de 4 %) comptent plus de quatre-vingt communautés, parlant des langues chibchanes (également parlées en Amérique centrale), arawakiennes et caribes (cf. Antilles). Depuis la Constitution de 1991, les langues maternelles des autochtones sont officielles sur leurs territoires, aux côtés de l’espagnol langue officielle au plan national.

Plus de 75 % de la population est catholique (religion officielle de l’État jusqu’en 1991) et environ 15 % protestante, appartenant essentiellement à des Églises évangéliques et pentecôtistes (cf. Protestantisme).


SOMMAIRE


Colonisation espagnole et indépendance

En 1536, le conquistador Quesada quitte le littoral nord de l’actuelle Colombie à la recherche de l’Eldorado, le pays de l’or. Ayant remonté la vallée du río Magdalena, il soumet l’année suivante les deux royaumes rivaux des Indiens Muiscas et donne à ses possessions le nom de « Nouveau royaume de Grenade » (Nuevo Reino de Grenada). Il est doté d’une ville nouvelle, Santa Fe de Bogota qui, en 1718-1719, devient la capitale de la vice-royauté de Nouvelle-Grenade, ayant autorité sur les régions (audiencias) de Quito, Panama et Caracas. Le pays tire sa prospérité de l’exploitation de l’or de la vallée du río Cauca : elle est assurée par des Indiens autochtones, puis par des esclaves africains – débarqués dans le port de Carthagène – et même par des hommes libres, souvent métis, les mazamorreros. Mais l’essentiel de l’économie est lié à l’agriculture, pratiquée dans de grands domaines, les Muiscas ayant été chassés de la plupart de leurs terres et regroupés dans des reduciones.

La première grande révolte, celle des comuneros, éclate en 1781. Déclenchée par l’instauration de nouvelles taxes, elle agglomère des paysans, des artisans et des petits notables locaux qui menacent un temps la capitale, avant d’être réprimée.

C’est l’affaiblissement de la monarchie espagnole qui va provoquer l’émancipation de ses colonies sud-américaines, sous la direction de ses élites créoles, fatiguées de la domination sans partage des peninsulares, les Espagnols venus de la péninsule ibérique. En 1811, une république indépendante est formée au Venezuela, à l’initiative de Simon Bolivar, un descendant de colons basques né à Caracas. Mais les mulâtres (pardos) n’ayant pas été associés au nouveau pouvoir, ils s’associent aux troupes loyalistes débarquées de Porto-Rico. Battu, Bolivar s’enfuit en Nouvelle-Grenade, où plusieurs juntes se sont formées. En 1811, celle de Santa Fe proclame l’État de Cundinamarca, qui s’oppose aux Provinces-Unies de Nouvelle-Grenade fédérées par Carthagène. Arrivé dans cette ville en 1812, Bolivar entre à Caracas l’année suivante et y proclame la deuxième république du Venezuela, dont il fait une dictature continuant à exclure les pardos. L’expérience ne dure que deux ans : en 1814-1815, les loyalistes espagnols reprennent le contrôle de la quasi-totalité de la Nouvelle-Grenade et du Venezuela.

Revenu d’un exil en Jamaïque, Bolivar s’installe sur l’Orénoque et s’allie aux chef, métis, d’éleveurs de bétail en lutte contre les Espagnols, ce qui lui ouvre les portes des llanos. Rejoint dans la Cordillère centrale par les forces de Nouvelle-Grenade, commandées par Santander, il entre en 1819 à Sante-Fe, rapidement renommée Bogotá. Le sud du Venezuela et le centre de la Nouvelle-Grenade fusionnent pour former une république de Colombie, proclamée à la fin de la même année. Le reste du Venezuela est conquis en 1821 et l’audiencia de Quito l’année suivante, par Antonio José de Sucre. L’ancienne Nouvelle-Grenade, Venezuela compris, devient une république unitaire qui sera qualifiée de « Grande Colombie » par les historiens. Sa capitale est établie à Bogotá. Bolivar et Sucre poursuivent également leur offensive dans le Haut-Pérou qui, en 1825, prend le nom de Bolivie, en hommage à son libérateur.

L’unité « grand colombienne » est rapidement mise à mal, d’autant plus que le Président Bolivar réside souvent au Pérou. Les dirigeants se divisent entre les « juristes », partisans – souvent issus de Nouvelle-Grenade – du vice-Président Santander et des chefs militaires d’extraction modeste, le plus souvent Vénézuéliens. En 1828, Bolivar récupère les pleins pouvoirs à la faveur d’un coup d’État, mais il meurt deux ans plus tard sans avoir pu empêcher la sécession du Venezuela en janvier 1830, puis celle de l’Équateur en mai. Seul le Panama reste dans le giron de Bogotá.


Premières guerres civiles

La scène politique de ce qui reste de la Colombie se divise alors entre libéraux, partisans de Santander, et conservateurs, héritiers de Bolivar. Leur divergence majeure porte sur le rôle de l’Église catholique, central pour les seconds, mineur pour les premiers. Les libéraux eux-mêmes sont divisés entre modérés et exaltados, qui réclament un État plus décentralisé. Contenue par Santander, élu Président en 1832, leur rivalité s’exacerbe à partir de sa disparition cinq ans plus tard et dégénère en guerre civile. Elle s’achève, en 1842, par la défaite des « fédéralistes » et par l’alliance des libéraux modérés et des bolivariens au sein d’un mouvement conservateur.

Un nouveau courant libéral, dit « progressiste » s’affirme à la fin des années 1840. Inspiré par la révolution de 1848 en France, il s’empare même légalement du pouvoir en 1850-1851. Deux ans après, il fait adopter une Constitution d’essence fédéraliste, instaurant le suffrage universel pour les hommes, le mariage civil et le divorce, la séparation de l’Église et de l’État… Vivement contestées par une partie de la classe politique et de la population, ces dispositions sont abrogées par le général qui s’empare du pouvoir en 1854, par le biais d’un coup d’État. Les « constitutionnalistes » (conservateurs et une grande partie des libéraux) prennent alors les armes contre les « dictatoriaux » qu’ils battent à la fin de la même année.

Malgré l’adoption d’une nouvelle Constitution instauration la Confédération grenadine, le pays n’a pas fini de se déchirer. La perspective de voir un ultra-conservateur, favorable à l’Église, arriver au pouvoir déclenche une révolte du général Mosquera qui s’empare de Bogotá en 1861 et prend une série de mesures anticléricales. Deux ans plus tard, naissent les États-Unis de Colombie, composés de neuf États fédérés disposant de larges prérogatives par rapport au pouvoir central. Censé être réduit, celui-ci est en réalité exercé avec autorité par Mosquera qui, un an après avoir retrouvé le pouvoir, est renversé en 1867 par les progressistes. Revenus aux affaires, ces derniers en sont évincés en 1884 par le « nationaliste » Rafael Nunez, un ancien libéral, devenu proche des conservateurs et de l’Église. Après avoir maté la révolte de ses prédécesseurs, le nouveau chef d’État promulgue, en 1885, une nouvelle Constitution qui fait du pays un État unitaire, la République de Colombie, et restaure les privilèges de l’Église, notamment dans l’enseignement.

Violencia et insurrections armées

L’hégémonie des nationalistes est contestée par les progressistes qui, en 1899, déclenchent des révoltes dans la Cordillère centrale. Ayant gagné tout le pays, cette guerre des Mille Jours va faire quelque 100 000 morts et provoquer en 1903 l’indépendance du Panama, où un mouvement sécessionniste a été encouragé par les États-Unis. Elle favorise aussi le retour au pouvoir des conservateurs modérés, dits « historiques ». Mais, divisés, ils perdent l’élection présidentielle de 1929 au profit d’un libéral. Le schéma inverse se produit en 1946, lorsqu’un conservateur tire parti des divisions entre l’aile droite des libéraux et l’aile gauche incarnée par l’avocat Gaitan. L’assassinat de ce dernier en 1948, alors que les violences entre factions politiques ne cessent de progresser, déclenche des émeutes sanglantes à Bogotá. Connu sous le nom de bogotazo, le mouvement gagne tout le pays et culmine avec l’élection d’un conservateur autoritaire en 1949. Des guérillas éclatent un peu partout, mettant aux prises l’armée et des groupes libéraux (échappant au contrôle de leurs autorités nationales), mais aussi des groupes d’autodéfense paysanne, des milices paramilitaires payées par certaines factions conservatrices et des clans locaux, rivaux depuis des générations. Cette « Violencia » fait environ 300 000 morts.

La situation s’apaise en partie à la suite du coup d’État du général Rojas en 1953. Soutenu par les conservateurs modérés et les libéraux, il obtient que plusieurs guérillas déposent les armes en échange d’une amnistie. Mais son ambition de bâtir un mouvement populiste, de type péroniste, inquiète les partis traditionnels qui le poussent à s’exiler après son élection, en 1957. Conservateurs et libéraux élaborent alors un Pacte national, reconduit jusqu’en 1986, qui prévoit leur alternance au pouvoir et le partage de l’administration. Le pays n’en a pas pour autant fini avec la violence. Au sud de Medellin, des bandes armées se disputent le contrôle des terres et du commerce du café. Au sud-ouest de Bogotá, dans le Tolima et le Cauca, des groupes d’autodéfense animés par les communistes combattent les grands propriétaires terriens ; ils forment même des zones autonomes, telles que la « république » de Marquetalia, quasi-indépendante entre 1958 et 1964.

Ces zones constituent la matrice des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) qui naissent formellement en 1966, avec pour exemple la révolution réussie par Fidel Castro à Cuba. Leur principal chef, Manuel Marulanda « Tirofijo » (« celui qui tire toujours dans le mille ») est un ancien guérillero libéral. D’autres mouvements rebelles apparaissent à la même époque : en 1964 l’Armée de libération nationale (ELN), d’inspiration guévariste et dirigée par Manuel Perez, un curé espagnol adepte de la théologie de la libération ; l’Armée populaire de libération (EPL), dissidence maoïste du Parti Communiste en 1967 ; et le Mouvement du 19 avril (M-19) fondé en 1973, à partir du parti populiste qu’avait formé Rojas.

De faible importance au départ, ces mouvements prennent de l’ampleur, sans que les forces gouvernementales parviennent à les éradiquer, sachant que près de la moitié du pays est couverte de jungle et de montagnes, terrains favorables à la guérilla. Élu en 1982, le conservateur Betancur change d’optique : il fait voter – contre l’avis des États-Unis, hostiles aux insurrections communistes – une loi d’amnistie qui incite la plupart des mouvements (sauf l’ELN) à décréter des cessez-le-feu. Avec le soutien du PC, les FARC se transforment même en parti politique, l’Union patriotique (UP). Mais l’accalmie ne dure pas : l’EPL et le M-19 reprennent les armes ; ce dernier se distingue, en 1985, par une prise d’otages au Palais de justice de Bogotá qui se termine en bain de sang (une centaine de morts, dont onze juges de la Cour suprême). Les guérillas dénoncent l’apparition de groupes paramilitaires qui s’en sont pris à leurs membres durant les cessez-le-feu. Quand ils n’émanent pas des forces de l’ordre – pour effectuer la « sale besogne » que la police et l’armée ne peuvent accomplir – ces groupes sont financés par des grands propriétaires terriens, inquiets des projets de réforme agraire que portent les guérilleros, ou bien liés au trafic de drogue.


La terreur des Cartels de la drogue

Le narcotrafic est en plein essor depuis les années 1980, dans un contexte de forte corruption du milieu politique. La Colombie est devenue un acteur majeur du trafic de cocaïne, à partir de productions locales ou bien importées du Pérou et de Bolivie ; la culture du pavot, pour la production d’héroïne, se développe aussi dans les années 1990 avec, dans tous les cas, un débouché principal : les États-Unis. Trois cent mille paysans sont engagés dans la culture de coca, pavot et marijuana, beaucoup plus rentables que toutes les autres productions agricoles. Environ un quart des terres cultivables appartiendraient aux trafiquants, aux mouvements de rébellion ou aux groupes de défense payés par les grands propriétaires. Outre le narcotrafic, tous les groupes armés se financent via l’extorsion de fonds, le chantage, le sabotage et les enlèvements, dont il est possible de se prémunir en acquittant le boleteo (impôt révolutionnaire) ou la vacuna (« vaccin »). Les « rétentions de personnes à des fins économiques », perpétrées aux deux tiers par les guérillas, constituent leur deuxième source de revenus après les taxes sur le narcotrafic (ou l’extorsion pétrolière dans le cas de l’ELN) ; les enlèvements sont parfois commis de façon totalement aléatoire, sur des barrages routiers, où les guérilléros se livrent à « des pêches miraculeuses ».

Les groupes paramilitaires assassinent par ailleurs des centaines de militants et d’élus de l’UP, ce qui conduit les FARC à reprendre les armes en 1987. La même année débute une guerre sans merci entre les deux plus grandes organisations criminelles du pays, le Cartel de Medellin (dans l’Antioquia, au nord-ouest de Bogotá) et le Cartel de Cali (dans la vallée de la Cauca). Pour échapper aux extraditions, que permet un accord signé avec les Américains, les deux groupes engagent une campagne de terreur qui frappe des centaines de juges, témoins, journalistes et hommes politiques, tels que le libéral Galan, candidat anti-corruption à l’élection de 1990. Le chef du Cartel de Medellin, Pablo Escobar (qui a même réussi à se faire élire au Congrès en 1989) forme un mouvement armé, Antioquia Rebelde, et commandite une série d’attentats aveugles, en particulier contre des centres commerciaux de la capitale. Aidé par les Américains, le pouvoir engage un millier de policiers d’élite dans une véritable « chasse à l’homme » contre le plus célèbre des « parrains » colombiens. Celui-ci est également traqué par les « Pepes » (personnes persécutées par Escobar) qui s’en prennent à son entourage et à ses propriétés.

L’homicide devient la première cause de mortalité chez les hommes de 15 à 60 ans et le taux moyen d’assassinat s’avère neuf fois plus élevé qu’aux Etats-Unis. La seule nouvelle positive dans ce climat de violence est le dépôt des armes, en 1991, par le Mouvement Quintín Lame (fondé quelques années plus tôt par les indigènes du Cauca), l’EPL (à l’exception d’une petite faction qui poursuit le combat) et le M-19 (qui se transforme en Alliance démocratique, d’obédience sociale-démocrate). Ce contexte favorise l’adoption d’une nouvelle Constitution, beaucoup plus libérale que les précédentes.

En 1993, Escobar est finalement abattu par les policiers du « Bloc de recherche », avec l’aide technologique et financière du Cartel de Cali, soucieux de se débarrasser d’un rival trop encombrant. Aux actions spectaculaires, Cali préfère la discrétion, celle qui l’a fait investir son argent sale dans l’économie officielle et dans la corruption des élites politiques : il apparaitra ainsi qu’il a financé la campagne du libéral Samper, élu en 1994. La chute du Cartel de Medellin favorise aussi le développement d’organisations plus modestes, voire l’apparition de nouveaux groupes liés aux guérillas de Colombie et même du Pérou : ainsi les FARC ont pris un contrôle plus direct du trafic de drogue, alors qu’elles se contentaient jusque-là d’une politique de « grammage » (contraction de gramme et de péage) consistant à offrir leur « protection » aux producteurs de pavot et de coca, en échange du paiement d’un impôt. Les trafics d’armes et de drogue s’avèrent particulièrement prospères dans la région bananière et côtière d’Uraba, à la frontière du Panama.

La structuration des paramilitaires

Considérablement renforcées, les FARC et l’ELN combattent de front les forces de l’ordre, dressent des barrages routiers, sabotent des infrastructures (oléoducs, centrales hydroélectriques…) et établissent des administrations parallèles dans les zones qu’elles dominent. Face à l’incurie de l’armée, les groupes paramilitaires se développent et se structurent : en 1997, ils se dotent d’une coordination nationale, les Autodéfenses unies de Colombie (AUC). Le Président Samper autorise également la constitution de groupes citoyens d’autodéfense appelés Convivir (« vivre ensemble »), qui dans les faits servent de couverture aux paramilitaires et à l’armée, en particulier pour massacrer des civils dans des villages supposés favorables à la guérilla. En juillet 1997, des paramilitaires feront régler la terreur pendant cinq jours dans la ville de Mapiripan sans que l’armée, pourtant prévenue, n’envoie le moindre renfort. En 1995, 30 000 personnes sont victimes de violences mortelles, dont moins de 2 000 dans des affrontements avec l’armée. Parmi les victimes figurent des paysans membres d’Espérance-Paix-Liberté, le mouvement fondé par les guérilleros de l’EPL ayant déposé les armes et que les FARC considèrent comme des renégats.

La situation est telle que, au printemps 1996, les États-Unis rayent la Colombie de la liste des pays coopérant avec eux dans la lutte contre le trafic de drogue : l’administration américaine estime que les trafiquants du Cartel de Cali continuent leurs affaires en prison en toute impunité et que le gouvernement comme le Parlement colombiens sont trop « ravagés par la corruption » pour mener une lutte efficace. Pour en finir avec le trafic de drogue, Washington présente le plan « Conquista » qui consisterait à détruire 70 % des champs de pavot par épandage aérien d’un herbicide et à y implanter des cultures de substitution. La toxicité de cette solution s’ajouterait à des pratiques déjà très nuisibles à l’environnement : pour cultiver, les trafiquants défrichent la forêt tropicale, abusent des pesticides (il en faut dix fois plus que pour cultiver du cacao) et des précurseurs chimiques dont les effluents se répandent dans les eaux et dans les sols ; pour obtenir la « pâte base », la  feuille de coca doit macérer dans un mélange de ciment, d’essence, d’ammoniaque et de soude caustique ; puis cette « pâte » est raffinée à l’aide d’acide sulfurique, de permanganate de potassium et de divers solvants. L’annonce américaine provoque une violente réaction des producteurs, soutenus dans tout le pays par les FARC et l’ELN : plusieurs dizaines de policiers et de militaires sont tués dans des attaques à la fin de l’été 1996. Pour essayer de donner des gages de bonne conduite aux États-Unis, Samper fait rétablir l’autorisation d’extrader ses nationaux (disposition qui avait été supprimée par la Constitution de 1991), mais sans effet rétroactif.

Élu en 1998, le conservateur Pastrana décide de changer de méthode, alors que l’armée (y compris ses troupes d’élite) enregistre des pertes de plus en plus lourdes et que le nombre de déplacés intérieurs, du fait des combats, dépasse le million de personnes. Le nouveau chef de l’État concède aux FARC une zone de 42 000 km² au sud de Bogotá, dans l’espoir d’en faire un « laboratoire pour la paix ». En pratique, seule l’armée se retire de la zone (qu’elle avait reconquise un an plus tôt), tandis que la guérilla y continue ses affaires en toute impunité et se renforce : le mouvement compte jusqu’à 17 000 combattants, ainsi que des « milices bolivariennes » dans les plus grandes villes du pays ; il a acheté des missiles sol-air aux rebelles salvadoriens et bénéficie également de formations à la guérilla urbaine de la part de l’IRA irlandaise et de l’ETA basque (en échange d’argent, d’armes ou de drogue). Dans ce contexte, les négociations de paix achoppent, d’autant plus que le pouvoir refuse d’accorder aux FARC, comme à l’ELN, le statut de belligérants. De leur côté, les AUC sont exclues des pourparlers et se vengent en assassinant des dizaines de personnes. Peu à peu, le conflit gagne des zones à la frontière du Venezuela (que se disputent ELN et AUC) et de l’Équateur. Plus de 200 000 morts sont mortes de violences depuis 1964, sous les formes les plus inédites, telles que des attentats à l’âne piégé.

Lassés de voir que la situation sécuritaire ne s’améliore pas, les États-Unis accordent à Bogotá une aide massive, principalement militaire : le plan Colombia. Considérablement renforcée, l’armée colombienne affirme qu’elle a la capacité à en finir militairement avec la guérilla. Dotée de nouveaux pouvoirs, notamment judiciaires, elle a acquis des équipements performants et s’est professionnalisée. Début 2002, Pastrana se range à l’avis de son État-major, de la majorité de la classe politique et de l’allié américaine : après que les FARC ont enlevé un sénateur en faisant atterrir son avion commercial sur une route, le Président ordonne à l’armée de reprendre le contrôle de la « zone de détente » de Caguan. La guérilla y répond par l’enlèvement d’Ingrid Betancourt, candidate franco-colombienne à la présidence (qui sera libérée en 2008), et par une vague de terreur aveugle. L’attentat le plus sanglant est commis en mai 2002 : une centaine de personnes, dont une quarantaine d’enfants, sont tuées par un mortier artisanal dans une église de Bojaya (département du Chocó), où elles s’étaient réfugiées pour échapper à de violents combats entre FARC et AUC. Les paramilitaires ne sont pas en reste et assassinent, notamment, l’évêque de Cali, pourfendeur du narcoterrorisme et des guérillas.


Les années Uribe

La dégénérescence de la situation est telle que les deux partis traditionnels s’effondrent. En mai 2002, les Colombiens élisent à la Présidence un candidat indépendant au passé trouble : fils d’un propriétaire terrien tué par les FARC, Alvaro Uribe a été maire libéral de Medellin et est connu pour avoir comme ami les frères Ochoa, narcotrafiquants notoires. Élu sur la promesse d’éradiquer les guérillas, il refuse l’exigence des FARC : la démilitarisation de deux départements du sud, aussi grands que l’Angleterre, et cultivateurs de coca, le Putumayo et le Caqueta. Les rebelles répondent le jour de son intronisation, en tirant des roquettes et des obus sur un quartier miséreux voisin du palais présidentiel. La violence ayant fait une centaine de morts en quelques jours dans le pays, Uribe instaure, avec l’accord de l’opposition, « l’état de commotion intérieure » lui permettant de légiférer par décret et de restreindre les libertés publiques pour trois mois. Il lève notamment 100 000 supplétifs, parfois armés, de la police et de l’armée, dans les zones rurales du pays.

En mai 2004, il obtient la reddition officielle des AUC, dont le chef historique a disparu un peu plus tôt (sans doute éliminé par les faucons de son mouvement) : les « paras » pourront se regrouper, sans crainte d’arrestation ou d’extradition, dans une zone de 368 km² de la province de Córdoba, protégée par l’armée contre les attaques de la guérilla. Votée l’été 2005, la loi « Justice et paix » prévoit une peine maximale de huit ans contre les paramilitaires, sous réserve qu’ils reconnaissent leurs crimes et restituent leurs biens acquis illégalement. Elle entraîne la reddition de 15 des 19 chefs des AUC et le désarmement de quelque 22 000 combattants, contre 3 000 à 6 000 qui restent mobilisés. Le matériel remis aux autorités laisse toutefois penser que les paramilitaires ne leur ont pas tout remis.

La Colombie étant devenue le troisième destinataire de l’aide militaire américaine, Uribe donne par ailleurs des gages à Washington : fin 2004, il fait extrader aux États-Unis le chef du cartel de Cali, Gilberto Rodriguez Orejuela (lui et sont frères seront condamnés en 2006 à trente ans de prison). Le narcotrafic se scinde alors en une kyrielles de petites organisations (parfois sous la coupe des mafias mexicaines) et d’une organisation plus puissante, au nord de Cali, le Cartel du Norte del Valle, sans que les affaires » en pâtissent : en 2005, l’exportation de cocaïne atteint huit-cents tonnes soit deux-cents de plus qu’à l’époque du Cartel de Cali.

A la même période, des agents colombiens arrêtent le « ministre des affaires étrangères », hébergé par le régime bolivarien du Venezuela, ce qui entraîne une crise diplomatique avec Caracas, qui estime que sa souveraineté a été violée. Sur le terrain, la lutte contre le trafic de drogue reste dangereuse : dix policiers d’élite qui traquaient des narco-trafiquants sont ainsi tués… par des militaires qui, officiellement, les auraient confondus avec des criminels ; il s’avèrera, en fait, que les soldats ont été payés par les « narcos » pour éliminer ces policiers anti-drogue.

Largement réélu dès le premier tour en mai 2006 (après une révision constitutionnelle dont la légalité sera plus tard contestée), Uribe essaie de relancer les négociations avec les FARC (en parallèle de celles qui ont été ouverte avec l’ELN à Cuba), mais en vain. Il doit également faire face à la rébellion des AUC : mécontents d’avoir été changés de prison, pour prévenir une tentative d’évasion, une cinquantaine de leurs chefs annoncent qu’ils rompent les accords passés. De fait, de nouveaux groupes indépendants les uns des autres – que le gouvernement qualifie de Bandes criminelles émergentes (Bacrim) – se reconstituent, comme les Aigles Noirs. Alignant plusieurs milliers d’hommes, dont une petite moitié issue des AUC, elles dominent certains territoires, ce qui empêche les guérillas de s’y implanter, fût-ce dans des conditions sujettes à caution : massacres, assassinats, intimidation d’électeurs et de candidats.

En 2006 éclate le scandale de la parapolitique qui révèle que, en 2001, plusieurs chefs des AUC ont signé un pacte avec des politiciens (dont certains proches d’Uribe) et des hauts fonctionnaires (dont le chef des services secrets), en vue de prendre le contrôle de la région Caraïbe, puis de « refonder la patrie ». Un autre scandale marque le second mandat d’Uribe, fin 2008, celui des faux positifs : le terme désigne la pratique consistant, pour les militaires, à abattre des civils miséreux – parfois dans le dos – afin de les faire passer pour des guérilleros et de gonfler les statistiques, en échange de primes, d’avancements et de permissions. Environ 6 500 civils auraient été victimes de ce système d’exécutions extrajudiciaires (deux fois plus que le nombre de disparus durant la dictature de Pinochet au Chili).

Les combattants démobilisés des AUC ont reconnu près de 200 000 crimes de toutes natures, lors de confessions parfois si terribles que certains magistrats ont dû renoncer à les écouter (certaines victimes ont été démembrées vivantes !). Ces témoignages ont abouti à la découverte de près de deux milles fosses. Devant ses juges, le chef principal des AUC, Salvatore Mancuso (extradé aux Etats-Unis, malgré les engagements pris par Uribe en 2006), reconnaît qu’il est responsable de plusieurs massacres commis, selon lui, avec l’aide des militaires (renseignement, logistique et même appui aérien dans un cas) ; il affirme aussi qu’il s’est initié à la lutte anti-guérilla au sein des « Convivir » créés dans le département d’Antioquia à l’époque où Uribe en était le gouverneur et que certains de ces miliciens étaient même entraînés dans les propriétés de sa famille.


Les efforts du Président Santos

De leur côté, les FARC sortent très affaiblies des deux mandats d’Uribe d’autant que, en 2006, elles ont engagé une lutte meurtrière avec l’ELN qui, après s’y être longtemps refusée, a décidé de s’engager dans le narcotrafic ; les affrontements sont particulièrement violents dans le département pétrolier de l’Arauca ainsi que pour le contrôle des « routes de la cocaïne » (vers le Venezuela et la côte Pacifique au sud). L’organisation n’alignerait plus que 10 000 combattants, dont un tiers de femmes. Ses principaux commandants ont été repoussés vers la cordillère des Andes ou vers les frontières avec le Venezuela et l’Équateur, ce qui ne favorise pas la réalisation d’actions d’envergure. La concentration de plusieurs centaines d’hommes est devenue d’autant plus difficile que l’armée dispose de nouveaux équipements : satellites, viseurs nocturnes et moyens de surveillance aérienne, fournis par les États-Unis et achetés au Brésil. Non seulement l’armée et la police se sont renforcées en moyens matériels et en hommes, mais elles ont regagné une part de crédibilité perdue, grâce à une politique dite « d’action intégrale », qui mêle action armée et mesures de développement rural. En 2008, les FARC perdent leur leader historique (mort de maladie) et leur principal chef militaire : il est tué lors d’un raid de l’armée colombienne contre un camp des FARC situé légèrement à l’intérieur du territoire équatorien ; Quito dénonce une attaque qui fait une vingtaine de morts, dont des Mexicains, ce qui conforte l’hypothèse selon laquelle les FARC joueraient un rôle de liaison entre les cartels colombiens de la drogue et celui de Sinaloa au Mexique.

Les relations se tendent aussi avec le Venezuela, que Bogotá accuse d’avoir acheté (vingt ans plus tôt) des roquettes pour la guérilla et d’avoir facilité les relations entre le groupe armé et l’ETA. Les relations entre ces pays sont d’autant plus tendues que le Uribe annonce que, au nom de la lutte contre le terrorisme et le narcotrafic, les Américains pourront utiliser cinq bases militaires colombiennes. Bogotá et Caracas rompent leurs relations à l’été 2010, mais elles se réchauffent l’année suivante, avec des arrestations de personnes recherchées de part et d’autre de la frontière.

La Colombie a alors changé de Président, Uribe n’ayant pas réussi à faire passer une nouvelle révision qui lui aurait permis de briguer un troisième mandat. C’est son « poulain » et ancien ministre de la Défense, Juan Manuel Santos, qui est élu avec 69 % des suffrages au second tour, boudé par 56 % des électeurs (l’abstention étant traditionnellement élevée dans le pays). Le nouvel élu entend restituer leurs terres aux gens qui en ont été spoliés, notamment les Indiens. Très minoritaires, ils possèdent pourtant 27 % des terres du pays, mais la plupart sont situées dans la forêt amazonienne ou peu fertiles ; quand elles le sont, elles sont la proie des colons et des narcotrafiquants, de sorte que plus de 50 000 Indiens en ont été chassés. En 2011, le Congrès adopte une « loi de réparation des victimes et de restitution des terres », dont Uribe ne voulait pas entendre parler. Elle concernerait 15 % des terres cultivables et 10 % de la population. Depuis la réforme agraire de 1961, enterrée par les grands propriétaires, la situation s’est aggravée avec les déplacements de population dus à la guerre : en vingt ans, 3,5 à 4 millions de Colombiens ont dû fuir les campagnes et 4 à 6 millions d’hectares de terres auraient été abandonnés ou spoliés par les narcotrafiquants et les latifundistes. 1 % des exploitations accapareraient 80 % des terres cultivables.

Aux municipales, la capitale se distingue en élisant un ancien guérillero du M-19 comme maire, alors que dans tout le reste du pays, le scrutin est remporté par l’Unité nationale (au pouvoir) au terme d’une campagne marquée par l’assassinat d’une quarantaine de candidats (sur 100 000), par les achats de voix, par des listes suspectées d’être liées au crime organisé…

Bien que fragilisées par l’élimination de leur nouveau chef, fin 2011, les FARC restent menaçantes, au point que le nombre de leurs actions armées (embuscades, mines, francs-tireurs etc.) augmente continuellement depuis 2008. Le mouvement reste implanté dans une centaine de municipalités, souvent liées au narcotrafic, ainsi qu’aux frontières, par où transitent armes et drogue. Près de cent soixante soldats et policiers sont tués par la guérilla au cours des quatre premiers mois de 2012, soit le chiffre le plus élevé depuis 2007. Malgré cela, un amendement constitutionnel, le projet « Cadre pour la paix », est adopté en juin 2012, afin de réintégrer les guérilleros ; seuls « les grands responsables » de crimes seraient poursuivis. C’est dans ce contexte que le Président Santos annonce l’ouverture de négociations avec les FARC, en terrain neutre et sous médiation internationale, mais sans préalable : ni zone démilitarisée, ni cessez-le-feu. De fait, les affrontements continuent, à l’exception de quelques trêves unilatérales décrétées par les FARC.

Un premier accord partiel (sur six sujets de discussion) est trouvé, en mai 2013 à Cuba, sur « l’accès et l’usage de la terre, les terres improductives, la régularisation de la propriété, la délimitation des terres agricoles et la protection des zones de réserve ». La moitié des terres n’étant pas cadastrée (beaucoup ayant été défrichées sur les maquis et les forêts), nombre de cultivateurs n’ont pas le moindre droit de propriété. Et la pression foncière ne cesse de s’accroître, de sorte que seulement 5 des 21 millions d’hectares cultivables sont effectivement cultivés : à elle seule, l’extraction minière en occupe 8 millions. Au titre de la loi des victimes, adoptée en 2011, plus de 43 000 personnes ont demandé la restitution de leurs terres mais peu de jugements ont été rendus. Nombre de chefs des AUC se sont rendus insolvables en donnant leurs propriétés à des prête-noms et de nombreux bénéficiaires hésitent à réclamer et même à récupérer les biens qui leur ont été rendus, par crainte d’y perdre la vie.

A l’été 2013, le président Santos reconnaît, pour la première fois, la responsabilité de l’État dans de « graves violations des droits de l’homme » commises pendant le conflit armé, notamment « les faux positifs ». Plusieurs centaines de personnes seront condamnées par la justice, dont quelques colonels mais aucun haut gradé. Les FARC reconnaissent leur propre responsabilité le mois suivant, quelques jours avant que la Cour Constitutionnelle ne donne son accord pour que les guérilléros démobilisés puissent participer à la vie politique nationale.

En juin 2014, Santos est réélu. Il obtient 50,9 % des voix aux présidentielles, devant le candidat du Centre démocratique, le nouveau parti que Uribe – gêné par ses ennuis judiciaires[1] a fondé pour contrer son ancien « poulain ». Quinze mois plus tard, Santos rencontre à Cuba le chef suprême des FARC, Carlos « Timochenko » Londono, afin de relancer des négociations qui patinent sur la démobilisation des combattants : échaudée par le précédent de l’Union patriotique, la guérilla réclame des protections pour les siens, alors que des dizaines de ses cadres sont déjà tombées sous les balles des Bacrim. En avril 2016, le gouvernement s’attaque à la plus puissante des bandes alliant paramilitaires et narcos : le clan Usuga (ou Autodéfenses gaïtanistes de Colombie). Dirigé par un ancien de l’EPL passé chez les paramilitaires, ce groupe agit comme bras armé du Clan du Golfe et sévit sur la côte Pacifique, à la frontière du Panama, où il se livre au trafic de cocaïne et régente les municipalités locales.

[1] En 2018, Uribe est mis en examen par la Cour Suprême pour « subordination de témoins et entrave à la justice » dans les enquêtes relatives à ses liens supposés avec les paramilitaires.

Paix et dissidences

Approuvé par la base des FARC, un accord de paix est signé solennellement par Santos et « Timochenko » à la fin du mois de septembre. Il prévoit notamment le cantonnement et la réincorporation des guérilleros, ainsi que la mise en place d’un cessez-le-feu supervisé par l’ONU et d’une justice transitionnelle. Vivement combattu par Uribe, le texte est soumis à référendum, où il est rejeté de justesse (50,2 % de « non »). Un nouvel accord, amendant la quasi-totalité des articles du précédent, est trouvé en novembre. Entre autres nouveautés, il impose à la guérilla de faire un inventaire de ses biens, en vue d’indemniser ses victimes. Cette fois, le texte n’est pas soumis au peuple, mais ratifié par les deux Chambres du Parlement.

La situation sécuritaire n’en reste pas moins fragile : ne s’estimant pas liées par l’accord, certaines factions des FARC ont fait dissidence, à l’image d’une partie du « 1er front », opérant dans le sud-est amazonien et très impliqué dans le trafic de drogue. Certaines des zones libérées par les FARC se retrouvent ainsi disputées, armes à la main, par leurs dissidents, mais aussi par les bandes criminelles, les paramilitaires payés par les grands propriétaires terriens (hostiles à toute réforme agraire), le Clan du Golfe, l’ELN et même la faction encore combattante de l’EPL qui profite de la situation pour essayer de s’étendre vers le Cauca et le Nariño, depuis ses bases du Catatumbo. Frontalier du Venezuela, ce département se distingue par les violences dont sont particulièrement victimes les civils, paysans colombiens et réfugiés vénézuéliens : meurtres, disparitions et déplacements forcés, violences sexuelles, recrutements d’enfants soldats… En parallèle, les exécutions sommaires de syndicalistes paysans et d’élus ruraux se multiplient, laissant craindre la répétition d’un scénario déjà vécu par le passé. L’assassinat de certains combattants démobilisés, couplé à la lenteur du processus de retour à la vie civile, contribue au réarmement d’une partie des FARC. Entre 1 200 et 3 000 combattants et miliciens n’auraient pas rendu leurs armes ou les auraient reprises, plus souvent pour des motifs délictueux (trafics de cocaïne et d’or) qu’idéologiques, au sein de groupes indépendants les uns des autres tels que le Front Oliver Sinisterra, l’Etat-Major central (EMC), les Guérillas unies du Pacifique, les Gens de l’ordre…

Malgré tout, le processus de paix se met peu à peu en place. Les parlementaires adoptent la justice transitionnelle chargée de juger 7 000 guérilleros des FARC, mais aussi 7 000 membres des forces de l’ordre, ainsi que les civils ayant eu « une participation déterminante dans le conflit » (tels que les grands propriétaires ou chefs d’entreprises ayant financé des groupes paramilitaires). Composée de juges colombiens, assistés d’experts internationaux, la juridiction spéciale de paix pourra prononcer des peines pouvant aller jusqu’à vingt ans de prison ferme, mais huit ans seulement de « peines restrictives de liberté » pour les accusés ayant dit la vérité, peines qu’ils purgeront dans des fermes ou des casernes, selon leur statut. En juin 2017, l’ONU annonce que les FARC lui ont remis l’intégralité de leurs armes individuelles, à l’exception de celles qui, conformément à la feuille de route, seront utilisées pour assurer la sécurité de leurs cantonnements. En parallèle, les observateurs onusiens poursuivent le recensement des centaines de caches d’armes de la guérilla en Amazonie et dans les Andes, pour y détruire munitions et autres explosifs.

En février 2017, des négociations officielles se sont également ouvertes avec l’ELN à Quito, mais s’enlisent, le mouvement alternant trêves et opérations militaires. Moins puissante que les FARC (avec 1500 combattants) et beaucoup moins hiérarchisée, l’ELN compte en revanche beaucoup plus de sympathisants dans la société : elle est bien implantée dans certains milieux, tels que les syndicats pétroliers. Sa trêve unilatérale de Noël 2018 n’ayant pas été suivie par l’armée, la guérilla commet, en janvier 2019, un attentat-suicide (inédit dans le pays) contre l’École de police de Bogotá, y faisant une vingtaine de morts. En réponse, le gouvernement colombien relance des mandats d’arrêt contre les négociateurs de la rébellion présents à Cuba, qui a pris la suite de l’Équateur, dont les relations avec la Colombie se sont dégradées.

Continuant à recruter des combattants, les différents groupes insurgés continuent à se financer via un trafic de drogue toujours florissant. Inexistantes dans les années 1960 (où la production reine était la marijuana de la Sierra Nevada colombienne), les plantations de cocaïers passent de 40 000 hectares en 1990 à plus de 200 000 en 2022. Le département le plus affecté est le Nariño, avec une superficie de cultures de coca aussi grande que celle de tout le Pérou, deuxième pays du monde en termes de plantations illicites.


Le retour de la droite

En juin 2018, la droite conservatrice d’Uribe reprend le pouvoir : son candidat, Iván Duque, est élu avec 54 % des voix, devant un ex-militant du M-19, premier candidat de gauche à disputer un second tour. D’ordinaire boudé par plus d’un électeur sur deux, le scrutin en a cette fois déplacé 53 %, au détriment du centre-gauche et de la droite traditionnelle, éliminés au premier tour. Estimant ne pas être lié par les accords signés par son prédécesseur, le nouveau Président refuse de mettre en œuvre la Juridiction spéciale pour la paix, alors que les différentes factions se livrent à des exécutions à caractère politique de plus en plus nombreuses. En deux ans, 613 « leaders sociaux » (paysans, Indiens, Afro-Colombiens luttant contre la déforestation, les trafics et les spoliations de terres) et 137 ex-guérilleros signataires de l’accord de paix ont été assassinés. En réaction, l’ex-n°2 des FARC reprend la lutte armée, en août 2019, à la tête de la Segunda Marquetalia, très active au sud. Pour se démarquer des guérilleros qui continuent à combattre, le parti des ex-FARC se rebaptise : il abandonne le nom de Force alternative révolutionnaire de Colombie pour celui de Parti des Communs, en référence à la révolte des comuneros au XVIIIe siècle.

La politique libérale du gouvernement déclenche par ailleurs des manifestations à la fin de l’année 2019. Réunissant ouvriers, étudiants, Indiens et mouvements d’opposition, elles gagnent tout le pays et dégénèrent. En septembre 2020, l’arrestation meurtrière d’un habitant de Bogotá soupçonné d’ébriété par la police provoque des émeutes dans la capitale et dans les grandes villes du pays : une demi-douzaine de manifestants sont tués par des policiers (toujours rattachés au ministère de la Défense). En avril 2021, la répression de manifestations contre une réforme fiscale fait près de vingt morts, dont un policier. Le retrait du texte n’empêche pas les manifestations de continuer : une quarantaine de personnes sont tuées en une douzaine de jours.

Les violences politiques, elles, ne cessent pas : depuis l’accord de paix, elles ont fait 1 100 victimes, dont plus de 250 ex-guérilleros. Elles sont particulièrement intenses dans la région des Montes de Maria, entre les Andes et la mer des Caraïbes, théâtre de luttes paysannes historiques et dont les terres sont convoitées par les cultivateurs de tabac puis d’huile de palme, les spéculateurs fonciers et les trafiquants d’or ou de drogue. Les affrontements débordent même du territoire colombien : en avril 2021, huit soldats vénézuéliens sont tués par des dissidents des FARC à la frontière entre les deux pays. Six mois plus tard, trois militaires colombiens sont victimes d’un attentat à l’explosif, après l’arrestation du chef des Urabeňos (le Clan du Golfe). En mai 2022, la confirmation de son extradition vers les États-Unis provoque quatre jours de blocage du Nord-Est du pays par les Autodéfenses gaitanistes. L’organisation offre aussi des primes pour chaque policier abattu, comme l’avait fait Escobar dans le passé.

Dans son rapport final, paru en juin 2022, la Commission Vérité (instituée par les accords de 2016) chiffre le nombre de morts à 450 664 personnes entre 1985 et 2018 (mais elles pourraient être en réalité plus de 800 000). La responsabilité en incombe pour 45 % aux groupes paramilitaires, 27 % aux guérillas et 12 % aux forces de l’ordre. Plus de 121 000 personnes ont par ailleurs disparu et 7,7 millions ont été déplacées.

L’élection d’un Président de gauche

Entretemps, le Centre démocratique présidentiel a subi une défaite aux législatives de mars. Remporté par les libéraux et les conservateurs, le scrutin est marqué par la progression du Pacte historique, la coalition de gauche. En revanche, le parti des Communs n’obtient même pas 1 %. En mai, le candidat soutenu par Duque est éliminé au 1er tour des présidentielles, qui sont remportées par l’économiste Gustavo Petro : l’ancien guérillero et maire de Bogotá obtient près 50,5 % des voix. Dépourvu de majorité parlementaire, il obtient le soutien des partis traditionnels (libéral et conservateur) ainsi que des écologistes et du Parti social d’unité nationale (Parti de la U), fondé par l’ancien Président Santos. Ses premières nominations officielles témoignent d’une volonté de satisfaire ses différents soutiens : des libéraux dans les ministères économiques, un ancien magistrat pourfendeur de la corruption et du para-militarisme à la Défense, un Noir comme ambassadeur aux États-Unis et une indigène à l’ONU. Petro reprend également des relations avec le Venezuela (la frontière est rouverte) et procède à de nombreux changements de commandement dans l’armée et la police. Il promet également une réforme agraire et finalise un accord avec les grands éleveurs pour leur racheter des terres. Dans le pays, l’élevage extensif s’étend sur trente-neuf millions d’hectares, alors que l’agriculture – industrielle et paysanne – n’en occupe que sept millions. Ces promesses de réforme attisent en particulier les ambitions des peuples autochtones, mais aussi des Afro-descendants, dont les ancêtres esclaves ont mis en valeur les terres, en particulier dans la région du Cauca.

Petro se dit également prêt à négocier avec tous les mouvements armés, y compris les narco-trafiquants : toutes obédiences confondues, le pays compterait près de trente groupes, réunissant quelque 18 000 combattants (davantage que ceux ayant déposé les armes depuis 2016). Les dissidents des FARC répondent à la main tendue du Président en attaquant des policiers dans le sud-ouest. En revanche, les négociations avec l’ELN sont relancées en octobre 2022. Un premier accord est trouvé sur le retour des autochtones sur les terres de l’Ouest, dont les guérilleros les ont chassés.

Pendant ce temps, le narcotrafic continue de prospérer. En 2022, un rapport de l’ONU indique que la Colombie a conforté son rang de premier producteur mondial de chlorhydrate de cocaïne (61 % de la production mondiale de feuilles de coca) devant le Pérou (26 %) et la Bolivie (13 %) ; un record absolu depuis que l’Office spécialisé des Nations unies a commencé à suivre, en 2001, la production de coca. Les surfaces cultivées, qui avaient diminué les trois années ayant suivi l’accord de paix de 2016, ont augmenté de plus de 60 % entre 2020 et 2022, l’activité des FARC ayant été reprise par d’autres groupes. L’épandage aérien de glyphosate ayant été interdit par la Cour Constitutionnelle en 2015 et l’arrachage manuel des plants ralenti, la production de cocaïne ne cesse de croître aux frontières du Venezuela et de l’Équateur : son port de Guayaquil est de plus en plus emprunté par les narcos colombiens, ce qui contribue à accroître très fortement la criminalité dans la ville et dans tout le pays. Le rendement des cultures continue par ailleurs d’augmenter, les nouvelles espèces de cocaïers produisant davantage d’alcaloïdes tropaniques, les molécules qui servent à la fabrication du psychotrope. Dans ce contexte, le contrôle des routes de la drogue reste fortement disputé. En novembre 2022, de violents combats opposent le Front Oliver Sinisterra aux Comandos de la frontera, un groupe contrôlant les routes du trafic de drogue à la frontière avec l’Équateur. En septembre 2023, des affrontements meurtriers mettent aux prises l’ELN et l’EMC, dans les départements d’Arauca, frontalier du Venezuela, et du Nariño.

En janvier 2023, le gouvernement est toutefois parvenu à signer des cessez-le-feu bilatéraux de six mois avec les cinq principaux mouvements armés : l’ELN, la Segunda Marquetalia-Ejercito Bolivariano (Armée bolivarienne), l’EMC, les Forces d’autodéfense de la Sierra Nevada (un groupe de narcotrafiquants) et les Autodéfenses gaïtanistes. Le cessez-le-feu avec ce dernier est toutefois suspendu, le gouvernement accusant le Clan du Golfe d’attiser la violence dans la région du Baja Cauca, où il essaie de mettre fin à l’exploitation clandestine d’or. En revanche, les accords d’arrêt des combats avec les autres factions sont reconduits bon an mal an.

Le pays n’en a pas pour autant fini avec les démons du narcotrafic. En juillet 2023, le fils aîné de Petro est arrêté, dans le cadre d’une enquête pour blanchiment d’argent et enrichissement illégal ; il affirme qu’une partie de l’argent reçu d’un narcotrafiquant aurait financé la campagne de son père. Ce dernier dément et rappelle qu’il a lui-même demandé l’ouverture d’une enquête contre son fils. En septembre 2023, il annonce la mise en place d’une nouvelle politique anti-drogue, faite d’aides aux paysans et de développement économique (reforestation, cultures alternatives, négociations avec les milices armées)… Treize mois plus tard, à la veille d’une conférence internationale sur la biodiversité devant se tenir en Colombie, un décret présidentiel accorde aux 115 communautés indigènes du pays la responsabilité de gérer leur environnement.

En juillet 2024, Mancuso – de retour au pays après dix-huit mois de détention aux États-Unis – est nommé « gestionnaire de la paix » par le Président colombien : l’objectif est qu’il permette au gouvernement de signer des accords avec le Clan du Golfe et les autres groupes issus des AUC.

Photo de une : un terrain propice aux guérillas. Crédit : Paola Andrea Gomez Gualteros